Posté le : 27 avr. 2025 à 15:33:24
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Limollac Hermaris
Qu'est-elle devenue ?
Le 24 juillet 1987, à l’aube d’un été prometteur, l’hôpital central de Garthram, capitale de Sochacia Ustyae Cliar, accueillait dans ses murs une naissance longtemps attendue. Sous les voûtes carrelées d'un bleu pâle, dans la chaleur étouffante d'une salle baignée de lumière artificielle, une petite fille aux cheveux sombres et aux cris déterminés vit le jour. On la nomma Limollac Hermaris Naasdha, en hommage à sa grand-mère maternelle, et déjà, dans l’intimité feutrée de la chambre royale, une attente invisible commença à se tisser autour d’elle. Fille aînée de Cynharuth Ridebniel, avocat célèbre et de Jazanasin Cynharuth Teranwerd, héritière de l’illustre lignée loclenasque, Hermaris grandit dans l'ombre lumineuse des grandes ambitions. Son berceau, ciselé à la main dans un bois millénaire, fut installé dans une pièce décorée aux fresques anciennes racontant les batailles et les alliances fondatrices de Sochacia Ustyae Cliar. On disait que la jeune Hermaris, encore nourrisson, écoutait avec sérieux le bruissement des discussions politiques portées jusqu'à sa chambre par les lourdes portes entrouvertes. Elle fut baptisée quelques semaines plus tard dans la majestueuse basilique du Palais Royal, sous l’œil bienveillant de l’archevêque royal lui-même, devant une foule d’invités en habits soignés. Le peuple, déjà, murmurait son nom avec une forme de respect lointain, comme si l'enfant portait en elle une promesse que nul ne savait encore nommer. Son enfance se déroula dans les vastes salles du manoir familial, entre des leçons particulières exigeantes et les rires étouffés de ses frères et sœurs. Hermaris, l’aînée de six enfants, apprit très tôt la gravité et la douceur qu’imposait son rôle. Sa mère veilla personnellement à ce que l’éducation de ses filles soit raffinée : histoire, littérature, éloquence, arts musicaux, tout ce qui forge les âmes nobles. Pourtant, à l'insu des siens, Hermaris s’éprit d’une passion plus rare chez les enfants de son rang : la gouvernance. À douze ans, alors que d’autres rêvaient encore de bals et de promenades en calèche, elle remplissait des carnets entiers de notes politiques, de projets de lois imaginaires, et de réflexions sur l’équilibre du pouvoir. Ses écrits, conservés aujourd’hui dans le musée national de Garthram, témoignent d'une intelligence vive, mais surtout d’une détermination implacable, presque prophétique. Contre toute attente, Hermaris annonça à vingt ans sa candidature au trône de Sochacia Ustyae Cliar. Certains ricanèrent en coulisses, voyant en elle une jeune fille charmante mais inapte à porter la couronne. Pourtant, les représentants régionaux, fatigués des intrigues anciennes et avides d’un vent nouveau, lui accordèrent leur bénédiction. Le pays, à cette époque, avait besoin de croire en quelque chose, ou plutôt, en quelqu'un. La campagne électorale fut brève et intense. Son programme, clair et audacieux, séduisit une majorité écrasante : 65 % des voix au premier tour, 70 % au second, et un raz-de-marée de 95 % lors du troisième et ultime scrutin. Les chiffres racontaient ce que les mots ne pouvaient plus dissimuler : Limollac Hermaris Naasdha était devenue l’incarnation d’un espoir. Son règne débuta sous le signe de la transformation. Dès les premiers mois, elle fit adopter des lois environnementales strictes, engageant le pays sur la voie d’une transition écologique radicale. L’UC Sochacia, longtemps refermée sur elle-même, ouvrit ses frontières diplomatiques, érigeant ses premières ambassades étrangères et accueillant des délégations venues de contrées lointaines. Mais si la lumière semblait couler sur son règne comme une source intarissable, l'ombre n'était jamais bien loin.
