
Rasim Bal écouta le monologue du Teylais sans vraiment lui prêter attention. Cela faisait vingt minutes qu'il subissait ce discours qui ressemblait à un discours de secte, de coach sportif vendant leur formation ou encore de ces milieux d'extrême-droite teylais reconvertis en coach bien-être ou en développement personnel. Il vouait une haine viscérale contre ce type de profil et l'étranger qui avait envahi ses locaux n'échappait pas à la haine viscérale de Rasim. Ses tempes pulsaient sous l’effet d’un mal de tête lancinant, une conséquence prévisible de l’obligation qui pesait sur lui. Il devait écouter le Teylais faire l'éloge de la finance, pour le bien du pays, après tout, il était un conseiller employé par une grande entreprise du pays.
Tout cela s'était passé tellement vite. L'invasion loduarienne suivie de celle de l'Organisation des Nations Démocratiques dans une course à la capitale. La scission du pays avait été dans les faits immédiate, bien qu'officiellement actée plusieurs mois après la réalité. La situation était à l'époque ubuesque, dramatique, chaotique. Le pouvoir politique translave semblait dépassé par les événements. Alors, les nations de l'Organisation des Nations Démocratiques et notamment le Royaume de Teyla, le Duché de Sylva et la République Fédérale de Tanska étaient venues en aide à la République pour lui permettre de tenir et de ne pas être envahie par sa voisine, la Démocratie Communiste de Translavya. Contrairement à ses partenaires, le Royaume de Teyla avait envahi la République avec les services financiers et d'assurance et plus globalement les services. Les entreprises teylaises dans le domaine étaient partout dans le pays, alors Loring Josseaume n'était pas une chose incongrue, mais une habitude dans la nation translave.
Devant le tableau, sur lequel de nombreux chiffres et calculs trônaient, le Teylais continuait son monologue, qu'il énonçait à chacun de ses clients ou de ses futurs clients. Il n’avait pas besoin de convaincre Rasim Bal en particulier. Il récitait une vérité déjà inscrite dans la nouvelle architecture du pays, une réalité implacable dont il était l’un des architectes. Rasim le savait. Mais cela ne rendait pas l’instant moins exaspérant. Rasim Bal inspira profondément, essayant de contenir son agacement. Il croisa les bras, fixant les chiffres sur le tableau comme s’ils pouvaient l’aider à se soustraire à cette réunion inutile pour lui comme pour son entreprise. La finance comme un levier important du pouvoir, de l'influence des nations, il n'y était pas contre et concevait totalement l'idée derrière. Mais ce Teylais était d'une arrogance rare, croyant qu'il dominait l'assemblée parce qu'il travaillait dans la finance. Le Teylais ne voyait pas que des chiffres dans la finance, mais un outil puissant de domination, de contrôle.
- Tout ça, ils y croient vraiment ? murmura à ses côtés Miroslav Yusupova.
Rasim Bal ne répondit pas immédiatement. Il jeta un regard en coin à Miroslav Yusupova, dont l'expression cynique traduisait son profond scepticisme. La question de Miroslav était rhétorique, mais elle espérait fortement que la réponse de Rasim allait être négative. Mais au fond d'eux, les deux Translaves savaient que pour Loring Josseaume, son récit était bien plus que des paroles, mais un credo, une profession de foi rythmant son métier et son quotidien.
- Le pire dans tout ça, c'est qu'il en vit. Répondit dépité Rasim Bal en regardant le Teylais en face.
Miroslav Yusupova émit un sourire en coin. Elle s'attendait à la réponse et trouva la situation ironique. Face au cadre de vie et de travail offert par le Royaume de Teyla, beaucoup de Teylais s'étaient exilés en République Translavique qui offrait un cadre de vie et de travail beaucoup plus calme et vivable. Les heures de travail étaient strictement contrôlées et limitées, contrairement au Royaume de Teyla où seuls les contrôles étaient nombreux. Bien que le Royaume de Teyla avait des syndicats, une Déclaration des Fondamentaux de l'Homme ou encore une constitution, rien ne remplaçait la Déclaration des Droits des travailleurs translaves. Elle offrait une protection pour les salariés qui était impossible d'obtenir au Royaume de Teyla, sauf à avoir soit un patron conciliant, soit des compétences très demandées sur le marché du travail.
Malgré cette migration teylaise, les Teylais avaient du mal à sortir de leur cadre. En outre, ils restaient dans leur comportement très travailleurs comparé à la plupart des Translaves qui profitaient des avantages que leur offrait le système. La présence en nombre de Teylais était telle qu'elle avait grandement influencé de nombreux sujets et notamment l'intégration des étrangers. Comment devait s'y prendre l'État pour intégrer toute cette nouvelle population ? La question n'avait pas encore de réponse, alors que la presse relatait de nombreux accords prochains entre le Royaume de Teyla et la République Translavique.
