11/05/2017
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[Westalia - Grand Kah] Un loup dans la bergerie ou un berger chez les loups ?


Westalia Grand Kah


Rencontre diplomatique entre la Grande République de Westalia et les Communes Unies du Grand Kah

Columbia, Westalia, le 3 janvier 2016

L'année vient à peine de commencer et nul ne peut affirmer le contraire que le Président Fédéral l'avait marqué d'un grand coup dès son ouverture. Si le chef de l’État westalien avait déjà échangé avec plusieurs autres dirigeants étrangers depuis son arrivée au pouvoir, principalement des alliés, le hasard du calendrier des rencontres a voulu que la première nation à être invitée sur le sol de la Grande République n'est autre que le Grand Kah. Considéré par de nombreux observateurs comme la deuxième puissance mondiale, c'est surtout son influence idéologique qui reflète vraiment sa position d'acteur incontournable sur la scène internationale. Symbole du renouveau démocratique pour certains, une alternative sociétale parmi d'autres pour les plus pragmatiques, voir un pays aux idées extrémistes et dangereusement révolutionnaires pour ses détracteurs. A une année près, l'ancien gouvernement hardenboriste (1991-2015) avait vu pu assister, de loin, à la Quatrième Révolution, celle ayant amené les communalistes kah-tanais au pouvoir, face à une junte chaotique et brutale. Si Victor Hardenbor, au cours de son premier mandat, n'avait clairement pas eu une vision positive de cet éphémère régime réactionnaire, pour son incohérence politique et ses méthodes que lui-même n'aurait pas osé appliquer, l'image qu'il avait des nouveaux "maîtres" du Grand Kah n'était pas meilleur pour autant. Très longtemps associé au communisme, par d'astucieux raccourcies politiques, le communalisme n'a jamais eu une bonne image en Westalia. Le gouvernement néo-horvanxien s'est longtemps appliqué à présenter toutes ces idéologies aux caractères révolutionnaires comme l’œuvre de fanatiques extrémistes et sanguinaires, voir "désunionistes", une insulte que la droite radicale aime utiliser à tout va pour critiquer la gauche. Ainsi, il n'était pas étonnant que la dernière décennie se déroula sans interaction particulière avec l'Union des Communes, et il n'en fut pas plus surprenant de voir que les conservateurs s'étaient appliqués à rester à l'écart de cette dernière durant toute la période de l'ouverture sur le monde, pourtant historique dans le rayonnement diplomatique de la Grande République. Il faut dire que ce pays paltoterran contribu beaucoup à alimenter les théories complotistes des "dangereuses et néfastes influences étrangères sur la pureté de la civilisation westalienne", pour ne reprendre simplement que les mots du Sénateur Henry Ross et Président du Parti National Westalien, un mouvement politique d'extrême-droite, nostalgique de la dictature horvanxienne (1876-1919) et aux tendances isolationnistes.

Malgré tout cet historique, les temps changent et les visions aussi. Avec la popularisation d'internet, maintenir un discours tel qu'avait pu le faire les conservateurs durant plus de deux décennies n'était plus aussi efficace. Dépassé par l'arrivée de nouvelles idées, aussi bien à gauche qu'à droite, il n'est pas exagéré de dire que ces flux de pensées sortant des standards traditionnels westaliens ont eu leur importance dans la chute électorale du précédent gouvernement fédéral et dans le remodelage de la scène politique westalienne. En effet, c'est au cours de ce que certains s'amusent à appeler la "Little Yellow Revolution" (Petite révolution jaune), en référence à la couleur principale du Front Populaire et Démocrate, que les mouvements de gauche ont connu une renaissance historique. Avec leur arrivée au pouvoir l'année dernière, ces derniers opèrent un changement de cap dans la navigation de la Grande République et présentent peu à peu leurs projets pour réformer la société, sans cacher une certaine déconstruction d'une partie de l'héritage des années conservatrices, vers une société "plus libre et démocratique". Ainsi, il n'est pas étonnant de voir que la doctrine diplomatique du nouvel exécutif se veut plus ouverte avec des nations jusqu'à présent mal vue, tel que le Grand Kah. Disposant d'une plus grande marge de manœuvre que son prédécesseur, le Ministre Fédéral aux affaires étrangères, Richard Kaylor, s'efforce de préparer un grand plan visant à la constitution d'un réseau de contacts diplomatiques renforcé et de nouveaux partenariats stratégiques avec différentes nations du monde. Visiblement, le principal représentant du communalisme à l'échelle de la planète se voit offrir la possibilité d'une normalisation des relations avec la Grande République. Pour le nouveau chef de la diplomatie, entretenir des liens avec des nations aussi influentes et importantes que cette dernière est une étape nécessaire pour faire de Westalia un véritable acteur international d'importance, alors que son pays s'impose de plus en plus comme une puissance économique incontournable en Aleucie. Au niveau national, cependant, il y a une nécessité de ne plus présenter le Grand Kah comme "ce grand monstre rouge paltoterran", avec le risque de se mettre à dos les citoyens les plus méfiants de ce dernier. Il n'est pas possible de défaire une image entretenue depuis des dizaines d'années en peu de temps, mais une rencontre correctement menée par les deux représentations pourrait avoir un certain effet.

Simeon Belagri Richard Kaylor
A gauche, le Président Fédéral Simeon Belagri. A droite, le Ministre Fédéral aux affaires étrangères, Richard Kaylor.

Avec l'ouverture de cette rencontre historique, c'était un véritable baptême du feu pour le tout récent 12ème Président Fédéral de la Grande République. Il se tient là où se tenait son éternel rival, il y a encore quelques mois, et se retrouve désormais dans cette mission tout aussi honorable que lourde de responsabilités en représentant l'ensemble des westaliens devant une force étrangère. Un sentiment d'autant plus important quand on sait que la délégation accueillie aujourd'hui n'est autre que celle du Grand Kah, une superpuissance, la deuxième plus puissante du monde. S'il est vrai que de nombreuses différences se posent entre leur société respective, Simeon Belagri avait approuvé qu'une rencontre soit organisé avec ces derniers, une chose impensable sous le précédent gouvernement. Pourtant, les enjeux et opportunités sont nombreux s'il s'agit de traiter avec l'Union des Communes. Sa position géographique à travers le globe, son poids diplomatique ou encore son importance dans le grand réseau du commerce international en font une nation avec qui il peut y avoir de nombreux avantages à tirer : des accords commerciaux favorables à la croissance du pays, l'image d'une Westalia moins réfractaire et plus ouverte dans sa diplomatie ou tout simplement l'assurance d'être sous un meilleur œil, pour cette puissance largement supérieure à celle de la Grande République.

Au cours de la fin d'année 2015, les échanges diplomatiques se sont intensifiés avec le Grand Kah et il y avait eu une véritable volonté kat-hanaise de développer un partenariat assez important avec la troisième puissance économique aleucienne, probablement dans une volonté de rapprochement avec le nouveau gouvernement marqué plus à gauche que la plupart de ses voisins continentaux, malgré le fait que Westalia reste une nation encrée dans un libéralisme très accentué et une tradition capitaliste historique. Pour le chef de l'état et son ministre, il allait être aussi important de trouver un équilibre certain entre le rapprochement diplomatique et la vitesse de développement de ce même rapprochement. Si la coalition de gauche avait accueilli cette visite de façon mitigée, l'opposition de droite n'a pas manqué l'occasion de faire la critique du nouveau gouvernement avec des propos particulièrement durs, symbole d'une méfiance encore profonde des idéologies encrées à gauche et tout particulièrement des pays qui en font la promotion aussi ouvertement.

Malgré l'hiver, il n'avait pas neigé sur la capitale fédérale westalienne, et le beau temps était au rendez-vous depuis quelques jours. Il faut dire que le climat local ne permet pas des tombées de neiges abondantes et fréquente dans cette région du pays, malgré un certain froid en ce troisième jour de l'année 2016. Ainsi, un accueil pu facilement être mis en place à l'aéroport fédéral Stanislas Asfort, le plus grand du pays, où une piste fut dégagée pour permettre à l'avion de la délégation kat-hanaise d'atterrir, après plusieurs milliers de kilomètres parcourus en vol. Depuis quelques années, ce genre d'infrastructure avait connu une importante modernisation, poussé par l'internationalisation du pays et la croissance exponentielle des investissements nationaux comme extérieurs dans le pays, qui ont poussé en une transformation favorisant les échanges avec l'étranger, humains comme de biens. Dans une certaine formalité diplomatique, la délégation fut accueillie d'un grand tapis rouge et d'un orchestre de la Garde Républicaine, qui commença à jouer le "Chant des Peuples", l'hymne officiel du Grand Kah, accompagné de plusieurs drapeaux kat-hanais et westaliens flottant tout autours.

S'avançant d'un pas assuré, le Président Fédéral se présenta à la délégation étrangère :

Simeon Belagri : Représentants du Grand Kah, c'est un honneur de pouvoir vous accueillir sur les terres de la Grande République. J'espère que le voyage jusqu'à Columbia a été confortable et que la distance parcourue ne vous a pas paru trop longue. Dans cette rencontre historique, le peuple westalien désire tout autant que vous de tourner la page de plusieurs décennies de silence diplomatique, afin d'ouvrir la voie vers un futur plus ouvert et remplie d'opportunité pour tout un chacun.

Il n'était pas difficile de reconnaître le Président Fédéral de la Grande République, tant il était unique en son apparence. Bien que d'une taille plus petite que celle de son prédécesseur, restant pour autant dans la moyenne, la gestuelle de ses mains et de ses bras trahissent ses origines madreriannes, dont le peuple s'exprime énormément avec de grands mouvements. Mais ce sont surtout ses mimiques particulièrement iconiques du personnage qui permettent de l'identifier avec aisance, tout particulièrement les expressions de son visage toutes particulièrement accentuées, dont la combinaison avec sa gestuelle et son ton amicale ont beaucoup contribué à en faire la personnalité politique la plus appréciée des westaliens ces dernières années. Avançant derrière lui, Richard Kaylor peut paraître plus sobre et moins expressif que son chef de l’État, une comparaison assez évidente, mais sans pour autant être froid, puisque c'est ce dernier qui a convaincu le premier d'accepter l'organisation d'une rencontre. Avec un air semblant plus calme, le chef de la diplomatie se présente aux représentants étrangers.

