9 Décembre 2015,
Peu avant le crépuscule, alors que la lumière du Soleil parvenait encore difficilement jusqu'à l'herbe mouillée, le silence nocturne qui berçait doucement les habitants du petit village de Håp près de Smalcionys, s'apprêtant tous à tomber dans un profond sommeil, leur offrant un petit moment de repos bien mérité -chose nécessaire compte tenu de la longue et dure journée de travail qui les attend- fut interrompu par le léger, presque imperceptible ronronnement du moteur d'une puissante voiture grise, roulant en solitaire sur la courte avenue principale, longeant les bâtisses sans réveiller leurs hôtes endormis, jusqu'à une petite maison grisâtre, en apparence banale. Trois hommes sortirent du véhicule. Deux d'entre eux s'approchèrent doucement de la porte et vérifièrent autour d'eux que personne ne les observait avant de frapper à la porte. Pure paranoïa : Håp est isolée et ne compte que quelques centaines d'habitants, il est donc très peu probable d'y croiser des agents de la Militärpolizei (ou plutôt la Militärpolis, comme on l'appelle en effet dans cette région) ou des agents du service de renseignement. Et puis, après tout, même en Rimaurie il n'est pas illégal de toquer à la porte d'une connaissance en pleine nuit. Une jeune femme brune leur ouvrit et les dévisagea un instant avant de déclarer soudainement.
As-tu entendu Giallarhorn ?
Le premier homme, un cinquantenaire à l'air bourru, à la barbe fournie et au ventre bien garni s'avança et lui répondit d'une voix caverneuse.
Le cor d'Heimdallr m'a parlé. Il a chanté huit fois et sa voix était aussi dure que la douleur des martyrs d'avant, d'aujourd'hui et de demain mais aussi douce que l'appel irrésistible de la liberté et que l'espoir enivrant et plein de promesses de la victoire.
Il ne savait pas ce que ça voulait dire et moi non plus. On n'avait pas besoin de le savoir.
Dans un murmure, elle posa mécaniquement une seconde question, comme par automatisme, comme si derrière la chair se cachait les fils de cuivre et les plaques d'aciers d'une machine à forme humaine.
Apportes moi la preuve de ce que tu avances ?
Comme porté par une force surnaturel qu'il ne pouvait comprendre, le second homme, plus jeune (il devait être au beau milieu de la trentaine), plus mince et moins poilu, s'avança à son tour et tendit la main vers l'inconnue. Il l'ouvrit et laissa apparaître une douille vide. La femme la prit en en sortit un petit morceau de tissu rouge sur lequel était inscrit au crayon noir un mot incompréhensible : "Derfrägirk". Elle invita les deux hommes à rentrer et jeta le tissu dans un sac d'ordure qui traînait au pied de sa porte, enfouissant le message indéchiffrable qu'il renfermait sous une montagne de crasser et de déchets répugnants. Alors qu'ils pénétraient à l'intérieur de la petite maison grise, l'un des deux hommes fit un signe au troisième, un jeune garçon blond et athlétique d'une vingtaine d'années, moi. Je restais fumer une cigarette près de l'automobile autant pour surveiller sa mystérieuse cargaison que pour en sortir une arme dans le cas où ils tomberaient dans un piège quand l'un d'eux me fit signe de les suivre. La situation ne craignait rien. On en était tous persuadés. On avait raison.
L'intérieur de la maison était aussi banal que l'extérieur : des murs banals, gris, sur lesquels étaient accrochés des petits tableaux banals et des photographies de paysages banals, des meubles banals sur lesquels étaient posés par-ci par-là quelques pots de fleur banals ou quelques piles de papiers banales. J'ai cependant très vite remarqué l'absence totale d'images représentant des personnes, celles-ci ayant à l'évidence étés retirées en prévision de notre arrivée. Je ne m'en suis pas étonné plus que ça : dans notre travail, il vaut mieux ne pas en dire trop sur soi-même au risque que les chiens de Sattler, à défaut de ne pouvoir nous mettre la main dessus, ne se rabattent sur nos proches. C'est qu'ils ont faim ces clébards.