- Ils migrent ici pour échapper à leur propre système, mais ils continuent à en chanter les louanges, ajouta-t-elle avec un sourire amer.
Rasim Bal hocha lentement la tête tout en affichant un sourire ironique. L'ironie de la situation n'échappait pas aux deux Translaves qui regardaient de nouveau Loring Josseaume. Un homme fuyant un système oppressant, mais incapable de s’en détacher idéologiquement, voilà ce que représentait le Teylais. Est-ce le destin de tous les Hommes ? La question traversa l'esprit de Rasim et y restera tout le reste de la réunion, de sa journée, de sa vie. Une question existentielle était née en lui. Le Teylais ne semblait pas s'apercevoir du paradoxe dans lequel il était. C'était facile de faire les louanges d'un système tout en profitant des bienfaits d'un tout autre système, tous dans la salle l'avaient compris, sauf Loring Josseaume.
- Nous ne sommes pas ici pour prendre vos richesses, vos créations. Bien au contraire, nous sommes ici pour rendre vos richesses plus belles, plus prestigieuses, plus éclatantes qu’elles ne l’ont jamais été. Nous ne sommes pas des pillards ni des marchands sans foi ni loi. Nous ne sommes pas Velsniens mais Teylais ! Continua Loring avec conviction devant l'assemblée. Nous vous offrons un avenir, de la stabilité, une indépendance que chaque nation et entreprise chérit en tout temps. Il leva la main comme pour annoncer la phrase qui allait tout changer, réveiller la passion chez son auditoire. Nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère, celle d'une révolution technologique. Nul ne pourra rater cette nouvelle ère technologique au risque d'être écarté sur l'hôtel des grandes puissances. Ainsi, ce que vous nous proposez n'est pas qu'un simple prêt financier, mais un outil pour vous assurer un avenir dans cet océan où la puissance dicte les actes des États et des Hommes.
Rasim Bal n'était pas convaincu par le discours de l'homme et leva les yeux au ciel d'exaspération. Miroslav s’adossa à sa chaise, croisant les jambes avec une nonchalance feinte. Elle jeta un regard en coin à Rasim, qui continuait à fixer Loring Josseaume avec un mélange d’agacement et de résignation. Puis, à voix basse, elle reprit la parole.
- On devrait le remercier de nous assurer un avenir, dit-elle avec sarcasme.
- Au moins ça. Je propose qu'on lui érige la plus grande des statues à Anapol en son honneur.
- Je n'ai pas envie de voir mon pays sombrer sous le coup de la domination de la finance. Si le gouvernement commence à prendre chacune des décisions par rapport à ça, alors nous sommes fichus !
Rasim haussa les épaules.
- Je crois que nous ferons tout pour résister à l'occupation sous le qualificatif de libération selon les Teylais. Enfin, si le gouvernement par intérim est cohérent avec lui-même.
Miroslav avait la mâchoire serrée face à l'audace de Loring.
- Nous ne gagnons rien et il gagne tout. Voilà un bon résumé de son offre. Une soumission. J'espère que tous les Teylais ne sont pas aussi idiots que cet homme qui se croit supérieur et n'offre que du dédain à ses interlocuteurs.
- J'en ai rencontré plusieurs et il y a des Teylais sympas, presque humains comme on l'entend. Tous ne sont pas obnubilés par leur travail. Enfin, ce n'est pas surprenant, ils ont un système qui préserve les droits, l'un des meilleurs au monde, je crois. Dommage qu'il ne prenne pas en compte le travail, dommage...
Les deux Translaves restèrent sur leur faim. De l'autre côté de la ville, c'est un autre discours qui était réalisé. Dans une salle luxurieuse du Commissariat aux Affaires Étrangères, un autre homme prenait la parole devant un parterre d'invités triés sur le volet. Contrairement à la réunion austère à laquelle participaient Rasim et Miroslav, ici, le climat était bien différent. Les visages étaient détendus et les sourires nombreux. Malgré les récentes nouvelles d'une livraison d'armement de la Loduarie Communiste à la Démocratie Communiste de Translavya, on n'imaginait pas un conflit surgir entre les deux nations dans cette salle. Le rapport de force était en faveur de l'Organisation des Nations Démocratiques, de plus cela voulait dire pour la Loduarie Communiste se mettre définitivement à dos le Duché de Gallouèse.