Richard Kaylor : Cher représentants kat-hanais, toute la Grande République est honoré de pouvoir vous accueillir à Columbia. J'espère que nous pourrons profiter de cette rencontre pour développer des liens solides et une entente bénéfique à nos peuples.

Avant le départ des délégués, il y avait eu un meeting, très bref, des membres disponibles du Comité de Volonté Public. Ils s’étaient retrouvés dans une petite salle de réunion annexe de l’aéroport d’Axis Mundis, et avaient revu très rapidement les éléments importants du dossier Westalien. Pas qu’une des deux membres de la délégation ne craignait de faire le moindre oubli une fois sur place : la citoyenne Meredith avait une hygiène de travail irréprochable et faisait figure de véritable machine à apprendre. Quant à la citoyenne Rai Itzel Sukaretto, elle se sentait très – probablement trop – à l’aise avec l’improvisation. C’était Actée Iccauthli, celle à qui on avait délégué les Affaires Extérieures, qui avait tenu à organiser cette ultime réunion. Elle faisait les cent pas sous les néons blafards et les pales d’un ventilateur de plafond dont le style "boiserie" datant d’avant la junte. La citoyenne s’arrêta et pivota vers ses deux camarades. Rai était assise sur le rebord d’une fenêtre et regardait les pistes de l’aéroport, où se posait lentement un grand zeppelin du Directoire de la Garde. Meredith, elle, reposait doucement les notes de synthèses compilées par ses assistants. Son regard croisa celui d’Actée, qui attrapa le dossier d’une chaise et se pencha dans sa direction.

« Donc quoi que nous voulions de Westalia, il faut que vous gardiez en tête que son gouvernement progressiste n’en fait pas une puissance altermondialiste. Ce pays n’est pas structurellement sorti de ses tropismes occidentaux. Ça vaut pour la classe politique et aussi pour les citoyens. »

Meredith savait que ce rappel n’était pas motivé par un quelconque mépris de la part de la citoyenne. Actée ne prenait pas ses pairs pour des idiots. En fait, elle s’était arrangée pour arrivée à l’aérodrome en même temps que ses camarades afin de leur faire un dernier point au cas où. Elle allait elle-même partir pour le Nazum, où une sombre histoire de menace fasciste requérait toute son énergie auprès des partenaires locaux de l’Union. Cette rencontre avait donc une nature opportuniste. Et c’est bien dommage, pensa Meredith qui s’en serait passé sans déplaisir. Elle acquiesça.

« Tu veux nous mettre en garde contre un excès de confiance ?
– Bien que la Westalie reste l’un des meilleurs candidat – avec l’Icamie – il semble peu probable qu’ils correspondent exactement à ce que nous recherchons.
– Nous verrons bien. Certains des objectifs de l’Union nous dépassent. Si nous ne faisons que mettre en évidence des routes que nos successeurs pourront emprunter... 
 Tant que nous avons toutes conscience de la situation, je n’ai plus rien à ajouter. »

Actée lâcha la chaise et leva un peu le menton, pensive. La stratégie de l’Union, depuis la disparition du Pharois, avait été de parier sur des partenaires régionaux forts, en mesure de tenir une place d’hégémonie de fait et de défendre, pour des raisons idéologiques ou structurelles, une pensée altermondialiste. L’ordre mondial qui émergerait ainsi serait conçu autour de notions anti-impérialistes fortes propices à l’émergence de mouvements démocratiques (à comprendre au sens totaliste des kah-tanais) et progressistes. Cette stratégie avait déjà fait ses preuves au Nazum et en Afarée. En Eurysie, elle commençait à prendre forme. En Aleucie, maintenant, elle se heurtait à un mur : la loi du marché et le libéralisme débridé y régnaient en maîtres, jouissant d’un monopole presque total sur la légitimité politique. Pour Actée c’était tout vu, Westalia ne serait pas prête avant des décennies. Elle n’était à ce titre pas sans savoir quels moyens avaient déployés les "tulpas" du commissariat suppléant à la sûreté. Impossible de savoir le rôle réel qu’avait joué le "cabinet noir" dans la victoire de la gauche, mais on pouvait parier qu’il avait accéléré le processus.

Meredith aussi réfléchissait à cet aspect. Plus exactement, elle trouvait la situation assez improbable, et moins pour des raisons liées à la conjoncture politique westalienne, ou gépolitique Aleucienne, que pour ce qu'elle révélait de son propre parcours. Quand Meredith avait été propulsée "avocate du programme politique de l'Union" après les élections de 2007, c'était presque sur un coup de tête, et pour remplacer un comité dit "Estimable" d'une incroyable longévité politique. Pendant quinze ans son prédécesseur, Maximus de Rivera, avait reconstruit le Grand Kah. Et que restait-il de lui, dans la sphère publique ? Pas grand-chose. L'esprit fort du miracle économique avait disparu de la postérité, et tout ce qu'elle construisait sur son héritage ne porterait pas tant son nom que celui de son programme. De Rivera avait été "l’homme de l’Instant", il en serait de même pour elle. Tel était le sort des directions collectives et de leurs leaders officieux. Et ce n'était d’ailleurs pas problématique, mais ça rendait l'analyse génétique de sa politique plus compliquée.

« Merci Actée, et bon voyage et bon courage à Heon-Kuang.
— Bon courage ? Bah, nos camarades nazumis sont devenues des amies proches. Mais vous deux... » Elle inclina la tête sur le côté et lança un sourire particulier à Rai. « Soyez sage. »

Rai lui offrit un sourire d’autant plus étrange qu’elle ne répondit pas.

Rai aussi était une figure atypique. Fille du dernier dictateur, qui avait sauté à pieds joints dans la révolution – une fois assez vieille pour la comprendre et comprendre sa propre position. Elle était la "princesse rouge", mais aussi la principale organisatrice d’une fondation de Mécénat qui avait pleinement ressuscité et remobilisé les imaginaires punks, gothiques, et les sous-cultures de la nuit et des clubs. Une figure qui ne faisait certes pas très sérieux, au sein d’un gouvernement, mais qui avait pour elle le mérite d’avoir mis le doigt sur quelque chose d’extrêmement précieux en théorisant la doctrine du "Cool Kah-tanais". Elle avait propulsé un Grand Kah revenu à ses premiers amours révolutionnaires (et nécessairement un peu poussiéreux) vers une avant-garde stylisée et grand public. "L’eau qui fait passer la pilule", avait-on un jour dit. Elle rendait la culture kah-tanaise acceptable pour un public qui ne comprenait pas ses implications libertaires. Depuis elle grenouillait dans la Convention. Elle et Actée avaient brièvement habitée ensemble et représentées l’Union à de nombreuses reprises, dont notamment lors de la première grande conférence des pays Paltoterrans du siècle, avait participé à doter les comités de Volonté Public de styles vestimentaires et cérémoniels distincts et reconnaissables, s’était rendu à Carnavalle à de nombreuses reprises pour y "surveiller personnellement" les membres de la famille impériale en Exil et, mais ça restait à prouver, l’aurait aussi fait à Westalia. En fait, personne n’ignorait que si elle remplirait son rôle sérieusement, elle viendrait surtout à Westalia pour y défrayer la chronique, intimider les blancs en exil, jouer l’égérie de mode, apporter un facteur cool propre à attirer l’attention d’une certaine jeunesse, facteur qui échappait entièrement à la rudesse technocratique de Meredith.

Actée quitta la salle, une heure plus tard, Rai et Meredith volaient vers l’Aleucie.

https://i.imgur.com/qsPoHUC.png

« Tu te rends compte ? Traverser l’équateur et passer de la neige à ça.
– Tu aurais préféré un blizzard ?
– Mon bonhomme de neige me manque. »

Meredith sourit, tout décidant consciemment de ne pas rebondir sur ce que venait de dire sa camarade. À vrai dire les neiges qui avaient exceptionnellement couvert Lac-Rouge durant la période des fêtes lui avait surtout fait craindre de devoir quitter la région en train pour prendre un avion depuis un autre endroit. Un tel voyage aurait été fatiguant et aurait pu négativement impacter son humeur – bien que ce dernier point ne lui semblait pas particulièrement important. Avant de descendre la passerelle menant jusqu’à la piste, où leurs hôtes avaient manifestement préparé un charmant petit comité d’Accueil, la Voix pivota vers sa comparse et planta son regard dans le sien.

« Nous allons devoir manœuvre finement. Il faut qu’ils comprennent la sincérité de nos intentions sans pour autant que celles-là ne les intimide.
– Moi aussi j’ai lu les notes des Affaires Extérieures.
– Tu m’en diras tant. 
– Je ne ferai pas d’envolées lyriques. »

Meredith acquiesça et pivota vers la porte de l’avion. 

« Merci. »

Les deux femmes et la délégation qu’elles amenaient avec elles descendirent enfin sur la piste. Il n’y avait pas un seul costard cravate en vu, les kah-tanais ayant appris à apprécier d’autres types d’uniformes qui n’étaient ni tout à fait aux standards du monde politique traditionnel, ni exactement les tristes bleus de travail glorifiés de leurs "camarades" eurycommunistes. Si Rai brillait comme d’habitude par le côté excentrique et stylisé de ses tenues, Meredith et les membres de la délégation portaient des ensembles noirs et rouges sombres. Vestes noires impeccables, coupées avec une précision presque militaire, mais sans la rigidité d’un uniforme traditionnel. Elles épousaient les silhouettes avec une élégance maîtrisée, mêlant pragmatisme et sophistication. Les tissus, issus des dernières innovations textiles kah-tanaises, alliaient légèreté et résistance, avec une texture mate légèrement rehaussée de reflets sombres sous certaines lumières. Une subtile bande rouge sombre parcourait certaines coutures, et parfois, sur les revers ou les poignets, une broderie discrète en fils métallisés évoquait des motifs inspirés des traditions mahuasca et nazumis.
Si plusieurs membres de la délégation portaient ces ensembles androgynes, certaines femmes arboraient des tenues plus féminines, toujours dans cette même esthétique aiguisée. Certaines robes, longues et structurées, jouaient sur des jeux de superpositions textiles, alliant le noir profond à des touches de pourpre ou d’ocre, intégrées dans des motifs géométriques abstraits. D’autres préféraient des complets ajustés, vestes cintrées et pantalons à taille haute, le tout parfois rehaussé d’un liseré cuivré ou de broderies plus affirmées le long des cols et des manches. Aux pieds, des bottes noires élégantes et pour celles en robe, des souliers bas, aux lignes épurées, en cuir synthétique finement orné de motifs gravés, évoquant les glyphes anciens réinterprétés à l’ère numérique.