Le matin où tout bascula, le ciel semblait s'être chargé d'une lourdeur inhabituelle qui n’échappa pas aux citoyens. À Garthram, capitale habituellement dynamique, était ce jour couvert d’une brume sombre, se glissant jusqu'aux portes mêmes du Palais Royal, comme une annonce silencieuse de ce qui allait venir. Ce jour-là, une coalition inattendue, rassemblant les partis écologiste, socialiste, communiste et les forces de la justice sociale, décida de briser le silence. Leurs porte-paroles, visages fermés, regard grave, se tinrent côte à côte. À leurs pieds, une mallette noire. Dans leurs mains, le destin d’une nation en proie de changement. À onze heures précises, la première bombe éclata. Des preuves irréfutables de fraudes électorales, commises lors des dernières élections ayant porté Limollac Hermaris au pouvoir, furent dévoilées au grand jour. Témoignages sous serment, documents falsifiés, manipulations d'urnes et complicités politiques : rien ne semblait épargné. Le silence fut brutal. Puis, comme une traînée de poudre, la nouvelle se répandit. Dans les cafés bondés, sur les places publiques, dans les salons feutrés de l’aristocratie, un seul mot jaillissait des lèvres tremblantes : trahison. Hermaris, de son côté, reçut la nouvelle dans le grand salon d’apparat, entourée de ses plus proches conseillers. Elle resta silencieuse tandis que son ministre de l’Intérieur, blême, lisait à voix basse les premiers rapports. Aucun éclat de voix, aucune plainte. Dans les heures qui suivirent, des manifestations éclatèrent dans tout le pays. À Garthram même, des milliers de citoyens descendirent dans les rues, brandissant des pancartes où se mêlaient slogans de justice et cris de rage. « Vérité pour Sochacia », hurlaient-ils. « Plus jamais ça », clamaient d'autres. Les médias, jusqu’ici prudents, prirent parti sans attendre. Des journaux réputés, autrefois louangeurs, publièrent des éditoriaux cinglants. Les journalistes s'engouffrèrent dans la brèche ouverte, dévoilant chaque jour de nouveaux éléments, parfois exagérés, souvent accablants. Dans une dignité farouche, elle continua d’assumer ses fonctions publiques, allant jusqu’à participer, trois jours après les premières révélations, à l’inauguration d’une école rurale à Trinjhala. Les caméras captèrent son visage fermé, ses mains serrées l'une contre l'autre, ses regards furtifs vers la foule, là où autrefois elle souriait sans crainte. Le peuple l'aimait encore, peut-être. Mais désormais, cet amour était fissuré, empoisonné par le doute. Pour la première fois depuis son accession au trône, Limollac Hermaris sentit le sol trembler sous ses pieds. Elle se tenait au bord d'un gouffre invisible, et autour d’elle, les anciens piliers de son pouvoir, les alliances tissées avec tant de soin, s’effondraient un à un. Le matin suivant, Garthram s’éveilla au son d’un silence inhabituel. Pas celui, doux et paisible, qui précède les premières lumières de l’aube. Non, un silence pesant, presque grave, suspendu dans l’air tiède d’un printemps qui semblait retenir son souffle. Les rues, d’ordinaire vides à cette heure, se couvrirent peu à peu d’une marée humaine. Des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards : tout un peuple uni par une même volonté : faire entendre sa voix, réclamer, pacifiquement mais fermement, la démission de leur Reine. Sous un ciel bas et chargé, les cortèges avançaient lentement, vêtus pour beaucoup des habits traditionnels loclenasques : de longues robes blanches brodées de motifs floraux pour les femmes, des tuniques blanches ceinturées pour les hommes. La non-violence était gravée dans l'ADN des citoyens. Ce jour-là, elle brillait d'une intensité poignante. Aucun cri de haine, aucun affrontement. Juste une multitude d'êtres humains, debout, dignes, déterminés. Devant le Palais Royal, la foule s’amassait, compacte, serrée, respirant à l’unisson. Le marbre blanc des colonnades semblait presque vaciller sous le poids de milliers de regards. Une estrade sommaire avait été