
Il aimait ses réunions nocturnes parce que la nuit reposait les yeux et l'esprit d'Angel Rojas. Ses journées étaient bien trop longues et plus encore éreintantes. La diplomatie teylaise enchaînait les dossiers, augmentant la charge de travail de tout le gouvernement, qui était déjà assez élevée avec les nombreuses réformes engagées et le projet Manticore 2030 remanié. Ses nuits n'étaient pas longues, mais elles lui offraient le silence de la vie arrêtée, bien que Manticore fût l'une des villes avec les nuits les plus actives de l'Eurysie et même du monde. La capitale de l'amour ne s'arrêtait rarement, mais on trouvait des endroits calmes, comme la Résidence Faure, sauf lorsque le Premier ministre convoquait des réunions, comme cette dernière. Ces derniers mois, Angel avait augmenté sa consommation de cigarettes à un niveau rarement atteint pour l'être humain. Il faut dire que son avenir politique se jouait dans les prochains mois, il en allait de même pour l'avenir du Royaume de Teyla, qu'il devait guider à la réussite. Rien que ça, pensa-t-il.
Malgré la présence de la ministre de l'Intérieur Yasmine Laval et de Pierre Lore, la pièce était plongée dans un silence, presque pesant. Ce silence n'était que de façade si on regardait de plus près l'entièreté de la Résidence. Les conseillers en sécurité du Premier ministre et du gouvernement entier travaillaient depuis deux jours à l'affinement des plans discutés entre les différents ministères. Voilà que le Royaume de Teyla se devait de protéger toute une délégation étrangère comprenant les plus éminents membres du Saint Empire de Karty, et ce, à différents endroits de la capitale Manticore. Plus encore, avant la réunion actuelle, il avait eu un long appel avec Sa Majesté Catherine III. Cette dernière avait confirmé sa présence et celle de plusieurs membres de la famille royale, aux cérémonies d'hommage prévues pour Ferdl Van Cros. Cela n'arrangeait en rien l'équation sécuritaire.
Le Premier ministre, alors qu'il sentit les regards de Yasmine et Pierre posés sur lui, écrasa sa cigarette contre un cendrier en métal sans décoration. Il regarda un dernier instant cette flèche de la Cathédrale, s'élevant dans le ciel, presque flottant dans ce ciel noir. Tant d'hommes auraient sacrifié leur famille et richesse pour voir cette merveille architecturale. Se retournant, en prenant soin d'appuyer son dos au rebord de la fenêtre, toujours ouverte, il prit la parole.
- Les préparatifs se passent merveilleusement bien pour l'instant. Je souhaite vous remercier pour l'entière coopération entre les différents ministères. C'est une nécessité pour que nous réussissions sur tous les plans cette rencontre diplomatique et cet hommage. Au regard de la missive, on peut s'attendre à un achat d'armement de la part du Saint-Empire vu qu'ils veulent parler d'affaires militaires. Il y a aussi cet entraînement militaire dont a parlé Sa Majesté Catherine III avec Sa Majesté Impériale le Tsar Stanislas I. Je ne sais pas ce que nous devons attendre sur ces deux sujets, à vrai dire, je crois qu'on devrait inviter les patrons du complexe militaro-industriel teylais pour s'assurer du bon déroulement de la rencontre, au cas où les Kartiens souhaiteraient émettre une commande.
- Cela ne peut qu'être une bonne idée, répondit immédiatement Yasmine Laval. Le déploiement prévu est assez conséquent pour prévoir d'autres invités supplémentaires. En outre, en plus du déploiement du service de sécurité kartyen, nous déploierons environ trois mille policiers royaux sur le terrain en complément du bataillon de Sa Majesté, étant donné qu'elle sera présente aux deux cérémonies d'hommage. Nous sommes en lien constant avec le ministère de la Défense sur ce point et la coopération se passe très bien. En l'occurrence, une telle présence et le blocage de quartiers entiers permettront de sécuriser tout cela, pour éviter un drame.
- Nos dépenses de sécurité vont monter en flèche, dit Pierre Lore en gloussant sous les regards intrigués d'Angel et de Yasmine. Je veux dire qu'on doit prendre en compte une partie de la sécurité du siège du Conseil général de l'Organisation des Nations Démocratiques, il y a cette rencontre diplomatique importante. Je rajoute à cela nos déploiements à l'étranger. Je pense que la commission qui doit gérer le budget dans les deux chambres législatives fera la gueule, en voyant que le budget prévu pour la sécurité est en augmentation.
- Oui, mais ce sont des broutilles à l'échelle d'un pays, surtout que depuis, notre Produit Intérieur Brut pulvérise les records qu'il n'avait jamais atteints, répondit Yasmine Laval presque tranchante pour balayer le débat d'un revers de la main.