Mais c’étaient surtout les bijoux qui captaient l’attention, contrastant avec la retenue des vêtements. Finement ciselés, souvent asymétriques, ils brisaient discrètement la rigueur du reste. Boucles d’oreilles en argent fin, une seule pendant d’un côté, rehaussée de minuscules pierres de jade ou d’obsidienne, tandis que l’autre oreille restait nue ou simplement ornée d’un piercing délicat. Chaînettes courant le long de la mâchoire, reliant un anneau d’oreille à un petit pendentif au creux du cou. Bagues effilées, souvent empilées, aux motifs géométriques inspirés des gravures nahuatls, jouant sur des jeux de vides et de pleins. Certaines mains portaient des bracelets ouverts, à peine plus épais qu’un fil d’or ou d’argent, entrelacés avec une technicité toute artisanale. Chaque membre arborait une broche métallique sur la veste, ornée de la torche communaliste dans une finition sobre et sans ostentation. En guise d’accessoires, des ceintures aux boucles minimales, parfois intégrant des modules de communication, et des gants ajustés en textile intelligent, conçus pour réagir aux interfaces tactiles et aux systèmes de sécurité biométriques.

Si l’excentricité de Rai tranchait, la délégation dans son ensemble était en fait dans l’héritage direct de son style. Le Grand Kah avait refusé le conformisme bureaucratique des vieilles puissances et le fonctionnalisme austère des socialistes traditionnels. Quant il avait décidé de se reconstruire, d’entièrement se reconstruire, le communalisme kah-tanais avait réalisé qu’il n’était pas tant un mouvement créé contre le capitalisme, et donc anti-capitaliste, qu’en parallèle à ce dernier, et donc a-capitaliste. Cette réalisation soudaine avait irrigué la culture de l’Union et l’avait poussée à continuer de se développer dans des directions lui étant propre. La modernité serait une caractéristique du nouveau Grand Kah. Mieux : la modernité, en tant que concept, serait kah-tanaise.

L’hymne révolutionnaire retentit sur le tarmac, et un frisson imperceptible traversa certains membres de la délégation. Une mélodie que trop peu d’Aleuciens avaient osé faire résonner. Ils se rendirent enfin à la rencontre du président fédéral. Ce fut Meredith qui répondit en première, après l’ensemble des kah-tanais se soient brièvement inclinés en avant.

« La distance entre nos nations est grande, en effet. Mais nous sommes ici pour la réduire, n’est-ce pas ? »

Elle était souriante, mais conservait une certaine distance. Pas exactement de la froideur, plutôt une forme de retenue que l’on retrouvait parfois en Eurysie du Nord et, de fait, dans les cercles diplomatiques de l’Union. À ses côtés, Rai était radieuse. Elle incarnait peut-être à la perfection l’identité kah-tanaise, à la croisée des cultures nazumis, latines et autochtones, et semblait avoir choisi d’en tirer les aspects les plus chaleureux et communicatifs.

Elle offrit un sourire courtois à Richard Kaylor avant d’unir brièvement ses paumes devant elle.

« C’est un honneur de fouler le sol de la Grande République. Les kah-tanais mesurent pleinement l’importance de ce moment et nous ne sommes ici que les porte-voix de ceux-là. Je suis convaincue que nos échanges aboutiront à des accords bénéfiques pour tous. »

Elle garda pour elle une remarque, jugeant qu’il le fallait mieux pour la tension de Meredith. Mais il était rare que les pays d’Aleucie daignent jouer l’hymne révolutionnaire. C’était plutôt courtois de la part de leurs hôtes. Encore que comme l’aurait dit son père, la vraie courtoisie s’appréciait sans se relever. Puisse ses os continuer de blanchir dans les tzompantli d'Axis Mundis.
Cette vue pouvait être assez surprenante, tout particulièrement du point des journalistes présents pour immortaliser ce moment historique, dont certains westaliens se murmuraient entre eux le grand décalage du visuel de la scène, derrière leurs grands flashs et appareils. D'un côté, on avait une délégation kah-tanaise aux allures "néo-modernistes", de ce que l'on pourrait interpréter en Westalia, voir punk ou gothique, par des personnes bien plus jeunes que leurs hôtes. De l'autre, les dignitaires de la Grande République étaient bien plus âgés et habillés de façon beaucoup plus traditionnelle d'un costard, de très grande qualité et de valeur importante, tout en adoptant une attitude très protocolaire dans l'accueil et la prise de parole avec ses interlocuteurs, bien que cet aspect rigide est bien moins visible chez le Président Fédéral Simeon Belagri, d'un naturel plus souriant, amical et avenant que les autres politiques westaliens, tout particulièrement par rapport à son prédécesseur, qui était connu pour sa certaine froideur. S'il n'était pas de connaissance commune que ce rassemblement était due à une rencontre diplomatique, on aurait largement pu croire à un contact de pur hasard entre un groupe de gothiques, en route pour une rave party, face à la sortie d'un club du troisième âge mondain de la ville de Columbia, les deux dignitaires westaliens étant de "jeunes septuagénaires".

La Grande République est une société où les traditions marquent une composante très importante dans la pensée des citoyens westaliens, qui se sont attachés à des éléments anciens et parfois désuets de leur culture. En effet, si le "Kah" est une idéologie propre au Grand Kah, Westalia a également développé la sienne au cours du XXème siècle : "L'Union Nationale", également appelé "L'Union des peuples" par la gauche, où, à l'inverse des kah-tanais, celle-ci n'est pas réellement transposable vers l'extérieur du pays, puisque conçue avec le but unique d'être appliquée en Westalia, bien qu'elle pourrait servir d'inspiration ailleurs. Les contours de cette dernière varient suivant les visions politiques, du fait de sa généralité, mais elle repose sur un principe commun : l'unité des communautés ethniques westaliennes pour le bien, la grandeur et la supériorité de la nation, un symbole unificateur nécessaire. Elle tire ironiquement ses origines du dictateur Henry Horvanx (1833-1909) qui est le premier à utiliser ce terme dans son livre "My life for the fatherland", publié dans les dernières années de sa vie. Elle tranche avec l'idéologie westale, qui eut souhaité d'imposer une austarianisation (= anglicisation) brutale de la société nouvellement créé en 1813, un projet stoppé par le dictateur d'origine austaro-madrerian. Pour autant, l'idéologie de "L'Union Nationale" n'a été réellement théorisée qu'à partir des années 20, dans un contexte post-révolution, des premiers pas de la jeune démocratie westalienne et dans un pays multiculturel où toutes les communautés pouvaient avoir au moins un reproche à faire à l'autre. Aujourd'hui, ce terme inclus les quatre grandes ethnies du pays : les austariens (anglophone), les madrerians (italophone), les nipozams (originaires du Nazum) et les hamajaks, bien que l'intégration de ces derniers soit encore très discutable du point de vue de la droite radicale et plus, à l'inverse de la gauche qui a réussi à les inclure au fur et à mesure de réformes antiracistes et surtout de la fin de la ségrégation, depuis 1979. Tandis que les premiers vont jusqu'à sacraliser cette vision, les autres la réadaptent en la modernisant avec son temps, ce qui ne manque pas de faire sujet à débat sur la scène politique westalienne.

Après quelques échanges formels pour accueillir les représentants kah-tanais, l'ensemble des diplomates se dirigèrent vers le convoi de voitures qui les amènerait jusqu'au Palais d'Argent, la résidence présidentielle et lieu de prédilection pour la réception de ce genre de rencontre diplomatique. Il n'y avait pas une grande distance à parcourir entre l'aéroport et ce lieu central de la démocratie westalienne, une occasion pour les kah-tanais de découvrir la capitale fédérale de la Grande République, dans un contexte leur étant moins hostile que sous la gouvernance conservatrice. C'est loin d'être la première fois que des personnes originaires du Grand Kah s'aventurent dans les grandes avenues de Columbia, celles-ci ayant par le passé accueillies la cours blanche de Sukaretto III, durant quelques années, un personnage historique devenu une personnalité locale rapidement côtoyée par "l'aristrocratie westalienne" des années 70, soit par de nombreux membres des Dynastic Families présentent à l'époque ou celles qui allaient le devenir, dans une période d'entre-deux guerres avec la Viétie communiste, un ancien pays au nord de la Lermandie et qui fut la dernière menace existentielle pour la Grande République, alors en pleine période de militarisation intense. Si on pouvait voir les nombreux gratte-ciels quelques quartiers plus loin et une étendue urbaine s’étirant jusqu'à l'horizon, les routes empruntées par le convoi furent majoritairement dans le centre historique de la ville, laissant place à une architecture néo-classique très présente, de nombreux musées, hôtels particuliers, théâtres richement décorés, palais datant de l'époque westale, restaurants de luxe ou encore des avenues ornées de sculptures diverses et une multiplication de jardins publics, au fur et à mesure que l'on se rapproche de la résidence présidentielle, faisant face à la place du Grand Westal.

Si le centre-ville de Columbia pouvait être un symbole de la richesse et de l’opulence des grandes fortunes westaliennes, une tradition héritée des oligarques westals, c'était également un lieu majeur de l'expression populaire et de la vie démocratique du pays. Hors mis les institutions traditionnelles, c'est un lieu privilégié des différentes manifestations de la population qui l'affectionne aussi bien pour passer un week-end à la capitale, que pour se rassembler par centaines de milliers afin d'exprimer leur colère pour telle ou telle raison, comme cela a été particulièrement le cas au début de l'année 2014, une période assez sombre pour les nombreuses arrestations d'activistes et d'opposants hamajaks, à cause des lois "contre l’extrémisme" appliqué par le gouvernement conservateur de l'époque et qui a grandement contribué à son impopularité, puis sa chute l'année dernière. Des lois qui devraient normalement disparaître du livre législatif westalien, grâce aux premières actions du nouveau gouvernement fédéral, très actif dans la déconstruction de ce qu'il considère comme des textes liberticides et antidémocratiques.

Salon de la Révolution
Le "Salon de la Révolution", une pièce majeure du Palais d'Argent.

