05/06/2016
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[Azur / Grand Kah] Kubilay et le cœur battant de la Révolution

20017
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"La révolution est une vieille idée."

La stratégie Afaréenne de l’Union était vieille comme la colonisation du continent par l’Eurysie. Les analystes et théoriciens primitifs de l’impérialisme avaient rapidement considérés l’Afarée comme l’une des rares régions encore épargnée par ces logiques qui, si elle n’était pas comprise comme le propre de l’Eurysie, étaient comprises comme le propre des États, caractérisant par la même un certain mépris des révolutionnaires, héritiers des lumières, pour les « tribus », « clans » et petites principautés du continent, les faisant par la même ignorer les grandes campagnes de conquêtes religieuses, de migration, les empires afaréens et toutes ces sociétés qui avaient, bien avant l’arrivée des colons, animés les grands changements continentaux. On avait ensuite revu la copie, évidemment, et une meilleure compréhension des enjeux historiques et de l’eurysicentrisme des sciences sociales avait permis de se défaire de cette conception arriérée des choses. Cela étant, la stratégie Afaréenne de l’Union n’en avait pas fondamentalement changée pour la simple et bonne raison qu’elle avait toujours été centrée sur la protection de ces régions des influences néfastes de régions plus développées, organisées ou décidée à en saisir les ressources. Que cette logique soit la conséquence d’un jugement de valeur paternaliste ou celle d’une analyse matérialiste rigoureuse. En conséquence de quoi, les kah-tanais avaient rapidement pensés le Sud Global, et rapidement compris que leur vision contre-hégémonique des choses ne pourrait aboutir à un nouvel ordre qu’en commençant par déstabiliser celui voulu par les puissances capitalistes puis néolibérales.

En d’autres termes, il fallait trouver des "outils", comme on surnommait cyniquement les partenaires à plus ou moins longs termes qui ne partageaient pas les valeurs socialistes du Grand Kah. Renforcer ces outils et leur permettre d’établir des pôles régionaux d’anti-impérialisme permettant la construction d’un bloc à la fois assez soudé pour repousser les hégémonies libérales, et assez dispersés pour accepter des puissances socialistes en leur sein, permettant la transition sans douleur et à très long terme d’ensembles régionaux à une internationale socialiste en bonne et due forme.

Les kah-tanais pensaient leur stratégie sur le temps long, et ne voyaient aucune urgence à libérer tous les hommes. Ils ne croyaient pas à la guerre totale de tous contre tous, s’opposaient aux logiques d’extermination violente de leurs opposants idéologiques. Ils croyaient cependant au sens de l’Histoire, et voyaient dans chaque outil une puissance en mesure d’être amenée vers la démocratie totale et réelle, à terme, et devant par conséquent être poussée dans cette direction. Lentement, sûrement. Le socialisme est dans l’ordre naturel des choses, comme l’érosion des côtes, la sédimentation des plages, le mouvement des plaques tectoniques.

« Nous sommes l’Ordre des choses. »

La phrase avait fait beaucoup de bruit au sein de l’Union, quasiment aucun à l’extérieur. Prononcée par la citoyenne Actée Iccauthli lors d’un discours à la convention générale, elle témoignait à elle seule de ce qui était alors la ligne politique défendue par la Confédération. L’ultra-radicale avait pourtant pris part à des comités de volonté publique modérés, et il était difficile de savoir à quel point sa pensée avait infusée ces structures. Toujours est-il, la formule lui avait survécu et, inversement, Actée lui avait survécu.

« À quel point tu penses que sa religion influera sur ses positions ? »

Meredith avait posée la question d’un ton léger, comme si elle n’attendait pas vraiment de réponse. Actée fronça les sourcils.

« Je ne sais pas. Je pense qu’il faut les considérer comme rationnels, avant tout. La politique c’est un jeu de justification, non ? Il est soufi ? Bien. On pourra lui parler de nos propres confréries, et jouer l’amitié. Mais ce n’est qu’une justification du pouvoir qu’il détient.
 Mettons. » Un léger silence. Meredith repris. « Pourtant cette justification va quand-même caractériser la façon dont ils vont devoir expliquer leurs décisions et nos éventuels accords auprès de la population.
– Ouais. De façon minimale, sans doute. Donc il faudra trouver les mots juste, leur prémâcher le travail. Qu’un accord de raison ne devienne pas désagréable sous prétexte qu’on manque de langage pour justifier son intérêt.
– C’est le boulot de ton cabinet, ça.
– C’est effectivement le boulot du commissariat. »

Aquilon sourit. Il n’avait rien dit jusque-là, se contentant d’écouter la petite passe d’arme entre la Voix et l’Auteur. Meredith et Actée avaient sauvées le mouvement modéré, ce qui pouvait sembler curieux puisque seule une des deux en était issu. Depuis, elles ne cessaient de se jauger, de se mettre au défi. Lui, architecte de la remilitarisation des communes au début du siècle, radical assumé, trouvait ça tout à fait charmant. Il se racla la gorge.

« Camarades, ils vont aussi voir l’Alguarena, si je puis me permettre.
– Oui, bon. »

Actée lui avait lancé un regard froid. Meredith croisa les bras et lui sourit avec politesse, attendant la suite, si toute fois il y en avait une.

« Ils ne viennent pas négocier l’accord du siècle.
– C’est déjà le nom de leur achat de sous-marin, non ?
– Ce que je veux dire c’est qu’ils viennent chercher l’accord des deux premières puissances mondiales. Pas s’aligner.
– On pourra leur parler des cas de colonialisme encore en cours en Afarée. Listonie, Clovanie, nous avons un avantage historique sur ces questions.
– Hm. Donc nous aligner sur leur position.
– Allons dans leur sens et ils iront dans le nôtre. Donnant donnant.
– Bah. » Actée intervint d’un ton froid. « Nos réseaux là-bas sont insuffisants. On ne peut pas prévoir ce qu’ils veulent au-delà de ce que nous laisse comprendre leurs déclarations et les éléments saillants de leur politique.
– Nous aviserons », déclara simplement Meredith. Puis elle secoua la tête.

Au final elle s’inquiétait peu de savoir comment se passerait cette rencontre. C’était une avancée dans la politique Afaréenne de l’Union. Pour le reste, elle aurait le temps. L’Union avait le temps. C’était ce que les radicaux tendaient à oublier.

La patience, et le sens de l’Histoire.

La politique de l’Union était considérée par beaucoup d’étrangers comme difficile à analyser dans le détail. L’apparente complexité des structures communalistes et leur diversité pouvaient décontenancer des experts plus habitués aux grands ensembles et à l’aspect prévisible de leurs confrontations. Tout de même, on arrivait globalement à déterminer les mouvements de fonds de la politique confédérale, et ses commissariats et comités permettaient d’obtenir une idée relativement claire de ses programmes. Généralement il était donc d’usage de baser toute analyse et attente de la politique confédérale sur la composition du comité de volonté publique. C’était d’autant plus nécessaire que le renouvellement régulier d’un tiers du parlement général, combiné à sa nature théoriquement appartisane, empêchait la formation de rapports de forces lisibles soutenus sur le long terme.

Le comité de volonté publique actuel, dit dit de renouvellement, a été composé après l’auto-dissolution de son prédécesseur, dit "Estimable", lequel était sorti perdant d’une confrontation contre les mercenaires et barbouzes alguarenos envahissant la région du Pontarbello. Par de nombreux aspect il se plaçait dans sa continuité logique et était moins un comité de rupture que de continuation, ce qui n’allait pas de soi : si l’erreur en cause était une conséquence de la ligne des radicaux, la défaite avait fait imploser le camp de la modération, qui aurait très bien pu ne pas réussir à s’accorder sur un programme. Il avait fallu trouver des accords quasi-contre nature entre la ligne internationaliste et industriel de la citoyenne Meredith, anthropologue qui s’était alors illustrée en s’improvisant speakerine pro-démocratie lors de la tentative de putsch fasciste à Kotios, et le citoyen Caucase, grand critique des politiques de modernisation de l’Union et représentant par essence des communautés agraires, intéressé par la meilleure répartition des investissements et le bien-être du monde rural. On prétendait que cette alliance avait été en grande partie enfantée avec le soutien des deux radicaux prodiges du précédent comité : Actée Iccauthli et Aquilon Mayhuasca. La première, bien connue pour sa gestion du commissariat aux affaires extérieures, était par bien des aspects la personnalité la plus connue du monde politique kah-tanais. Auteur de fiction et de textes d’analyse critique culturelle, elle avait commencé sa carrière dans les universités Aleuciennes et Eurysienne avant de retourner au Grand Kah et d’établir une ligne géostratégique bien connue. Moins réputé, Aquilon était un pur produit de la radicalité urbaine. Hautement éduqué, orateur compétent, il avait réussi à faire ce que beaucoup d’observateurs espéraient impossible : pousser un Grand Kah traumatisé par la dictature de 1980 et la guerre civile à se doter d’une nouvelle armée de métier, moins pensée pour la défense territoriale que l’intervention en territoires étrangers. Un homme qui trouvait comment consolider les ambitions radicales sous un modèle de gouvernance modéré. Un homme qui avait accéléré le réarmement de l’Union et ainsi indirectement forgé une grande partie de ce début de millénaire.

Le reste du comité Défense et Développement, semblait en fait correspondre à la naissance (ou renaissance) d'une troisième grande ligne politique, que l'on qualifiait de pragmatique et qui semblait correspondre à un compromis entre les ambitions révolutionnaires de la radicalité et une conception moins impérialiste et violente des relations et de la politique internationale, d'inspiration modérée. En conséquence de quoi, les autres membres du comité étaient soit des rescapés de la modération, soient des nouvelles figures de la convention, généralement intégrées pour couper l'herbe sous le pied de l'ultra radicalité des nouveaux mouvements dits "exceptionnalistes", lesquels attendaient leur heure pour porter au pouvoir un programme basé sur une vision maximaliste de la révolution.

Arko Acheapomg, qui avait plus ou moins supervisé la politique d'investissement de l'Union au sein des pays capitalistes après la chute du Pharois et passait pour un libéral, Kisa Ixchet, dont la politique éducative et de santé n'avait rien de notable pour un observateur étranger – du moins en comparaison à ses prédécesseurs – Styx Notario, dont on savait qu'elle était la directrice des services de renseignement de l'Union et pas grand-chose d'autre, et enfin Rai Itzel Sukaretto, fille du dernier empereur kah-tanais, qui avait très largement fait sienne les idées de la révolution et s'était principalement illustrées en provoquant un renouveau de la mode punk et en fondant la doctrine du "Cool kah-tanais", qui visait l'offensive culturelle du monde par le prisme de la société de consommation et de l'esthétique. Proposer un récit culturel et légitime construit autour de valeurs non pas capitalistes mais libertaires. Difficile de dire si cette politique, suivit avec assiduité par l’Union, avait créée de nouveaux révolutionnaires, mais elle avait au moins eu le mérite d’offrir d’innommables débouchés d’estimes et économiques ses secteurs créatifs. Même ses opposants avaient bien dû admettre que c’était, à minima, « Rentable ». Et à elle de répondre, en pleine cession du parlement : « Si c’est rentable, ça sert la Révolution ».

C’était une logique assez similaire qui avait fait admettre l’importance de recevoir Azur aux délégués radicaux, révolutionnaire, anti-monarchiste, anti-religieuse, isolationiste de la convention. On voulait fonctionner tant que possible au consensus, et une simple majorité n’aurait pas satisfaite le comité. Il avait fallu expliquer comment cette rencontre, dans son ensemble, servirait les objectifs de l’Union et de son programme. Un débat nécessaire pour éviter de pleinement normaliser une politique étrangère qui n’allait pas de soi. Un débat que chacun acceptait, car la succession et l’évolution des programmes adoptés par la convention, année après année, permettait à chaque idée d’influer sur la ligne générale de l’Union. Tout le monde jouait le jeu, car tout le monde, à ce stade, croyait encore en la démocratie.

De plus, le Parlement des Communes avait déjà donné son accord. Autre spécificité du Grand Kah, la coexistence de deux chambres théoriquement capable de gérer la confédération, le pouvoir politique tendant à passer de l’une à l’autre selon les périodes. Depuis quinze ans environs, le Parlement Général avait la balle. Un jour, il finirait par la lâcher, ou la renvoyer aux Communes. Alors le Comité de Volonté Publique deviendrait moins un exécutif qu’une voix pour la Confédération, et la politique kah-tanaise deviendrait plus inscrutable encore.

Mais nous n’y étions pas encore. Loin de là. Nous étions à Axis Mundis, quelques minutes à peine avant le début d’une rencontre d’État, et toute la cité avait mis ses plus beaux vêtements.

La délégation Azuréenne avait été réceptionnée à l'Aéroport international de Lac-Rouge par un groupe qui, selon le protocole kah-tanais d'usage, était composée d'un officier de la garde d'Axis Mundis – ici le général Alt Mikami, membre du triumvirat de la garde communale, une garde d'honneur issue du même corps, un chargé de protocole issus de la Convention Générale, et l'ambassadeur du pays visiteur au sein de l'Union, soit ici son Houria Ben-el-Teldja. On effectua les formalités douanières d'usage, puis toute la délégation fut montée dans des berlines électriques qui, avec leur garnison de motards de la garde, remontèrent le long du fameux lac rouge jusqu’au grand pont reliant la cité lacustre et la terre ferme. Le pont était divisé en plusieurs voies, dont la majorité étaient réservées à des transports publics – bus, trains, trams, lignes émergées de métro. Si tout le monde avait déjà été briefé sur les éléments essentiels du protocole d’accueil kah-tanais, le responsable chargé de l’accompagnement posé tout de même quelques questions d’usage et effectua des rappels élémentaires. Rencontre du Comité de Volonté Publique, revue des troupes et d’un groupe de représentant de la société civile, déjeuner avec le Comité et ouverture des discussions officielles, si jugé nécessaire ou utile, conférence de presse puis discours des invités devant le parlement général et – si son excellence le calife le juge souhaitable – visite de quelques lieux d’Axis Mundis et de Lac-Rouge. Les vérifications de routines achevées ; le chargé se contenta d’une rapide présentation de ce la ville qui défilait maintenant autour du convoi.

Lac-Rouge était un rare exemple de cité mésoaméricaine ayant non-seulement survécut à la colonisation, mais s’était modernisée. L’architecture de la ville, composée en unités d’habitation et de travail séparées par des canaux ou des artères, se décomposait en zones d’inspirations culturelles manifestement différentes. La circulation y semblait largement piétonnisée et il n’y avait pas un seul panneau publicitaire en vue. Cependant des panneaux d’affichage publics étaient installés devant des sorties de métro ou près d’intersections. Ils étaient couverts d’affiches, de grands morceaux de papier blancs sur lesquels on avait inscrit des phrases à l’encre épaisse, quelques bornes installées à proximité portaient les couleurs des principaux quotidiens nationaux et communaux. Les différences avec une ville capitaliste ne sautaient pas immédiatement aux yeux mais s’accumulaient avec suffisamment de régularité pour donner la nette sensation d’ailleurs.

À mesure que le convoi s’enfonçait dans la ville, les bâtiments relativement modernes de la périphérie laissaient place à des structures plus ouvertement néoclassiques : grandes surfaces blanches, couvertes de bandes rouges et bleus, ornées de colonnades et de marche. L’avenue antique, qui courrait en ligne droite du début du point jusqu’au cœur d’Axis Mundis, était désormais ornée d’étendards Kah-tanais et Azuréens, et l’immense pyramide majeure, centre religieux de l’ancienne métropole, se dessinait de plus ne plus distinctement à l’horizon, à mesure que le convoi s’approchait de la bien nommée Place de la Révolution. Les véhicules diplomatiques y arrivèrent enfin.

Avant la colonisation, ç’avait été le centre de la vie religieuse de nombreuses principautés, de deux empires, d’une confédération et d’une théocratie. Après la colonisation, ce fut le centre administratif de trois régimes d’oppression. Après la révolution, ce fut et pour toujours le centre politique du Grand Kah. Tous ces héritages s’accumulaient et se mélangeait comme les couleurs sur la palette d’un peintre. L[/B]’immense pyramide duale se dressait, entourée de grands jardins murés, de palais classiques et néoclassiques, d’administrations immenses, tenues à l’écart part des canaux et des chemins fleuris. La place en elle-même avait été évacuée des forums et manifestations publiques qui y s’y tenaient habituellement et la grande statue du dernier Shogun, toujours couverte de tags, de banderoles criardes, d’affiches et de tracts, ce grand monument à l’autocrate, devenu grand monument à la révolution, présidait maintenant sur un impressionnant dispositif de réception diplomatique.

Les berlines s’arrêtèrent devant un tapis rouge, et des hommes et femmes de la garde d’Axis Mundis sortirent des rangs de la haie d’honneur l’entourant pour en ouvrir les portières. Salut militaire pour le citoyen-général Mikami, salut pour les dignitaires étrangers, les figures de la convention générale s’approchèrent. Les huis têtes de l’exécutif kah-tanais. Meredith approcha de ses hôtes et s’inclina légèrement, bras le long du corps.

« Bienvenue à Axis Mundis citoyennes et citoyens, votre Excellence. » Elle se redressa et offrit un sourire tout en amabilité au Calife. Outre les figures déjà connues à l’internationale, telle que les citoyennes Actée et Rai, qui brillaient respectivement par l’aspect sobre et avant-gardiste de leurs costumes, se trouvait une figure un peu plus étonnante. Viktor Anastase Miloradovitch, dit Caucase, à la figure intensément scarifiée.

Après une rapide présentation de ses camarades, elle fit signe à ses invités de la suivre le long du tapis rouge. Tenus à l’écart par des barrières se trouvait une masse compacte de kah-tanais observant la cérémonie avec curiosité.

« Je suppose que la missive d'Actée a déjà signifiée à quel point la Convention est heureuse de pouvoir vous accueillir. » Elle jeta un coup d’œil à la citoyenne en question, qui acquiesça.

Un peu à l’écart, aux milieux d’une bande d’hommes et femmes masqués, se tenait un autre homme au visage défiguré, l’actuel directeur de l’Égide kah-tanaise, cette police des polices dont on redoutait l’influence, car elle avait, pour mener ses enquêtes, faite envahir la Mährenie (alors sous contrôle d’un mouvement terroriste religieux), et la Communaterra. Liam Aragon Ixazaluoh acquiesça imperceptiblement à l’adresse des visiteurs, puis s'écarta pour prendre un appel.

L’avancée des représentants se fit sous le coup des 21 tirs de canon traditionnels et au son du chant des peuples kah-tanais et de l’hymne d’azuréen. Une rapide présentation de la garde d’Axis Mundis fut donnée – on informa son Excellence que ces derniers avaient défilée avant l’arrivée du cortège et étaient honorés d’assurer la sécurité d’un si prestigieux événement, et une rapide revue des troupes eu lieu, comme prévu. Le citoyen Aquilon en profita pour médailler une poignée d’officiers élus. On dirigea ensuite tout ce petit monde en direction de l’Assemblée des Communes, où allaient aussi siéger les représentants du Parlement Général, pour que soit donné un bref discours, à la fois d’accueil adressé aux visiteurs, et des visiteurs à la députation kah-tanaise. Les représentants kah-tanais, députés comme envoyés communaux, étaient un véritable éventail de ce que le pays comportait d'âges, de cultures, de styles vestimentaires. Des jeunes gens en habits premiers peuples, de vieux néo-punks à la crête saillantes, une poignée de bleus de travail, d'uniformes gris à col haut, quelques costards et tailleurs d'Heon-Kuang ou de Chan Chinu. Ils étaient, en fait, curieusement indissociable de la foule qui s'étendait dehors. C'était sans doute l'idée même.