Nous nous sommes tous assis autour d'une table ronde sans qu'aucun d'entre nous n'est besoin de l'ordonner aux trois autres. La femme sortit un paquet de cartes d'un placard (des cartes banales comme le reste de la maison) et commença à les mélanger puis à les distribuer entre les convives.
Vous resterez ici pour le restant de la nuit. Des matelas ont étés disposés dans le salon. Si vous souhaitez mettre votre véhicule et sa cargaison en lieu sûr, vous pouvez utiliser mon garage. Il est vide.
Je le ferais.
Les cartes distribuées, la partie pouvait commencer. Une partie de quoi ? Je ne sais plus. Ça n'a pas d'importance.
Demain matin, à sept heure trente, vous reprendrez votre voiture et roulerez en direction de l'usine de conserves à quelques kilomètres d'ici. Vous passerez ainsi inaperçu au milieu des automobiles des employés.Au bout d'une vingtaine de minutes de route, vous rencontrerez une camionnette blanche garée sur le bas côté. À votre vue, son chauffeur, un petit homme en salopette bleue soulèvera sa casquette et se frottera le front avec un chiffon vert. Vous vous arrêterez devant lui et lui demanderez s'il s'agit d'une panne de moteur. Il vous répondra que son pneu avant droit est crevé et qu'il n'en a pas d'autre avec lui. Vous lui offrirez alors votre roue de secours. Pendant qu'il l'installera, vous sortirez votre cargaison et la placerez à l'arrière de la camionnette. Il vous donnera les instructions suivantes.
La partie de carte s'acheva une vingtaine de minutes plus tard et nous sommes tous allés nous coucher.
Le lendemain, vers sept heure et demie, comme convenu, notre trio est reparti dans notre voiture et nous en sommes allés sur la même route que, comme prévu, les habitants du petit village suivaient tous pour aller travailler. À aucun moment la femme ne nous avait donnée son nom et si nous aurions aimés le connaître, au fond nous savions pertinemment que nous n'en avaient pas besoin, qu'il valait mieux que nous sachions le moins de choses possible sur elle et que, quoi qu'il arrive, nous ne la reverrons sans doute jamais. C'était pour le mieux en fin de compte. Après avoir parcourue quelques kilomètres vers le nord, l'automobile passa à proximité d'un véhicule garé dans l'herbe fraîche sur le bas côté de la voie. Une camionnette blanche frappée du logo d'AgriCorp. Avait-elle été volée, prêtée par un employé de l'entreprise partisan de la cause ou était-ce une banale guimbarde repeinte aux couleurs de l'entreprise ? Ça non plus ça n'avait aucune importance. Son conducteur, un homme en salopette, retira sa casquette pour s'essuyer le visage avec un chiffon verdâtre : c'était le signe. La puissante voiture grise s'arrêta quelques mètres devant la fourgonnette et nous en descendîmes. Je m'avança alors et demanda à l'homme, un pauvre vieux monsieur qui devait bien avoir une quarantaine d'années de labeur à son palmarès, si la cause de sa panne venait d'un problème moteur et lui annonça que j'avais une caisse à outils avec peut-être de quoi le réparer. C'était faux. Le vieil homme me répondit que son moteur allait bien mais que l'un de ses pneus avait été percé par un débris quelconque. Je jetai un bref coup d’œil vers la roue avant droite du véhicule et constatai qu'effectivement un énorme trou, trop grand pour être naturel, ornait le pneumatique. Un vrai travail de sagouin qui ferait douter même le fasciste le plus crédule. Enfin bref. Je proposai alors à l'inconnu de lui offrir ma roue de secours, celle-ci étant, par un heureux concours de circonstances, exactement du même modèle que celle de la fourgonnette et pas du tout de celle de la voiture (chose que je n'avais même pas remarqué jusque là), ce que le brave gars s'empressa d'accepter. Pendant que le vieil homme changeait sa roue, le gros barbu extirpa difficilement de la malle de sa voiture une lourde caisse de bois qu'il transporta avec peine jusqu'à l'arrière de la camionnette blanche. Il en ouvrit le coffre, qui contenait une pile de sacs de céréales, eux aussi de la marque AgriCorp, derrière lesquels étaient cachées bien d'autres caisses similaires, et plaça son chargement parmi celles-ci. Alors qu'il s'activait, le vieil homme, remuant à peine les lèvres, nous indiqua la route que nous devions désormais suivre.