Le Palais d'Argent ne fait pas exception à la règle et la place qui lui fait face est un centre de rassemblement important dans la ville. Après avoir suivi un trajet vide de circulation, suivant un protocole standard de sécurité, mais non pas vide de piétons, dont la curiosité n'a pas manqué pour découvrir à quoi pouvait bien ressembler ces "dangereux, sanglants et manipulateurs révolutionnaires", tels que décrit par les discours conservateurs. Les grilles de la résidence s'ouvrent afin d'accueillir le convoi dans une zone d'ordinaire visitable par le public, notamment pour son grand jardin à l'arrière du bâtiment, mais exceptionnellement fermé aujourd'hui. Une fois les voitures transportant les diplomates à l'arrêt devant la résidence, on pouvait de nouveau observer la démesure du luxe dans le passé architectural des westaliens, dans le si unique style harssien, développé au cours de la dictature et ayant contribué à la construction, ou la rénovation, de nombreux bâtiments de la capitale. Si aujourd'hui cette démesure n'est plus vraiment d'actualité, si ce n'est entretenu sur les bâtiments actuels pour des raisons historiques, elle n'en reste pas moins une certaine fierté pour les columbiens qui habitent la ville. Une fois entré dans la bâtisse, le cortège traverse de luxueux couloirs arborant des portraits de personnages historiques, à l'exception d'un emplacement visiblement vide depuis peu, mais dont on peut supposer que le cadre originel n'était autre que celui du Président à vie Henry Horvanx, un ancien dirigeant qui n'est pas porté dans le cœur de la gauche pour de multiples raisons, mais dont la critique est encore assez délicate. Au bout de ce couloir, une grande porte ouverte donne sur une grande pièce, dont l'inscription situé au-dessus de l'entrée indique "Salon de la Révolution". C'est un lieu d'importance au sein du palais, puisqu'étant une des salles privilégiées pour accueillir des représentants politiques ou encore des rencontres diplomatiques. Bien éclairé, on peut y apercevoir le portrait d'un ancien dirigeant westal, le premier Président de Westalia, fondateur de la nation et leader de la révolution de 1811 : Arthur Lerant. Au centre de la pièce, une table de bonne taille, décorée de quelques bouquets de fleurs, et des chaises disposées de façon à ce que les représentants des deux nations puissent échanger face à face, où chaque participant trouvera face à lui une bouteille d'eau et un verre à sa disposition.

Simeon Belagri : Mesdames, messieurs, vous pouvez prendre place autour de la table. Si vous avez besoin de quelque chose au cours de nos échanges, le service présidentiel se fera un plaisir de pouvoir vous l'obtenir au plus tôt, si cela reste dans sa portée bien évidemment.

Il ne fut pas longtemps pour que les différentes personnalités présentent s'installent à leur siège, avant de voir le Président Fédéral reprendre une fois de plus la parole.

Simeon Belagri : Je souhaite réitérer le plaisir que nous avons de pouvoir ouvrir un dialogue serein, pacifique et cordial entre la Grande République et le Grand Kah. Vous vous en doutez, on n'efface pas facilement plusieurs années de méfiances réciproques à l'issue d'une seule rencontre, tout particulièrement pour les plus sceptiques, qui continuent d'avoir une image peu confiante de nos relations. Malgré tout, la réussite de nos échanges pourrait être le moyen de poser les premières bases d'un lien moins tumultueux, plus honnête, emprunt de vérité et plus jamais de préjugé.

Dans nos courriers, vous nous aviez fait part d'une liste de sujets que vous souhaiteriez aborder avec nous et nous sommes ouverts à pouvoir discuter de ces derniers, bien que, comme vous l'avez précisé dans votre dernière missive, certains points seront plus difficiles à réaliser que d'autres dans l'immédiat. Cependant, cette rencontre est une occasion unique de pouvoir aborder l'ensemble des sujets qui lient ou lieront nos pays. Nous pensons qu'il y a une certaine nécessité à prioriser les thèmes qui permettront la normalisation de nos relations et une pérennisation de ces dernières dans le temps, mais cela ne doit pas exclure tout autre projet qui pourraient permettre de déboucher sur un accord profitable à tous.

Étant nos invités et initiateurs de cette rencontre, avez-vous un premier sujet à prioriser, par lequel vous souhaiteriez débuter nos échanges ?


Les westaliens devaient jouer d'un certain équilibre au cours de cette rencontre. Si la nouvelle doctrine diplomatique de la Grande République se porte sur une plus grande ouverture avec l'étranger, même avec les gouvernements aux fonctionnements totalement différents des leurs, dans une certaine mesure, l'accueil du Grand Kah en ce début d'année allait nécessairement attirer certains yeux extérieurs sur le pays, qui pourraient prendre assez négativement le simple fait d'échanger avec ce pays. Il en était de même au niveau de la politique intérieure, l'opposition de droite attend avec impatience la fin de cette rencontre et les accords qui en découleront pour critiquer le gouvernement et ses positions diplomatiques, surtout auprès de la population, par laquelle la rédaction du récit officiel de cette visite kah-tanaise sera d'une grande importance. Ainsi, si les enjeux et les tensions parallèles à ces discussions sont majeurs pour la Grande République, le Président Fédéral Simeon Belagri ne laisse pas transparaître une quelconque hostilité dans ses paroles, tout comme il ne se positionne pas dans une forme de soumission face à ses interlocuteurs, pourtant représentants de la seconde superpuissance mondiale. Il y avait un objectif de dialogue honnête, qui était assez propre à sa manière de faire, pour que ces échanges se portent sur une base égalitaire et proportionnée aux enjeux et attentes d'aujourd'hui. Une position assez étrange quand on connait le célèbre adage aleucien : "Si un westalien vous souris, ce n'est jamais sans arrière-pensée", qui n'est généralement pas tout à fait faux pour ses autres congénères.
Le trajet depuis l'aéroport jusqu'au Palais d'Argent fut une immersion silencieuse dans l'esthétique et l'histoire de Columbia. Rai Itzel Sukaretto, assise près de la fenêtre de la berline électrique – modèle sobrement efficace assez proche de ce qu'on pouvait trouver au sein de l'Union –, observait le défilé des façades néo-classiques, des jardins publics impeccablement entretenus, des monuments à la gloire passée de Westalia. Une opulence certaine, une affirmation de puissance tranquille, si différente de l'énergie brute, parfois chaotique mais toujours vibrante, des cités kah-tanaises comme Lac-Rouge ou Heon-Kuang. « Le Salon de la Révolution », songea-t-elle avec une ironie amusée en pénétrant enfin dans le palais présidentiel, guidée à travers des couloirs où les portraits semblaient juger les visiteurs. « Intéressant oxymore. Ici, même les révolutions semblent avoir été mises sous verre, encadrées d'or et polies jusqu'à perdre leur tranchant. Une pièce de musée pour une idée qui, chez nous, refuse obstinément de se laisser figer. » Elle nota l'emplacement vide sur le mur, devinant l'ombre du dictateur Horvanx, fantôme encombrant d'une histoire que la gauche westalienne tentait visiblement de négocier avec prudence.

Meredith, à ses côtés, analysait la scène avec un détachement plus politique. L'accueil était chaleureux, certes, presque trop au vu des décennies de silence glacial. Belagri, avec ses gestes expansifs, semblait sincère dans sa volonté d'ouverture, mais elle savait, comme Actée le lui avait rappelé, que la structure profonde de Westalia restait ancrée dans un libéralisme et un capitalisme que le Grand Kah s'efforçait de combattre à l'échelle mondiale. Ce "futur plus ouvert" mentionné par le Président, quel en serait le contenu réel ? Une simple normalisation des échanges commerciaux dictée par le pragmatisme économique, ou une véritable remise en question des anciens antagonismes ? L'Union avait toujours privilégié le temps long, et cette rencontre n'était qu'une étape, une sonde lancée dans les eaux complexes de la politique aleucienne. Elle avait aussi à l'esprit les prochaines échéances électorales westaliennes et la nécessité de ne pas fournir d'armes à l'opposition de droite en apparaissant trop pressante ou idéologiquement rigide.

Une fois installés autour de la table dans le fameux Salon de la Révolution, sous le regard peint d'Arthur Lerant – un révolutionnaire, certes, mais dont l'effigie trônait dans un luxe que les fondateurs du Kah auraient probablement conspué –, Meredith prit la parole après l'invitation du Président Belagri. Sa voix resta calme, mesurée, empreinte d'une cordialité toute diplomatique.

« Monsieur le Président Fédéral, Monsieur le Ministre, » commença-t-elle, en inclinant légèrement la tête. « Nous vous remercions pour cet accueil et pour vos paroles qui expriment une volonté de dialogue que l'Union partage sincèrement. Effacer des années de méfiance, vous avez raison, n'est jamais aisé et demande du temps, de la patience et une volonté commune de dépasser les préjugés hérités du passé. Votre invitation est une étape significative dans cette direction, que nous apprécions hautement. »

Elle fit une courte pause, laissant le temps aux traducteurs si nécessaire, et choisissant ses mots pour souligner une approche constructive plutôt qu'une confrontation.

« Vous nous invitez à prioriser nos échanges, et nous sommes sensibles à cette approche pragmatique. Plutôt que d'aborder d'emblée les vastes questions géopolitiques ou les différences structurelles profondes entre nos systèmes – sujets importants qui mériteront d'être discutés en temps voulu, lorsque la confiance sera établie –, ne serait-il pas plus fécond de commencer par tisser des liens concrets entre nos sociétés ? De construire des ponts là où la compréhension mutuelle peut fleurir le plus naturellement ? »

Son regard rencontra celui du Président, puis du Ministre, cherchant l'assentiment.

« Nous pensons que les fondations solides d'une relation durable se construisent avant tout par la connaissance et le respect mutuel entre les peuples. C'est pourquoi, pour cette première rencontre historique, nous serions ravis de nous concentrer sur les domaines que nous avions évoqués dans nos échanges préparatoires et qui semblent offrir un terrain d'entente immédiat et mutuellement bénéfique. Je pense notamment aux échanges académiques et de recherche entre nos universités et nos institutions scientifiques. Faciliter la circulation des étudiants, des chercheurs, des idées, nous semble être le meilleur moyen de déconstruire les stéréotypes et de nourrir une compréhension profonde de nos réalités respectives. »

Rai intervint alors, son sourire plus qu'éclatant, traduisant un enthousiasme sincère pour cette perspective d'échange.