L'ambiance était conviviale parce que la nouvelle ne changeait pas la donne ni la réalité. En cas d'attaque de la Loduarie Communiste sur le Royaume de Teyla, l'Organisation des Nations Démocratiques allait très certainement vouloir que les troupes positionnées en République Translavique émettent une attaque sur la Démocratie Communiste de Translavya. On espérait que cette demande puisse être refusée ou tout du moins que le rapport de force ferait en sorte que le quotidien ici ne soit pas perturbé. Le regain de vie après la défaite du régime fasciste permit à la population de retrouver un espoir qu'elle avait perdu dans les abysses de l'enfer. Tout n'était pas parfait, loin de là, énormément de problèmes subsistaient au sein de la République Translavique. Mais les problèmes semblaient trouver des solutions tant sur le court que sur le long terme. L'économie de la République Translavique restait la plus dynamique de la région, laissant entrevoir un avenir radieux pour la République.
Thorsten Savchenko, le Premier ministre par intérim de la République, finit par prendre la parole :
- Tu as raison, Emir, dit-il en gloussant, les Teylais sont d'un paradoxe ahurissant. Mais nous allons devoir faire avec durant la rencontre et même pour les prochaines décennies. Je ne veux pas nous porter malheur, mais cette rencontre doit bien se passer. La rencontre avec la République Fédérale de Tanska s'est bien passée, ce qui nous assure un membre de l'Organisation des Nations Démocratiques favorable à la République Translavique. Si nous pouvions avoir un deuxième membre de l'Organisation des Nations Démocratiques acquis à notre cause, je suis preneur, étant donné la situation qui nous reste favorable vis-à-vis de la Démocratie Communiste de Translavya. Mais la livraison d'armes ne me rassure pas, et nous sommes tous d'accord sur ce point précis. En outre, l'Empire du Nord nous a contactés aussi, c'est une bonne nouvelle au regard de la situation.
Mais concernant le Royaume de Teyla, nous devons être prudents. Je me souviens d'une prise de parole publique de leur Premier ministre. Il actait le soutien du Royaume de Teyla, mais un soutien temporaire et sous la condition d'élections libres. Nos objectifs sont la signature d'un traité de défense de la République Translavique et une coopération sur les renseignements qui ne soit plus verbale, mais acquise à travers un traité. Nous savons tous que les Teylais respectent leurs traités, alors un traité par écrit doit être fait sur le sujet pour assurer la sécurité de la République Translavique. Ainsi, vous l'avez compris, nous voulons un accord de sécurité global qui n'englobe pas uniquement l'aspect militaire. De plus, une mise sous traité d'une présence teylaise, permanente ou non, sur le sol translave doit être réalisée.
J'ai eu ouï-dire que Pierre Lore, leur ministre des Affaires Étrangères, a dans une missive à notre égard signifié que le Royaume de Teyla souhaite faire des dons d'armements à la République Translavique. C'est une bonne nouvelle qui augure d'une relation cordiale sur le long terme.
- Oui, je suis d'accord, répliqua Emir au Premier ministre. Pour arriver à nos fins, j'ai observé le comportement des Teylais. Ayez l'assurance et la confirmation que ce peuple et les dirigeants du Royaume aiment être traités en grande puissance, en une nation qui compte sur la scène internationale. Nous allons devoir nous courber pour obtenir ce que nous voulons sans avoir trop à concéder. Nous avons pour nous un atout et pas des moindres. Le Royaume de Teyla ne veut pas être perçu sur la scène internationale comme un colon, impérialiste ou autre. Comprenons donc que nous n'aurons pas trop d'efforts à faire pour convaincre le Royaume de Teyla de mettre ce que nous voulons sur écrit dans la limite du raisonnable, bien entendu.
Thorsten Savchenko, en signe d'acceptation des arguments et de l'analyse d'Emir, hocha la tête.
- Oui, tu as raison, Emir, il faudra savoir flatter les Teylais si nous voulons arriver à quelque chose. Les livraisons d'armes loduariennes nous facilitent la tâche, mais nous ne devons pas prendre cela comme acquis, bien au contraire. Ils ne voudront pas lâcher la République Translavique par conséquent. Selon plusieurs analystes, le Royaume de Teyla a du mal à tenir tous ses déploiements actuels à travers le globe. Ainsi, ces mêmes analystes pensent que le Royaume de Teyla et son armée partiront de la République. Nous devons nous tenir prêts à une telle éventualité durant la rencontre ou pour les mois prochains.
Le silence se fit dans la salle face aux propos du Premier ministre par intérim. C'est dans ce contexte où la libération se mélange à l'invasion que se passera la rencontre entre le Royaume de Teyla et la République Translavique.