Après les discours, et comme l’entendait le protocole, on vota l’acceptation de la présence des visiteurs au sein du cœur de la révolution, et la confiance aux membres du Comité qui allaient devoir négocier au nom de l’Union. Ils ressortirent pour se diriger vers le siège de la Volonté Publique. Nouvelle haie d'honneur : des rangées d’enfants lançant des fleurs sur le chemin des délégués, qui purent grimper les quelques marches de l’ancien palais du Daïmio colonial, puis s’enfoncer au sein de ce que plusieurs rénovations avaient changé en cœur parfaitement moderne et high-tech de la politique communale. La réunion devait avoir lieu autour d’un banquet, et ce dernier prenait place au bas d’une volée de marche donnant sur une salle rectangulaire dans uns style brutaliste sobre et lumineux : un pan de mur était occupé par une grande baie vitrée donnant sur des jardins, l’autre sur l’eau d’un très large canal de l’autre côté duquel on devinait les cloisons d’autres administrations et, dans le prolongement d’un canal perpendiculaire, les rives du lac et une immense large montagne. Rai sourit.

« Lors du discours d’investiture de ce comité, des tueurs ont essayé d’abattre la citoyenne Meredith. Ils se sont enfuis en prenant ce canal. Ils ne sont pas allés bien loin. »

Le caractère quelque peu lugubre de la remarque, prononcée sur le ton du badinage, ne fit pas sourire tout le monde. Jusque-là, les kah-tanais avaient jusque là été chaleureux et plutôt bavards. Arko Acheapomg se racla la gorge et indiqua des petites barques sur lesquelles patientaient des membres masqués de l’Égide.

« Je serais bien curieux de les voir ressayer.
– Pour ça, » trancha Meredith, « il faudrait qu’il en reste. Nous n'avons plus d'ennemis de ce type. »

Son regard s'attarda sur l'un des côtés de la salle, où était peint une grande fresque de la Lac-Rouge précoloniale, puis se tourna vers ses invités. Les premiers plats arrivèrent enfin.

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Axis Mundi

— Où est Son Altesse ?

— Elle médite.

L'appareil survolait une nappe lumineuse de nuages. Le silence ouaté des cieux fut interrompu par un très léger signal sonore, indiquant aux passagers l'amorce de la descente. Un domestique passa dans la coursive du salon ; le Secrétaire personnel l'apostropha, lui murmurant d'aller préparer le Khalife à l'arrivée. Celui-ci s'exécuta.

— Nous passons à Lac-Rouge.

Sous la couche de nuages, un temps de pluie tropicale mêlé d'éclats de vent et de soleil vint caresser la vitre des hublots. La mégapole apparut, grise et percée de lumières artificielles. Le lac s'étendait au milieu d'elle ; et le grand pont qui reliait la commune spéciale à la terre ferme se projetait d'une rive à l'autre comme l'œuvre d'un géant.

Nous sommes l'Ordre des choses.

Mohammed Badie contempla le paysage tournoyant en songeant aux paroles prononcées par la Commissaire Iccauhtli devant la Convention Générale des Communes-Unies. Il s'apprêtait à poser le pied au quasi-antipode du territoire azuréen,en plein coeur du Paltoterra. Contrairement à l'amicale et chaleureuse réception à la République de Caribeña, d'où la délégation califale venait de repartir après avoir accompli un résultat significatif, la visite du Grand Kah se déroulait sous des auspices qui n'accordaient pas de place à l'erreur.

— Le Grand Kah se vit comme le centre de l'Humanité, résuma l'ambassadrice Ben-el-Teldja dans la berline.

Une escorte puissante entourait le flot de voitures qui transporta le Khalife et son entourage vers le centre de la ville. Derrière, Son Altesse laissait son regard dériver sur la surface du lac et ses vaguelettes. Le ciel, encombré de pluies déchiquetées par le soleil, projetait un tableau splendide au-dessus de la skyline de quartz et d'obsidienne.

— C'est un pays profondément continental et qui, depuis sa sanglante indépendance, juge l'extérieur avec au mieux de l'indifférence, au pire un mépris sophistiqué. Et dans le même temps, c'est un acteur géopolitique essentiel, organisé, structuré et conscient de sa force, travaillé par l’idéologie ; ce qui lui a permis, à désormais plusieurs reprises, de remporter des succès stratégiques contre les vieux impérialismes. Malgré la volatilité de son régime démocratique, une tendance longue s’observe depuis plusieurs décennies, sur la volonté d’intervenir davantage à l’extérieur au nom des principes. C’est ce que nous observons actuellement au Gondo. Pour l’Azur, c’est une opportunité considérable, bien qu’il faille prendre en compte…

— Jamal nous a briefé au sujet du nouveau Directoire militaire, coupa Badie.

Houria Ben-el-Teldja se tut. Elle était une proche de Jamal al-Din al-Afaghani, le Ministre des Affaires étrangères. Elle partageait avec lui des vues progressistes et modernisatrices, pourtant loyales à l'esprit de la théocratie islamique. Afaghani était une figure centrale en Azur, et le visage d'un Azur ouvert et conciliant, plusieurs fois écarté du vizirat, sans qu'on puisse empiéter en rien sur sa popularité et l'influence de ses paroles. Ses adversaires, qu'ils soient des islamo-conservateurs disputant le leadership du Parti, ou des puissances étrangères rivales intriguant contre ses idées diplomatiques, n'avaient pas réussi à faire taire sa voix ; il se profilait, à la fin de l'année 2015, comme un candidat en vue à la succession du Grand Vizir. Beylan Pasha, titulaire de la fonction première au sein du gouvernement, quitterait en effet bientôt son office.

— Il est préférable de ne pas aborder la question, déclara le Secrétaire du Khalife. Nous ne sommes pas là pour commenter le débat local.

Mohammed Badie, les lunettes baissées sur le nez en repassant ses notes, était l'ombre et l'architecte de Son Altesse Sémillante, Commandeur des Croyants, le Khalife d'Azur Kubilay. Inconnu du public, artisan du revirement conservateur de l'idéologie de la Nahda après 1997, il mettait en œuvre le travail patient mais sûr du Khalife pour pérenniser les structures traditionnelles du pouvoir dans un pays en pleine croissance économique et démographique. Dans le système institutionnel azuréen, la Porte Splendide — siège du Diwan — et la Mosquée des Etoiles — résidence califale, se partageaient le pouvoir, la première gouvernant au nom et sous l'assentiment de la deuxième. Retranché dans son rôle religieux et philosophique, le Khalife demeurait distant des affaires politiques, laissant à son Secrétaire le soin de huiler les rouages du Califat constitutionnel.

— C’est pourtant une donnée majeure, dit Houria. L’ancien Directoire du Commissariat à la Paix a été presqu’entièrement remplacé. L’un des Directeurs a combattu la Loduarie. Tous les observateurs y voient une grande décision politique. Nous devrions capitaliser là-dessus.

— Pour faire quoi ? Son Altesse a déjà consenti à organiser ce voyage, à appuyer les œuvres du Grand Kah sur notre continent… Vous et Afaghani feriez mieux de vous en contenter. Nous avons un contrat de défense à mener à son terme. C’est notre priorité.

Le Khalife poussa un long soupir. Les deux conseillers interrompirent leur discussion. La voiture commença à ralentir ; on arrivait à Axis Mundi. La journée s’annonçait particulièrement solennelle. Kubilay observa le soleil rejaillir sur les degrés de la Pyramide Majeure, qui flamboya comme le trône d’un titan, centre d’un culte plongeant dans le fond des âges.

As salaam aleikum, wa rahmatullahi, wa barakatuhu.

Le bref discours de Son Altesse traversa l’ample amphithéâtre de l’Assemblée des Communes par le salut musulman. La citoyenne Meredith, Actée Iccauhtli, l’étrange Caucase et les centaines de représentants de la nation bariolée entendirent, ou plutôt lirent les sous-titres de la traduction automatique diffusée sur les écrans. Grand, épais, arborant le turban blanc et son manteau turco-altaï de laine de chameau et de soie bleue, Kubilay délivra un message de paix et d’entente au nom des principes religieux universels de l’islam.

— C’est un immense honneur, Citoyenne Meredith, avait murmuré Mohammed Badie en posant la main sur son coeur pour saluer, en qualité de femme la plus puissante du Kah, celle qui accueillait la délégation azuréenne à Axis Mundi.

Houria serra la main d’Actée et de Meredith, s’inclinant en souriant devant la figure de Caucase.

— Serrer la main des femmes était la première obsession des Eurysiens, avait rappelé Afaghani, en visioconférence avec la délégation qui se rendait à Axis Mundi. Les Kah-tanais connaissent cet argument mesquin, qui consistait, pour les colons, d’incriminer l’archaïsme des colonisés en créant des situations de malaise interculturel. La poignée de main, aussi banale qu’une main sur le coeur, qu’une bise ou qu’une inclination fujiwane, était l’occasion pour l’Occident de redémontrer sa supériorité morale - donc nécessairement politique - devant sa propre opinion publique ; si la musulmane en face de lui, ou le musulman en face d’elle, s’y pliait au contraire, c’était encore l’occasion d’affirmer la relation qui unit le maître à son serviteur. Le Grand Kah n’utilisera pas cette stratégie. Il n’y ont aucun intérêt.

Les Azuréens, eux, n’avaient aucun intérêt à affirmer l’étendue de leurs croyances, qui incriminaient l’apostasie, la mécréance et le péché ; pour la première fois, le Khalife délivra un discours strictement cantonné à la recherche spirituelle et à la vérité de Dieu, “accessible par toutes les âmes et pour le salut de chacune”, à des oreilles cependant qui n’en comprirent pas immédiatement le sens.

— L’islam est une religion de paix, avait conclu Afaghani en souriant, avant que son visage disparaisse de l’écran de la visioconférence.

Mohammed Badie levait les yeux vers la voûte de l’Assemblée. L’immensité architecturale de la capitale brutaliste suivait le gigantisme des Nahualtèques et des empires médiévaux de la jungle. Alors que les échos des paroles et des applaudissements de politesse parvenaient à ses oreilles, il songea qu’effectivement, le moment diplomatique suggérait de passer certaines des convictions les plus fortes des Azuréens sous le silence affable d’une présentation conciliante. Du moins tel était ce qu’il percevait de la stratégie d’Afaghani, qui construisait depuis des années un discours islamo-démocrate, universaliste, inclusif des croyances minoritaires et de l’hétérogénéité du monde.

Kubilay remercia la citoyenne Meredith avec un sourire qui fit disparaître ses yeux. La barrière de la langue serait rompue, plus tard, par des traducteurs ; en attendant, il fut guidé vers d’autres étapes du complexe architectural.

La délégation traversa le palais du Daïmyo, et parvint dans la salle où se tiendrait l’entretien avec le Comité de Volonté Publique. Entourés de leurs assistants, les Azuréens s’installèrent. Houria Ben-el-Teldja se dispensa d’oreillette de traduction, que chaussèrent Mohammed Badie et Kubilay.

Croisant les jambes, le Secrétaire du Calife continua à observer les canaux, les surfaces monolithiques du palais, la façon dont le soleil désormais vainqueur des nuages venait s’y déverser en cascade. Il songeait essentiellement au contrat des sous-marins. Houria, elle, demeurait à l’affût de questions plus globalement stratégiques. Les deux conseillers patientaient, laissant leurs hôtes introduire le vif des discussions, se réservant des propositions. Lorsqu’on le lui demanda à voix basse, Kubilay confirma son intention de visiter la grande ville rouge. Il ne se mêlerait pas des affaires politiques, laissant ses deux subordonnés gérer la situation en l’absence du Ministre Afaghani. Le Khalife n’en était pourtant pas du tout désintéressé. Mais sa fonction, son caractère, et les expériences de sa vie lui avaient appris que de toutes les attitudes, la meilleure souvent était le silence.
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Personne autour de la table ne se faisait d’illusion : l’idéologie du gouvernement d’Azur était, fondamentalement, opposée aux conceptions émancipatrices des libertaires. Mais on y trouvait un espace d’expression, une marge de manœuvre, quelques éléments constitutifs de ce que l’on nommait la "démocratie". Faute de mieux il fallait faire avec. Parfois, reconnaître l’humanité de ses opposés les aidait à sortir de ce statut. Parfois, nécessitait faisait loi. Ce comité de Volonté Publique n’avait jamais entretenu un rapport sectaire aux choses. Les régimes étrangers étaient jugés diversement, mais on acceptait la bonne volonté diplomatique, tant qu’elle ne provenait pas de régimes ou d’individus s’adonnant à l’abject.

Azur en était très loin. Et sa ligne islamo-progressiste était audible, bien que servant pour beaucoup de cyniques à cacher l’aspect proprement, inévitablement, fondamentalement conservateur des structures d’autorité basées sur la foi.


Actée avait souri quand Aquilon lui avait posé demandé ce qu’il pensait de son œuvre.

« Demain les ultras pourraient prendre le Comité, et détruire tout ton travail d’orfèvre. Si une Maïko mets la main sur la diplomatie, que restera-t-il de tes efforts ? »

Elle avait longuement regardé son ami, son camarade de lutte. Presque vingt ans à travailler ensemble, leur complicité dépassait celle d’un couple. Éternels célibataires, ils n’aimaient que leur travail.

« Et toi Aquilon ? Ta belle armée pourrait servir à écraser nos camarades. Tu as créé un monstre, tu ne penses pas ?
– Bah. Quand la postérité me jugera, je serai déjà mort. 
»

Ce qu’elle n’avait pas dit, pas exprimé, c’est qu’elle avait peur de ce qui la suivrait. Sa ligne avait infusé la politique kah-tanaise, et inspirerait sans doute des générations de diplomates. Et ensuite ? Saurait-on discerner les vraies alliances des partenariats utiles, les réactionnaires utiles et les progressistes dangereux ? Faire l’équilibriste entre les centaines, non, milliers de facteurs qu’elle devait prendre en compte pour arriver à mener sa mission ?

La postérité la jugera après sa mort, vraisemblablement.


La fourniture de sous-marins à Azur avait provoquée des débats sans fin entre les communes, les représentant du parlement général et communal, les membres des commissariats, les analystes. La société kah-tanaise ne s’était pas intéressé au sujet, mais ses experts s’étaient véritablement passionnés pour les implications du "contrat du siècle". On allait propulser une puissance Afaréenne au rang des marines capables. Ne serait-ce pas lui donner les moyens de devenir une hégémonie régionale ? Une telle hégémonie ne représenterait-elle pas une menace pour les objectifs émancipateurs du communalisme international, incarné par les intérêts stratégiques de l’Union ? Traditionnellement le Grand Kah armait ses partenaires, sans pour autant les rendre incontrôlables. Ici ce n’était cependant pas un don gratuit mais bien un contrat de vente. On allait techniquement enrichir le pays de la Révolution. Obtenir les moyens de son développement en échange d’une légère perte de souveraineté. Bien entendu cette logique posait un véritable problème : le Grand Kah n’avait aucune souveraineté sur l’Afarée orientale. Il était au mieux préoccupant d’interpréter l’émergence d’acteurs régionaux comme une perte d’influence et de capacité de projection.

De toute façon la ligne du Comité avait été approuvée. L’aspect technique de la transaction était au fond assez secondaire : c’est le cadre politique qu’elle instituait qui importait. Elle installait un réseau d’interactions et d’obligations mutuelles, obligeant Azur à composer avec la Confédération dans ses stratégies futures. C’était, pensa Actée, une excellente chose. Elle leva les yeux et sourit aux étrangers.

Le repas avait commencé depuis peu, et les kah-tanais avaient manifestement décidé de s’ancrer dans la modernité. Ils voulaient sans doute montrer qu’ils étaient à la pointe : c’était ainsi, la culture de l’Union oscillait sans-cesse entre références rhétoriques poussiéreuses, néoclassicisme latent et innovations esthétiques. On voulait se rattacher aux racines de la Révolution, on voulait aussi changer les choses. Êtres c’est voir et ressentir, les kah-tanais partageaient avec leurs ennemis totalitaires la volonté de faire du monde une toile, et de leur pays un artiste génial. Ils transformaient systématiquement le réel, par petites touches, par nouveautés subtiles.

L’entrée était une suite de petites verrines et de présentations élégantes. L’opulence se manifestait en petites doses, sélectionnées avec soin et prévues pour une dégustation subtile, les goûts se mélangeant avec une finesse qui poussait moins aux festivités voraces qu’à la considération pensive de chaque goût. Les kah-tanais mangeaient sans cacher leur plaisir, mais sans le commenter et, du reste, ne buvaient pas. Houria Ben-el-Teldja avait pu le remarquer depuis son arrivée : c’était un pays d’esthètes et d’épicuriens. Trop modérés pour s’adonner aux excès les plus destructeurs, ils ne boudaient jamais leur plaisir et, derrière leur aspect relativement froid, avait un sens très certain de la fête et de la réception. Quelque chose de méditerranéen, ou de nahua. L’ambassadrice avait déjà été invitée à l’une de ces grandes fêtes données par Rai ou quelques collectifs de représentants, où les big band jouaient les partitions de quelques festins généreux.

Ici, tout était au silence, au plaisir maîtrisé, contrôlé, pensif. On donnait à goûter le Grand Kah par petites touches, un goût à la fois, une carte culinaire adaptée à l’instant. Le plus dépaysant, au fond, était que le service était fait par les membres du comité eux-mêmes. Peut-être par démonstration idéologique, peut-être par tradition, c’étaient ainsi certains des hommes et femmes les plus puissants de l’Union qui avaient acheminé les plats, expliqués en peu de mot leur contenu, apportés les carafes et bouteilles – il n’y avait rien d’alcoolisé, à cette table.

Meredith acquiesça et repoussa doucement une vérine devant elle.

« Le Grand Kah, comme l’Azur, connaît l’importance du temps long et de la prudence stratégique. Mais nous savons aussi reconnaître les opportunités lorsque l’Histoire nous les offre. Et l’accord que nous nous apprêtons à finaliser en est une.
Nous avons étudié avec attention le contrat et, conformément aux termes établis, nous sommes en mesure d’assurer une livraison anticipée des missiles balistiques et mer-sol. L’achèvement de cette première phase de l’accord permettra de valider le second tiers du paiement, conformément à l’Article 2.
 » Elle inclina la tête sur le côté. « Nos chantiers sont en bonne voie, et nous pouvons vous assurer que l’ensemble de la commande sera prêt à être livré selon les délais initialement établis. 
Toutefois, en véritables partenaires, nous ne voulons pas nous limiter à une simple transaction. Une arme, quelle qu’elle soit, n’est pas seulement un bien matériel : elle est un outil stratégique, une pièce intégrée dans un ensemble plus vaste. »

Elle ménagea un silence qui servait tant à juger la réaction de ses interlocuteurs qu’à leur laisser le temps d’assimiler l’information pour ainsi mieux recevoir la suite de son propos : le Grand Kah voyait cette vente d’armes comme plus qu’une fin en soi.

« L’Union n’est pas de ceux qui vendent une clé sans garantir que la porte qu’elle ouvre puisse être tenue. C’est pourquoi nous accepterions, si vous le voulez, d’établir un suivi technique et logistique des sous-marins que nous vous livrerons.
– Quand on veut se faire percer, 
» déclara Rai, « on a deux options. On peut aller chez un bijoutier, qui se contentera de planter l’aiguille et d’encaisser. Ou bien chez un perceur, qui vous fera revenir une semaine plus tard pour vérifier la cicatrisation, puis un mois après pour s’assurer que tout tient en place. L’un vend un objet, l’autre accompagne une transformation. Nous sommes dans la seconde catégorie. »

Meredith haussa un sourcil mais sourit. Le citoyen Aquilon leva tranquillement la main avant de continuer.