« Absolument, Monsieur le Président, Monsieur le Ministre ! Imaginez l'effervescence intellectuelle et créative que de tels échanges pourraient générer ! Des étudiants westaliens découvrant les dynamiques communales à Lac-Rouge, des chercheurs kah-tanais collaborant avec vos pôles technologiques ici à Columbia... C'est par cette pollinisation croisée des savoirs et des cultures que nous pourrons véritablement commencer à comprendre l'âme de nos nations respectives, les mécanismes profonds qui animent nos sociétés, bien au-delà des discours politiques ou des analyses économiques parfois réductrices. Développer des initiatives conjointes dans les sciences, les technologies, mais aussi les arts, ouvrir des canaux directs entre nos sociétés civiles, créer des espaces de dialogue apaisé entre nos penseurs... Voilà, nous semble-t-il, une feuille de route concrète et positive pour débuter ce nouveau chapitre. Construisons la confiance brique après brique, par le partage de ce que nos deux nations ont de meilleur à offrir : leur intelligence et leur créativité ! »

Meredith conclut, reprenant un ton plus institutionnel. Le contraste entre les deux citoyennes était saisissant.

« En nous concentrant d'abord sur ces aspects – éducation, science, culture, liens entre sociétés civiles –, nous pourrons défricher le terrain de la méfiance et semer les graines d'une relation plus profonde. Cela nous donnera le temps, Monsieur le Président, de mieux nous connaître, de mieux appréhender nos complémentarités et nos différences, tout en respectant le rythme propre à l'évolution de vos débats internes, dont nous sommes conscients des sensibilités. Nous sommes convaincus qu'une approche patiente et incrémentale, axée sur la construction de liens humains et intellectuels, est la plus sage et la plus prometteuse pour l'avenir de nos relations, sans chercher à brusquer ni les événements ni les opinions. »

La proposition kah-tanaise était désormais clairement orientée vers une stratégie de "soft power" et de rapprochement progressif. Loin d'une confrontation idéologique frontale qui serait contre-productive, surtout à l'approche des élections sénatoriales westaliennes où toute ingérence perçue pourrait nourrir l'opposition de droite, l'Union privilégiait une approche méthodique, éprouvée. Il s'agissait de rendre l'alternative communaliste, souvent caricaturée ou diabolisée, plus familière, plus compréhensible, voire acceptable aux yeux de l'opinion publique et des élites westaliennes. Les échanges culturels et académiques n'étaient pas une fin en soi, mais des vecteurs soigneusement choisis pour diffuser subtilement les idées, les valeurs, l'esthétique même du Grand Kah, créant une accointance qui faciliterait, à terme, des rapprochements plus politiques.

Les sourires et la cordialité affichés n'étaient pas feints, mais sélectifs ; ils étaient réservés à ceux que l'analyse matérialiste kah-tanaise considérait comme engagés, consciemment ou non, sur la longue voie menant vers un monde plus juste. Aux yeux de l'Union, le jeune gouvernement progressiste de Westalia, malgré ses pesanteurs libérales, avait amorcé ce mouvement. Dans un, cinq, dix, vingt ans peut-être, les graines semées aujourd'hui porteraient leurs fruits. La force du Grand Kah tenait moins à une patience passive qu'à cet idéologisme méthodique, cette confiance inébranlable dans le "sens de l'Histoire" et dans sa capacité à accompagner, voire à accélérer, l'évolution des sociétés partenaires vers des formes considérée comme plus abouties de démocratie réelle et d'émancipation.

Les deux citoyennes étaient à fois parfaitement sincères, et excessivement intéressées.
Richard Kaylor était resté plutôt silencieux depuis le début de cette rencontre, mais paré d'une attention particulièrement importante, écoutant avec intérêt et sérieux les paroles des représentantes kah-tanaises. En tant que Ministre Fédéral aux affaires étrangères, il était le nouvel architecte de la diplomatie westalienne, celle d'une nation désormais au premier plan sur le continent, mais également avec un certain historique ayant produit une image de la Grande République comme un pays profondément conservateur et parfois aux limites du respect de la démocratie... Ce n'était pas entièrement faux de voir Westalia sous cette vision, un héritage du gouvernement hardenborien qui a contrôlé une bonne partie des institutions d'une main de fer, avant d'être remplacé démocratiquement, "avant que cela ne soit plus possible", avait déjà commenté Simeon Belagri lors de sa dernière campagne électorale. Pour autant, si le peuple avait fait le choix de l'alternance politique, est-ce que cela avait été fait dans le but de nettoyer la Grande République de ses vielles tumeurs autocratiques et de la faire évoluer vers un modèle de démocratie aussi moderne qu'exemplaire ? Ou peut-être uniquement pour remplacer un mouvement qui a perdu en légitimité ces dernières années, favorisant l'offre de stabilité la plus évidente ? Les westaliens restent encore de fervent traditionalistes et conservateurs d'une vision de leur monde entretenu depuis de nombreuses générations, la faute au spectre d'Henry Horvanx qui, même cent-six ans après sa mort, continu de planer sur la vie politique du pays et a malgré lui influencer presque tous les mouvements et idéologies westaliennes, même à gauche où la majorité des partis soutiennent le principe d'Union des peuples, un dérivé de l'Union Nationale, bien que plus inclusif et égalitaire vis-à-vis des communautés minoritaires.

Avec l'arrivée au pouvoir de l'Alliance Sociale et Démocratique, une coalition de gauche réunissant l'extrême-gauche ouvriériste jusqu'au sociaux-libéraux asfortiens, c'est un monde qui s'écroule dans le pays, d'autant plus avec la fragilité du Parti de l'Union Républicaine, qui pourrait bien imploser à tout instant sur fond de tensions internes. Sur les ruines de l'ancienne société, tout est à reconstruire sur la scène politique westalienne, qui se dote d'un centre désormais plus à gauche et depuis lequel elle peut observer une droite profondément divisée et proche d'une "guerre de succession" visant à s'emparer du flambeau "Hardenbor", le seul conservateur de l'histoire à avoir uni la majorité des courants de droites sous son contrôle et où certains rêvent de réitérer cet exploit. Les échéances électorales sont courtes en Westalia et le nouveau gouvernement le sait très bien. S'il veut faire perdurer l'effet "Belagri", il doit apporter des réponses concrètes aux électeurs et ne pas laisser la droite se réunir sous la bannière d'un nouveau leader opportuniste. Dans cette optique, la diplomatie est devenue au fur et à mesure des années un sujet qui intéresse beaucoup plus les citoyens, qui suivent avec intérêt l'actualité extérieure, dont l'impact est désormais beaucoup plus grand qu'auparavant, la Grande République étant une nation dont une part importante de sa croissance repose sur le commerce mondial. Le nouveau chef de la diplomatie, assied devant les kah-tanaises, a conscience que le changement de pouvoir pousse Westalia dans une situation inédite sur la scène internationale. Jusque-là assez éloignée du regard des superpuissances ou des alliances majeures, l'arrivée d'un nouveau gouvernement plus ouvert offre la possibilité naturelle d'influencer le pays diplomatiquement. Mais quel choix faire dans cette vaste panoplie qui s'offre à l'international ? Richard Kaylor, pour sa part, souhaite s'axer sur un élargissement des partenariats hors-Aleucie, dont le continent se divise de plus en plus sur fond d'intérêts personnels et aux tensions régulièrement alimentés par ce que l'on peut qualifier l'émergence de nouveaux dirigeants autoritaires. De quoi justifier la nécessiter de trouver des soutiens dans des régions du monde qui pourraient être favorables à la Grande République.

Ces premiers échanges avec le Grand Kah sont donc les bienvenus en ces temps troubles pour la diplomatie régionale, non pas pour trouver une alliance, les différences idéologiques encore trop nombreuses et le contexte peu propice à cela, mais bien dans la construction d'une image westalienne de puissance internationale capable d'établir un dialogue cordial avec des nations qui puissent être totalement son opposé, les Communes Unies étant sur plusieurs plans une image inversée de la Grande République, sans pour autant renier ses propres valeurs. C'était bien là que se trouvait une large différence avec le précédent gouvernement fédéral, le Ministre Fédéral n'avait pas peur de chercher à faire prospérer l'influence du pays en allant créer des liens avec des peuples de tout horizon. Cette rencontre avec la seconde puissance mondiale et leader du camp libertaire-communaliste est à double tranchant pour Westalia, d'un côté elle arrivera à s'afficher comme ayant dépassé ses réticences passés, ouverte et surtout en capacité d'engager des discussions avec une aussi grande force, mais d'un autre il ne faudrait pas que ce "rapprochement" soit interprété comme un début d’alignement de la Grande République sur le Grand Kah, à tord ou à raison. Ce serait du pain béni pour une droite westalienne qui y trouverait une nouvelle raison de s'unir, tout comme pour les dirigeants étrangers hostiles, qui n'hésiteraient pas à saboter les relations existantes durement construites pour essayer d'isoler diplomatiquement le pays.

Simeon Belagri : Nous sommes tout à fait d'accords qu'il est nécessaire pour nos populations d'apprendre à mieux se connaître, pour aller au-delà des idéologies qui différencies tant nos visions du monde respectives, mais surtout pour que deux grands groupes culturels puissent se découvrir ou se redécouvrir dans des aspects que nous pouvons peut-être partager et qui pourraient grandement aider à faire tomber les barrières de la méfiance et des aprioris, pour laisser place à plus de curiosité et de paix.

La proposition des représentantes kah-tanaises était une bonne base pour établir un début de relation pacifique et cordiale entre ces deux nations que beaucoup de choses opposent. Les dirigeants westaliens partagent cette volonté d'une meilleure compréhension qui pourrait servir à "dédiaboliser" le Grand Kah à l'échelle fédérale, dont l'objectif serait sûrement de démontrer que la création de ces liens place le pays dans le cercle des grandes nations de ce monde et non en tant que collaborateur d'un pays d'horribles révolutionnaires permanents, l'hostilité étant solide à l'encontre des pays particulièrement marqué à gauche. D'un côté, si Simeon Belagri semble très réceptif à l'idée de voir ses interlocutrices proposer tout un tas d'idée, le Ministre Fédéral souhaite un peu tempérer cet excès de confiance du Président, en prenant la parole à sa suite, d'un ton un peu plus sérieux et concret :

Richard Kaylor : Vous avancez de bonnes idées pour permettre d'aboutir à une évolution concrète de nos relations, au-delà du spectre diplomatique. Toutes ces pistes pourront être explorées au fur et à mesure des projets que nos différentes institutions mettront communément en place. Je pense que nous pouvons déjà commencer par financer la création de commissions de chercheurs issus de nos universités et dont l'objectif serait de pouvoir faire une première lumière sur les différences entre nos sociétés, nos similitudes, des pistes pour rapprocher nos peuples et sur l'histoire passée qui lie nos deux pays. Les travaux de ces groupes de recherches permettront assez rapidement, j'en suis persuadé, l'émergence de nombreux projets qui pourront s'orienter vers les domaines que vous avez déjà évoqué. Cette initiative commune facilitera la création de canaux d'échanges universitaires qui porteront au-delà de la simple quête de compréhension, mais bien celle de la construction d'un avenir cordial où ces mêmes initiatives seraient l’œuvre de la société civile et plus seulement des dignitaires que nous sommes, comme vous avez l'air d'en émettre le souhait également.