dressée au centre de l'esplanade. À son sommet, un homme en costume blanc : maigre, rigide, le visage aussi froid qu'une lame nue. Le président de la coalition, figure désormais incontournable du soulèvement pacifique, ajusta son micro sous les yeux d'une foule suspendue à ses lèvres. Quand il parla, sa voix porta loin, claire comme le vent qui soufflait sur Garthram. Lorsqu’il eu fini son discours, la foule éclata en applaudissements frénétiques. Des cris de joie, des pleurs de soulagement. Certains s’agenouillèrent, d’autres brandirent des banderoles tremblantes : « Pour la vérité », « L'avenir appartient au peuple », « Hermaris, écoute ton peuple ». Les soldats, massés à la périphérie, maintenaient leur position sans geste brusque, mais leur présence, lourde et muette, rendait l’atmosphère plus tendue. Certains, en uniforme de parade, portaient leurs armes crochées sur la poitrine, symboles discrets d’une autorité prête à intervenir si la Reine refusait l'inévitable. Dans le Palais Royal, Hermaris observait la scène à travers une mince fente entre les rideaux. Elle était seule dans le grand salon. Depuis plusieurs jours déjà, elle ne dormait plus. Les couloirs du palais, vidés de leurs habituels serviteurs, résonnaient du bruit lourd de ses pas solitaires. Chaque pièce traversée lui semblait plus vide, plus hostile, plus lourde de souvenirs. Là, elle avait accueilli des ambassadeurs du monde entier, offrant à son pays une place sur la scène internationale. Tout cela semblait désormais balayé d’un revers de main par la seule accusation d’un écart, par un amour interdit. Depuis l’annonce de son engagement avec un membre du Parti Capitaliste - un acte vu comme une trahison par les idéaux de son propre règne - elle n’était plus reine aux yeux du peuple. Elle était devenue un symbole d’échec. Chaque heure, ses conseillers se faisaient plus rares. Certains, par crainte. D’autres, par opportunisme. Les repas étaient pris seule ; les audiences, annulées. L’humiliation publique, insidieuse, s’infiltrait partout : dans les journaux, dans les regards des gardes, jusque dans les recoins silencieux du Palais. On ne murmurait plus "Majesté" avec respect, mais avec pitié. L’étoffe précieuse de sa robe s’étala autour d’elle comme une flaque de soie. Deux semaines. Deux semaines pour décider de partir en paix, ou de sombrer dans le chaos. Le choix était simple. Et pourtant, jamais son cœur n’avait été aussi lourd. Le quinzième jour arriva, baigné d’une lumière pâle et incertaine. La ville de Garthram, suspendue depuis deux semaines dans une attente fébrile, semblait s’être figée dans le silence. Devant le Palais Royal, la foule n’avait pas faibli. Elle s’était transformée : moins bruyante, plus grave, presque recueillie. Comme si chacun avait conscience d’assister à un moment qui dépasserait sa propre vie. Un moment qui, des années plus tard, emplirait encore les livres d’histoire. À l’intérieur du Palais, Limollac Hermaris terminait son dernier rituel en tant que Reine. Elle s'était levée à l'aube, seule, comme toujours. La gouvernante, la vieille Alastrina, l’une des rares à être restée fidèle jusqu’à la fin, lui avait apporté un dernier plateau de fruits et de pain. Hermaris y avait à peine touché. Elle portait une robe simple, en lin ivoire, sans joyaux, sans insignes. Ses cheveux, relevés en un chignon serré, trahissaient une rigueur douloureuse : celle de quelqu’un qui se prépare à faire ses adieux. Dans la grande salle du Trône, les hauts vitraux coloraient les dalles d’ombres bleues et rouges. Au centre, sur un coussin de velours, reposait la Couronne Royale de Sochacia Ustyae Cliar, symbole multiséculaire du pouvoir et de la responsabilité. Hermaris s'avança, chacun de ses pas résonnant dans la pièce vide. Il n'y avait ni conseillers, ni officiers, ni caméras. Seulement elle, et l'Histoire. Puis, sans un mot, elle déposa la couronne sur l'autel de marbre blanc dressé à cet effet. À cet instant précis, Limollac Hermaris Naasdha cessa d’être Reine.