« Un bâtiment de guerre ne vaut que par l’équipage qui l’anime et l’infrastructure qui l’entretient. J’ai évoqué le sujet auprès du nouveau Directoire de nos forces armées. Nous avons réfléchi aux meilleures solutions pour assurer que vos outils de dissuasion ne soient pas de simples instruments, mais des forces opérationnelles autonomes, capables de remplir leurs missions en toutes circonstances.

Nous proposons donc d’installer en Azur les infrastructures nécessaires à l’entretien et à la modernisation de ces bâtiments : des cales sèches adaptées, des équipements spécifiques et une présence technique kah-tanaise pour le suivi des performances et des éventuelles améliorations futures. Cela garantirait à votre flotte une autonomie maximale dans la maintenance de ces systèmes. Si cela vous semble plus acceptable nous pourrions sinon vous ouvrir nos bases à Jadida.

D’autre part, nous savons que l’acquisition de sous-marins et de systèmes balistiques implique une formation rigoureuse et anticipée des équipages. Nous sommes prêts à ouvrir nos centres de formation militaire aux futurs officiers et sous-mariniers azuréens, afin qu’ils puissent dès à présent s’initier aux spécificités des appareils qu’ils auront à manier. Si vous le jugez nécessaire, nous pouvons même mettre à disposition certains bâtiments de l’Union pour commencer immédiatement l’entraînement de vos marins. 
»

Il se tut, Meredith repris d’un ton tranquille.

« C’est vrai. Nous proposons d’aller au-delà du contrat initial et vous pourriez sans doute vous demander pourquoi. La raison est simple : l’Afarée a besoin d’une force capable de la protéger des impérialismes de tout type, et nous considérons pour notre part que notre lutte anti-colonialiste ne peut pas se mener sans la participation active de partenaires régionaux. C'est de l'idéologie, mais on peut sans doute y trouvez une forme de poésie matérialiste, en y réfléchissant bien. »

Actée intervint enfin.

« Nous avons bien conscience que ces sujets nécessitent réflexion et ajustements. Nous sommes donc prêts à entendre vos besoins, vos préoccupations et vos propositions. »
ottoman ships

Réunis dans la salle du Palais, dans la lumière architecturale qui peignait les façades, les Azuréens et les Kah-Tanais commencèrent un échange ponctué de silences de traduction. Houria Ben-el-Teldja était assise à côté de Mohammed Badie, le secrétaire du Califat ; ils étaient entourés de quelques personnes de leur délégation, à savoir Imran Majr, conseiller militaire du secrétariat, ainsi que l'attaché militaire de l'ambassade. Fréquemment, ils se retournaient les uns vers les autres pour échanger quelques mots en arabe, afin de faciliter la discussion, lorsqu'une incompréhension se glissait dans le fleuve de la discussion. Comme convenu entre les deux têtes du groupe afaréen, ce fut Mohammed Badie qui entama le premier la réponse à la Citoyenne Meredith, qui leur faisait face aux côtés du Citoyen Aquilon Mayhuasca et d'Actée Iccauhtli, la fameuse commissaire aux Affaires extérieures, principal visage connu du Grand-Kah pour le public azuréen. Frottant ses mains l'une contre l'autre en résumant ses notes, Badie ajusta ses fines lunettes et prit la parole avec un ton qui se voulait être de la plus grande politesse.

— Merci, Excellences, pour cette introduction pleine de justesse à nos échanges. Avant d'aller plus avant dans le contenu, je tiens à vous remercier d'avoir pointé des éléments qui font partie de nos préoccupations, à savoir la formation et le transfert de compétences pour l'intégration des sous-marins dotés de la technologie Saphir aux forces armées azuréennes. C'est un point naturellement crucial. A ce sujet, nous considérons que votre proposition d'organiser ce transfert est la bienvenue. Un amendement au contrat, ou un simple accord tacite entre nous, pour prévoir la formation de nos marins par vos instructeurs sur la durée qui sera jugée nécessaire pour l'acquisition des compétences, est parfaitement recevable pour nous. Ainsi que vous le proposez, ces instructions pourront être dispensées à la base kah-tanaise de Jadida...

Les Azuréens ignoraient que le Commissariat à la Paix s'étendait dans la Commune de Jadida. Ce rappel opportun permis de mieux ajuster les réponses suivantes.

— En ce qui concerne la livraison des missiles, reprit Mohammed Badie, nous sommes disposés à les accueillir et à effectuer le second paiement de la transaction dès ce jour. Je pourrai, dès l'issue de ce cycle, donner les ordres nécessaires à Agatharchidès pour que tout soit mis en place dans ce sens...

Le Secrétaire personnel du Calife n'avait pas bien compris la référence au perçage formulée par Aquilon. Dans sa vision rigoureuse de la religion, héritée de sa famille conservatrice et de sa fréquentation de l'aile traditionnaliste des tariqas gravitant dans la théocratie, les bijoux d'oreille n'étaient licites que pour les femmes.

— Sur le point de l'aménagement des infrastructures d'accueil, il s'agit de travaux qui ont déjà démarré pour la création de la principale base navale azuréenne, dans les environs de notre ville d'Anascandar (Anaxandre). Du fait de la révision générale de la marine azuréenne proposée depuis plus d'un an, nous en sommes aujourd'hui à un stade avancé ; par ailleurs cette base est vouée à intégrer les forces submarines à des armements navals conventionnels, notamment deux frégates wanmiriennes récemment acquises par le Califat. La conception comporte également des technologies caratradaises. Dans ce contexte, à défaut de solliciter le Grand-Kah pour la construction de la base, nous souhaiterions pouvoir bénéficier de l'expertise de vos acteurs pour envisager des adaptations adéquates, au cas où elles seraient nécessaires pour rendre les armements de diverses provenance complètement interopérables...

Il releva les yeux vers ses interlocuteurs, laissant de côté ses notes.

— ... interopérabilité qui n'est certes pas sans demander quelques précisions, que Madame l'Ambassadrice va apporter
; elles sont bien méritées au regard de notre excellente entente.

Il échangea un regard à Houria Ben-el-Telja, qui continua le propos. Diplomate de profession, elle travaillait dans la continuité du cadre tracé par Jamal al-Dîn al-Afaghani, dont elle partageait les orientations. En tant que Ministre des Affaires étrangères, c'était à ce dernier de conduire la politique étrangère, ce à quoi même le Secrétaire général ne saurait s'opposer - malgré leur distance, le Khalife gardait encore sa confiance placée dans le ministre.

— Merci. Excellences, vous avez soulevé une question générale qui appelle plusieurs volets, du moins telle en est ma compréhension. D'abord sur la nature de notre partenariat.

Elle s'exprimait en arabe, bien qu'elle sache la syncrelangue, pour conserver un équilibre entre les deux délégations. Les traducteurs, casques sur la tête, isolés, se mirent à murmurer dans les oreillettes des Kah-Tanais, dont les figures étaient des masques impassibles.

— Vous avez dit ne pas vouloir vous limiter à une simple transaction et c'est également notre souhait. De fait, la presse a qualifié cette affaire de "Contrat du Siècle", mais il ne s'agit pas seulement d'un échange ponctuel comme cela peut s'exécuter quand on achète son riz au marché. La technologie Saphir étant l'une des plus pointues du monde, cela demande un accompagnement dont nous venons de parler pour que les armements concernés deviennent pleinement utilisables. De plus, cela demande une compréhension mutuelle approfondie, sur l'usage prévisible de ces armements, a fortiori quand nos deux pays sont amenés à travailler ensemble sur d'autres dossiers. Notre action commune doit être cohérente pour être efficace. Pour assurer cette cohérence, nous devons inscrire ce contrat dans un cadre bilatéral profond et précis.

L'ambassadrice patienta quelques instants avant de poursuivre, afin de laisser la traduction filer le long de son propos.

— Sur l'usage des armements, donc, quelques mots ; car voilà presque un an que je réside moi-même ici, à Lac-Rouge, et que j'ai le plaisir de suivre l'actualité kah-tanaise, et notamment d'en lire la presse, où l'on peut trouver toutes sortes de chose, des analyses remarquables autant que des hypothèses parfois mal éclairées. Aussi, et j'espère en tous cas que cela peut être accepté comme tel par l'opinion publique du Grand-Kah, permettez-moi de reconfirmer le cadre dans lequel nous, en Azur, travaillons. Celui-ci ne vise aucunement à représenter, ni pour le Grand-Kah ni pour d'autres acteurs, une menace ou une concurrence. D'abord parce que nous n'avons aucune dispute, aucun conflit, aucune revendication contradictoire avec les vôtres, ensuite parce que notre préoccupation centrale est de construire des partenariats pacifiques avec tous les acteurs de la scène internationale et d'assurer notre propre développement équilibré. Si nous avons adopté un Plan Naval visant à construire une flotte de guerre, ce qui est factuel, c'est seulement pour défendre nos frontières et notre souveraineté, et pour assurer la sécurité de nos liaisons commerciales. Bien que l'Azur soit essentiellement une puissance continentale, avec un côte très limitée et une zone maritime souveraine réduite en comparaison de tous ses voisins, notre histoire et nos équilibres internes ont largement été construits sur des relations commerciales maritimes transitant via notre porte d'Anaxandre sur l'Océan des Perles, et remontant, par les routes caravanières, vers le cœur de l'Afarée et les empires de la côte occidentale du continent. Cette position nodale, qui est notre configuration géographique et historique propre, a toujours conduit les sultans à s'assurer d'une sécurité maritime. Lorsque celle-ci s'est effondrée en 1799, puis en 1802, l'Azur est tombé sous la domination coloniale, et son économie a été mise sous la coupe réglée des flottes et des institutions financières occidentales.

Resituer le contexte de la pensée stratégique azuréenne était pour Houria Ben-el-Teldja une façon de réexpliquer les enjeux autant aux dirigeants kah-tanais qu'à l'opinion publique, qui s'était inquiétée dans la presse de visées expansionnistes de l'Azur, nouvel acteur mondial intéressé par le Paltoterra.

— Il me semble que repréciser les contours de notre action stratégique participe à la compréhension profonde qu'appelle le partenariat dont nous parlons, continua-t-elle. Ainsi, nous n'envisageons aucunement de déployer les technologies que vous nous fournissez dans d'autre région du monde que dans notre bassin naturel, l'Océan des Perles, qui a toujours été le lieu de commerce et d'échanges entre des Etats et des cultures divers. Garantir la sécurité de cet espace est par ailleurs autant la préoccupation de l'Azur que d'autres partenaires du Grand Kah, notamment la République de Jashuria et la République du Wanmiri, pour ne citer que deux acteurs pacifiques qui sont des partenaires importants pour nous aussi. Protection du commerce donc, et de l'intégrité des frontières, dans un contexte régional où subsistent un grand nombre de colonies et de territoires d'outre-mer d'anciennes puissances coloniales. Bien que de notre côté de l'Afarée la situation soit calme, vous savez comme nous ce qu'il en est sur la rive afaréenne de l'Océan du Deltacruzando, en ce qui concerne les déstabilisations provoquées par des états impérialistes. D'où, vous en conviendrez, la nécessité d'assurer nos arrières et de disposer des moyens nécessaires pour prévenir toute ingérence.

A nouveau, elle marqua un silence, qui lui permis de reprendre un peu d'eau.

— Permettez-moi finalement, Excellence, de vous "retourner" la question. Ayant présenté notre cadre stratégique, et ayant abordé la nécessité d'inscrire ce contrat dans une logique bilatérale, il nous faut aborder, avant de rentrer dans le détail de la forme de ce partenariat, les conditions dans lesquelles elle peut s'exercer. Je reviens aux débats qui ont eu lieu au sein du Grand-Kah, du fait de la nature de notre Constitution. Effectivement, nous pratiquons un régime de loi dérivé du Coran et de la Sunna. Nous reconnaissons que c'est là un point de divergence philosophique avec des Etats comme le Grand-Kah, qui professent la laïcité et le caractère entièrement séculier des lois. Cependant, il convient d'attirer l'attention sur les points de convergence qui existent entre votre idéologie nationale et la nôtre, notamment en matière du devoir de l'Etat de pallier aux besoins des sujets, des questions de justice sociale, du droit de l'individu à jouir d'une bonne nourriture, d'un logement digne, de soins physiques et moraux conformes à sa nature humaine. Ainsi, si l'on s'intéresse à l'idéologie, on ne peut pas constater un gouffre infranchissable entre nous, mais une différence d'approche qui ne peut nous mettre dos-à-dos. Contrairement à bien des Etats, nous, en Azur, n'effectuons aucune hiérarchisation raciale, linguistique ou confessionnelle, puisque nos lois stipulent un droit égal à la protection et à l'exercice de leurs croyances pour les musulmans et les non-musulmans. D'ailleurs, si vous me permettez de le dire sans ironie, peut-être la doctrine azuréenne se rapproche davantage du municipalisme kah-tanais que bien des pratiques socialistes ou eurycommunistes en vogue. Par exemple, la Loduarie, dont l'idéologie est pourtant voisine de celle du Kah (n'est-elle pas inspirée des mêmes thèses marxistes ?), est une dictature avérée, là où le système de libertés constitutionnelles du Kah se rapproche plutôt de celui de l'Azur, avec la liberté d'accéder aux réseaux sociaux, de participer aux débats politiques, et de choisir ses représentants par les élections, plutôt que par un système de tirage au sort à parti unique.

Mohammed Badie lança un regard en coin à Houria Ben-el-Teldja. La conversation ne lui plaisait pas beaucoup. Afaghani et les autres islamo-démocrates se perdaient beaucoup trop, selon lui, en discours sur l'idéologie et les principes, comme si la Loi divine pouvait être rapprochée d'un quelconque système politique athée ultra-marin.

— L'Azur ne souhaite pas que les circonstances idéologiques impriment sur la politique extérieure, déclara-t-il. Nous reconnaissons à nos partenaires l'entière responsabilité et liberté du choix de leurs institutions. Bien sûr, nous avons des principes, mais nous savons aussi que l'Humanité est diverse et, à moins de constater des crimes avérés que nous dénonçons systématiquement, nous ne prétendons en rien dicter leur conduite aux autres Etats.

— Notre grille de lecture stratégique sur le monde n'est pas celle d'espaces idéologiques en conflit, mais celle d'économies en dynamiques hétérogènes, résuma Houria.

C'était une formule concise qui visait à résumer implicitement la réalité des rapports de force économiques entre Etats. L'Azur avait pleinement conscience de sa situation de pays émergent, dont le Produit Intérieur Brut était encore bien en-deçà de ses grands voisins de Banairah et du Faravan, pour ne pas mentionner le Jashuria ou le Wanmiri, et encore moins la Serenissima Fortuna, première puissance coloniale dans l'Océan des Perles. Cette situation l'amenait à voir ses positions avec une grande prudence. Les données mondiales montraient, en revanche, des dynamiques très actuelles. L'économie du Grand-Kah était en plein essor, et avait dépassé les puissantes Provinces-Unies du Lofoten, également rattrapées par l'ambitieuse Velsna. Quant à l'Alguarena, première puissance économique mondiale, elle devenait le seul rival plus puissant encore que le Grand Kah, alors que les deux pays partageaient une longue frontière maritime commune dans une des régions les plus peuplées au monde.

— Autant que nous souhaitons le voir s'approfondir, notre partenariat ne pourrait être, à nos yeux, un motif de désagrément pour l'ensemble de nos partenaires, conclut l'ambassadrice.
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La compétence oratoire de la diplomatie azuréenne avait quelque chose de proprement rafraîchissant aux yeux des kah-tanais. Combien de fois avaient-ils dû extirper à leurs partenaires les informations utiles à la bonne tenue d’une réunion ? Combien de fois, aussi, les représentants de quelque gouvernement lointain avaient péché par excès de clarté, de franchise, par l’inadaptation de leurs méthodes au contexte des réunions au sommet ?

La gouvernance était une chose noble, pour les kah-tanais. Cela pouvait surprendre, venant d’un peuple qui s’était débarrassé des distinctions de classe, mais c’était pourtant vrai. Comme une réminiscence des Lumières et de leurs rois philosophes, une vieillerie datant de la première révolution, et qui avait accompagné la construction de l’espace mental du pays. Il fallait dire les choses, certes, mais les dire bien. Avec méthode. Puisque la politique était du théâtre, les acteurs devaient adapter leur ton à la scène. Celle du Grand Kah était assez prestigieuse.

Actée acquiesça.

« Nous avons rédigé un amendement au contrat initial, que nous vous soumettrons d’ici la fin de la journée. D’ici là, il aura été ajusté pour intégrer votre préférence en faveur de l’option jadidienne. Je privilégie une approche écrite : si les paroles ont leur importance, il me semble préférable d’offrir à votre gouvernement et à votre assemblée des engagements clairs et formalisés. Ils pourraient craindre que les mots s’envolent, comme le disaient les anciens. »

Elle quitta des yeux ses interlocuteurs et toucha l’écran de sa tablette, qui s’éclaira instantanément puis lui présenter une interface de sécurité. Après quelques secondes à pianoter, la face visible du Grand Kah dû être satisfaite et referma l’appareil d’un geste. Aquilon prit la relève. Si les membres du comité étaient des directeurs égaux en termes de mission, chacun savait que son rôle implicite était la supervision du Commissariat à la Paix. Ces questions de sous-marin et d’infrastructures étaient donc de son ressort.

« Le marché de l’armement suit ses propres règles. Certes, le Grand Kah s’appuie exclusivement sur des technologies autochtones, surtout depuis la disparition de nos partenaires pharois, mais nous restons attachés à une coopération efficace avec nos alliés, quels qu’ils soient. »

Il était d’usage d’adopter une mine endeuillée lorsqu’on évoquait la chute du Syndicat des Marins et Propriétaires de Phare, ces fameux Pharois. L’immense puissance albienne, après dix années d’un miracle économique insensé, s’était effondrée sous le poids de la piraterie et des luttes intestines. En un battement de temps, cette terre de marécages et de marins, propulsée au rang de joyau mondial de la prospérité, n’était plus qu’un vestige. Durant sa brève ascension, le Syndicat avait cofondé l’Internationale Libertaire aux côtés du Grand Kah, redessinant brutalement la carte du monde en deux blocs antagonistes. On pleurait les « camarades » du Nord, moins par attachement idéologique que parce qu’ils garantissaient, en réalité, la sécurité des intérêts libertaires en Eurysie et tenaient en respect les forces alguaréennes.

Pourtant, la vérité était plus ambiguë. Si cette disparition soudaine avait plongé le Grand Kah dans une crise économique majeure – une tempête qui aurait pu briser son ascension et le reléguer au rang de puissance déchue –, elle avait aussi ouvert de nouvelles perspectives. Libéré de l’influence pharoise, le LiberalInterne pouvait enfin se structurer en véritable instance internationale. Le Grand Kah, seul maître du jeu, imposait désormais son hégémonie sur le monde libertaire et jouissait d’une plus grande liberté d’action.

Alors oui, peut-être que la chute des Pharois était une bénédiction déguisée. Mais personne ne l’aurait admis. Car reconnaître cet avantage, c’était sous-entendre que les pirates avaient été les véritables garants de l’équilibre de l’Union. Que sans eux, l’accélération était inévitable, l’édification d’un empire de partenaires égaux et de libres, une fatalité. Peut-être avec trop d’enthousiasme. Peut-être avec une imprudence coupable. La fin du Pharois avait amené à la fin de la guerre froide, et à l’intronisation d’un très puissant Grand Kah.

Aquilon eut un demi-sourire indéchiffrable. Un très puissant Grand Kah, voilà qui aurait pu inquiéter ses interlocuteurs. Il continua comme si de rien était.