Nous pourrions ainsi préparer le nécessaire pour faciliter l'accueil réciproque de ces personnes qui contribueront à créer le climat apaisé et ouvert de nos sociétés de demain, pour que les barrières des frontières ne soient pas une limite aux échanges entre nos deux nations. Cela peut s'appliquer par des mesures concrètes, comme l'ouverture de ligne aérienne ou maritime entre nos principales villes, des titres de séjours spécifiques, une aide publique pour les universités qui souhaite participer à ce projet ou encore l'échange de professeurs, à terme, qui partagerait leur savoir sur nos cultures, nos lois, notre histoire et nos langues, un élément essentiel pour l'augmentation des échanges civils, voir même commerciaux, qui pourraient avoir besoin de citoyens familiers avec nos différences.


Si la finalité proposée par le Ministre est finalement très proche de celle présentée par les kah-tanais, le départ est beaucoup plus timoré que celui de ces dernières. Il n'y a pas là un objectif de nuire à la construction de ces relations, pas après avoir accepté une telle rencontre, mais bien une certaine stratégie à ne pas aller trop vite avec le géant Paltoterran. Le communalisme est encore naissant en Westalia et il n'est pas difficile de voir que le courant majoritaire est déjà en pleine adoration du Kah. Augmenter la présence communaliste sur le territoire westalien est aussi un risque pour la nouvelle scène politique en cours de construction, qui pourrait déstabiliser aussi bien la coalition de gauche, qui voit l'électorat du Parti des Ouvriers Libres se tourner de plus en plus vers le Rassemblement Communaliste, affaiblissant une de ses composantes, tout comme la méfiance de certains citoyens asfortiens, pour le moment fidèle au Front Populaire et Démocrate, le parti du Président Fédéral, pour se tourner vers son alternative de centre-droit, le Parti Libre et Démocrate. Quoi que la diplomatie fédérale fera comme choix, augmenter ses liens avec le Grand Kah va nécessairement augmenter l'influence communaliste en Westalia, mais quitte à choisir, autant le faire le plus maîtrisé possible, pour que le gouvernement puisse conserver son intégrité et sa force, à une époque où la législature du Sénat peut être complètement chamboulée par le changement de seulement quelques sièges... Une situation avec laquelle la majorité espère bien s'éloigner, dans l'espoir de consolider ses acquis, d'ici deux ans.
Meredith observait ses hôtes, un léger sourire approbateur aux lèvres. Les paroles du Président Belagri, puis celles du Ministre Kaylor, semblaient indiquer une réelle volonté d'apaisement et une approche pragmatique, ce qui, dans le contexte Aleucien, n'était pas une mince affaire. L'atmosphère du Salon de la Révolution, malgré son nom évocateur, se prêtait à une discussion posée, loin des invectives qui avaient pu caractériser les relations passées, ou plutôt l'absence de relations.

« Monsieur le Président Fédéral, Monsieur le Ministre, » commença-t-elle, sa voix calme et mesurée, après un léger hochement de tête. « L'Union des Communes du Grand Kah est particulièrement sensible à votre pragmatisme et à la clarté de votre proposition. Nous sommes donc d'accord pour commencer par les fondations, par ce qui unit et enrichit intellectuellement nos peuples. La construction d'une relation solide et durable ne peut effectivement se faire que sur la base d'une compréhension mutuelle et d'un respect profond de nos souverainetés respectives. »

Elle marqua une pause. L'approche mesurée du Ministre Kaylor était une aubaine. Elle s'alignait parfaitement avec la stratégie plus large et patiente de l'Union pour l'Aleucie. Les mouvements communalistes naissants en Westalia, comme le Rassemblement Communaliste, avaient besoin d'espace pour croître organiquement. Une intervention directe ou un soutien trop manifeste de l'Union aurait été contre-productif, susceptible de déclencher une réaction conservatrice et de les peindre comme des agents de l'étranger – une vieille tactique bourgeoise, éculée mais toujours efficace. La force de l'Union résidait dans son respect pour l'autonomie des mouvements frères. L'Union pouvait inspirer, offrir un modèle, faciliter discrètement certaines connexions si sollicité, mais nous ne pouvait – ne devait – ni dicter leur chemin, ni forcer des alliances, même avec des sociaux-démocrates pouvant apparaître comme des alliés tactiques temporaires. Cette décision appartenait aux camarades westaliens, en fonction de leur contexte unique. Le rôle du Grand Kah, à ce niveau officiel, était différent. Il fallait agir "d'en haut", comme on le disait dans les cercles stratégiques. En s'engageant ouvertement, constructivement, en présentant un Grand Kah partenaire international fiable, sophistiqué et culturellement vibrant, en normalisant l'idée même du communalisme. En démontrant qu'un autre monde était non seulement possible, mais qu'il existait déjà, prospère, et pouvait coexister pacifiquement. Ces échanges académiques et culturels, au-delà d'être des actes de courtoisie diplomatique, étaient autant de semences. Ils exposaient les esprits westaliens – surtout la jeunesse, les intellectuels, les artistes – aux réalités communalistes, sans le filtre des médias hostiles. Ils humanisaient. Montraient que la "menace rouge" si souvent invoquée par leur droite, tenait du fantasme. Il faudrait du temps, évidemment. La psyché westalienne, imprégnée de générations de libéralisme et de propagande anticommuniste, ne basculerait pas du jour au lendemain. Mais une brèche était apparue avec ce nouveau gouvernement. Pour Meredith, il fallait maintenant l'élargir, doucement mais avec persistance. Montrer, par l'exemple, qu'une alternative n'était pas à craindre, mais peut-être, à terme, à désirer. Les camarades sur le terrain feraient le reste, le moment venu. Elle en était convaincue.

Elle reprit son discours à voix haute :

« L'idée de commissions de recherche conjointes nous paraît être un excellent point de départ. Elles permettraient non seulement de cartographier nos complémentarités et nos divergences, comme vous le soulignez à juste titre Monsieur le Ministre, mais aussi de déconstruire activement les préjugés et les narratifs hérités d'une époque où le dialogue était absent. Nous sommes prêts à envisager un co-financement paritaire et à partager nos méthodologies en sciences sociales, économiques et environnementales pour un enrichissement mutuel. »

Elle laissa la proposition flotter un instant avant de suggérer des pistes concrètes, pour ancrer la discussion dans le tangible.

« Les thématiques pourraient être vastes.

Une première piste pourrait être une analyse comparée de nos modèles de développement social et de services publics, permettant d’identifier les points de convergence, les réussites et les difficultés spécifiques à chaque contexte.

Par ailleurs, des recherches sur les modèles d’agriculture durable et de souveraineté alimentaire seraient particulièrement utiles face aux défis environnementaux qui nous concernent tous, en permettant d’échanger sur les stratégies locales et les innovations utiles.

Enfin, l’exploration des mécanismes de démocratie participative et locale dans nos contextes respectifs pourrait favoriser une meilleure compréhension des aspirations citoyennes et des leviers d’engagement collectif.

Ces travaux pourraient ensuite alimenter des échanges plus larges et éclairer nos futures coopérations, mais cette commission sera tout à fait capable de choisir elle-même ses sujets.
»

Rai Itzel Sukaretto, qui avait écouté avec attention, ne put retenir un sourire plus large. Son enthousiasme contrastait, comme souvent, avec la retenue étudiée de Meredith, mais apportait une touche de chaleur humaine souvent appréciée.

« Oui. Nous devons développer des initiatives conjointes dans les sciences, les technologies, mais aussi les arts – car la culture est le langage universel qui transcende les frontières idéologiques. Il s’agirait d’ouvrir des canaux directs entre nos sociétés civiles, de créer des espaces de dialogue apaisé entre nos penseurs, nos artistes, nos jeunes… Voilà une feuille de route concrète et positive pour débuter ce nouveau chapitre. Construisons la confiance brique après brique, par le partage de ce que nos deux nations ont de meilleur à offrir : leur intelligence et leur créativité.

Pour cela, plusieurs actions concrètes pourraient être envisagées. Des programmes de bourses d’études bilatéraux, largement financés, favoriseraient la formation croisée de talents et la constitution de réseaux académiques durables. Nous pourrions également instaurer des chaires universitaires croisées dans des domaines d’intérêt mutuel, allant de l’urbanisme aux arts numériques, sans oublier l’histoire comparée de nos mouvements sociaux.

La facilitation des visas, que vous évoquiez, et la reconnaissance mutuelle des acquis, l’organisation conjointe de festivals, d’expositions ou de résidences d’artistes permettrait de faire rayonner la richesse culturelle de chacun.

Quant à la facilitation des liaisons aériennes et maritimes, c'est une évidence logistique qui soutiendrait non seulement ces échanges humains, mais ouvrirait également la voie à des collaborations économiques et touristiques respectueuses et équilibrées, le moment venu. En tout cas cela ne devrait poser aucune difficulté.
 »

Meredith reprit la parole, ramenant la discussion vers un cadre plus formel, tout en validant l'élan de sa camarade.

« L'Union des Communes est donc pleinement en phase avec votre proposition de commencer par ces étapes, Monsieur le Ministre. En nourrissant le dialogue entre nos sociétés civiles, nos intellectuels, nos artistes et nos jeunes, nous construisons les fondations les plus solides pour une relation bilatérale apaisée et fructueuse. Cela nous donnera le temps, Monsieur le Président, de mieux nous connaître, de mieux appréhender nos complémentarités et nos différences, tout en respectant le rythme propre à l'évolution de vos débats internes, dont nous sommes conscients des sensibilités, notamment à l'approche de vos prochaines échéances électorales. »

Elle conclut avec un ton plus ferme.