Quand j'aurais fini, vous prendrez le volant de la camionnette et continuerez à rouler vers le nord. Je prendrais votre bagnole et la ferais disparaître, ni vue ni connue. Dans quelques centaines de mètres, vous croiserez une sortie vers l'est que vous emprunterez puis un chemin de terre, puis un petit pont enjambant une rivière. Vous arriverez alors dans une clairière où se trouve un cabanon de bois. Vous frapperez six fois à sa porte. Si quelqu'un vous répond, placerez un sac de céréales devant la fenêtre.
Son travail terminé, le vieillard nous lâcha un dernier signe de tête qui pouvait autant signifier un froid "Au revoir Messieurs" qu'un peu rassurant "Bonne chance. Vous en aurez besoin." avant de prendre le volant de la voiture grise et de s'en aller sur les routes, désormais en paix, l'esprit tranquille, libéré de la tâche qu'on lui avait assigné. Encore un qu'on ne reverra jamais. J'ai très vite chassé cette pensée de mon esprit -si tant est que mon esprit, confus par tous ces codes étranges et ces recommandations mystérieuses, était encore en mesure de penser- et m'installa avec mes deux compères à l'avant de la fourgonnette AgriCorp. Nous sommes partis, le barbu derrière le volant, suivant aveuglément les informations qui nous avaient étés données comme de parfaits moutons. Si le vieux gars nous avait dit de nous jeter d'un pont, l'aurions nous fait ? On était si serrés sur cette banquette qu'on en étouffait. Comment étions nous censés tenir à trois dans un aussi petit véhicule ? Pourtant il y'avait bien trois sièges. Enfin bref, on devaient penser à la mission avant tout, quelque soit cette mission dont nous n'avons d'ailleurs qu'une vague connaissance. Enfin, on allait devoir se battre pour nos idéaux, mais où et contre qui ? Et quels sont-ils nos idéaux ? Moi même, je ne suis pas sûr de savoir ce que je fais dans cette histoire. Mais maintenant que j'y suis, suis-je encore en mesure d'en sortir ?
Le véhicule roulait lentement sur la route, le trafic était encore dense. À mesure que les premières mottes de neige étaient arrachées au bitume par la gomme des pneus, la tension s'intensifiait. Ou peut-être était-ce la peur, la peur de cette fameuse mission qu'on (qui ?) nous avait confié, de l'échouer ou... d'y laisser la peau. Ou la crainte de foncer tout droit dans un piège habilement tendu par les porteurs de la bannière noire. Ou encore, celle de se tromper de route et de ne jamais atteindre notre destination.
Vous tracassez pas les gars. Ça va bien se passer. C'était le conducteur, le barbu, qui, en essayant d'apaiser ses camarades, cherchait avant tout à se calmer lui même. Je le comprends.