- Des broutilles ? S'exclama Angel Rojas en claquant des mains et rigolant. Yasmine, autant tu es intelligente, autant sur ce point, tu ne sais pas à quel point les députés de ces commissions adorent faire chier pour chaque putain de centime. Deux semaines, c'est le temps qu'il m'a fallu avec Sandrine pour les convaincre d'augmenter les crédits consacrés à des programmes de formation pour les chômeurs. C'est long, deux semaines, pour une chose qui paraît évidente à quiconque dans ce parti. Rappelez-vous qu'on a la majorité dans toutes les commissions.
Outre ces broutilles, dit-il avec de gros yeux. Comment voulez-vous qu'on gère cette rencontre diplomatique ? On sait que le Saint Empire souhaite parler du militaire, mais nous, on veut parler de quoi ?
- Je ne sais pas, je suis perplexe sur la démarche à suivre, dit avec hésitation Pierre Lore. En outre, je crois qu'ils ont fait assez de réformes en faveur de la démocratie pour qu'on ait le culot d'en redemander, sous peine de les braquer pour le coup. Ils ont été plus qu'ouverts à nos demandes, c'est plus à nous de faire des efforts dorénavant. À ce propos, j'ai pensé qu'on pourrait leur faire profiter de la République Translavique, jusqu'à un certain point. Si les responsables politiques de la République Translavique sont en accord avec nous, la République Translavique pourrait ouvrir une partie de son économie en abaissant les droits de douane concernant les exportations kartiennes vers la République. En outre, selon la commande, la République Translavique a commencé à augmenter ses capacités de production, bien aidée par les membres de l'Organisation des Nations Démocratiques. Toute commande pourra être satisfaite dans de meilleurs délais, si la République Translavique a la technologie requise.
- La dernière proposition est une très bonne idée. Cela profitera tant au Saint Empire qu'à l'économie de la Translavie, dont nous voulons voir l'économie augmenter de manière conséquente pour enculer ces salauds de communistes, répondit le Premier ministre. Je suis beaucoup plus perplexe sur votre première idée, c'est à la République Translavique de le proposer, pas à nous, ça fait vraiment colonie comme vous le présentez, bien que ce ne soit pas ton intention, je sais, Pierre. Toutefois, on peut aller plus loin dans les accords existants et proposer un accord de libre-échange global, plus ou moins. Qu'en pensez-vous ?
La réunion dura encore pendant plusieurs longues heures en plein cœur de la nuit, au grand dam des deux ministres.
Le tarmac de l'aéroport de Manticore frémissait d'une agitation inhabituelle. Les voitures officielles s'arrêtaient devant l'imposant bâtiment et y déposaient les plus éminents hommes d'État et politiques du Royaume de Teyla. On y retrouvait les membres du gouvernement, le Premier ministre, une cinquantaine de députés avec une représentation de chacun des partis politiques, Rosalie Chabas, la maire de Manticore. Au milieu de ce ballet d'hommes et de femmes les plus influents du Royaume de Teyla, Sa Majesté Catherine III se tenait droite comme un I. Elle observait d'un œil agité toute cette agitation et les brouhahas sortant des conversations qu'on ne put écouter en détail. Devant elle, elle apercevait deux lignes de gardes royaux avec leurs mains gantées. Les sabres pointés vers le sol trahissaient que la délégation étrangère n'était pas encore présente. Toutefois, la beauté de ces sabres se reflétait à chaque instant. Le gris du métal contrastait avec le blanc des mains gantées et le magnifique bleu royal teinté de jaune des tenues de cérémonie des gardes royaux.
Lorsque l'avion de la délégation étrangère se posa et que ses membres en sortirent, la foule se tut et le tarmac fut plongé dans un silence de cathédrale. Sa Majesté fixait avec insistance le Premier ministre Kartyen, un homme qu'elle n'avait jamais rencontré et dont elle voulait percer les secrets. Toutefois, d'un geste de la main subtil et bref, elle ordonna à un garde royal de commencer la cérémonie d'accueil. C'est suite à ce geste qu'un garde avança d'un pas puis se mit à hurler :
- Votre Majesté Catherine III, Souveraine du Royaume de Teyla et co-Princesse de la Principauté catholique de Saint-Alban, sur l'étendue glorieuse de notre Royaume, permettez-moi de vous présenter Son Excellence Yaromir Ernaï, Chancelier du Saint-Empire de Karty. Votre présence marque votre place au champ de l'honneur du Royaume de Teyla. Qu'en ces lieux empreints de solennité et d'histoire, lesquels ont vu mes ancêtres construire le Royaume de Teyla, naisse le reflet de la volonté commune pour la paix et nos peuples, unis face à l'adversité.
Le garde se remit dans le rang, et c'est à ce moment maintenant, si la diplomatie teylaise avait bien calculé, que le Premier ministre se retrouva devant Sa Majesté et qu'il vit à sa droite Pierre Lore et à sa gauche Angel Rojas. Sa Majesté prit la parole en première :
- Votre Excellence, c'est un honneur que de vous recevoir sur le sol teylais !