« Si vous jugez cela pertinent, nos coopératives d’armateurs peuvent dépêcher des équipes afin d’évaluer rapidement les ajustements nécessaires pour garantir une interopérabilité optimale. Je veux dire que cela ne poserait pas de difficultés, du côté kah-tanais. »

Puis il se tut et, comme le reste des Kah-Tanais, écouta longuement l’ambassadrice d’Azur. Elle était, indubitablement, la voix de son maître. Une formule qui, dans leur esprit, n’avait rien de rabaissant, mais relevait plutôt d’une plaisanterie complice. On y décelait, ou croyait y déceler, l’empreinte de ces islamo-progressistes que l’on estimait sincèrement, bien que toujours avec la réserve due à toute idéologie visant le mieux sans emprunter la route du meilleur.

Actée, notamment, admira la clarté de ses explications et des implications sous-jacentes à celles-ci. Elle s’était donnée pour mission de connaître, au moins superficiellement, chaque représentant étranger en poste à Lac-Rouge. Banquets publics, invitations à des cérémonies, événements culturels notables : autant d’occasions d’observer, de comprendre le ton à adopter pour communiquer avec eux.

Elle avait cru discerner chez Houria Ben-el-Teldja un intérêt marqué pour le dialogue interidéologique et la diplomatie culturelle. Une impression confirmée par le choix de la langue : plutôt que d’adopter leur idiome, qu’elle maîtrisait pourtant, elle avait tenu à parler arabe. Non par défiance, mais par équilibre symbolique, se plaçant résolument du côté de son pays plutôt que de sa mission de représentation. Un geste peut-être aussi destiné à rassurer les membres conservateurs de sa délégation. Son approche, résolument argumentative, visait à désamorcer les tensions idéologiques en insistant sur les convergences et en présentant le Kah comme un cadre de pensée malléable, adaptable à la coopération.
Si sa posture était, comme à l’accoutumée, nuancée et stratégique, ce n’était pas par pusillanimité, mais par une conscience aiguisée des enjeux, tant kah-tanais qu’azuréens. Les progressistes n’étaient pas exactement aux manettes, malgré leur état de grâce actuel. De même, la Convention, aujourd’hui modérée, pourrait demain basculer vers ses éléments les plus radicaux. Il faudrait alors leur offrir un levier, un prétexte permettant de justifier la poursuite d’accords passés avec de potentiels "ennemis idéologiques".

En réalité, c’était de la prudence. Une prudence qui semblait caractériser l’Azur tout entier. Comment aurait-il pu en être autrement, pour un pays profondément marqué par le traumatisme colonial ? Il était logique qu’il cherche avant tout à garantir sa propre existence face à des menaces, réelles ou supposées. Cette posture de précaution se retrouvait dans l’attitude de médiation de l’ambassadrice : concilier l’image de l’Azur avec celle de l’Union sans aliéner aucun des deux acteurs relevait d’un exercice d’équilibriste. Son refus de hiérarchiser les alliances de manière trop rigide trahissait cette même souplesse diplomatique.

Elle avait raison, pensa Actée, d’ancrer son propos dans un récit historique. Ce que le Grand Kah moderne avait appris à apprécier – et à maîtriser à la perfection – c’était précisément l’art du storytelling politique et géopolitique. En ramenant l’Azur à son histoire plutôt qu’à une froide analyse de realpolitik, elle le rendait lisible, et donc rassurant. L’approche mémorielle structurée qu’elle proposait séduisait bien davantage un pays habitué aux ententes humaines et interpersonnelles que ne l’auraient fait de simples considérations marchandes ou stratégiques.

Cependant, sa déconstruction de l’idée d’un affrontement idéologique binaire, bien qu’inscrite dans la droite ligne de la pensée progressiste mondiale – qui mettait l’accent sur la diversité des modèles politiques et économiques et sur les dynamiques de transformation moderne – risquait de se heurter à certaines résistances parmi ses interlocuteurs. L’Union était une vieille nation, avec une vision du monde tout aussi ancienne.

L’Azuréenne, volontairement ou non, lui ouvrait un passage. Il lui appartenait désormais de l’emprunter. Actée s’apprêtait à parler, mais contre toute attente, Rai Sukaretto la devança. La princesse rouge, les mains légèrement écartées devant elle, affichait un sourire aussi affable que calculé.

« Oui, cet éditorial du Miroir Rouge était vraiment sans pitié, n’est-ce pas ? »

Elle lança un regard à ses camarades avant de poursuivre.

« Nous autres radicaux sommes de la race des inquiets, mais même moi, j’ai été surprise par leur lecture de la rencontre entre Azur et nos voisins caribeños. De toute façon, la presse est volatile. Elle tente de construire un récit cohérent, mais sitôt qu’on la rassure ou qu’on la détrompe, elle trouve une nouvelle tournure, un autre moyen d’intégrer ses erreurs ou ses approximations au flot du réel. De rattacher les wagons.
– Ce n’est pas vraiment le sujet, tenta Arko Acheapomg. Rai haussa les épaules.
– Mais c’est intéressant d’y réfléchir, vous ne trouvez pas ? »

La vérité, ils la connaissaient tous : les vieux démons du Grand Kah revenaient hanter l’Union. Vingt ans de paix et d’apaisement relatif s’étaient écoulés, et déjà, elle recommençait à s’intéresser au monde avec toute l’insistance des puissants. Si une partie de la presse et de l’opinion s’inquiétait de voir des navires de guerre vendus à des pays considérés comme compétents et en ascension, ce n’était pas tant par crainte d’une menace immédiate contre les intérêts vitaux de l’Union. C’était plutôt parce qu’ils pourraient, hypothétiquement, contribuer à entraver ses ambitions futures.
L’universalisme kah-tanais reposait en grande partie – peut-être même majoritairement – sur l’exercice du soft power. Pourtant, une inquiétude persistait : si ce pouvoir devait être contesté, aurait-on encore les moyens de le défendre par l’usage assumé du hard power ? De la pure paranoïa, qui n’avait jamais été alimentée par les faits. Le comité le savait, et s’échinait à donner des gages aux citoyens les plus inquiets ; Ce genre d’accords et de rencontre servait aussi à ça, à rappeler à l’Union qu’elle pouvait voir plus large que la diplomatie révolutionnaire. Une course contre la panique que les conventions successives avaient pour l’heure remportée haut la main.

Actée poussa un "hm" pensif avant de reprendre.

« Vous avez raison, Excellence, nous lisons le monde avec des cadres différents. L’Union est née d’une révolution, elle a grandi dans la lutte et la confrontation, et elle porte en elle une lecture idéologique forte de l’histoire et des rapports de force. C’est un fait, un prisme que nous assumons. Mais cela ne signifie pas que nous rejetons ce qui ne correspond pas exactement à nos principes. »

Elle marqua une pause, balayant l’assemblée du regard avant de poursuivre.

« Nous avons une vision universaliste, mais nous savons que cet universalisme n’est pas un bloc homogène. Il existe des dictatures rouges, comme vous le soulignez, et nous ne les considérons après minutieuse analyse des faits matériels, non-pas comme des régimes socialistes mais comme des formes exacerbées d’ultranationalisme autoritaire. Il existe aussi ce que certains appellent des démocraties imparfaites, représentatives, qui ne sont ni fondamentalement hostiles ni nécessairement compatibles avec notre modèle et qui, si elles favorisent les fonctionnements oligarchiques et ploutocratiques, assurent une quantité acceptable de liberté individuelle et politique à leurs citoyens. Cela signifie qu’au-delà des divergences idéologiques, nous savons reconnaître les forces et les trajectoires de chaque nation.

À nos yeux, l’Azur ne constitue ni une menace ni un ennemi des peuples. Il ne porte pas d’impérialisme offensif, et son modèle ne cherche pas à étouffer ceux qui lui sont extérieurs. C’est précisément ce qui nous permet d’affirmer qu’il n’existe aucun obstacle fondamental à une coopération durable. Sans cela, nous n’aurions sans doute pas été en mesure de faire approuver la vente de technologies militaires.


D’ailleurs, si je puis me permettre, c’est bien la nécessité perçue de fournir à Azur les moyens de sa défense qui a constitué l’argument central devant l’Assemblée des Communes et le Parlement Général. Nous avons en horreur le colonialisme et nous considérons qu’un monde véritablement juste doit aussi être multipolaire. En d’autres termes, il est essentiel que des puissances émergentes ou intermédiaires soient en mesure de rendre toute tentative impérialiste trop coûteuse pour être menée à bien.

Certes, certains de nos citoyens et camarades redoutent que ces puissances émergentes, une fois suffisamment équipées, ne finissent par devenir elles-mêmes des empires. Mais nous rejetons fermement cette lecture simpliste des rapports internationaux. Les analyses menées par le Commissariat aux Affaires Extérieures nous ont toujours permis d’évaluer avec lucidité les risques et les intérêts liés à chaque nation. Et sans vouloir me montrer présomptueuse, disons que les empires en devenir ne surgissent pas par surprise : ils se voient venir.
 »

Un bref silence s’installa après ces mots, tandis que les traducteurs les retransmettaient en arabe. Ce n’était pas une simple justification diplomatique, ni une rhétorique cherchant à masquer un pragmatisme intéressé. C’était l’expression d’une pensée ancrée dans une histoire révolutionnaire, façonnée par des décennies de luttes, de guerres et de confrontations idéologiques. L’Union ne s’illusionnait pas sur la nature du pouvoir ni sur les dynamiques de domination qui régissaient le monde. Elle savait que les empires ne se déclaraient pas seulement par des discours, mais par des structures, des ambitions, et une logique expansionniste inscrite dans leur ossature politique. Le monde était une entité matérialiste, l’idéologie n’était que la forme donnée aux intérêts sociologiques.

Ce regard lucide, presque mécanique, était celui qu’avait édifié l’alliance des radicaux les plus pragmatiques et des modérés les plus interventionnistes en vingt ans de domination politique. L’Union n’était pas dogmatique au point de rejeter toute coopération au seul motif d’une divergence de modèle. Elle savait reconnaître, chez ses partenaires, les dynamiques de pouvoir qui méritaient d’être soutenues ou, à tout le moins, accompagnées dans un sens qui servirait à contenir les ambitions prédatrices des grandes puissances impérialistes. L’Azur ne correspondait pas aux schémas classiques des régimes à surveiller : il ne cherchait ni à remodeler le monde à son image, ni à étendre sa sphère d’influence par la coercition. C’était une force singulière, dotée d’un équilibre interne propre, ni tout à fait démocratique ni pleinement autoritaire, et surtout attachée à son indépendance plus qu’à toute volonté d’hégémonie. On avait travaillé avec pire, et c’était une approche comparable à celle des Velsniens, que l’Union avait récemment élevée du rang d’outil à celui de partenaire.

Ainsi, pour le comité, l’enjeu n’était pas simplement de défendre une ligne idéologique pure, mais de contribuer à une architecture mondiale où les peuples, et non les empires, fixaient le cours de leur destinée. Si cela signifiait armer des nations qui n’étaient pas alignées sur tous les principes kah-tanais, alors soit. Mieux valait un monde où plusieurs centres de pouvoir s’équilibraient qu’un monde où un seul bloc imposait sa loi aux autres. L’ascension successive de l’OND et de l’ONC, ces blocs ordolibéraux, avait imposé à l’idéologisme kah-tanais d’importantes inflexions. Ce pragmatisme stratégique relevait d’un calcul assumé, d’une manière de concevoir l’Histoire comme un espace d’action, et non comme une trajectoire figée.

Meredith, qui croisa les mains sur la table devant elle et s’exprima d’une voix posée, quoi qu’un peu moins joviale.

« L’Union ne fonctionne pas sur l’affect, ni sur des alliances idéologiques rigides. Nous avons des intérêts, et nous les servons de la manière la plus rationnelle possible. L’Azur, comme le Grand Kah, est un acteur en mouvement, et non un bloc figé dans une position immuable. L’histoire nous apprend que les alliances évoluent, se forgent et se brisent en fonction des dynamiques concrètes, et non d’une prétendue incompatibilité philosophique. »

Elle esquissa un léger sourire, l’air de dire que cela allait de soi.

« Notre collaboration doit être pensée dans cette logique. Nous savons que certains de vos partenaires actuels ou en devenir pourraient voir d’un œil méfiant un rapprochement trop étroit entre nos nations. C’est une réalité héritée d’une guerre froide qui a marqué la première décennie du millénaire, une survivance avec laquelle nous devons composer. »

Elle inclina légèrement la tête en direction d’Houria.

« Mais nous sommes pragmatiques. Il ne s’agit pas d’ignorer ces réticences, mais de les contourner intelligemment. C’est là tout l’intérêt d’une rhétorique posée, rationnelle, telle que celle employée par notre Comité actuel. Nous avons les moyens de coopérer pleinement sans heurter de front ceux qui restent prisonniers d’une lecture rigide des rapports internationaux. »

Actée inclina légèrement la tête sur le côté, se demandant en fait si Meredith parlait là des ennemis du Grand Kah, ou des membres les plus isolationnistes de la Convention. Elle conclut doucement.

« Tout est mouvant, tout est entendable. Rien ne nous empêche de construire, à condition de le faire avec méthode. »
un congrès mondial

Mohammed Badie retira délicatement ses lunettes pour les frotter doucement. Entre ses doigts, le carré de soie restituerait la correction de ses verres à une vue claire, débarrassée des ombres et des poussières. Plissant les yeux, les couleurs du monde rendues floues par la myopie de ses yeux nus, il contempla un instant le haut plafond de la salle minérale. Soulagement. Les phases de l'entretien officiel entre le sommet de l'Etat Kah-tanais et la délégation azuréenne se déroulait sans aucun accroc. Il était à présent certain que l'accord serait mené à son terme ; en silence, il intima discrètement à l'un de ses aides de camp d'ordonner la mise en oeuvre du second paiement. L'Azur réceptionnerait bientôt des armes balistiques à la portée et à la capacité de destruction inégalées en Afarée. Les moyens de la dissuasion.

En quelques mots sous le soleil paltoterran, la stature internationale de l'Azur s'apprêtait à bondir. Dans un monde où le nombre d'habitants, l'ancienneté de la civilisation ou le raffinement de la culture comptent moins que la brute capacité à écraser ses voisins, l'accès par l'Azur à des armes de niveau supérieur signifiait la sécurité. Le risque de voir des actes de brigandage et d'agressions, comme d'autres pays en subissaient, allait considérablement se réduire.

Afaghani n'a pas eu tort, constata le Secrétaire du Calife en son for intérieur, en choisissant le Grand Kah. Car les conservateurs des institutions califales avaient d'abord freiné des quatre fers, méfiants, inquiets de traiter avec la puissance rouge sur un sujet aussi délicat que la survie militaire de l'Etat. Afaghani, tempêtant contre l'inertie et la méfiance, prenait le gage d'un partenariat inédit, qui avait triomphé. Finalement, les Kah-tanais semblaient aussi lever leurs réticences et un dialogue se développait.

Ce vieux bonhomme a décidément des ressources, admit Badie, qui comprenait petit à petit que les hypothèses de Jamal al-Dîn al-Afaghani sur un ordre mondial débarrassé des méfiances idéologiques et culturelles pouvaient prévaloir. Un monde sans guerre de civilisations. Bien que ses options politiques et religieuses soient imparfaites, le ministre des Affaires étrangères connaissait son métier, et ses années de service semblaient commencer à payer pour asseoir l'Azur à la table des grands de ce monde.

— Merci, Excellences, pour les bons mots que vous venez d'avoir. Nous sommes heureux que cette réunion se déroule dans une aussi bonne entente de vues.

Une coopération durable : les représentants de la deuxième puissance mondiale l'avaient évoqué en ces termes. C'était un gain diplomatique indiscutable. Mohammed Badie trépignait d'impatience avant de l'annoncer au Conseil des Oulémas. Il était préférable qu'il soit celui dont l'information émanait ; plutôt que de Houria Ben-el-Teldja, trop marquée dans le camp Afaghani. Cette victoire ne devait pas permettre au chef de la diplomatie azuréenne de se placer en position de force à l'aube d'un congrès exceptionnel de la Nahda, le Parti de la Renaissance Islamique, qui désignerait le prochain Grand Vizir.

— L'Azur a effectivement des propositions substantielles pour concrétiser un tel partenariat.

Houria Ben-el-Teldja reprenait la main dans la discussion. Ses boucles d'oreille, tremblant délicatement, s'agitaient quand elle parlait. Ses yeux fardés de khôl évoquaient la rigueur. A travers sa bouche, elle s'apprêtait à dégainer le deuxième étage de la fusée diplomatique Afaghani : l'hypothèse du nouvel ordre mondial. Partagé entre la satisfaction que sa délégation reprenne l'initiative, et le scepticisme vis-à-vis des hypothèses progressistes de l'ambassadrice, où se mouvait le fantôme enturbanné du ministre, Mohammed Badie céda la parole.

— Vous avez pointé, Excellences, la nécessité de se hisser au XXIème siècle en-dehors de la logique campiste héritée de la guerre froide, basée sur une approche rigide, intuitive et cloisonnée des relations internationales. Vous mettez en avant l'importance d'encourager la multipolarité plutôt que l'hégémonie, ce à quoi, vu le constat actuel, nous ne pourrions que suppléer. De fait, dans un monde sans règles, l'émancipation et la souveraineté passent nécessairement par l'affirmation de la capacité à se défendre de chaque Etat. Et c'est tout l'objet de ce contrat, dont nous avons longuement parlé.

Signifiant qu'elle passait à une nouvelle partie du raisonnement, Houria changea de position sur sa chaise.

— Néanmoins, notre vision ne se limite pas à celle de la multipolarité. En effet, bien que nous veillerons toujours à notre propre souveraineté, nous estimons qu'elle ne serait jamais garantie, même par le biais d'armes de dissuasion adéquates, tant que le monde tout entier ne sera pas ordonné. Plutôt qu'un monde multipolaire, nous souhaitons travailler à un monde ordonné.

Elle sourit.

— Et loin de nous l'idée d'associer l'ordre à l'hégémonie, à l'impérialisme. Au contraire, nous, Azuréens, souhaitons promouvoir le principe d'égalité des nations. Ce qui rejoint à nouveau, je le pense, les thèses anti-impérialistes de votre propre tradition. Cette égalité des nations suppose de renoncer à l'hégémonie et au strict rapport de forces, mais d'organiser, pour le bon développement et la protection de la souveraineté de chaque Etat, l'instauration de mécanismes multilatéraux et de règles internationales. Et c'est justement dans cette perspective que nous voyons tout l'intérêt d'un partenariat avec le Grand Kah.

Le multilatéralisme, façon sophistiquée d'aborder les relations internationales, n'était pas vraiment en vogue. A de rares exceptions près, comme, de façon miraculeuse, lors de la négociation des malheureux Accords d'Icemlet, du Traité du Pavillon septentrional, ou dans les organisations internationales cependant rigides et cloisonnées, il était le parent pauvre de la diplomatie. Le plus souvent, les Etats s'organisaient de façon bilatérale, et à coup d'arguments privilégiant toujours l'intérêt privé de chacun au détriment d'un intérêt collectif pourtant patent. Du moins c'était le constat d'Afaghani, qui avait passé les années 80 et 90 à constater la recrudescence de conflits sociaux, économiques ou politiques, alimentés par l'absence de solution pérenne aux problèmes collectifs. Marqué par une grave crise écologique locale dans la région d'Agatharchidès, celui qui n'était alors qu'imam était devenu un penseur du multilatéralisme et de l'intérêt général — sans toutefois perdre de vue la nécessité de consolider l'Etat azuréen.