Pendant un instant, il fut prit d'un bref moment de panique en se demandant s'il n'avait pas raté la sortie mais, non, la voilà qui se profilait à l'horizon. C'est à ce moment qu'il se rendit compte qu'il aurait peut-être préféré ne jamais la voir. Enfin, j'extrapole peut-être mais c'est-ce que son expression m'a laissé penser. Parfois, l'ignorance est protectrice. L'idiot a moins de choses à craindre que le génie. Le véhicule s'engouffra alors sur les sentiers battus, roulant désormais sur des routes de terre cahoteuses, seuls. Que dirions-nous si quelqu'un (qui ?) venait nous interroger ? "Bonjour mon bon monsieur. Que faites vous en cette belle matinée de décembre sur ses sentiers enneigés à plusieurs kilomètres de toute forme de civilisation avec votre lourd véhicule appartenant, à ce que je vois, à la société AgriCorp qui ne dispose d'aucune activité dans la direction que vous suivez ?" " Eh bien voyez vous, cher ami, mes collègues et moi même nous rendions en fait à l'usine de Skjoldborg située à plusieurs dizaines de kilomètres d'ici afin d'y livrer des sacs de grain et, pour éviter du retard, nous avons décidé de faire un détour en passant par cette petite route champêtre et totalement impraticable qui ne mène aucunement à l'adresse susnommée." Je me ressaisit vite : il n'y avait aucune raison de rencontrer quelqu'un ici. C'est-ce que e croyais du moins. Ou peut être était-ce que les Kohlistes voulaient nous faire croire ? Comment en être sûr ? Il n'y avait aucun moyen. On ne peut jamais être sûr et certain. Toute affirmation peut être contredite car toute preuve ne peut pas être prouvée, c'est ce que disaient les sceptiques. C'était bien eux ? Je devrait m'intéresser un peu plus à la philosophie antique. J'achèterai des livres quand je rentrai. Si je rentre un jour.
La camionnette, dévalant le sentier de terre, arriva jusqu'au pont puis au cabanon. Un cabanon entièrement en bois, surement un petit pavillon de chasse. Personne n'avait parlé de tout le chemin. Personne n'avait rien à dire. Que pouvaient-on nous dire ? Nous ne nous connaissions même pas. Aucun d'entre nous n'avait la moindre idée du nom des deux autres. Dur de comprendre une histoire sans qu'aucun nom ne soit donné pas vrai ? Mais je n'ai aucun nom à vous donner. Je pourrais vous dire que je me nomme "Mnestik", c'est par ce mot que mes comparses s'adressent à moi. Eux, c'est "Skäggig" et "Unbek". Mais ce ne sont pas des noms. Ce ne sont même pas des pseudonymes (un pseudonyme est un nom). Ils ne nous représentent pas. Ce ne sont pas nos identités. Au contraire, ce sont des masques derrière lequel nous cachons qui nous sommes. Il serait étrange de décrire une personne par ce qu'elle n'est pas, n'est-ce pas ? C'est pourtant ce que je fais. Je n'ai pas d'autre alternative. Mnestik fera l'affaire, donc.
Pouvions nous réellement nous faire confiance, nous qui ne connaissions même pas nos vrais noms ? Et pourquoi ne le pourrions-nous pas ? Nous étions tous dans la même galère comme le dit l'expression. Sommes-nous donc des galériens enchaînés aux rames d'un navire ? Non. Nous l'avions choisi cette mission, cette galère. Ils ne nous ont pas forcé. Ils ne le peuvent pas. Et pourtant, nous sentions que nous ne pouvions plus faire demi-tour. Ç'aurait pourtant été aisé : il n'y avait personne alentour pour constater notre lâcheté. C'est peut-être pour ça : nous avions peur d'être lâches ? J'en doute : je préférerais être mille fois lâche qu'une seule fois mort. Jetez moi vos tomates si cela vous fait plaisir mais gardez votre plomb. Malheureusement, le sol froid et dur de Rimaurie est peu propice à la pousse des fruits. Le plomb, en revanche, y pousse en abondance. Nous nous arrêtâmes à une douzaine de mètres du cabanon. "Skäggig", le ventru, s'approcha de la porte et frappa six coups secs et clairs sur le bois dur. De l'intérieur, une voix d'homme, froide, remplie d'une haine imméritée à notre encontre, se fit entendre.
Qui êtes vous ? Barrez vous ! Je suis armé ! qu'il a dit.
Skäggig se retourna alors vers nous.
Apportez moi un sac.
