
Le siège du Diwan, abrité dans cette aile orientale connexe à la porte monumentale du XVIIème siècle, se trouvait dans le prolongement du complexe politico-historique. Le Fort, qui hébergeait aussi le Palais du Sérail, régulièrement restauré et paré de nouvelles créations architecturales par les sultans successifs, était le siège du pouvoir. Des siècles avaient passé, émaillés de guerres, de révolutions, de désordres, sans que la force minérale du palais soit ébranlée. C'était toujours là, dans ce palais dit de la Porte Splendide, que siégeait le Diwan, présidé par le Grand Vizir.
On y recevait, en ce mois de Safar 1437, l'auguste délégation de la puissance voisine, la Jumhuriyya de Banairah. La République bédouine, qui était devenu un leader continental sur le commerce, la puissance militaire ou la scène diplomatique, était un partenaire incontournable pour le Califat constitutionnel d'Azur. Surtout, c'était le pays musulman le plus puissant du monde, un pilier de toute politique durable aux yeux de Jamal al-Dîn al-Afaghani, le ministre des Affaires étrangères.
Chaussant son turban blanc habituel, vêtu de sa robe de savant de l'islam, Afaghani avait fait organiser une réception digne du rang de ses invités. Des échanges de cadeaux avaient précédé la venue des représentants du Khasser ; on avait profité ensemble des meilleures feuilles de thé noir du Banairah, et d'arbres ornementaux en pots. Les Arabes, qu'ils soient au nord ou au sud de la frontière, avaient le goût des jardins et de la culture des plantes. C'était l'occasion, d'ailleurs, de faire visiter aux Banairais le remarquable Institut de Botanique de l'Azur, où se perpétuait une tradition de recherche horticole et agronomique, et la mise au point de nouvelles technologies d'hydraulique depuis l'ère médiévale. Comme Banairah, l'Azur était caractérisé par un climat subtropical aride, poussant les populations locales à tirer le meilleur parti de leur terroir ; c'est ce qui avait créé, au fur et à mesure des millénaires, une civilisation et des cultures luxuriantes, raffinées, uniques au monde. Les nomades, caravaniers et commerçants passaient à l'époque d'un désert à l'autre, enjambant les montagnes, cheminant le long des oasis et des vallées temporaires. L'islam et la langue arabe s'étaient diffusés ainsi dans les deux pays ; et si bien d'autres peuples, comme les cavaliers turco-mongols ou les cultivateurs perso-iraniens, avaient aussi élu domicile dans cette partie du monde, cela n'avait eu d'autre effet que d'enrichir la diversité culturelle d'un monde uni par des croyances et une histoire profondément enracinés.
La proximité entre Banairah et l'Azur appelait donc à un rapprochement. C'était d'autant plus vital aux yeux de Jamal al-Dîn al-Afaghani que plutôt que de regarder le passé de façon nostalgique, c'était bien pour préparer l'avenir que des partenariats devenaient nécessaires. Les questions commerciales appelaient à un nouvel accord global, harmonisant les flux de gaz, de pétrole, de produits alimentaires et industriels entre les deux pays. Sur le volet diplomatique, l'Azur voulait trouver l'amitié du Khasser et de la République Banairaise, et en particulier jeter les bases sinon d'un nouvel ordre afaréen, du moins d'une refonte et d'une réorientation du Forum de Coopération d'Afarée du Nord. L'Azur voulait réaffirmer la souveraineté des états afaréens face aux mentalités coloniales, encore ancrées dans une série de possessions ultramarines impériales qui émaillaient le pourtout du continent. Enfin, Afaghani voulait protéger les acquis de l'Azur en signant avec Banairah des accords de coopération sur les volets maritimes, scientifiques et technologiques, en proposant par exemple à la grande nation arabe de rejoindre le Traité du Pavillon septentrional, qui visait à créer une coopération Sud-Sud sur les sujets de pointe.
Tous ces points allongeaient un programme de discussions déjà chargé. C'est donc en toute sérénité qu'Afaghani accueillit ses invités dans un bureau richement décoré, au sommet de la Porte, d'où l'on voyait l'ombre de la ville, le reflet du lac, et la silhouette des montagnes. On servit du thé dans de la vaisselle en argent, accompagné de dattes, d'agrumes, et de préparations eurysiennes. Afaghani proposa à ses hôtes de s'asseoir dans les fauteuils, et il prit la parole sur le sujet le plus important à ses yeux.
Excellences,
Je vous remercie de votre présence. C'est pour moi un plaisir de vous accueillir ici, à Agatharchidès, dans notre capitale califale. Je vous en prie, n'hésitez pas à vous servir de ce qu'il vous plaira. Si Dieu le veut, nous pourrons avoir ici l'échange tant attendu que nous appelons de nos voeux. Excellences, j'aimerais commencer notre échange sur un premier point, qui est pour Son Altesse Sémillante le Khalife l'élément le plus essentiel dans notre relation bilatérale. Je veux parler de l'accès aux lieux saints de l'islam, qui se trouvent à Makka et à Taba, et où se trouve la pierre de la Kaaba et la ville de naissance du Prophète. Depuis des siècles, la question de l'accès des musulmans au lieu du pèlerinage se pose. Bien sûr, la république de Banairah a fait preuve d'une conduite exemplaire ces dernières années, mais il serait bon et judicieux, d'après nous, d'officialiser le libre accès des musulmans aux lieux saints et de réfléchir aux infrastructures de transport adéquates, dans l'intérêt de la communauté musulmane toute entière. Un accord international sur cette question nous semble pertinent, notamment pour stipuler la liberté d'accès, les règlements de sécurité, et faciliter l'accès au Hajj par les croyants les plus modestes. Enfin, ce serait l'occasion d'établir entre les autorités religieuses de nos deux pays un dialogue, visant à échanger sur des points de fîqh. Cet accord religieux serait une avancée importante pour proclamer notre solidarité mutuelle. Car le Coran n'indique-t-il point : « Les croyants ne sont que des frères. Etablissez la concorde entre vos frères, et craignez Allah, afin qu’on vous fasse miséricorde » (Sourate 49, verset 10) ?
Si vous l'agréez, ce sujet pourrait faire l'objet d'une première discussion pour un texte commun. Nous avons ensuite d'autres propositions, plus prosaïques, sur les coopérations économiques, commerciales et maritimes que nous pourrions mettre en oeuvre.