Au bout d'un chemin de terre, bordé de haies sauvages et de pierres blanches, la voiture s'arrêta. Devant elle, un hameau minuscule semblait s’être endormi depuis des siècles, à l'abri du temps. Le panneau en bois branlant portait un nom effacé par la pluie : Velvenn. Quarante-sept habitants, selon les dernières statistiques. Des maisons en pierre grise, recouvertes de mousse. Des volets décolorés. Des cheminées fumantes dans l’air frais du soir. À Velvenn, personne ne se souciait des querelles de Garthram. Personne n'avait voté, manifesté, crié pour ou contre elle. Une femme trapue, au visage tanné par le vent et les années, s’avança vers elle. « Vous devez être Madame Hermaris, » dit-elle d'une voix rocailleuse mais pas hostile. La femme qui se présenta comme Tinhj, veuve et éleveuse de chèvres, lui tendit une clé rouillée. « La maison est simple. Rien d'royal, hein. Mais y'a un toit, un poêle, et d'quoi commencer une vie. Pour les chèvres... Vous verrez, elles sont pas compliquées. Suffit d'être patiente. » Hermaris esquissa un mince sourire. Le premier depuis des semaines. La maison était perchée au sommet d’une petite butte. Trois pièces : une cuisine, un salon minuscule, une chambre sous les poutres. Des meubles bancals, des rideaux en dentelle fatiguée, une odeur de bois humide ; à l’arrière, un enclos sommaire où broutaient trois chèvres blanches. Habituée aux grands salons, aux audiences, aux dossiers diplomatiques, Hermaris dut réapprendre des gestes simples : allumer un feu sans se brûler, traire une chèvre sans la faire fuir, porter de lourds seaux d'eau depuis la fontaine du village. Ses mains, autrefois soignées par des crèmes raffinées, se couvrirent de crevasses et d’entailles. Son dos, habitué aux limousines et aux fauteuils moelleux, se courba sous l'effort. Parfois, à la tombée de la nuit, elle s'effondrait sur sa paillasse, le visage tourné vers la fenêtre ouverte, écoutant le souffle du vent dans les arbres. Et les souvenirs venaient l'assaillir : la salle du trône, les discours, les regards accusateurs, les adieux silencieux. Sous le regard placide des chèvres, sous le ciel immense, Limollac Hermaris Naasdha - l’ancienne Reine déchue - redevint simplement Hermaris, une femme parmi les vivants. Et le monde, sans elle, continuait de tourner. Les premiers matins furent silencieux. Trop silencieux, pour quelqu’un qui avait grandi dans le cliquetis incessant des plumes sur les décrets, dans les murmures des conseillers, dans les échos des tapis rouges foulés par les pas de l’Histoire. Hermaris, au début, n'osait pas vraiment s'aventurer au cœur du village. Les habitants, eux, avaient entendu parler d’elle, vaguement. Ils savaient seulement qu'une "étrangère de la capitale" était venue s’installer dans la maison abandonnée au sommet de la butte. Un matin frais, alors que la rosée perlait encore sur l'herbe, Hermaris descendit au village avec deux fromages mal formés sous le bras - une tentative, laborieuse mais honnête, d'intégration. Sur la petite place, quelques stands de fortune s'étaient dressés : des légumes tordus, des pots de miel, des paniers d'œufs. Tinhj, la veuve aux mains épaisses, l'aperçut la première. Elle s'avança, les bras croisés sur sa poitrine, « Ah, v'là notre éleveuse ! » lança-t-elle d'un ton sec, mais non sans un éclat d’amusement dans les yeux. Hermaris rougit, baissant instinctivement les yeux vers ses fromages bosselés. « Ils sont pas jolis... mais ils sentent pas mauvais. C’est un début. » Un rire sourd parcourut les quelques villageois autour. Hermaris, piquée dans son orgueil, hésita une