Je récupérai un des sacs à l'arrière du véhicule, ceux qui camouflaient la mystérieuse cargaison (Pourquoi la camoufler ? Il n'y avait personne ici.) et le portai jusqu'à mon quémandeur. Ce dernier s'approcha doucement de la fenêtre, observant craintivement les deux canons d'acier d'un fusil de chasse qui en sortaient depuis l'ombre, le pointant comme deux tigres affamés près à bondir sur une proie. Il ne pouvait pas voir l'homme qui tenait le fusil. Il se cachait derrière des rideaux de dentelle, ne laissant percer que sa pétoire et la peur qui va avec. Lorsque le ventru arriva au niveau de la fenêtre, l'arme se retira, lui laissant le loisir de déposer son ballot sur le rebord. Un bras bronzé apparu soudain et tira le sac à l'intérieur tel un démon traînant avec avarice une âme en détresse dans les tréfonds de l'enfer. En échange de ce sacrifice, car, c'est bien connu, le Diable aime le commerce, il laissa sur le rebord une lettre. Enfin non. Une carte maladroitement dessinée à la main sur laquelle était tracée une ligne rouge continue. Elle ne cessait de faire des boucles, des aller-retours, des demi-tours et des lignes droites fulgurantes, changeant erratiquement et inlassablement de chemin et d'opinion comme un dirigeant Kartien. Comme toutes les routes, elle avait pourtant une fin, un but, une destination. La voix du chasseur (si c'en était bien un) se fit plus amicale mais la méfiance se ressentait toujours.
Remontez dans votre bagnole et suivez la ligne rouge. Ne vous en éloignez pas. Quand vous serez arrivé, détruisez la carte, que personne n'en retrouve jamais la moindre trace.
À ces mots, sans attendre, nous nous en retournâmes à notre véhicule et reprîmes la "route". Pouvait-on réellement appeler cela une route ? Il n'y avait même plus de chemin par là où nous roulions, seulement de l'herbe humide et de la boue. Pourtant, il y'avait bien une ligne sur le plan et cette ligne menait bien quelque part. Il y'avait donc bel et bien une route même si nous seuls pouvions la voir. Cela avait un côté rassurant. C'était comme un super pouvoir. Nous voyions des choses qu'aucun autre ne pourrait ne serait-ce que soupçonner. Nous zigzaguions lentement entre les arbres, suivant le chemin défini par le tracé sans jamais nous en écarter. Nous aurions pu rejoindre la destination directement en ligne droite sans passer par tous ces détours. Personne ne nous jugerait. (Personne ne pouvait nous voir). Nous serions peut-être même félicités pour notre rapidité. Mais félicités par qui ? Nous ne savions même pas qui nous allions rencontrer. Pourtant, nous nous étions tous tacitement mis d'accord pour suivre à la lettre les instructions qu'on nous avait donné, sans avoir besoin de dire un mot. Ce voyage était comme une chasse au trésor, une suite d'énigmes complexes à résoudre pour au final obtenir cette récompense tant attendue. Mais au bout du chemin, il n'y a pas de trésor. Il n'y a que la suie, la boue et le sang. Nous ne déterrerons aucun trésor. C'est nous qui l'offrirons à d'autres autres. C'est peut-être la plus grande des récompenses : offrir ce à quoi on ne gouttera jamais. Cette pensée était réconfortante alors je la prenait pour vraie. L'Homme a besoin de croire en quelque chose même si ce n'est pas réel. Ça donne peut-être un sens à sa vie, ça lui donne un but, un objectif à atteindre. C'est le rôle de la religion : elle affirme que tout ce que font les hommes, toute la souffrance qu'ils accumulent, tout le bien qu'ils font et le mal qu'ils refusent de faire n'est pas vain et sera un jour récompensé. Celui qui ne croit en rien a peut-être la chance de ne pas voir ses opinions influencées par des préjugés, peut-être qu'il a plus de discernement que celui qui croit, mais sa vie se résume à naître, grandir, se reproduire et mourir. Il n'y avait rien avant. Il n'y aura rien après. Ce qu'il y'a entre les deux n'a aucun sens : c'est une période d'intermittence entre le vide et le néant. Le plus beau présent que Dieu a fait à l'Humanité, c'est de lui faire croire qu'il existait. Je n'ai pas reçu ce don. C'est peut-être pour ça que j'ai décidé de me consacrer à défendre une cause, aussi floue soit-elle. Je n'ai pas de Dieu, je n'en ai pas besoin. Je crois déjà en une cause.
