
La salle d'audience du tribunal
Et pourtant, n'était-ce pas ce qu'il s'était passé à cet instant ? Le tribunal du comté Boisderose (où s'était situé le méfait), persuadé que Toni Herdonia avait été impliqué dans l'attentat terroriste des libertariens (surnommés de manière populaire “libertarés”, “libertardés” ou encore “liber-tares” et même “frères des jaguars”), avait procédé à une longue enquête qui justifiait ce délai d'attente. Et malgré tout, rien, pas la moindre trace n'avait été obtenue, si ce n'étaient des informations concernant Velsna et sur lesquelles n'avaient aucune autorité Sylva.
Et c'est ainsi qu'arrivait quelque chose de doucement ironique, où l'un des plus grands criminels du globe, recherché par plusieurs États, allait être jugé pour... maltraitance animale. Plus précisément, était accusé le prévenu de : braconnage, détention d'une espèce protégée, rétention dans des conditions inadaptées, et torture par empoisonnement. D'autres affaires de construction sans permis de piscine et non respect des réglementations en vigueur concernant l'approvisionnement en eau de ladite piscine pendant la saison sèche étaient également en cours d'étude mais ce n'était pas l'objet de cette séance.
La salle était bondée et comptait nombre de personnalités insoupçonnées, ainsi qu'une large quantité de militants en tout genre. Cela provoquait une certaine inquiétude dans l'administration qui avait mobilisé une certaine quantité d'agents de sécurité supplémentaires, qui, sans être présents directement dans la pièce, restaient disponibles à la moindre alerte.
La salle était typiquement sylvoise, faite de bois et pierre avec de nombreuses fenêtres ouvertes à l'occasion. Nous sommes en effet en pleine saison sèche, l'air étant chaud et lourd, même les sylvois habitués s'en plaignent dans les rues. Mais dans une culture en totale opposition à la climatisation, la pièce est simplement refroidie avec de grandes aérations et des brasseurs d'air en quantité bien plus économes. Et surprenamment, cela fonctionnait très bien avec un doux courant d'air constant, bien plaisant pour ceux qui avaient patienté dehors.
Étaient même présents la ministre des Affaires étrangères, Matilde Boisderose, en qualité de témoin parmi tant d'autre, ce qui donnait d'autant plus de valeur symbolique à ce qui était en soi un délit bien anodin. C'est madame Irène Lièvremont qui assumait aujourd'hui le rôle de Juge, accompagnée de jurés populaires. Sexagénaire au regard sévère, elle scruta d'un regard inquisiteur l'ensemble de la pièce. La plainte avait été déposée par le Pôle Environnemental National, organisme multi-mission que l'on pourrait résumer à la police de l'environnement de Sylva. Ses missions s'étendaient des montagnes à la mer en passant par les forêts et fleuves, avec pour responsabilité de faire appliquer les règlementations environnementales. Encadrement du bucheronnage et de la pêche, lutte contre le braconnage et l'orpaillage illégale, le PEN avait été saisi dès lors que fut rapporté le délit d'Herdonia, avec une surprenante diligence permettant de l'arrêter avant même qu'il n'essaye de fuir en avion. Leur avocat était madame Amanda Robiquet, une Mounlao trapue avec un sourire très chaleureux qui ne la privait pas d'une capacité à prendre de haut les gens malgré sa hauteur digne d'un dirigeant gradenbourgeois.
C'est la Juge Irène qui ouvrit l'audience d'une voix forte et aiguë qui éclipsait définitivement son micro :
“Mesdames et messieurs, la prochaine affaire concerne le prévenu Toni Herdonia, accusé de maltraitance animale aggravée et détention d'espèce protégée, avec braconnage et actes de tortures, inclut l'usage de rhum pour abreuver la bête, un jaguar originaire des forêts sylvoises. L'enquête a été menée par le service de police du comté Boisderose en coordination avec le Pôle Environnementale National, ce second ayant porté la plainte. La parole est maintenant à maitre Amanda Robiquet, avocate de l'accusation représentant le plaignant. Vous avez la parole, maitre Robiquet.”
Robiquet se leva et descendit de son siège, à peine plus haute debout qu'assise. Sa voix était plus douce que madame la juge, mais recelait une certaine fermeté et assurance via une articulation et un débit dépourvu de toutes hésitations en plus d'une posture parfaite qui compensait largement son mètre soixante.