— Il existe de nombreux chantiers que nous souhaiterions voir se développer de manière multilatérale. Le premier d'entre eux, à nos yeux, est la question des frontières invisibles : celles de la mer d'abord, de l'espace ensuite. A nos yeux, il faut une convention internationale, dépassant tous les clivages, pour harmoniser la compréhension collective des concepts de zone maritime souveraine, de zone économique exclusive, ou de toute autre conception de propriété étatique des eaux. C'est un dossier crucial pour plusieurs raisons : pour la sécurité des navires, et pour l'exploitation et la préservation des ressources halieutiques et des mines sous-marines. Je suis sûr que vous, qui partagez une longue frontière maritime avec l'Alguarena, conviendrez que ce sujet est des plus sensibles. Il faut lever les ferments de conflits en instaurant des règles universelles. C'est du moins notre approche...

Plus facile à dire qu'à faire : beaucoup d'initiatives, comme celle visant à agréger une forme de collectif afaréen pour régler la guerre au Gondo, étaient restées lettres mortes, faute d'investissement suffisant des acteurs, d'une inertie, et d'un scepticisme latent. Déplacer les montagnes ne se fait pas en un jour.

— ... Mais l'Azur a conscience des difficultés inhérentes à la pratique du multilatéralisme, et ne compte pas s'y embourber. Ainsi, nous avons surtout déployé des efforts à établir de bonnes relations bilatérales avec une série d'acteurs, dont nous espérons que le Grand Kah puisse faire partie. Sur la question maritime, nous avons déjà signé des accords bilatéraux de reconnaissance de zones maritimes souveraines avec des pays comme Karty, le Grand Ling ou Porto-Caravelo. De fil en aiguille, nous espérons tisser un consensus avec nos partenaires pour sécuriser notre propre approche de la question, et inviter ces partenaires à la même attitude les uns avec les autres... Ce serait contribuer à un dialogue international et la mise en place de premiers principes multilatéraux. Une petite brique, pour bâtir avec patience le monde ordonné que nous appelons de nos voeux...

Houria appuyait les mots clés avec suggestion. Afaghani et ses partisans n'avaient pas une idée claire sur le positionnement d'acteurs de premier plan, comme le Grand Kah, au sujet du multilatéralisme en général et des questions de souveraineté maritime en particulier. Cependant, Agatharchidès faisait le pari qu'une approche conciliante, basée sur le principe de réciprocité, ne pouvait être aux yeux de personne perçu comme une tentative d'ingérence, de restriction de souveraineté.

— Enfin, pour revenir à la question de notre partenariat bilatéral, j'ai ainsi montré en quoi nous, l'Azur, espérons l'inscrire dans une démarche globale pour mettre le monde en ordre — dans le sens du multilatéralisme, non d'une quelconque hégémonie. J'ai abordé un point essentiel pour nous qui concerne la reconnaissance des droits des Etats sur les eaux territoriales — sujet qui touche à des aspects économiques, militaires, stratégiques, environnementaux. Ce n'est que l'un des points que nous proposons de discuter lors de notre partenariat bilatéral, mais l'occasion me semble bonne pour en discuter plus à fond.

Eteignant son micro, Houria se retira dans son siège.
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Et maintenant, pensa simplement Rai, nous arrivons dans la partie la plus difficile.

La vérité c’est que jusque-là, une grande partie de cette rencontre était à ses yeux entre le pantomime et la clarification. La plupart des réticences kah-tanaise avaient été traités en avance. Formidable travail de déblaiement que la sympathique citoyenne Iccauthli et ses alliés avaient mené à la Convention Générale et au sein des communes les plus réfractaires. Et pourquoi pas, après tout ? Azur était un bon candidat. Surtout, et c’était la partie la plus inavouable, Azur avait le choix. Il existait d’autres puissances pouvant répondre à ses attentes. Le choix du Grand Kah, lui, était contre-nature, ou au moins contre-intuitif.

Ce travail de déblaiement fait, il suffisait pour le commité de l’exposer en termes explicites, et de jouer le jeu des questionnements philosophiques et stratégiques profonds que l’on se devait de soulever dans ce genre d’occasions. Alors oui. Un pantomime. On aurait aussi bien pu arriver, se serrer la main, échanger quelques détails techniques et s’accorder sur une marche à suivre. Mais bien entendu ça n’aurait pas suffi, et un accord, une entente, n’était forte que lorsqu’elle avait donné l’impression d’avoir été arrachée des sphères de l’impossible. L’esprit humain n’était de toute façon pas bien rationnel.

Maintenant et pour la première fois, ça serait au comité de réfléchir à ses propres blocage, et de les exprimer de manière intelligente. La reconfiguration perpétuelle de l’ordre mondial était après tout un outil des plus utiles. Quant à sa rigidification au sein d’instances, qui ne manqueraient pas d’être phacogytées par les ordolibéraux…

La princesse rouge porta une main à son front pour replacer une mèche de cheveux, et se redressa dans son siège, lançant un regard indifférent à ses camarades. Actée attendait la fin de la traduction en acquiesçant, l’air concentré. Elle se redressa et planta son regard dans celui de l’ambassadrice.

« Un monde ordonné. C’est une chose que nous avons déjà entendue, et du reste déjà défendue à quelques occasions, mais il faut encore arriver à déterminer comment nous souhaitons l’ordonner, et à quelles fins. Nous comprenons évidemment votre discours et vous remercions de prendre la peine d’indiquer le caractère résolument anti-hégémonique de ces objectifs, mais il nous appartient, dans l’esprit de la clarté qui caractérise nos engagements, de soulever un certain nombre de difficultés majeures. »

Elle se redressa légèrement, appuyant son propos d’un ton plus affirmé.

« Le Grand Kah n’a jamais eu pour ambition de régenter le monde ni de lui imposer une structure contraignante. Nous avons toujours considéré que l’émancipation et la souveraineté ne pouvaient être garanties par un cadre figé, mais par une dynamique constante de transformation et d’équilibre entre les forces en présence. Vous parlez d’égalité des nations, d’un ordre qui ne soit pas synonyme d’hégémonie, et nous pouvons y voir des résonances avec notre propre tradition anti-impérialiste. Mais la question demeure : quelles règles, pour qui, et sous quelle autorité ? »

Elle posa ses mains sur la table, laissant une courte pause s’installer.


« Nous avons vu bien des ordres internationaux se dresser sous des apparences de multilatéralisme et d’égalité, mais dont la fonction première fut d’assurer une stabilité qui profitait toujours aux mêmes. L’histoire nous enseigne que tout système de règles universelles repose sur une interprétation de ces règles, et que cette interprétation est toujours biaisée par les rapports de force existants. L’ordre peut être un instrument de préservation, un frein à l’émancipation sous couvert d’harmonie, un moyen de canaliser et de neutraliser ce qui dérange, plutôt qu’un véritable outil d’égalité. »

Elle observa un instant son interlocutrice, pesant l’effet de ses paroles.

« L’Union ne refuse pas la coopération internationale, ni même la structuration d’un cadre diplomatique permettant aux nations d’exister en dehors du pur rapport de force. Mais il faut que cela soit conçu dans une logique de souveraineté effective, et non dans une mise sous tutelle déguisée en consensus. Vous comprendrez donc que si nous devons avancer sur cette voie, nous devrons interroger ensemble la nature de cet ordre, les garanties de son impartialité, et surtout, son rapport au droit des peuples à l’autodétermination. »

Le Grand Kah n’était pas étranger aux tentatives de structuration internationale. À plusieurs reprises, il avait cherché à ériger, ou à participer des cadres de coopération véritables, où les nations souveraines pourraient peser d’une voix égale, où les intérêts collectifs ne seraient pas dictés par la force des marchés ou l’inertie des empires déclinants. Mais les initiatives, les espaces investis, les traités négociés avaient fini par être absorbé, détourné, vidé de sa substance par les normes du système dominant. Les institutions, dès qu’elles prenaient forme, semblaient inexorablement se rigidifier en chambre d’écho d’un ordre mondial préétabli, où la souveraineté populaire n’était qu’un argument rhétorique masquant la perpétuation du rapport de domination.

Dans l’esprit kah-tanais, la structuration d’un cadre international n’avait de sens que si elle naissait d’une dynamique ascendante, d’une volonté des peuples à redéfinir leurs propres interactions, à construire leurs règles hors des carcans imposés par les modèles antérieurs. Or, chaque tentative multilatérale s’était heurtée à un mur doctrinal, un champ de forces où les règles, pourtant déclarées universelles, étaient toujours façonnées par les structures dominantes, reproduisant les déséquilibres qu’elles prétendaient dépasser.

Là où certains voyaient dans ces échecs un manque de pragmatisme, une incapacité à s’insérer dans la mécanique diplomatique existante, le Grand Kah voyait une impasse structurelle, un refus systémique de permettre l’émergence d’un véritable contre-modèle. Car comment pourrait-on instaurer un ordre international juste quand les fondations mêmes de cet ordre sont construites sur la préservation des privilèges d’un système condamné ? Une organisation née de cette matrice ne pouvait être qu’une prison raffinée, un cadre qui neutraliserait toute possibilité de transformation réelle. La vérité c’est que l’Union se vivait déjà comme l’embryon de cet ordre mondial souhaitable, une société monde véritable et populaire. Elle ne pouvait observer les structures rivales qu’avec méfiance ou dédain. Actée, pourtant, n’en resta par là. Elle ne laissa paraître qu’un mince sourire lorsqu’il fut question de l’Alguarena et repris d’un ton égal.

« Vous comprendrez que nous ne pouvons que convenir de l’importance de ce dossier, et que nous partageons votre préoccupation quant à la nécessité d’une harmonisation des règles maritimes. Il est vrai que nous avons une frontière maritime étendue, et que nous avons, comme d’autres, pu observer les conséquences de l’absence de cadre respecté par toutes les parties. Toutefois, vous comprendrez également que nous ne pouvons raisonnablement envisager la construction d’un cadre multilatéral avec des puissances qui ne se conçoivent pas elles-mêmes comme soumises à ces règles, mais comme en mesure d’imposer leur propre volonté au reste du monde, par la force si nécessaire. L’Alguarena n’a jamais cherché à masquer cette posture, et l’Histoire récente ne nous a pas donné de raison de croire qu’elle pourrait un jour s’en départir. »

Elle ne put s’empêcher de noter en elle-même l’ironie d’une telle phrase, sortant de la bouche d’une Kah-tanaise, alors que le Grand Kah lui-même n’avait jamais eu pour habitude de s’embarrasser d’une légalité internationale, si biaisée qu’elle fut, lorsqu’il estimait qu’une action était nécessaire. L'hypocrisie était le propre de la diplomatie, jusqu'à un certain stade.

« En revanche, nous avons engagé une réflexion continentale sur ces questions avec le Duché de Sylva, et des discussions sont en cours sur une approche cohérente des normes maritimes à l’échelle régionale. Si l’on regarde l’histoire paltoterrane, nous constatons que ces problématiques ont rarement posé problème entre les États du continent. Très tôt, des accords ont été trouvés pour garantir une liberté de circulation et de commerce, avec des mécanismes de médiation efficaces. Ce que nous bâtissons actuellement, ce sont des normes claires pour protéger nos ressources naturelles communes.  »

Elle croisa les doigts devant elle, réfléchissant à la suite de sa réponse.

« En fait, il nous faut soulever un point fondamental : quelle serait la valeur réelle d’un accord international sur ces sujets, si certains signataires n’ont aucune intention de s’y conformer ? Nous avons déjà vu de nombreuses conventions adoptées, puis systématiquement violées par des États qui n’en ont retenu que les parties qui les arrangeaient. De la même manière, certains acteurs cherchent déjà à établir des cadres, pensés à leur avantage ou au moins, pour correspondre à leurs intérêts immédiats. Il faudra considérer le risque d’une confrontation entre intérêts, ou préparer une convergence. C’est à ce titre que votre approche, incrémentielle et volontariste, nous sommes des plus adaptées.

En termes clairs ces accords n’auraient rien de contraignant, nous parlerions simplement de déclarations d’intention appelées à se solidifier une fois adoptées et respectées par un nombre suffisant d’acteur. Pourquoi pas, après tout. Nous devons simplement rester vigilants et nous assurer que cette nouvelle tentative ne soit pas, à son tour, instrumentalisée. Pour l’heure, et en ce qui concerne le Grand Kah, nous n’avons pas de raison fondamentale de vous refuser ce que nous préparons de toute façon avec nos autres partenaires internationaux. Pour nous, à ce stade, les risques sont minimes.
 »

Meredith se redressa et toussota avant d’afficher un sourire aimable.

« Ou plutôt le risque et la norme pour qui s’essaie au mouvement. Qu’une idée en comporte ne justifie pas son abandon. Notre incorporation à ces traités devrait au contraire limiter leur potentiel détournement ou accaparation par les hégémonies en sommeil. »

La situation était maintenant claire. Le Grand Kah était au mieux méfiant, au pire mené par sa propre position dominante. Mais il comprenait ou acceptait ou était d'accord avec les arguments azuréens, et y voyait un certain intérêt. Quel qu'il fut.
Houria Ben-el-Teldja et Mohammed Badie échangèrent un regard après la réponse d'Actée Iccauhtli. Malgré les pares-feu et les balises que la Commissaire aux Affaires Extérieures avait disposé dans son discours, c'était globalement une réponse favorable et alignée avec les prémisses du raisonnement que les Azuréens venaient de dérouler. Et c'était donc une excellente nouvelle.

— Il est de toute façon trop tôt pour parler d'ordre mondial, dans la mesure où il n'en existe pratiquement pas, concéda le secrétaire du Calife. Notre intention n'est d'ailleurs pas d'en imposer un. En revanche, c'est un horizon, vers lequel le monde n'avancera que sur les bases solides que forment les accords d'intérêts réciproques.

Il ouvrit une nouvelle page de la chemise cartonnée qu'il tenait devant lui, et se saisit d'une feuille imprimée aux caractères arabes et latins, qu'il tendit à la délégation kah-tanaise.

— Voici le texte préliminaire d'un accord que nous pourrions signer ensemble ; cela pourrait, si vous l'agréez, être à peu de choses près la même chose qu'une charte internationale dont nous ferions ensemble la promotion auprès des Etats du monde ; nous sommes bien sûr disposés à toute modification que vous y verriez nécessaire. Par ailleurs, c'est un texte sensiblement équivalent qui constitue notre convention maritime avec le Mandrarika, et que nous avons proposé au Jashuria pour un même accord bilatéral sur cette question.

Proposition d'accord maritime entre le Grand-Kah et l'AzurPréambule

Le Califat constitutionnel d’Azur et les Communes-Unies du Grand-Kah constatent le besoin d’établir par le présent accord leur coopération maritime afin de sauvegarder leur intérêts mutuels et d’assurer la sécurité juridique des navires en mer. Le présent accord vise à consacrer la notion de « zone maritime souveraine » et à encadrer la coopération entre les deux Etats pour conforter la croissance et les retombées positives découlant d'un usage réglementé de l'espace maritime. Cet accord a vocation à s'inscrire de manière cohérente avec les autres dispositifs internationaux touchant aux questions maritimes.

Article 1 : de la reconnaissance de la zone maritime souveraine

Article 1.1 : du principe de la zone maritime souveraine
Les Etats partie au présent accord reconnaissent mutuellement leurs droits souverains réciproques sur leur zone maritime souveraine, définie comme le segment de territoire maritime situé entre le prolongement de leurs frontières terrestres et la ligne parallèle à la façade maritime établie à trois cents kilomètres (300 km) du continent. Cette zone est définie par les cartes maritimes fournies en annexe au présent traité.

Article 1.2 : du droit applicable
Les deux parties du présent accord considèrent que la zone maritime souveraine fait partie intégrante du territoire et que le droit qui s’y applique est le droit national du pays souverain. Les seules restrictions aux activités conformes à ce droit dans cette zone ne peuvent être admises que par le présent accord.

Article 1.3 : de la haute mer
Les territoires maritimes échappant à la définition de l'article 1.1 appartiennent à la "haute mer" ; ils ne sauraient être accaparés par aucun Etat. Seules les dispositions relatives à la liberté de navigation sont susceptibles de s'y appliquer.

Article 2 : de la liberté de navigation
Article 2.1 : du principe de libre circulation
Les navires civils portant pavillon de l’un des Etats parties à l’accord ont la totale liberté de circuler dans les eaux considérées comme souveraines de l’autre partie. Cette liberté de circulation ne peut être restreinte que pour des raisons exceptionnelles motivées par une décision de justice.

Article 2.2 : du principe de libre ancrage
Les navires civils portant pavillon de l’un des Etats parties à l’accord ont la totale liberté de circuler dans les ports de l’autre partie et de s’y amarrer sans considération de durée, dans le respect de la règlementation maritime locale. Cette liberté d’ancrage ne peut être restreinte que pour des raisons exceptionnelles liées à une décision des autorités sanitaires afin de mettre en place une quarantaine contre les épidémies.

Article 2.3 : de la lutte contre la contrebande
Dans le cadre de la lutte contre la contrebande, les dispositions de l’article précédent peuvent être suspendues pour un contrôle par la garde maritime motivé par une décision de justice. Cette décision de justice doit être communiquée au préalable aux autorités judiciaires de l’autre partie, au cas où le navire arraisonné serait enregistré dans ce pays.

Article 2.4 : de la circulation des navires de guerre
La circulation des navires de guerre est autorisée en mer sauf dans la zone maritime souveraine de chaque partie, sauf autorisation préalable. Avant de pénétrer dans la zone souveraine de l’autre Etat, un navire de guerre doit s’assurer que cet accès ne lui est pas défendu.

Article 3 : de la pêche

Article 3.1 : des licences de pêche
L’Azur et le Grand-Kah conviennent d’autoriser les navires de pêche de l’autre partie à circuler dans les eaux qu’ils considèrent relever de leur souveraineté. Seuls sont autorisés à se livrer à la pêche halieutique les navires disposant d’une licence octroyée par le ministère de la mer de l’Etat souverain.

Article 3.2 : de la définition des licences de pêche
Une licence de pêche est octroyée individuellement pour chaque navire et précise le tonnage maximum prélevable dans les eaux souveraines du pays émetteur, pour chaque espèce de poisson. Ce tonnage maximum doit être défini en lien avec le ou les autres pays selon les dispositions des articles suivants.

Article 3.3 : de la gestion des ressources halieutiques
Afin d’éviter la surexploitation de la ressource halieutique préjudiciable à l’ensemble des Etats ouverts sur la mer, les Etats parties au présent accord s’engagent à coopérer pour se transmettre l’ensemble des données océanographiques afin de suivre l’évolution des bancs de poisson, la qualité chimique des eaux, et l’état général de la faune et de la flore sous-marine.

Article 4 : de la conservation des écosystèmes marins

Article 4.1 : de la coopération entre instituts d’océanographies
Les autorités scientifiques dédiées au suivi des écosystèmes marins des deux pays s’engagent à collaborer et à transmettre leurs découvertes et données sans conditions.

Article 4.2 : de l’exploitation des ressources géologiques sous-marines
Etant constaté que les forages pétroliers, gaziers, et les autres activités d’extraction des ressources géologiques sous-marines engendrent des dégâts irréversibles sur la biodiversité et préjudiciables aux populations humaines riveraines, les parties signataires s'engagent à informer les Etats frontaliers des projets d'extraction sous-marine qu'elles envisagent au cas où sont avérés des risques.

Article 4.3 : des aires marines protégées
Les parties s'engagent à ne pas mener d'activités dans les aires de conservation marine. Ces régions sont à définir de manière consensuelle entre les parties. (Joindre une carte des aires de conservation marine le cas échéant).