seconde… puis rit aussi. C'était la première fois qu'elle riait franchement depuis... depuis quoi ? Depuis combien de temps ? Elle-même n’aurait su le dire. À partir de ce jour, lentement, presque imperceptiblement, les murs commencèrent à tomber. « Frotte leur les pattes quand elles refusent d'avancer, elles aiment ça, ces chipies. » Un vieux forgeron l’aida à réparer son enclos, échangeant contre un pain de ses premières fournées. La boulangère, une femme frêle au sourire discret, glissa un matin un sachet de graines dans sa poche, sans rien dire d’autre qu'un clin d'œil complice. Pour autant, il y eut des ombres aussi ; certains murmuraient encore derrière son dos. Certains se souvenaient d'articles de journaux, de portraits de la Reine froide et inatteignable. Hermaris les entendait parfois, en passant : « C’est elle, tu crois ? », « Peut-être bien... Mais ici, ça compte pas. » Elle serrait alors ses mains contre son tablier, inspirant profondément, laissant la brise chasser ses doutes. Hermaris, doucement, s'ancrait dans cette terre nouvelle comme une graine jetée au hasard qui trouverait, malgré tout, de quoi s'enraciner. Ses chèvres, une douzaine maintenant, étaient devenues son premier véritable trésor. Elles avaient chacune leur nom, leur humeur, leur habitude. Chaque jour, Hermaris apprenait à lire les signes discrets d'une bonne santé, d'une inquiétude, d'une joie simple. Il y avait dans cette vie une clarté que la couronne n'avait jamais su lui offrir : celle d'un monde qui ne mentait pas.
Les semaines suivantes, Hermaris s'appliqua à réécrire son existence avec des gestes simples : elle apprit à fabriquer son propre savon, à tisser de grossiers paniers avec des branches de palmier, à conserver les légumes dans la cave humide sous la maison. Chaque tâche accomplie était comme une couture discrète sur la déchirure de son âme. Et pourtant. Un soir, alors qu’elle réparait une clôture sous un ciel orange et lourd, un gamin du village passa en courant devant elle. Sans s'arrêter, il cria : « Ils parlent de toi à la radio, là-haut ! À la capitale ! Ils disent que tu t'es cachée pour éviter un procès ! » Hermaris laissa tomber son marteau. Le bruit sourd sur la terre fut couvert par les battements précipités de son cœur. Hermaris comprit alors que son passé n’avait pas fini de la poursuivre. Même ici. Même au bout du pays. La question n'était plus seulement de survivre. Il faudrait, tôt ou tard, affronter ce qui restait de la Reine en elle et choisir, enfin, ce qu’elle voulait devenir. Le lendemain matin, la lumière était blafarde. Un voile de brouillard s'était abattu sur Velvenn, enveloppant la vallée dans un silence étrange. Même les chèvres, d’ordinaire si bruyantes, semblaient tendues, agglutinées contre les murs de pierre humide. Hermaris se leva plus tôt que d’habitude, un mauvais pressentiment lui nouait la gorge. Quand elle ouvrit la porte de la ferme, une silhouette l’attendait, figée dans la brume : un homme, grand, vêtu d'un long manteau gris, un chapeau sombre lui couvrait partiellement le visage. « Madame Limollac Hermaris Naasdha... je suis ici au nom du Haut Tribunal de Garthram. Vous êtes convoquée à comparaitre devant la Cour pour répondre des accusations portées contre vous. » Il tendit un pli scellé, épais, dont le cachet rouge portait encore le blason royal, ironie cruelle. Hermaris ne bougea pas immédiatement, ses mains, pourtant si fermes pour traire, réparer, soigner, tremblaient. Elle savait que ce jour viendrait, mais elle n'était pas prête. L’homme inclina légèrement la tête, comme un messager qui a accompli