« Nous sommes convaincus qu'une approche patiente et incrémentale, axée sur la construction de liens humains et intellectuels, est la plus sage et la plus prometteuse pour l'avenir de nos relations. Pour ce faire, et afin de traduire ces bonnes intentions en actions concrètes, nous serions favorables à la mise en place rapide d'un comité bilatéral de pilotage. Ce comité, composé de représentants de nos deux nations, pourrait être chargé de définir un calendrier précis et les modalités de ces premiers échanges culturels et académiques. »

Meredith et Rai échangèrent un bref regard entendu. La stratégie kah-tanaise était claire : avancer pas à pas, tisser des liens profonds au niveau sociétal, créer une familiarité et une compréhension qui, à terme, rendraient les coopérations politiques plus naturelles et moins sujettes aux instrumentalisations. L'objectif n'était pas d'imposer un modèle, mais de présenter une alternative, de susciter la curiosité, et de laisser le temps faire son œuvre, avec la conviction que les idées justes finissent toujours par trouver leur chemin. Et du reste, même si l’on croyait assez peu à la révolution Westalienne dans les dix prochaines années, il serait toujours positif d’avoir un nouveau partenaire en Aleucie, continent traditionnellement hostile aux approches diplomatiques kah-tanaise. Ce fut sur ce point que Meredith décida de conclure.

« Le Grand Kah voit dans la Grande République de Westalia, sous votre nouvelle direction, un partenaire avec lequel il est possible de bâtir une relation basée sur le respect, l'égalité et la recherche d'un bénéfice mutuel pour nos peuples. De tels échanges contribueront positivement à un Aleucie et à un monde plus équilibré et multipolaire, où le dialogue prime sur la confrontation.

Certes il nous tarde d'aborder les sujets économiques et stratégiques, mais chaque chose viendra en son temps, nous en sommes convaincus.
»
Le pragmatisme, c’était bien là toute la ligne diplomatique de ce nouveau gouvernement fédéral westalien. Jusqu’à il y a seulement quelques années, la diplomatie de la Grande République, aussi timide fut-elle après la seconde guerre contre la Viétie communiste entre 1982 et 1984, était majoritairement entre les mains des diplomates… Aussi étrange que cette affirmation puisse paraître, il est important de comprendre les enjeux politiques de “l’arrière scène westalienne”, celle qui détient un pouvoir et une influence importante sur l’évolution du pays. Après les années 80, les Dynastic Families, véritables maîtresses de Westalia, orientèrent la nation vers le développement des activités intérieures de cette dernière, délaissant la diplomatie a des personnalités assez éloignées de leurs jeux, mais aussi avec un pouvoir suffisamment faible pour ne pas prendre de décision importante, Richard Kaylor fut notamment l’un de ces “affectés” à la diplomatie westalienne, au début des années 90, n’ayant pas réellement pu accomplir de grandes choses lors de son mandat à ce poste. Si l’ouverture sur le monde est souvent associée avec le début des années 2010 en Westalia, il se situe en réalité plutôt au début des années 2000, avec le développement du commerce tourné vers l’international, dont les bénéfices importants favoriseront la diffusion de la doctrine du Kaiko-bu, grâce au soutien de plusieurs oligarques majeurs, amenant notamment des personnalités comme Henry Takajiwa à la tête de la diplomatie westalienne, ayant accomplie bien plus que tout ses prédécesseurs réunis. Le Ministère fédéral étant de nouveau sous son contrôle et avec un plus pouvoir qu’à l’époque, à la suite de la formation du nouveau gouvernement, Richard Kaylor s’applique à poursuivre la doctrine du Kaiko-bu, qu’il oriente progressivement vers cette caractéristique de “diplomatie pragmatique”, une touche personnelle qui se démarque tout particulièrement dans cette rencontre avec le Grand Kah, idéologiquement à la vision ancré au sein de la Grande République.

Si ce genre de rencontre pourrait devenir plus banal au sein de l’agenda diplomatique westalien, il ne faudrait pas croire que la puissance économique aleucienne s’en ferait une spécialité de se rapprocher de tout et n’importe quoi en termes de régimes étrangers. Si le Grand Kah a été jugé par les nouveaux diplomates de la Grande République comme potentiellement fréquentable, dans une certaine mesure, d’autres nations aux régimes beaucoup plus autoritaires pourraient ne pas se voir accorder le même accueil, tout particulièrement s’ils ne sont pas une superpuissance mondiale, le pragmatisme et les beaux sourires du Kaiko-bu à la Kaylor restent tout de même bien imprégnés d’une certaine realpolitik visant à faire émerger le plus grand nombre de bénéfices pour le pays, avec moins de considération idéologique, mais sans pour autant ignorer les répercussions politiques intérieures et extérieures de chaque accord potentiellement signé dans l’avenir. Un aspect ayant transformé la posture de la Grande République d’une nation régionaliste et emprunt d’un certain scepticisme diplomatique, les importants projets internationaux jusqu’à présent adopté ayant été plus par les jeux de relations westalo-lermandiens, comme avec l’ASEA, en une nation ouvertement mondialiste et au regard se portant au-delà de sa zone d’influence actuelle.

Dans le cas du Grand Kah (sans mauvais jeu de mot), les westaliens savaient qu’il y avait un certain intérêt à entretenir de bonnes relations avec cette grande puissance paltoterranne, dans un contexte de sécurisation du commerce international de la Grande République, pilotée dans l’ombre par les grands groupes westaliens, mais également pour l’influence importante que la nation au sud de la Mer des Burbujas Verdes dispose sur la scène internationale. L’ancien gouvernement conservateur avait préféré opter pour une position d’éloignement maximum, tel un monstre que l’on craint, afin d’éviter tout danger pour le pays. Pour le nouvel exécutif de gauche, une autre option s’était présentée : pourquoi ne pas établir des liens pour construire un contexte diplomatique favorable à une détente jusqu’alors impensable ? Si l’idée avait fait frémir la droite, elle avait quand même été accueillie avec scepticisme par une majorité de la gauche gouvernementale, qui n’est pas spécialement réceptive à l’idée de coopérer avec des communalistes, mais n’arbore pas les bannières pour la croisade idéologique que la droite aime bien brandir ces derniers temps. Cette rencontre a ainsi cet objectif assez important pour le gouvernement fédéral : le Grand Kah peut-il être vraiment fréquenté à l’international ?

Les kathanaises avaient beaucoup d'idées sur cette coopération, bien plus que ce qu’aurait pu imaginer le Président fédéral. Au moins, cela pouvait être interprété comme une preuve notable de leur intérêt à se rapprocher de la Grande République. Le Ministre fédéral Richard Kaylor écouta avec attention, mais non sans inquiétude sur une trop grande liaison initiale avec les kathanais et une potentielle “contamination” au communalisme qui pourrait être exposé en Westalia. Avant même que le chef de la diplomatie westalienne ne puisse reprendre la parole, ce fut son chef de l'État qui s’exprima de nouveau en premier.

Simeon Belagri : Cela représente en effet un nombre intéressant de sujets potentiels que ces commissions de recherche pourront aborder et développer au cours des années à venir. Comme vous l’avez correctement relevé, ce travail sera d’une importance majeure pour voir s’effondrer de nombreux préjugés persistants entre nos deux sociétés si différentes. Je n’irai pas jusqu’à dire que nous aurons le pouvoir de tous les faire disparaître, mais je suis persuadé qu’avec la bonne volonté de chacun, nous pouvons arriver à établir un peu de tolérance dans un monde où la différence est de plus en plus sujet au conflit. L’Aleucie n’échappe pas à ce phénomène, tout particulièrement ces dernières années avec l’émergence de régimes et de dirigeants autoritaires, bien souvent aux méthodes antidémocratiques et dangereuses pour la stabilité du continent. Les crises politiques autoritaires en Oskallie et la mégalomanie stérusienne en sont de bons exemples.

Westalia fait figure d’exception en Aleucie, alors que de nombreuses nations penchent de plus en plus vers l’autoritarisme, le peuple de la Grande République a fait le choix d’élire une force politique réformatrice et démocratique, à minima dans leurs promesses de campagne. Si ces derniers avance pour le moment dans cette direction, la réforme des lois sécuritaires étant considéré comme une action majeure de ce point de vue là, il ne faut pas oublier que ces réformes sont possible grâce aux soutiens indirects des puissantes familles qui soutiennent actuellement le gouvernement, certaines Dynastic Families, pourtant majoritairement de droite, apportant la plus grande pierre à l’édifice de cette scène invisible au grand public, notamment la famille Belagri, qui ne peut que soutenir naturellement son patriarche. A l’inverse, les crises diplomatiques et parfois militaires se succèdent en Aleucie, poussé par la mégalomanie de certains dictateurs qui cherchent à renverser l’ordre et la paix sur un continent jusque-là épargné par ces activités “barbares”, sans succès pour le moment, mais pour combien de temps ? Les conservateurs n’avaient pas été les plus grands respectueux de la démocratie, mais leur scepticisme diplomatique avait au moins permis de tenir le pays hors des crises pouvant impacter gravement le pays. Les libéraux et les socialistes, beaucoup plus ouverts au monde et surtout moins opposés à l’adoption de doctrines interventionnistes, pourront-ils en faire autant pour les quatre prochaines années ?

Richard Kaylor : Il est important de pouvoir laisser aux choses le temps de se construire, à leur rythme, et nous savons qu’il y a beaucoup de choses à voir émerger pour que les liens entre nos deux nations puissent se solidifier et atteindre un état où l’hostilité et la méfiance passées ne seront plus assez fort pour détruire ce que nous construisons aujourd’hui. Notre gouvernement est favorable à la constitution de ce comité bilatéral chargé de piloter le développement de la paix, de la compréhension et de l’acceptance entre nos deux peuples. Peut-être pourrions-nous démontrer au monde que les différences idéologiques ne sont pas toujours des freins à la tolérance et à un désir de coexistence sur la même planète, que nous partageons tous fatalement.

Le Ministre fédéral aux affaires étrangères était de nouveau présent pour une intervention pragmatique, mais surtout pour éviter une projection trop importante des relations futures, sans même avoir les premiers résultats de ce rapprochement à la fois si simple à exprimer au cours de cette rencontre et qui s’annonce pourtant beaucoup plus difficile à appliquer à l’extérieur. Non pas de la mauvaise volonté d’une délégation ou de l’autre, mais plus sur le temps d'adaptation nécessaire aux deux nations pour établir des canaux de communication stables et de confiance. Ainsi, Richard Kaylor n’était pas hostile à ces plans d’échanges durables qui sont en train de se mettre en place, bien au contraire, mais il est important pour lui de rappeler la nécessité d’un rythme adapté, dans une prise de parole bienveillante et qu’il saurait bien réceptionnée de façon compréhensive par ses interlocutrices.