Article 5 : de l’application de l’accord
Le présent accord entre en fonction à partir de la signature par les deux parties. Il pourra être révisé par concertation commune. La non-application d’un des articles de l’accord par l’une des parties rend l’ensemble de l’accord caduc. Il appartient seulement aux autorités judiciaires de caractériser un non-respect d’une des clauses de l’accord. L’Azur et le Grand-Kah formulent ensemble le souhait que le présent accord soit respecté ou révisé s’il y a lieu de le faire, dans un esprit de coopération bienveillante et de considération pour les intérêts mutuels de l’autre partie.


— Il me semble que ces dispositions sont conformes à nos intérêts réciproques, qu'elles sont cohérentes avec les objectifs des discussions paltoterranes sur le sujet, et qu'elles sont de nature à susciter l'adhésion large de l'opinion publique mondiale.

Badie laissa ensuite la parole à Houria Ben-El-Teldja.

— Dans un premier temps, pour aller vers cet horizon que nous avons défini, l'opportunité d'abord d'un accord bilatéral maritime, ensuite d'un projet de charte mondiale qui reprendrait ces éléments, nous semblent un projet que nous pouvons mener ensemble, et qui nous mènerais à une action plus fine et mieux articulée, ainsi qu'à une reconnaissance de nos objectifs communs.

L'ambassadrice passa deux doigts sur ses lèvres durant un instant de silence ; elle s'apprêtait à aborder un dernier point sensible.

— Excellences, avant d'entériner ce point de discussion, je propose également que notre rencontre ne se clôture pas avant que nous ayons abordé ensemble certains éléments importants. Je veux parler de la situation au Gondo. Excellences, au vu des nombreux efforts déployés pour l'instant en vain, et du chaos qui règne en raison d'un grand éclatement des forces politiques et des contributions internationales, l'Azur souhaite mettre sur la table un plan commun de résolution définitive de la guerre civile gondolaise.
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Le silence s'était installé alors que le document passait de main en main. Chaque membre du Comité le parcourait brièvement, certains plus longuement que d'autres, mais tous avec ce même pli de concentration au coin des lèvres. L'accord proposé était soigneusement rédigé, rigoureux dans sa forme, et portait en lui une réelle tentative d'équilibre, ce qui n'échappa à personne.

Quelques mots furent échangés à voix basse, dans une syncrelangue souple, marquée par l'élégance géométrique des tournures kah-tanaises. Il ne s'agissait pas de masquer leurs propos à l'hôte, mais plutôt de se parler sans relancer le théâtre diplomatique, sans contraindre le propos au cadre de la négociation. Houria Ben-el-Telja, en bonne observatrice, n'aurait eu aucun mal à saisir l'essentiel : il n'y avait rien, dans ce texte, qu'ils ne puissent accepter. Et pourtant, cette simplicité même éveillait chez eux une prudence familière. Il ne s'agissait pas seulement d'accepter un traité. Il s'agissait d'en définir la portée réelle, la structure vivante. De déterminer ici et maintenant s'il provoquerait, par ricochet, un renforcement de l'ordre mondial implicite que dénonçait l'Union, ou la possibilité d'un renouveau sur des bases plus favorables à l'émancipation universelle. De tels débats pouvaient durer des heures, les kah-tanais avaient l'esprit parfois trop vifs, et gardés de leur première révolution un sens certain de l'emphase.

Actée fut la première à se détacher du texte. Elle sourit d'un sourire rare, sans ironie, simplement pratique, puis referma doucement le dossier devant elle.

« Je crois qu'il est inutile de faire attendre nos hôtes. »

Le ton était calme, mais il sonnait comme une cloche. Meredith leva les yeux, hocha la tête, puis reprit une bouchée, l'esprit déjà ailleurs. Sa décision était prise depuis longtemps : dans l'arène politique kah-tanaise, elle était de celles défendant l'internationalisme avec le plus de force. Si elle avait longtemps hésité entre la nécessité d'établir des cadres universels, ou d'opérer une sécession des pays altermondialistes autour de cadres propres, elle avait aussi décrété que tout cadre était bon à prendre, en ça qu'ils éloignaient l'Union de ses poussées isolationnistes. Elle mâcha avec lenteur, avala, puis se leva sans un mot, contournant la table.

Derrière elle, deux membres de la garde tirèrent légèrement un chariot à thé orné de bois clair et d'émaux bleutés. Meredith s'en saisit avec naturel et adressa un bref regard à Rai, qui sourit sans commentaire. La citoyenne servit d'abord ses camarades, puis les membres de la délégation azuréenne, dans un ordre qui semblait presque aléatoire, mais répondait en fait à d'obscures codes de politesse tirés des traditions nahua.

« On dit chez nous que rien de bon ne se décide le ventre vide, » souffla-t-elle en arabe, en remplissant la tasse du Calife. Elle se redressa. « Mais que tout peut être discuté, si c'est accompagné de thé. »

Certains de ses camarades haussèrent les sourcils. Le doctorat de Meredith était une étude du syncrétisme culturel au Banairah, centré sur la disparition des traditions islamiques. Elle y avait appris le tehak, essentiel pour les enquêtes de terrain, et d'autres formes d'arabe méridional. Ce fut Aquilon qui relança la balle.

« Le texte est propre. Clair. Suffisamment structuré pour faire autorité, suffisamment ouvert pour permettre des lectures. Mais... »

Il laissa planer un silence. Actée reprit.

« Mais peut-être trop fermé sur lui-même. »

Meredith acquiesça en revenant à sa place. Les deux radicaux jouaient leur petit rôle habituel. C'était pour le mieux. Actée continua.

« En l'état, si un différend survient entre deux signataires, nous n'avons pas de procédure autre que le retrait. Et ce genre de silence programmé est dommageable. Entendons nous ici et maintenant pour nous accorder le droit de la discussion. »

Meredith, de retour à son siège, but une gorgée, puis leva les yeux vers leurs invités.

« Nous proposerons que soit créé, dans l'une de nos communes Afaréenne, peut-être, un observatoire permanent de la charte. Un lieu neutre. Ni tribunal, ni ambassade. Plutôt un espace d'écoute et de traduction. Nous pourrions aussi accueillir des observateurs des autres pays avec lesquels vous avez signé cet accord. Cet observatoire permettrait d'établir un diagnostic de son fonctionnement, des bénéfices nets qu'il représente, et de commencer à réfléchir à l'instauration de mécanisme de médiation à plus ou moins long terme, lorsque ce traité prendra une vocation plus multilatérale. »

Les tasses tièdes glissaient sur le bois, les doigts remuaient l'émail, les regards se croisaient et un silence s'installa progressivement. Il allait maintenant être temps de parler d'un sujet que l'on considérait comme autrement plus complexe, en ça qu'il avait un intérêt stratégique somme toute assez moindre, mais tenait en fait des raisons d'être de la Confédération kah-tanaise. Le Gondo portait en lui une espèce de vérité primordiale de la Geste révolutionnaire. Tout ce qui le concernait devenait immédiatement sensible.

Excentrée sur l'extrême gauche de la table, la citoyenne Kisa Ixchet ne leva pas les yeux immédiatement. Elle regardait la vapeur de son thé former des volutes incertaines. Les mots de l'ambassadrice arrivèrent jusqu'à elle comme un signal d'alarme.

Gondo.

Ce nom avait un goût de poussière. De cendre sèche sur les mains. Celle qu'on avait chargé de superviser l'éducation et la santé savait très bien comment pouvaient réagir ses camarades, si les mots employés n'étaient pas de nature à les satisfaire.

Pour sa part cela faisait trois ans qu'elle suivait les dossiers, qu'elle lisait les comptes rendus, les témoignages, les chiffres. Ces inventaires de misères, de tragédies réduites en chiffres par la meule des institutions. Elle connaissait les listes, les enfants déplacés, les comités de fortune installés dans des écoles à moitié détruites, les premières cliniques improvisées dans des containers repeints. Elle savait.

Elle savait aussi que certains autour de la table voulaient encore poser le Grand Kah en boussole du monde, comme si la révolution devait rayonner de leurs seules collines. Pour elle, cela n'avait jamais été la vérité. La vérité, c'était l'écoute. Le terrain. On pouvait travailler selon les plans d'autrui sans que cela ne soit un renoncement.

Ce fut Caucase qui parla le premier. Sobrement. Il avait un ton très aimable, d'une politesse exquise qui contrastait avec les traits affreusement scarifiés de son visage. Celui qui représentait l'isolationnisme adopta une position prudente.

« Comme vous le savez, nous considérons qu'une paix bien construite est une victoire en soi. Mais il faut créer les conditions de sa durabilité. »

Kisa releva la tête doucement la tête. Ses doigts se resserrèrent légèrement autour de la tasse chaude et pris la parole.

«  Au Gondo, la paix ne peut pas être uniquement signée par des officiels. Elle doit être vécue par les citoyens, construite en ce sens. Cela ne sera possible que si le peuple s’arrache aux structures qui l’étranglent. Nous parlons d’émancipation. Économique, politique. Totale.  »

Sa voix restait posée, mais son rythme ralentit encore. Elle semblait contenir une forme d'irritation. Elle passa du syncrelangue au nahuatl. Il fallut une petite secondes aux traducteurs pour prendre le relais.

« Nous avons lu les rapports. Les chiffres. Les listes. Ces longues colonnes de noms, de dates, d’âges. J’ai vu les photos. Les écoles effondrées, les dispensaires bricolés dans des containers, les estropiés, les déplacés... »

A nouveau du syncrelangue, elle releva le nez.

« Oui. Nous soutenons le mouvement démocratique qui grandit là-bas. Pour chaque mort, pour chaque toit effondré, j'ai vu dix exemples de libération, et nous espérons que ce mouvement pourra bientôt poser les bases d’un nouveau pays. Mais dans la conjoncture actuelle, le régime ne tombera pas sans se battre. Il y aura des morts. Des milliers, sans doute. Et encore davantage de déplacés.

On ne pave pas le paradis avec des corps de gosses.
 »

Un silence bref. Elle tourna légèrement la tête, croisant le regard d’Actée.

« Nous avons tenté la voie diplomatique. Nous avons tendu la main. Mais le rejet de la dernière déclaration de la communauté internationale nous oblige à envisager d'autres mesures. Plus actives. Peut-être plus coercitives.
– Sainte-Loublance souffre peut-être d'une lecture quelque peu incomplète des rapports de force, » compléta poliment la commissaire aux affaires extérieures.

Kisa reprit sa tasse et avala une gorgée de thé. Les regards tournés vers l'ambassadrice d'Azur étaient maintenant ceux d'interlocuteurs prêt à entendre.
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Pour la première fois depuis le début de l'échange, cette fois Mohammed Badie et Houria Ben-El-Teldja se retournèrent d'un même mouvement vers Kubilay, le Calife, qui écoutait la traduction monotone dans son oreillette en prenant sur ses lèvres le goût âcre et reviensy du thé noir kah-tanais.

Les deux conseillers se penchaient vers lui et, à voix basse, lui posèrent quelques questions en l'informant. Le souverain regardait le vide, les yeux perdus dans des considérations impénétrables. Puis il s'avança et pris la parole. Sa voix était mâtinée de l'accent caractéristique de la langue turque altaï, qui résonnait dans son arabe, trace indélébile de sa haute ascendance aristocratique.

— Ce traité de coopération sur la mer est une avancée incontestable. Si Dieu le veut, il deviendra une référence, et sera remanié à la convenance de tous.

Il se tut à nouveau. Sa parole signifiait le contentement de la délégation azuréenne pour le succès par principe de la proposition de coopération maritime. C'était un jalon essentiel de posé. Evidemment, la remarque kah-tanaise ne saurait être éludée. Ayant compris que le Calife n'irait pas plus loin, Houria Ben-el-Teldja avança de nouveaux arguments.

— Cette proposition d'observatoire est des plus intéressantes, confirma-t-elle. Dans la mesure où de cet accord bilatéral, nous passerions à une convention multilatérale, la surveillance et l'harmonisation des pratiques pourraient en effet requérir un organe supplémentaire à l'image de l'observatoire que vous suggérez. Sur le principe nous en sommes d'accord...

Les deux hommes la laissaient parler, impassibles.

— ... cet observatoire devrait être institué par un protocole ad hoc, il me semble. Vous avez pointé qu'il puisse prendre effet dès maintenant, afin d'analyser les effets de l'accord et être un espace de discussion pour la mise en oeuvre des mesures stipulées dans les accords de coopération maritime existants. De notre point de vue, le protocole instituant cet observatoire reste à créer. Peut-être avez-vous une idée plus spécifique de ce que vous attendez sur son périmètre, ses missions et ses modalités d'existence. En attendant, nous pourrons vous faire parvenir une proposition plus complète dès que possible...

proposition de protocole sur l'observatoire susdit
Protocole instituant un Observatoire du Droit de la Mer

1. L'Observatoire du Droit de la Mer, basé à Anaxandre en Azur [ou ailleurs], est créé.
2. L'Observatoire du Droit de la Mer a pour mission d'évaluer la mise en oeuvre des dispositions des accords de coopération maritime interétatiques sur le trafic maritime, les activités de pêche, les relations internationales et les autres sujets impactés par ces mesures, et de proposer des recommandations pour améliorer l'atteinte des objectifs affichés dans ces accords.
3. Les accords relevant du périmètre d'étude de l'Observatoire du Droit de la Mer sont :
a) accord de coopération maritime Azur-Grand-Kah
b) accord maritime du Nord-Paltoterra
c) accord maritime Azur-Mandrarika,
d) accord maritime Azur-Karty,
e) [à compléter]
4. L'Observatoire du Droit de la Mer est doté d'un Conseil d'Administration composé de délégués des ministères en charge des affaires maritimes des Etats parties à au moins un accord mentionné au point 3, à raison d'un délégué par Etat [élément négociable à faire valider par les autres Etats concernés]
5. Le Conseil d'Administration supervise les activités de l'Observatoire du Droit de la Mer et s'assure de leur conformité avec le présent protocole, en désignant à l'unanimité un Directeur chargé d'assurer la gestion courante de l'Observatoire.

— ... quant à la question de l'article 5 de notre proposition d'accord, j'aimerais simplement en préciser les motivations. Pour nous cet accord consiste à nous prémunir contre tout abus en instituant par avance les modalités d'un retrait de l'accord, et en encadrant la possibilité d'en changer le contenu. Comme il s'agit d'un accord bilatéral, il n'y a là en fait que la mise en mots de choses qui vont en réalité de soi. Si différend il y a sur l'interprétation du texte, il me semble que les termes actuels de l'accord peuvent apporter une réponse suffisante pour le régler par la négociation directe. Créer un espace de discussion sur le texte, pour accueillir les argumentaires en cas de différend sur l'interprétation, risquerait au contraire à nos yeux de multiplier les occasions de remettre en cause un texte qui nous paraît clair et équitable. Néanmoins nous demeurons tout à fait ouverts à une réécriture de l'article 5 qui vous paraîtrais plus adaptée, avec une préoccupation dont je vous fait part sur le risque d'alourdir la coopération par la poursuite sans fin de débats sur la nature de la coopération. Mais cette crainte de notre part est sans doute liée à une mauvaise compréhension de votre point sur le thème du "mécanisme de médiation", dans ce cas je vous prierai de le réexpliquer...

Houria soutint le regard scarifié de son interlocuteur en face, dont le bruit de la respiration rythmait le silence. Son visage, assez effroyable, tranchait avec le ton calme qu'avait pris la discussion.

Kisa prit la parole sur le deuxième élément, à savoir le Gondo. L'atmosphère fraîchit, au sens figuré comme au sens propre ; un nuage gris sombre passa dans le ciel et le rayon solaire se dissipa. La pénombre envahit la pièce.

Nous avons tenté la voie diplomatique. Nous avons tendu la main. Mais le rejet de la dernière déclaration de la communauté internationale nous oblige à envisager d'autres mesures. Plus actives. Peut-être plus coercitives.

Sainte-Loublance souffre peut-être d'une lecture quelque peu incomplète des rapports de force.

Actée Iccauhtli au beau visage avait conclu les paroles de Kisa Ixchet, chargée des sujets d'éducation dans la nation communaliste, dont la voix s'était modulée dans deux langues. Mohammed Badie, les jambes croisées, écoutait en plissant les yeux, affectant l'impassibilité face à ces femmes dont il devinait une ardeur idéologique difficile à comprendre. Ce fut lui, et non Houria, qui répondit à la colère froide des Kah-Tanais à la seule évocation du dossier gondolais.

— Si le Grand-Kah avait signé la déclaration, peut-être le rapport de forces aurait-il été plus clair.

mohammed badie

Imperturbable, il reprit une gorgée du thé chaud avant de continuer sa réponse.

— Mais c'est chose faite. De toutes façons, la RLDG a rejeté la demande de la communauté internationale.

Il jeta un regard à ses partenaires. Il s'exprimait lentement, gardant sa composition face aux yeux qui le dévisageaient.

— Et c'est de ce constat-là qu'il faut partir. Vous le savez, et Madame l'Ambassadrice l'a assez rappelé, l'Azur n'est pas engagé sur ce dossier gondolais dans un autre objectif qu'obtenir une paix réelle, une paix rapide. Le Président Flavier-Bolwou s'enferme dans une position maximaliste, malheur à lui. Les échos des mouvements rebelles sont cependant différents et devraient susciter notre intérêt à tous. Il y a selon nous un résultat, matière à capitaliser pour avancer vers cette paix concrète que, j'en suis sûr, nous appelons de nos voeux. Vous faites, Excellence, mention de "méthodes coercitives" qui seraient à envisager. Bien sûr, une méthode qui ne porte pas de résultat devrait être changée, indubitablement. Et vous avez raison de garder à l'esprit l'éventualité d'imposer la paix à ceux qui la refusent. L'Azur l'a également en tête.

Un silence s'installa, que le secrétaire du Calife brisa à nouveau.

— Grâce à vous, Excellences, et grâce à Madame l'Ambassadrice, un dialogue fécond a été créé entre nous. Chérissons-le précieusement, à l'heure où l'Ouwanlinda frappe le Gondo en-dehors de toute concertation régionale, et pour un objectif qui franchement nous échappe. C'est le dialogue entre nous, entre les amis du Gondo, qui est la source d'espoir aujourd'hui, pour les Gondolais et pour l'Afarée. Ne cédons pas, comme Flavier-Bolwou, au maximalisme.

Il reprit un peu de thé.

— Et avec la conscience sûre et tranquille que tous les atouts pourront être joués en temps voulu, abordons la situation avec confiance et détermination. Misons sur l'ouverture des factions rebelles à une issue négociée qui ne ferait pas de la suprématie totale par les armes le seul moyen d'arriver à une paix désirable. Misons sur notre dialogue. Misons sur la bonne volonté affichée de trente-trois Etats qui, dans leur diversité, ont tous souligné leur attachement à une résolution du conflit par la diplomatie. Vous parlez, Excellence, de coercition ; mais quelle coercition peut vraiment avoir une efficace face à quelqu'un qui, comme Flavier-Bolwou, rejette déjà votre demande parce qu'il la juge dangereuse pour sa survie politique ? Quel autre résultat aura la frappe ouwanlindaise au Gondo, sinon le raidissement et la radicalisation du maximalisme de Sainte-Loublance face à ses ennemis ? Sommes-nous ses ennemis ?

Le nuage disparut et une coulée de lumière se glissa dans la salle.

— L'Azur n'a pas la prétention de descendre dans l'arène pour se battre dans la boue. On ne dresse pas les chiens seulement à coup de bâton, si l'on veut en faire des gardiens de la maison plutôt que des tueurs. Bien sûr, la mauvaise bête qui se comporte mal mérite d'être roustée ; mais les bons comportements doivent être récompensés. L'appât de la récompense, plutôt que la crainte de la punition, nous semblent être un moteur véritable pour amener le toutou à calmer ses ardeurs et à se comporter en loyal, doux et fidèle compagnon. Les chiens sont des animaux proprement admirables, et d'une générosité qui vous étonnerait. Donnez-leur un peu ; ils vous le rendront au centuple.