son devoir. Puis, sans attendre de réponse, il disparut dans la brume, aussi silencieusement qu’il était venu. Elle resta longtemps sur le seuil, le regard vide, le papier semblait peser une tonne dans sa main. Quand enfin elle rompit le sceau, une seule phrase, en lettres droites et froides, accrochait son regard : « Madame Limollac est requise de se présenter au Palais de Justice de Garthram, sous peine de poursuites renforcées. Audience fixée au 15 du mois prochain. » Le 15, dans quinze jours. Hermaris se força à accomplir les tâches quotidiennes : nourrir les chèvres, balayer l'étable, réparer les clôtures. Mais son esprit était ailleurs, aspiré par un tourbillon d'images qu’elle croyait avoir enterrées : la couronne, les discours, les tapis rouges, les sourires hypocrites, les regards de travers. Le soir venu, elle s'assit sur le petit banc de bois, près de l'entrée de sa grange. Autour d’elle, la nuit tissait lentement ses filets noirs. À travers la fenêtre ouverte, les murmures de la radio du voisin atteignaient ses oreilles. « … L'ancienne souveraine, accusée de fraude électorale et de manipulation des scrutins, devra répondre devant la justice. Des documents supplémentaires ont été révélés, impliquant plusieurs membres du gouvernement. Le procès pourrait marquer un tournant historique dans la reconstruction de Sochacia Ustyae Cliar… » Hermaris ferma les yeux, elle ne pourrait pas se défendre seule. La route vers Garthram n'était plus celle qu’elle avait connue. Hermaris, enserrée dans un manteau usé, avançait d’un pas régulier sur la vieille route nationale qui serpentait entre les collines humides. Ils avaient quitté le village aux premières lueurs du jour, alors que la brume matinale n'avait pas encore quitté la vallée. Hermaris avait laissé derrière elle ses chèvres, ses champs, et cette vie fragile qu’elle s’était patiemment reconstruite. À mesure qu’ils approchaient de Garthram, la route s’élargissait, la nature laissait place à l’asphalte abîmé, aux panneaux rouillés, aux premières maisons et aux regards fuyants. Les murs parlaient d’eux-mêmes. On y lisait les slogans griffonnés à la hâte : "Justice pour le Peuple.", "Plus jamais Hermaris.","La corruption ne régnera plus." Hermaris baissa la tête. Ils atteignirent finalement le sud de Garthram. Le quartier des institutions, des tribunaux, des prisons. Ici, tout sentait l’autorité : murs de pierre noire, pavés inégaux, fenêtres étroites. Le Palais de Justice se dressait là, massif, froid, comme une forteresse oubliée. Un vieux bâtiment dont l'ombre semblait aspirer la lumière autour de lui. Hermaris s'arrêta une seconde au bas des marches. Un attroupement de journalistes attendait déjà devant les portes, les flashs crépitèrent immédiatement, les caméras tournèrent et des micros jaillirent sous son nez. Les gardes du Palais, en uniforme noir et rouge, ouvrirent une brèche dans la foule pour les laisser passer. Chaque pas résonnait contre les vieilles pierres du grand hall d'entrée. Au fond du couloir, une porte de bois massif portait une simple plaque : "Salle d’Audience Principale." L’avocat s’arrêta. Il posa sa main sur son épaule, légère mais ferme : « À partir d'ici, tout ce que vous direz, tout ce que vous ferez, pèsera sur le verdict. » Elle retrouva, dans ses yeux clairs, une part de la confiance qu'elle croyait définitivement perdue. Derrière elle, l’histoire reprenait son souffle. La salle d’audience était pleine : des bancs surchargés de témoins, de curieux, de journalistes, à la barre, déjà, les procureurs fourbissaient leurs armes. Le troisième jour du