Richard Kaylor : Ce sujet est sans doute le plus important pour permettre d’établir un dialogue durable entre nous et je pense que nous avons déjà rassemblé les bonnes réflexions, et une vision commune nécessaire, pour poser les bases de ce dernier aujourd’hui, avec l’espoir que ceci ne soit que le début d’une coopération profitable à chacun.

Dans votre missive, vous avez fait part de votre volonté d’aborder d’autres sujets avec notre gouvernement. Peut-être souhaitez-vous que nous commencions à aborder des sujets stratégiques, commerciaux ou d’actualité ? Ou peut-être avez-vous encore d’autres propositions sur cette coopération que vous souhaiteriez nous proposer pour enrichir cette dernière ?

L’ouverture du Grand Kah, pour sa part, ne pouvait pas être comprise comme « l’ouverture du pays au monde ». L’Union avait toujours été un pays d’immigration, qui toute son histoire avait accueilli les masses pauvres, déshéritées, oppressées, et les utopistes, assoiffés d’un nouveau monde, ou – au moins – d’un monde différent. C’était un pays qui avait offert au monde des philosophes, des ingénieurs, des auteurs, des peintres, des architectes et, à de multiple occasions, des guerres, des conflits. Des hommes et femmes en armes, parti au bout du monde pour combattre l’expansion des colonies, éduquer les masses asservies, former les ouvriers de l’industrie naissance, les nazumis et afaréens des jeunes colonies. Un pays qui aspirait la masse humaine, et rendait une masse libérée, créative, avide de liberté, et de partager cette liberté.

C’était un souffle, un battement de cœur lent, régulier, discret. L’ouverture du Grand Kah, ainsi, correspondant à l’édification de ce phénomène mécanique en politique confédérale. Elle s’était faite par étapes graduelles : l’Union avait toujours eu à l’esprit le souci de sa défense, et de sa nature minoritaire sur la scène internationale. Il n’existait qu’un Grand Kah, et quelques régimes socialistes, le plus souvent dégénérés, ou jeunes et trop fragiles pour forger un ordre mondial alternatif. Et plus l’Union s’était renforcée, plus elle avait officiellement organisée et soutenue les démarches de ses citoyens. Les brigades de volontaires partant combattre pour la libération des peuples devinrent des armées. Les artistes fous et inventeurs géniaux organisèrent de grandes rencontres. Les marchants aventureux s’organisèrent en gigantesques keiretsus coopératives. Durant tout le vingtième siècle, l’Union pris lentement conscience de son statut de grande puissance, et des avantages qui l’accompagnait.

C’était un hasard historique, vraisemblablement. Une puissance voyait sa croissance limitée ou facilitée par des éléments contextuels précis. Sa population, la fertilité de sa terre, les ressources qu’on y trouvait, son voisinage et ses propres circonstances contextuelles. Le Grand Kah était un grand pays, habité par une population relativement nombreuse, aucun qu’aucun des régimes post-coloniaux n’étaient très peuplé, initialement. Ce furent les grandes migrations du dix-neuvième qui offrirent à l’Union les moyens de ses ambitions. On venait au Grand Kah jouir d’une liberté politique, artistique, religieuse, totale. Ou du moins sans pareilles à l’époque. Homosexuels, juifs, femmes, le communalisme est un humanisme. Un humanisme aveugle, qui avait accueilli chaque humain comme un adelphe. Dix millions de kah-tanais en 1790. Vingt millions en 1870. 25 en 1910. 56 en 1974. 2 millions en 2007.

Le pays se gorge d’une masse humaine riche et fertile ; Du reste, l’Union avait toujours joué son propre tempo, à contre-courant des dynamiques majoritaires, et bien ancré dans le temps long. Le matérialisme historique avait offert au pays son plus grand talent : planifier, ou plutôt, attendre. Une patience minérale, géologique. Celle d’une entité tellurique, qui pensait capter dans la terre les vibrations sourdes des continents en mouvement. Toute opportunité n’était pas bonne à prendre, il fallait laisser le temps ua temps. Et on pensait en socialistes, en humanistes, le pôle moral de l’Union et le sujet de ses ambitions était systématiquement à contre-courant du reste du monde. Quand le vieux continent s’industrialisait et que le Nouveau Monde se partageait la terre pour produire des ranchs et des champs, le Grand Kah créait des écoles. On élevait des hommes émancipés quant d’autres pays créaient la classe prolétaire, asservit et pauvre. En trois générations tout le monde savait lire, écrire, compter, les universités se remplissaient d’esprits jeunes et aventureux. Les idées neuves abreuvaient le pays, puis le continent, puis le monde. Les bases de ce qui devint un avantage indéniable. Le temps long. Le jeune sang n’était pas sacrifié dans de grandes guerres révolutionnaires. Le jeune sang préparait le pays à cette guerre, qui aurait lieu un jour – plus tard.

Maintenant c’était acté. Le Grand Kah était une hyperpuissance. À la fois plus en danger et moins en danger que pendant le reste de son histoire. Une cible sur le dos. Immense. À l’échelle du succès national. Mais aussi une foule capitaliste, libérale, sensément hostile, qui se pressait à ses portes pour lui faire la cour. Son modèle, si repoussant qu’il fût pour ces gens, restait un succès. Un avantage compétitif à saisir pour dépasser ses rivaux. L’Union, en restant neutre – suffisamment, en tout cas – s’assurait l’amitié de ses adversaires idéologiques. On ne considérait pas le Grand Kah comme un danger car il n’agissait directement qu’ailleurs, sur les continents déshérités dont on profitait de la richesse. L’Union ne menacerait jamais ses partenaires les plus riches. Inutile. Elle renverserait l’ordre économique mondial en émancipant les masses, en faisant du nazumis, de l’afaréen, de cet esclave sous-payé qui extrayait de ses mains les métaux rares, le pétrole et le caoutchouc, le propriétaire de ces richesses. Mettre fin au pillage du tiers-monde obligerait le vieux continent et ses excroissances Aleuciennes à revoir leur copie, et ce sans jamais leur poser problème.

On avait, au fond, que respect et amitié pour la petite bourgeoisie blanche. Elle manquait simplement de vision et d’éducation.Ne réalisait pas sur quel malheur terrible, aux opposés de ses ambitions morales, reposait son statut. Et les régimes libéraux n’étaient jamais que ce manque de vision instrumentalisé en outil politique.

Westalia, par conséquent, était un pays pour lequel on ressentait une très profonde amitié. À force de vivre dans leur monde, les kah-tanais oubliaient sans doute qu’ils n’étaient au fond qu’humains.

Rai sourit.

« Le Grand Kah est d’une patience infini. Nous n’évoluons pas selon un contexte électoral comparable à celui de vos régimes représentatifs. Excusez-nous si tout ça vous semble brouillon : à nos yeux c’est autant de graines qui survivront sans doute à nos mandats, et prendrons le temps nécessaire pour se développer correctement et sans brusquer qui que ce soit. Nos administrés attendent de nous que raisonnions en décennies. »

Elle leva les deux mains et haussa tranquillement les épaules. Rai, pour sa part, était d’un genre franchement impatient. Le millénarisme kah-tanais étaient aux antipodes de sa nature joviale et empressée. Mais elle devait bien donner le change. Représenter – c’était son rôle, dans son sens le plus strict – un peuple communal qui ne voyait la politique extérieure qu’en paniques révolutionnaires et mouvement de fonds.

Meredith aussi était d’un genre pressé, mais pour des raisons très différentes. Tête de file des modérées, elle voyait les enjeux électoraux des prochains mois se rapprocher et, avec eux, le risque d’un passage en force des hyper-radicaux. Son héritage politique, la construction pragmatique d’un Grand Kah pacifié et amical, pourrait alors être balayée par cette imbécile de Maïko, et son gang de brutes. Il fallait sécuriser les acquis, et créer des structures assez populaires pour survivre au Comité, quel qu’il soit. Les communes, conclut-elle, doivent tomber amoureuses de ce que nous faisons ici. Ou bien cela ne nous survivra pas.

Mais cet aspect marketing serait l’affaire des comités, de la convention, des autres. Quoi que puisse donner cette rencontre, quelqu’un se chargerait de le présenter convenablement aux citoyens, sans doute.

Elle acquiesça. L’art et la culture étaient une chose, très jolies et plaisante, mais il était maintenant temps d’entrer dans le domaine du real politik. La révolution par les mœurs concernerait ses descendants. Il lui fallait quelque chose d’immédiatement utile.

« Oui, je vous propose un rapide tour d’horizon des sujets que nous avons envisagés utile d’aborder, si cela vous convient.

Pour commencer nous jugions utile de vous proposer une participation à la grande route Aleucienne – Eurysienne que nous avons organisé avec la Commune de Kotios et la République de Saint-Marquise. Cette route commerciale, sécurisée par nos forces et l’Armada Noire, s’arrête à ce jour à Reaving, mais pourrait facilement être étendue jusqu’en Westalia. Kotios est devenu un port de fret très important pour l’Eurysie, et serait une porte d’entrée idéale pour vos marchandises. De même cela pourrait donner à vos grands groupes l’accès aux productions de nos keiretsus : le marché nous en serait probablement reconnaissant. C’est une idée en l’air, que nous pourrions toujours aborder plus tard, mais que je souhaitais vous proposer de vive voix.

Aussi, vous nous avez acheté des sous-marins…

– Deux Nocturnes et un Panthéon !
– Ah, oui. C’est bien ça. Notre nouveau directoire souhaite assurer un accompagnement optimal à l’ensemble de nos partenaires. C’est encore une proposition à laquelle vous pourrez réfléchir avec les représentants de vos citoyens et le reste de votre gouvernement, mais nous souhaitons ainsi vous proposer d’assurer les mises à jour système régulières de ces appareils, et la formations continue de vos marins. À terme nous aimerions étendre le champ de cette coopération très technique pour donner au monde un exemple de force et de coopération à même de faire réfléchir nos adversaires respectifs, sans pour autant nous lier à ce stade par des traités contraignant – nous supposons que cela serait encore totalement inenvisageable pour l’opinion publique Westalienne. »

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