Il sourit, concluant sa prise de parole.

— Les hommes, comme les chiens, demandent notre caresse.

Houria bougea sur son fauteuil. Elle cilla, chassant l'image canine que venait de peindre Badie, pour revenir à un ton qui seyait davantage à une discussion sur un conflit ayant fait des milliers de victimes.

— Ce que Monsieur le Secrétaire veut dire, c'est que nous pensons que le moment est propice pour donner du grain à moudre aux factions qui ont manifesté leur coopérativité avec les acteurs internationaux. Ce grain serait un Plan de Paix international, une proposition concrète qui, soutenue par la force de la communauté internationale, leur permettrait de sortir par le haut de l'impasse du maximalisme dans lequel le régime veut embourber son pays.

Elle déglutit. Jusqu'ici la discussion s'était bien déroulée, mais le ton employé par Meredith et Kisa signifiait que le dossier gondolais serait autrement plus difficile à pratiquer. Il faudrait avancer avec adresse et prudence pour arracher au Kah son ralliement à l'option diplomatique voulue par l'Azur. La diplomate bouillonnait. L'une des commissaires n'avait pas hésité à employer le mot de coercition, ce qui, dans la langue sobre et euphémistique de l'Empire communaliste, pouvait prendre un sens particulièrement lourd. Et cet imbécile nous parle de dresser des chiens, maugréa-t-elle en elle-même.

— Il faut essayer, dit-elle en forçant le ton de sa voix, de proposer un chemin de paix avant de conclure qu'il n'est pas praticable. C'est la conviction profonde de l'Azur depuis le début. Certes, nous avons tenté plusieurs approches qui, jusqu'ici, n'ont pas recueilli de soutien absolu, c'est bien réel. Mais nous pensons que de nouvelles propositions pourraient avoir un résultat différent. Jusqu'ici, notre principe était d'enjoindre les Gondolais à négocier, laissant à eux seuls le choix du chemin qui correspondrait le mieux à la paix. Nous constatons qu'ils ne parviennent pas à arriver à la même table, mais nous avons reçu des signes, des échos, qui montrent que tout espoir n'est pas perdu. Tendons une nouvelle fois la main ; proposons des éléments concrets, aidons-les à définir des points de consensus, si ce n'est unanimes, du moins communs, par exemple, à toutes les forces rebelles.

Houria Ben-el-Telja avait les deux mains ouvertes face à la délégation kah-tanaise.

— Ce que le Diwan souhaite proposer au Grand-Kah, c'est de se réunir, avec une poignée d'Etats sincèrement intéressés à la paix au Gondo, pour convenir ensemble d'un Plan de Paix que nous soutiendrions et soumettrions tous ensemble aux factions gondolaises. A défaut qu'elles se parlent les unes aux autres, ce serait leur apporter une assistance internationale, une médiation, pour faire émerger un Plan de consensus, qui réponde le mieux possible à la situation, et qui puisse avoir la force de conviction de ces Etats amis du Gondo avec lui. Cela donnerait une issue par le haut, une sortie positive, plutôt qu'un recours prématuré à la contrainte, comme l'Ouwanlinda l'a tristement voulu.

Houria faisait référence aux missiles tirés sur Sainte-Loublance, dont l'impact était inconnu à cette heure. Cette frappe avait pour objectif, de l'aveu même d'Ateh Olinga, d'infléchir l'intransigeance du régime gondolais pour qu'il se plie aux exigences des rebelles. A quel prix ?

— Comment faire, comment faire ? Eh bien, Excellences, nous n'avons que le début d'une réflexion à ce sujet, mais nous espérons que le Kah puisse à nouveau être la force de paix et de stabilisation de la situation. A ce stade, ce projet pourrait être décliné en deux axes. Le premier axe consisterait à organiser une task force, un groupe d'Etat réellement volontaire pour construire un plan proposant une série de mesures à même de justifier une trêve et un accord de paix au Gondo. Cette task force mettrait son poids dans la balance pour convaincre les parties gondolaises du bien-fondé des mesures proposées, en se faisant si besoin le relais de leurs doléances et de leurs revendications. A ce stade, la task force pourrait impliquer des pays comme le Grand-Kah, l'Azur, ou des pays frontaliers du Gondo, et rechercher à favoriser l'émergence de mesures consensuelles à l'ensemble des groupes rebelles. Peut-être qu'un pays comme le Royaume de Teyla pourrait y être associé...

Le groupe l'écoutait en buvant le thé.

— Le deuxième axe de ce projet serait de constituer un levier d'optimisme, une "récompense" comme l'a dit Monsieur le Secrétaire, pour susciter la motivation des interlocuteurs. Nous envisageons la création d'un fonds de reconstruction du Gondo. Un fonds réel, abondé par les pays amis du Gondo en unités monétaires internationales, qui serait constitué et remis aux autorités gondolaises garantes du Plan de Paix élaboré en parallèle... Ce fonds, qui pourrait être affecté à la création de nouvelles infrastructures dans le pays, pourrait être un argument attractif pour les chefs belligérants et pour leur soutien, et peser un poids certain dans la balance. L'accès à ce fonds serait conditionné à la reconnaissance du Plan de Paix. Cela, nous le pensons, permettrait de débloquer certains verrous auprès des maximalistes sur le terrain. Peut-être même, si Dieu le veut, que cet appât pourrait faire sortir du bois des opposants internes à Flavier Bolwou et à sa stratégie maximaliste.

La parole d'Houria prit fin. Ils attendirent la réaction des Kah-Tanais. Le Calife, imperturbable, demeurait silencieux.
Les Kah-tanais échangèrent quelques regards rapides, une communication silencieuse forgée par des années de débats internes et de gestion collective. La proposition azuréenne sur le droit maritime était acceptable dans ses grandes lignes, mais portait en elle les germes d'une rigidité que l'Union avait appris à craindre. Sur le Gondo, cependant, le fossé semblait se creuser, les principes fondamentaux de la Révolution se heurtant aux pragmatismes diplomatiques proposés.

Actée Iccauthli reposa sa tasse avec un détachement étudiée, le léger cliquetis de la porcelaine sur le bois résonnant dans le silence momentané. Son regard, habituellement insondable, se fit plus affûté, analytique. Elle pesait chaque mot avant de le prononcer.

« Nous vous remercions pour cette proposition écrite concernant la coopération maritime, Excellence, Monsieur le Secrétaire, » commença-t-elle d'une voix égale, dont la neutralité calculée masquait à peine les nombreux rouages qui s'activaient déjà dans son crâne. Elle érigeait des plans, des structures, des possibilités. « Elle témoigne d'une volonté de clarté et de formalisation que nous apprécions, reflet d'une approche sérieuse des relations internationales. Sur le fond, les principes énoncés – respect de la souveraineté, sécurisation des voies commerciales, exploitation raisonnée des ressources – rejoignent nos propres préoccupations fondamentales. L'Union, comme vous le savez, a toujours œuvré contre les logiques prédatrices qui considèrent les océans comme des espaces sans foi ni loi, propices aux hégémonies et à l'arbitraire des puissances se croyant au-dessus du droit commun. »

Elle marqua une pause, laissant ses mots infuser, observant les micro-réactions de ses interlocuteurs.

« Cependant, notre expérience, forgée au creuset de l'histoire et des échecs répétés des cadres internationaux hérités des anciens empires ou des logiques capitalistes, nous incite à la prudence quant à la cristallisation de règles qui pourraient, à terme, devenir des carcans. Figer le droit, c'est souvent figer les rapports de force existants, c'est risquer d'entraver les dynamiques d'émancipation sous couvert de stabilité. Vous mentionnez l'article 5 et la nécessité d'encadrer les modalités de retrait ou de modification. Nous comprenons l'intention, louable, de sécuriser l'accord.

Mais nous craignons qu'une telle rigidité, si rassurante puisse-t-elle paraître à court terme, ne nuise à la dynamique même que nous cherchons à établir : celle d'une coopération vivante, évolutive. Les équilibres mondiaux sont mouvants, les interprétations du droit évoluent, les technologies créent de nouvelles réalités maritimes. Un cadre véritablement pérenne doit pouvoir respirer, s'adapter organiquement, sans nécessiter systématiquement la menace d'un retrait ou l'ouverture de renégociations complexes et potentiellement conflictuelles à chaque différend mineur ou chaque nouvelle donne géopolitique.
»

Elle fit un geste léger de la main, comme pour souligner la fluidité qu'elle appelait de ses vœux, une fluidité plus conforme à la pensée communaliste, méfiante envers les superstructures rigides.

« C'est dans cet esprit que nous avions évoqué cet Observatoire. Non pas comme une instance de jugement ou de médiation formelle au sens juridique classique – ce qui alourdirait inutilement le processus et risquerait de créer une nouvelle bureaucratie internationale – mais comme un lieu permanent d'échange technique et politique, d'analyse partagée des pratiques, de veille sur les interprétations émergentes, de partage des bonnes pratiques. Un forum vivant, une sorte de commune élargie dédiée à cette question spécifique, capable de désamorcer les tensions par le dialogue continu, la transparence et l'ajustement progressif, plutôt que par des mécanismes de rupture ou de renégociation formelle. Il garantira la vitalité de l'accord, sa capacité à évoluer avec le temps et les contextes, sans pour autant le figer dans un marbre qui pourrait un jour se fissurer sous la pression des événements ou être instrumentalisé par ceux qui maîtrisent l'art de la glose juridique pour servir leurs propres intérêts. Nous pensons qu'une telle structure, légère, décentralisée et collaborative, servirait mieux l'esprit de partenariat durable que vous appelez de vos vœux, et le nôtre, tout en préfigurant peut-être des formes de coopération internationale plus conformes aux principes d'égalité réelle et de souveraineté partagée.

Quoi qu'il en soit et indépendamment de cet article 5, nous prenons note de votre accord de principe sur l'idée d'un Observatoire, même si ses modalités restent à définir. La forme que vous proposez pour intégrer ce principe d'observatoire nous convient, l'objectif reste de créer un outil souple, au service de la coopération et de l'adaptation, non une nouvelle couche bureaucratique. Je crois que sur cette base, nous pouvons avancer constructivement.

De fait, nous soumettrons cet accord à la Convention Générale et à la Chambre des Communes dans sa forme actuelle. Vous avez nos remerciements.
»

Ses camarades acquiescèrent, elle décida de laisser le sujet maritime en suspens, son regard se faisant plus distant, comme si elle anticipait déjà le changement de ton nécessaire pour aborder le Gondo. En fait, le mot chien résonnait encore dans l'esprit des kah-tanais, malgré la formidable pirouette de l'ambassadrice. Actée Iccauhtli n’avait pas cillé, mais dans sa nuque quelque chose s'était tendu — une ligne imperceptible entre la colonne et la mâchoire. L’image, triviale en apparence, n’en était pas moins redoutable : elle disait la hiérarchie, l’éducation par le châtiment, la récompense substituée à la souveraineté. Un canidé docile pour un État postcolonial récalcitrant. Une laisse bien tressée pour contenir la jungle.

Elle ne bougea pas. Elle ne dirait rien. Pas encore.

Elle connaissait trop bien le jeu.

Ce genre de sommet n’était jamais une rencontre entre égaux. C’était une chorégraphie de pièges : rhétoriques, procéduraux, psychologiques. Et celui-ci était habile. Offrir un Plan de Paix, mais assorti d’un fonds conditionnel, d’une task force cooptée, d’un lexique de la réforme emballé dans le velours moral de la diplomatie. Un piège pour ceux qui croient encore que le multilatéralisme est une scène ouverte, et non un théâtre d’ombres.

Elle avait déjà vu ça. En Tchertcherie. En Damanie. Au Mokhaï. Chaque fois, on parlait de consensus pendant qu’on poussait la pièce sur le damier.

Et pourtant... elle sentait aussi, sous la rhétorique bien huilée de Badie, quelque chose d’autre : l’impuissance. L’épuisement. Ce n’était pas un chasseur qui parlait. C’était un homme qui s’adressait à des bêtes qu’il n’arrivait plus à comprendre. Et qui, faute de meilleure métaphore, retournait à l’élevage.

Un moment, fugace, elle songea à surjouer la colère. À se lever, d’un geste sec, en prétextant une offense à la dignité du Grand Kah. À planter dans la salle un silence glacial. L’image était séduisante, mais contre-productive. Il ne fallait pas leur offrir la posture de l’incompréhension culturelle. Il fallait les laisser dans l’embarras — celui qu’on ressent quand on se rend compte qu’on a aboyé pour rien.

Alors elle inspira. Profondément. Laissa ses doigts effleurer la porcelaine tiède de la théière sans y verser une goutte.

Ce fut Meredith qui reprit la parole, après avoir échangé un bref regard avec Aquilon, dont l'expression restait neutre, presque expectative. Sa voix était posée, empreinte d'une gravité contenue, celle d'une universitaire confrontée à une tragédie humaine qu'elle refusait de réduire à une simple équation stratégique. Un vague rappel de sa précédente carrière d'anthropologue.

« Concernant le Gondo, Citoyenne Ambassadrice, Monsieur le Secrétaire, nous entendons votre proposition et reconnaissons la sincérité de votre recherche d'une issue pacifique. L'Union ne se réjouit jamais de la violence, et la situation actuelle est une tragédie que nous déplorons profondément, une cicatrice de plus sur le visage de l'Afarée, laissée par des décennies de négligence impériale puis par la folie d'un régime prédateur. »

Elle s'arrêta un instant, choisissant ses mots avec soin, consciente du poids de chacun d'eux.

« Néanmoins, et c'est là que nos analyses divergent fondamentalement, nous ne croyons plus, sur la base des informations dont disposent nos services et des actes répétés du régime gondolais, en la possibilité d'une solution négociée avec le régime actuel. Comme l'a exprimé la Citoyenne Iccauthli avec une certaine retenue, nous le percevons comme une entité pathologique, imperméable à la raison, au compromis, et dont la seule logique est la survie par la terreur et la prédation de ses propres citoyens. Son refus obstiné de toute ouverture, son usage documenté de la violence contre sa population, sa rhétorique délirante ne laissent aucune place au doute : il n'est pas un interlocuteur viable, mais un obstacle à éliminer pour permettre la survie même du peuple gondolais. Tenter de l'inclure dans un processus de paix, même sous la contrainte ou par l'appât, aussi généreux soit-il, d'un fonds de reconstruction, reviendrait, à nos yeux, à légitimer l'illégitime, à trahir les forces démocratiques qui luttent sur le terrain au péril de leur vie, à prolonger l'agonie du peuple gondolais et, potentiellement, à offrir au régime une planche de salut qu'il ne mérite pas et qu'il utiliserait sans doute pour se réorganiser et trahir tout accord ultérieur, comme l'histoire nous l'a si souvent enseigné. »

Aquilon Mayhuasca intervint alors, son ton plus sec, moins diplomate. Lui voyait les choses d'une façon plutôt amorale, concentré sur les intérêts présumés de la révolution, et la faisabilité concrète des plans proposés.

« Votre idée d'une "task force" internationale, Madame l'Ambassadrice ? L'idée a une certaine noblesse bureaucratique. C'est indéniable. Cependant l'Histoire récente, notamment celle des interventions internationales menées sous l'égide d'intérêts divergents et souvent contradictoires, nous a appris à nous méfier cruellement des comités Théodule. Trop souvent, ils deviennent des arènes où les véritables enjeux sont dilués dans des compromis stériles, où les puissances ayant le moins d'intérêt à une résolution rapide ou conforme aux aspirations populaires bloquent celles qui en ont le plus, où la complexité procédurale paralyse l'action. Qui composerait cette force ? Sur quelle base de légitimité, notamment aux yeux des Gondolais eux-mêmes ? Selon quels critères ses membres seraient-ils choisis ? Qui garantirait que les intérêts du peuple gondolais – l'émancipation, la justice sociale, la reconstruction sur des bases communalistes ou, à tout le moins, démocratiques – y soient réellement défendus face aux appétits néo-coloniaux ou aux agendas cachés de certaines puissances régionales ou mondiales ? La création d'une telle instance ne risquerait-elle pas de superposer une couche de complexité supplémentaire à une situation déjà inextricable, et de marginaliser les acteurs locaux qui sont pourtant les seuls légitimes ? »

Il fit une pause, laissant ses questions rhétoriques flotter dans l'air chargé, comme autant de mines potentielles sur le chemin diplomatique proposé.

« Quant au fonds de reconstruction... L'idée est louable en apparence. L'argent est un levier puissant, nous ne le nions pas, et l'Union elle-même l'utilise abondamment via le Fonds Tomorrow et d'autres mécanismes. Mais la question cruciale demeure : à qui le remettre et sous quelles conditions ? Au régime actuel, pour le récompenser de sa brutalité et financer indirectement sa machine de guerre et de répression ? À une structure de transition dont la composition et la légitimité seraient forcément contestées, et dont la gestion serait soumise aux pressions externes ? Comment garantir, concrètement, que ce fonds ne soit pas détourné, qu'il ne devienne pas un enjeu de pouvoir supplémentaire, ou qu'il ne serve pas à imposer un modèle économique néolibéral contraire aux aspirations d'une grande partie de la population gondolaise ? L'Union ne financera pas la perpétuation d'une oppression sous un vernis de reconstruction humanitaire. Ce fonds ne peut avoir de sens, dans notre perspective, que s'il accompagne une transition réelle, profonde, menée par les forces démocratiques et populaires que le peuple gondolais est en train de faire émerger de façon organique, malgré la répression féroce et les conditions effroyables. Ce sont leurs comités, leurs assemblées naissantes qui devront, le moment venu, gérer la reconstruction, selon leurs propres priorités. »

Son regard croisa celui de Styx Notario, assise en silence, dont les yeux brillaient d'une lueur indéchiffrable. Elle n'interviendrait sans doute pas publiquement, mais son assentiment muet aux propos d'Aquilon, fondé sur les rapports précis de ses réseaux sur la réalité du terrain, était palpable pour qui savait lire les signes. De toute façon, les radicaux se soutenaient entre eux. Il s'agissait de politique intérieure.

Ce fut alors Rai Sukaretto qui intervint, avec un sourire qui tenait plus du rictus ironique que de l'amabilité, mais en s'adressant d'abord à l'Ambassadrice avec une courtoisie affectée. Elle joua distraitement avec l'une de ses boucles d'oreille avant de lancer, d'un ton faussement léger mais chargé de sous-entendus :

« J'aimerai très sincèrement partager cette foi dans les "task forces" et les "fonds internationaux", Madame l'Ambassadrice. Vraiment. Très civilisé. Très... Intéressant, » ajouta-t-elle en se tournant ostensiblement vers Mohammed Badie, son sourire s'effaçant pour laisser place à une expression plus dure, « que de croire qu'un chien enragé répondra à la caresse, comme le disait si poétiquement le Citoyen Secrétaire. Votre métaphore, pardonnez ma franchise, m'a rappelé des souvenirs... Moins ceux des animaux de compagnie que ceux de la Junte qui tenait mon pays sous sa coupe il n'y a pas si longtemps. Eux aussi étaient soutenus par l'étranger, eux aussi semblaient indéboulonnables. Eux aussi ont fini balayés par la résistance populaire, une résistance qui n'a jamais cru aux caresses diplomatiques mais à la force de ses propres convictions et de ses propres armes. Le parallèle avec le Gondo est, je trouve frappant. Mais bien entendu je n'ignore pas mes propres biais, c'est la base du socialisme scientifique. »

Elle s'interrompit, laissant le poids de la comparaison historique s'installer, avant de poursuivre, son regard balayant la table, mais s'attardant sur Badie.