“Messieurs, ce procès ne sera pas l'occasion de définir la culpabilité de monsieur Toni Herdonia, dont les nombreuses preuves l'accablent, sans aucune place au doute de sa pleine connaissance et implication de la situation. Est-ce bien lui qui, après tout, a fait défiler sous les yeux de ses invités le fauve, après l'avoir annoncé comme “l'Incarnation de la nature sauvage”. Difficile de nier qu'il s'agissait là d'un acte définitivement responsable et planifié. Ajoutons à cela l'analyse vétérinaire du pauvre jaguar, révélant un taux d'alcoole anormal, autre dérive décadente d'un individu excentrique bien trop éloigné des us et coutumes de Sylva, se livrant à un acte de maltraitance gratuit par pure débauche ostentatoire de richesse. Ce n'est là qu'un promoteur, un commercial, qui se vend à son public, lui qui encore disait “Pensez et soyez comme ce jaguar, des animaux sauvages et prennent ce qu'ils veulent”, les comparaisons avec les prédateurs étant après tout chose commune avec ce type d'individu se prenant pour loups, lions, et dans ce cas-ci, jaguar.
Non, il n'y a aucun doute que le prévenu était parfaitement responsable de chacun de ces méfaits, et qu'aucune de ces accusations ne peut être réfutée. La question est plutôt de savoir à ce niveau de quelle peine, de quel degré de gravité il s'agit. Torture animale, braconnage, maltraitance, et mise en danger d'autrui en présentant un animal sauvage sous l'emprise de psychoactifs !
Toni Herdonia a exercé chacun de ces délits à leur plus haut degré, raison pour laquelle nous requérons la peine maximale de trois ans ! Mais avant, Madame la Présidente, je vous laisse interroger les témoins.”
Maître Robiquet retourna s'asseoir, donnant une légère impulsion pour se hisser sur la chaise haute avec une grâce qui éclipsait complètement le comique de la situation. Madame la Présidente Lièvremont prit la parole à nouveau pour la donner à la vétérinaire s'étant livrée au diagnostique, madame Blandine Duchemin. Elle fit un exposé détaillé et concis mettant en évidence l'empoisonnement du jaguar au rhum. Il n'y avait pas grand-chose d'autre à ajouter : l'animal avec une alcoolémie encore élevée une fois dans la clinique vétérinaire, supposant qu'après une telle attente, il avait ingéré une sacrée quantité de rhum à l'origine. Appuyant toujours l'argumentaire de la maltraitance, madame Duchemin insistait qu'un jaguar ne consommerait pas de rhum de lui-même, à moins de ne disposer d'aucune autre source d'eau. La victime avait conséquemment été privée d'eau, son unique source pour s'abreuver étant ledit rhum.
Ce fut ensuite un intervenant du PEN qui prit la parole, la lieutenante Nadine Gaubert, pour certifier l'absence formelle d'autorisation et certificats de Toni Herdonia pour autoriser une telle chose, et la certitude après enquête qu'il ne s'était pas fourni du jaguar dans un parc ou zoo, ne laissant que la piste du braconnage en Sylva. Il ne restait qu'à déterminer s'il ne s'agissait que de complicité de braconnage ou s'il avait procédé lui-même, le prévenu s'étant contenté de nier ou de tenir des discours faisant remettre en cause son état mental.
Vinrent ensuite plusieurs témoins de la soirée, dont la ministre Matilde Boisderose, certifiant la pleine connaissance et responsabilité de Toni Herdonia dans ce spectacle avec un ensemble de récits cohérents. Il avait bien annoncé un “clou du spectacle” avant de présenter la bête et de tenir un discours préparé.
Tout paraissait si accablant et pourtant les partisans du prévenu n'en démordaient pas. Il fallait ponctuellement que Madame la Présidente rappelle à l'ordre face aux murmures persistants dans la pièce. Tout était accablant, mais rien ne faisait pour autant l'unanimité. Une fois tous les témoins interrogés, c'était au tour du prévenu de s'exprimer :
“Monsieur Toni Herdonia, après la prise de parole de maître Robiquet et de l'ensemble des témoins, qu'avez-vous à dire pour votre défense ? Admettez-vous vous êtes procuré illégalement selon les lois du Duché un animal protégé, de l'avoir gardé dans des conditions inadapté et de l'avoir abreuvé sous la contrainte avec du rhum, avant de l'exhiber à une foule sans aucune règle de sécurité alors que l'animale aurait pu devenir fou sous l'alcool, la panique et la foule ? Monsieur Toni Herdonia, qu'avez-vous à ajouter ?”
Les mots de Lièvrement étaient pointus, se matérialisant presque sous forme physique, tels des poignards acérés. Elle parlait comme un professeur qui confronte un enfant à ses torts avec une sévérité implacable.