procès. La salle semblait plus lourde, plus tendue. Hermaris, debout dans son box de prévenue, fixait la cour avec un calme glacé. À ses côtés, son avocat préparait les derniers feuillets de leur défense. Quand la session s'acheva, Hermaris resta quelques secondes dans la salle vide. Elle leva les yeux vers les hautes fenêtres où la lumière déclinante dessinait de longues ombres. Lorsque le verdict tomba, ce fut dans un silence presque irréel : pas de cris, pas d'explosions de joie, ni de larmes tonitruantes. Juste cette étrange pesanteur, comme si le royaume tout entier retenait son souffle. Le tribunal, dans un mouvement calculé pour éviter l'embrasement, avait rendu un jugement d’équilibre : Hermaris Limollac était acquittée des charges principales, mais disqualifiée à vie de toute fonction publique. Un compromis politique, un arrangement silencieux pour éviter la guerre civile. Une manière muette de dire : « Tu es libre, mais loin du pouvoir. » Hermaris, debout au centre de la salle, ne broncha pas, elle inclina simplement la tête. Dans les jours qui suivirent, Hermaris refusa plusieurs invitations : des partis politiques modérés, des organisations caritatives, même des appels internationaux. Elle déclina tout. Elle voulait construire quelque chose qui n’ait besoin ni d’alliés stratégiques, ni de discours savamment pesés.
Ainsi, dans les premières lumières de sa nouvelle vie, Hermaris retourna au village, là où elle avait passé ces mois d’exil. Elle racheta la petite ferme. Chaque jour, à l’aube, elle sortait traire ses chèvres, les mains plongées dans la tiédeur du lait ; chaque soir, elle écrivait dans ses carnets, non pour publier, mais pour garder trace du temps qui passe. À ceux qui faisaient encore le pèlerinage jusqu’à sa ferme, elle offrait un thé, un sourire fatigué. Les jours s'étiraient, vastes et silencieux, rythmés non plus par des conseils ministériels ou des audiences diplomatiques, mais par les pas lents des chèvres dans l'herbe grasse, par le son lointain d'une cloche fêlée, par la lumière changeante sur les collines. Ici, elle était simplement « Madame Hermaris », ou parfois « la Dame aux chèvres », selon qui parlait. Pas d'égards forcés, pas de révérence vide : juste une forme de respect tranquille, celui qu'on réserve à ceux qui partagent la même terre, les mêmes pluies, les mêmes inquiétudes de récoltes. Le matin, elle se levait avant le soleil, elle passait ses mains dans l'eau fraîche de la rivière, nouait ses cheveux sous un foulard usé, enfilait des bottes couvertes de boue. Son troupeau, une trentaine de chèvres, l'attendait près de l'enclos. Certaines, plus curieuses que les autres, venaient lui frotter le museau contre la main. Au fil des mois, son corps changea. Elle perdit la finesse raide acquise à force de parader dans les palais : ses bras se musclèrent, son dos se raffermit. Le travail de la terre ne pardonnait ni la faiblesse, ni l'orgueil. Ses mains, autrefois soigneusement manucurées, portaient désormais les marques franches des outils, du froid, du vent. Et pourtant, jamais Hermaris ne se sentit plus souveraine que dans ces matins gris, quand la brume s'accrochait aux buissons et que ses bêtes s'éparpillaient dans les prés. Qui aurait pu croire qu'une ancienne reine viendrait planter des piquets, nettoyer les étables, vendre des fromages au marché comme n'importe quel paysan ? Mais la constance d'Hermaris, son absence totale de condescendance, finirent par vaincre les réserves. On la convia aux repas communautaires, aux fêtes modestes où l'on chantait sous les lampions faits de vieux draps colorés.