« Mais pendant que nous dissertons sur les mérites comparés du bâton et de la carotte diplomatiques, ne sommes-nous pas en train d'ignorer l'éléphant – ou devrais-je dire, l'aigle royal – dans la pièce ? Je suis curieuse, Citoyenne Ambassadrice, Citoyen Secrétaire, mes très chers camarades : pourquoi le mot Clovanie n'a-t-il pas été prononcé une seule fois ? N'est-ce pas son armée, ses "conseillers", ses bases militaires flambant neuves qui constituent le véritable rempart du régime Flavier-Bolwou ? N'est-ce pas contre ses soldats, bien plus que contre les quelques loyalistes gondolais restants, que se battent et meurent les résistants ? Parler de "task force" et de "fonds" sans mentionner la puissance militaire étrangère qui maintient activement le régime en place, c'est un peu comme essayer d'éteindre un incendie en ignorant le pyromane qui continue de verser de l'essence sur les flammes, si vous voulez mon avis le plus cru.

Cette architecture de paix que vous nous proposez, aussi bien intentionnée, bien construite et acceptable serait-elle en d'autres circonstances, comment tiendra-t-elle face à un empire qui a tout intérêt à saboter tout processus qui ne garantirait pas ses propres intérêts stratégiques et économiques au Gondo ? Devons nous considérer qu'une résolution internationale arrêtera les livraisons d'armes clovaniennes si le jeu en vaut la chandelle pour eux ? La Clovanie s'est impliquée dans cette guerre à un niveau presque existentiel. L'escalade que vous craignez, que nous déplorons tous, elle est déjà là, elle est structurelle. Elle le restera tant cet acteur militaire majeur n'est pas confronté ou, au minimum, explicitement désigné comme faisant partie intégrante du problème. »


Les kah-tanais avaient pivotés vers leur enfant sauvage, l'écoutant avec un mélange croissant de malaise et d'assentiment. Plusieurs membres du comité avaient cherchés un moyen d'évoquer la question clovanienne sans directement remettre en question la proposition azuréenne, on jugeait nécessaire de donner autant de gages que possible à ce potentiel partenaire. Rai, elle, avait manifestement abandonnée toute finesse et décidée de très ouvertement pointer du doigt l'angle mort de l'ensemble des tentatives pour réinstaurer la paix. La Clovanie. Clovanie dont on avait jamais pointé la culpabilité. Un non-sens stratégique qui ne tenait jamais qu'à des politesses de Chancellerie.

Meredith acquiesça lentement.

« La Citoyenne Sukaretto soulève un point pertinent, quoique formulé avec les manières d'une conventionnelle plus que d'une commissaire, » reprit la Voix, son ton redevenant mesuré, comme pour apaiser les tensions que les paroles de Rai auraient pu susciter. Elle lui lança en fait un regard dur, espérant sans doute pouvoir marginaliser le courant radical du gouvernement et attester du volontarisme pragmatique des modérés.

« Le soutien de la Clovanie au régime actuel, complique indéniablement toute approche purement diplomatique ou basée sur un consensus international fragile et potentiellement hypocrite. L'existence d'acteurs dont les intérêts peuvent diverger des nôtres ou, plus important encore, de ceux du peuple gondolais, illustre la difficulté, voire l'illusion, de construire une solution uniquement depuis l'extérieur, sans tenir compte des forces réelles qui s'affrontent sur le terrain. C'est précisément pourquoi notre analyse insiste sur la nécessité de renforcer les acteurs internes au Gondo, ceux qui luttent pour leur propre libération sur leur propre sol. Eux seuls ont la légitimité et, à terme, la capacité de déterminer l'avenir de leur nation, indépendamment des jeux de puissance externes ou des soutiens intéressés de voisins peu scrupuleux. »

Elle se pencha légèrement en avant, son expression sérieuse, reprenant le fil de sa conclusion interrompue.

« Nous ne fermons absolument pas la porte à une collaboration internationale pour la reconstruction future du Gondo. Au contraire, nous pensons qu'elle sera nécessaire et souhaitable. L'Union y prendra toute sa part, aux côtés de tous les partenaires de bonne volonté. Mais cette reconstruction, pour être juste et durable, ne pourra se faire que sur des bases saines, une fois le régime éliminé d'une façon ou d'une autre, et le peuple libre de choisir son propre destin à travers des institutions réellement représentatives.

Tenter de négocier avec le régime actuel, ou de créer des structures supranationales complexes pour gérer la crise avant cette libération fondamentale, risque seulement de prolonger l'agonie, de légitimer les bourreaux, de compliquer l'émergence inévitable d'un Gondo libre et démocratique, maître de son destin et partenaire fiable pour ses voisins. Chaque fois que nous tentons une approche négociée, c'est une nouvelle base militaire clovanienne, un nouvel assaut coordonné sur les forces rebelles. Pendant que nous parlons, l'armée clovanienne mène une opération contre le mouvement de libération likra, et construit des usines de munitions et de pièce détachée pour systèmes d'armes sur le sol même de son partenaire.

Notre approche est peut-être plus directe. Elle prend en compte la nécessité ressenti d'une rupture. Mais nous la croyons plus réaliste, plus conforme aux dynamiques profondes à l'œuvre et, à terme, plus humaine car elle vise à abréger la souffrance plutôt qu'à la gérer indéfiniment.
»

Actée enchaîna d'un ton neutre. Elle tenait impérativement à poser des jalons positifs.

« Sur le Gondo, la situation est, comme nous l'avons tous constaté, plus complexe. Les interventions de mes camarades ont souligné notre scepticisme profond quant à la viabilité d'une solution impliquant le régime de Sainte-Loublance. Ce scepticisme n'est pas idéologique par essence, mais découle d'une analyse froide des faits et des dynamiques à l'œuvre. »

Elle marqua une pause, son regard croisant celui de Mohammed Badie, puis celui de Houria Ben-el-Teldja.

« La Citoyenne Sukaretto, avec une… Vivacité qui lui est propre, a mis le doigt sur un élément que nos discussions précédentes n'avaient fait qu'effleurer : l'implication directe et massive de la Clovanie. Ce n'est pas une simple rumeur, ni une influence diffuse. C'est une présence militaire concrète, un soutien logistique et politique qui constitue l'épine dorsale du régime Flavier-Bolwou et le principal adversaire des forces de résistance sur le terrain. Ignorer ce facteur, ou le reléguer au second plan dans une stratégie de paix, reviendrait à construire un plan magnifique sur des fondations inexistantes. C'est une variable qui change radicalement l'équation. »

Elle se pencha légèrement en avant, adoptant un ton plus confidentiel, presque professoral.

« Maintenant, entendons-nous bien. L'Union ne demande pas à l'Azur d'adopter aveuglément notre lecture des événements, ni d'entrer en confrontation directe avec la Clovanie. Nous respectons votre souveraineté et la complexité de vos propres équilibres régionaux. Cependant, si, après avoir pleinement intégré l'implication militaire clovanienne dans votre analyse stratégique, si, en considérant que cet acteur majeur a tout intérêt à saboter une paix qui ne garantirait pas sa propre influence néo-coloniale au Gondo, vous estimez toujours que votre approche – la création d'une task force et d'un fonds de reconstruction conditionné – demeure la voie la plus réaliste et la plus efficace pour parvenir à une paix durable et juste... Alors, dans ce cas précis, et parce que nous partageons l'objectif final d'une Afarée stable et libérée de l'ingérence extérieure, l'Union serait disposée à examiner les modalités d'une participation constructive à vos initiatives. Nous pourrions envisager d'apporter notre expertise, nos réseaux, contribution au fonds.»

L'offre était sur la table : une coopération conditionnelle, subordonnée à une reconnaissance explicite par l'Azur de la réalité clovanienne. C'était un pas vers la position azuréenne, mais un pas calculé, qui maintenait les principes kah-tanais et renvoyait la responsabilité de l'analyse réaliste à ses partenaires. Actée était plutôt satisfaite d'elle-même. Il y avait quelque chose de grisant à être l'Adulte dans la pièce, quand bien même les "partenaires" azuréens étaient d'excellents exemples de maîtrises diplomatiques. Elle releva le menton puis inclina la tête sur le côté.

« Mais notre histoire, celle des luttes anti-coloniales et anti-impérialistes à travers le monde, nous enseigne une leçon constante : les empires, anciens ou nouveaux, ne lâchent jamais prise volontairement. La Clovanie ne se retirera pas du Gondo sous la simple pression d'une résolution internationale. Il faudra, très probablement, que le coût de son occupation devienne insupportable, soit par la résistance acharnée du peuple gondolais – que nous continuerons de soutenir par principe – soit par une pression économique ou une menace militaire crédible qui pèserait directement sur ses intérêts vitaux, y compris en métropole.

Espérer une solution pacifique et négociée sans intégrer cette dimension coercitive, c'est, nous le craignons, prendre le risque prolonger la souffrance. Nous espérons sincèrement notre analyse de la situation ne vous heurte pas. Comme je le disais nous sommes de toute façon disposés à travailler à vos côtés et selon vos méthodes, tant qu'il est clair que tout les éléments de l'équation sont connus de chacun.
»
La question gondolaise était un sujet difficile. Sa complexité la rendait rugueuse, trop compliquée pour que la plupart des Etats s'y intéressent ; très périphérique dans l'ordre du monde, elle n'arrivait jamais en tête des ordres du jour dans les diverses réunions internationales. En réalité le Gondo était un nid de frelons, où des intérêts profondément contradictoires avaient mis les doigts ; l'Eurysie, d'abord, qui avait fait du Gondo un terrain de jeu pour ses entreprises et ses armées, à travers l'implication de la Clovanie, pays proche de l'Organisation des Nations Démocratiques ; l'Aleucie, ensuite, dont la plus grande puissance, le Lofoten, était impliqué — quoi que parfaitement silencieux — par l'entremise de ses rgandes entreprises bénéficiant des largesses du pouvoir en place ; l'Afarée, évidemment, s'était multiplement emparée de la question ; le Paltoterra enfin, à travers les réseaux communalistes qui poussaient pour un changement de régime à l'échelle du pays. Il n'y avait guère que le Nazum, continent aussi riche que replié sur lui-même, pour s'indifférer absolument du destin des Gondolais. Cette multiplication des intérêts, des valeurs et des points de vue rendait la situation quasiment illisible. Elle favorisait surtout une lente guerre civile, à l'issue incertaine.

Houria Ben-El-Telja se passa la main sur le front en écoutant Actée Iccauhtli conclure le raisonnement du gouvernement kah-tanais. Le projet afaghanien de groupe de travail et de plan de paix international se rapprochait d'être froissé et mis à la poubelle. L'ambassadrice n'était pas assez naïve pour avoir négligé cette éventualité, qui referait tomber le dialogue entre les deux Etats dans un flottement incertain, alors que le candidat au vizirat en avait fait un de ses principaux chevaux de bataille.

Jamal al-Dîn al-Afaghani avait en effet été reçu après l'examen de son profil par la Commission de Déontologie du Conseil des Oulémas, qui pour la première fois donnait le feu vert au ministre islamo-démocrate dans la perspective de sa nomination à la direction de la Porte. Après plusieurs échecs, l'accession d'un réformateur convaincu au plus haut poste du gouvernement civil était possible. Il fallait désormais que le Congrès du Parti de la Renaissance Islamique l'admette ; cette session de renouvellement des instances du parti au pouvoir, jugée par certains observateurs comme étant un moment politique plus crucial encore que des élections nationales, amènerait à la redéfinition de la ligne politique du parti — et à la nomination d'un candidat pour le poste, qui incarnerait la tendance majoritairement préférée par les adhérents. Houria ne perdait jamais cet horizon de vue. Son entrée au service d'Afaghani n'avait pas été motivée par un attrait spécifique pour la diplomatie, mais par une volonté de s'engager dans les affaires de la politique intérieure. Devenue ambassadrice, elle menait sa barque sans perdre du regard la situation au pays. Et face au besoin de victoires diplomatiques renforçant la stature d'Afaghani auprès de la Nahda, elle constatait les difficultés sur lesquelles la politique internationale ambitieuse du ministre se heurtait.

Elle s'apprêtait à répondre d'abord au premier point, à savoir la validation du dossier maritime par le Grand-Kah, pour donner une note d'optimisme à son propos, mais alors qu'elle ouvrait la bouche, Mohammed Badie se racla la gorge, lui indiquant que quelqu'un allait parler.

Un sourcil haussé, le Khalife retira d'un geste son oreillette, perdant la possibilité de la traduction. Ses yeux en amande passèrent de la grande salle de l'ancien palais impérial à ses interlocutrices.

Il tourna la tête vers Raï Sukaretto et, dans le silence absolu de sa délégation, lui adressa la parole. Sa voix était imprégnée d'un fort accent, mais il passa par l'anglais, langue presque universelle, pour lui parler, laissant les traducteurs et les interprètes impuissants.

Red Princess, they call you.

Il eut un regard circulaire, désignant des yeux le haut plafond de cette aile moderne du complexe palatial. Daimyo, Convention, Empereur, Communes. Puis son attention se reporta sur Raï, qui venait de tenir, par des paroles radicales et propres à l'arrogance naturelle que confère le sang noble, un discours transparent sur les intentions de l'Union.

— More than a princess, you are a fighter.

Houria respirait faiblement, contractée par la tension de cette prise de parole intempestive. Mohammed demeurait aussi impassible et surpris qu'elle. Un sourire fin se dessina sur le visage du Calife.

— I respect that.

Kubilay déposa doucement son oreillette sur la table.

— I too was a fighter once.

Ses yeux passèrent à Meredith, Actée, et Aquilon.

— Not any longer.

D'un haussement de sourcils, il désigna l'ordre du jour des discussions sur le Gondo.

You are part of this fight. So be it. We are not.

Il mentionnait la guerre civile gondolaise.

— We are facilitators. Facilitation, indeed, requires politeness.

Il acquiesça à sa propre phrase, avant de s'avancer vers la table. Il croisa le regard de Meredith, qui avait signifié, en des termes pas moins clairs, que le Président du Gondo serait un obstacle à éliminer.

— Fighting requires other skills. I wish you success in this fight, Citizens.

Puis, à Sukaretto :

— May it be swift.

Enfin, Kubilay se rapporta aux documents sur la table, signifiant qu'il laissait là la question gondolaise. Du plat de la main, il frappa doucement les dossiers qui se trouvaient à sa droite, traitant des sujets précédemment évoqués.

— This, is my priority.

C'était l'accord de coopération maritime, dont l'intitulé était imprimé sur la première page. Le constatant, Kubilay fit claquer sa langue et récupéra un autre exemplaire relié qui se trouvait en dessous ; il déposa ce deuxième document sur le premier, le protégeant de sa main. C'était le contrat des sous-marins.

This.

Il sourit à nouveau.

— A safe home. Both on land and in waters.

L'air satisfait de tenir ces deux dossiers dans sa main, il conclut sa prise de parole, résumant le principe azuréen de la dissuasion, axe central et unique pilier de la doctrine militaire du Califat.

— Safety for our people, our borders, our ships. The rest is... distraction, honestly.

Houria eut un frisson qui lui glaça le dos ; Badie bougea sur son siège.

Le Calife soupira, signe qu'il avait dit ce qu'il avait à dire. Son secrétaire, le menton sur la main, releva les yeux vers les Kah-Tanais. Il échangea un regard avec Houria ; il lui semblait clair que la réunion touchait à sa fin. Dehors le soleil et la joie d'oiseaux véloces appelaient les participants à se dégourdir les jambes et à humer le parfum du vent tropical qui ridait le grand lac.

— En substance, reprit Houria dont la voix revint combler le silence des interprètes et des intermédiaires, nous tenons d'abord à vous remercier de votre accueil chez vous. Les... indiscutables progrès que nous avons fait dans cet échange ont permis d'arriver, donc, à une solution sur la question maritime, et c'est une très bonne chose...

— Nous avons parfaitement entendu vos arguments sur la question du Gondo, suppléa Badie, et nous vous en remercions. Comme l'a résumé Son Altesse le Calife, notre différence d'approche semble s'expliquer par un positionnement différent ; l'Azur se tient à distance de la résolution même des désaccords politiques gondolais, tandis que vos Excellences ont manifesté une préoccupation plus directement impliquée dans le conflit.

— Ces deux approches ne nous semblent pas inconciliables, elles pourraient être complémentaires, plaida l'ambassadrice. En ce sens, notre proposition pour élaborer un Plan de Paix avec d'autres pays soucieux de la situation au Gondo, et constituer un fonds qui permettrait de relever le pays à terme, tient toujours...

— ...d'ici à ce que Flavier-Bolwou soit contraint de quitter le pouvoir, ou tout du moins que la situation évolue.

Ben-el-Telja, crispée, constata que le secrétaire du Calife n'avait pas de scrupules à évacuer un des points saillants de la politique d'Afaghani, qui était la recherche acharnée d'une entente pour arrêter la guerre civile dès que possible, et sans attendre une hypothétique victoire d'un des camps. Badie actait le constat qu'on n'irait pas plus loin avec le Grand-Kah en la matière. Cela réduisait à peau de chagrin l'espoir d'avancer sur cette question par la suite. Mais le Calife l'avait dit : ce n'était pas la priorité de l'Azur.

— En conclusion de nos échanges, déclara-t-elle néanmoins, deux avancées essentielles me semblent avoir été concrétisées à travers cette rencontre particulièrement riche. D'abord pour spécifier les modalités du transfert des équipements restants associés au contrat passé entre nous, avec une étape de formation et de coopération militaire à la base kah-tanaise de Jadida, afin que la marine azuréenne prenne possession de la technologie Saphir dans les meilleures conditions. Vous avez indiqué pour cela souaiter faire un avenant au contrat, ce que nous sommes naturellement prêts à signer. Ensuite, sur la question maritime, nous avons convenu d'un accord maritime bilatéral, que nous considérons prêt à être signé s'il vous convient en l'état, et auquel nous vous ferons parvenir une carte officielle de la zone maritime souveraine azuréenne conforme aux dispositions abordées ; une même carte pour le Grand-Kah serait bienvenue. A cet accord est associé le protocole portant création de l'Observatoire du Droit de la Mer, qui pourrait lui associer d'autres Etats volontaires à travailler avec nous sur cette question, comme Sylva (pour son initiative locale au Paltoterra), Caribeña ? Et d'autres Etats qui auraient signé avec l'Azur un même accord ? de sorte que nous puissions, dans les semaines qui arrivent, permettre à cette petite cellule multilatérale d'exister, et d'adopter un premier programme pour suivre les accords maritimes mentionnés.

Houria clôtura la question.

— Nous avons abordé ensemble l'hypothèse d'une charte international pour le droit maritime, et je suis heureuse de trouver auprès de vous un écho positif, avec les mises en garde que vous avez faites sur le risque de faire proliférer de la bureaucratie. Au contraire nous considérons que l'Observatoire tel que nous l'avons envisagé ensemble, comme l'enceinte de discussion propice à une approche directe et flexible de la question, pour aborder les besoins de réviser ces accords par exemple, ou de lever d'éventuels malentendus.

Elle eut un sourire franc et diplomatique à l'égard des Commissaires Kah-Tanais.

— En résumé, j'espère que le contact pourra continuer entre nous sur la mise en oeuvre de cet Observatoire du Droit de la Mer comme cellule d'échange et de partage pour une harmonisation des pratiques en terme de droit maritime. J'espère que les conclusions que je viens de lister sont conformes à votre interprétation des choses.

— Merci, Excellences, pour votre accueil, renchérit Mohammed Badie en posant les mains sur ses genoux.


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