Bref. Nous avons suivis la route invisible, les virages et les boucles qui ne cessaient de nous être indiqués. On était désormais en pleine forêt, en pleine nature, loin de toute forme de civilisation. Enfin, c'était inexact : de temps en temps, on croisait un sentier de terre, bien trop fin pour y rouler, qui nous rappelait qu'on pouvait toujours rencontrer un humain, un randonneur ou je ne sais quoi. On en a vu aucun, je ne me suis rappelé que plus tard que tout le monde était au travail aujourd'hui. Parfois, on roulait sur un objet dur dans un énorme craquement. On vérifiait toujours derrière nous, par crainte d'avoir écrasé une biche ou autre chose. C'était une branche. C'était toujours une branche morte tombée d'un arbre pourri. C'était d'ailleurs impressionnant que nous n’ayons à aucun moment percuté un de ces arbres vu comment ils frôlaient notre carrosserie à chaque fois que nous les contournions. À un moment, cela devait bien faire une heure que nous roulions en suivant la ligne rouge, nous sommes tombés sur une clairière... et des gens. Des gens, des véhicules et des armes. Deux hommes cagoulés en treillis, armés de fusils que l'on croiraient tout droit sortis d'un livre d'histoire, se sont approchés de notre véhicule comme pour nous demander nos papiers. Sans qu'ils n'aient besoin de parler, Skäggig leur a crié Ragnarök !!!. Ça m'a surpris et je crois pouvoir affirmer qu'Unbek l'était tout autant que moi mais les deux gardes se sont écartés et nous ont laissés passer. On ne nous avait pas prévenu de ce mot de passe. En fait, on ne nous avait pas prévenu de grand chose. On ne nous parle que par métaphores et bribes de phrase, des chuchotement au tournant d'une rue, des papiers glissés sous les portes, des informations échangées sur un marché entre deux pommes et trois carottes... Parfois même des annonces dans les journaux, je ne sais pas comment ils arrivent à faire ça. Ils doivent avoir des alliés au Ministère de l'"Information". Toujours est-il que par cette méthode, j'ai vaguement saisi qu'on me proposait une mission et qu'il fallait que je me prépare à me battre et peut-être à mourir. Je ne sais pas pourquoi moi, comment ils ont su, j'avais déjà collecté quelques données pour eux, (patrouilles militaires, entrepôts d'explosifs...), je ne pensais pas qu'ils me demanderaient d'entrer dans la clandestinité, de faire la guerre. Je n'ai aucune expérience de la guerre à part mon service militaire que j'ai fait il y'a quelques années. C'est obligatoire, ça permet aux Kohlistes de former un peuple de soldats. Problème auquel ils n'avaient pas penser : n'importe quel rebelle a lui aussi reçu une formation militaire. Peut-être qu'ils y ont pensé mais qu'ils ne voient pas d'autre solution.
Qu'importe les moyens qu'ils ont utilisés, je me suis rendu à un point de rendez-vous qu'on m'avait donné, une ruelle sombre et isolée, parfaite pour commettre un meurtre ou d'autres joyeusetés, et j'y ai retrouvé mes deux compagnons. Je ne les avait jamais vu avant. Ou peut-être de temps en temps en allant faire mes courses, je ne sais plus. À part nous trois, il n'y avait personne, c'était prévu. Il n'y avait qu'une enveloppe jetée à la va vite dans une poubelle et dedans une clé de voiture et une adresse. Nous sommes tous les trois venus à pied et nous sommes repartis dans une belle bagnole grise garée que nous avions tous les trois croisés en chemin et dont nous ne connaissions rien pour nous rendre à cette adresse. Je me demande ce qu'il se serait passé si quelqu'un d'autre que nous avait trouvé cette enveloppe. La Militärpolizei aurait peut-être pu remonter la piste jusqu'à ici, faisant échouer toute notre mission et celles de tous nos alliés. Ç'aurait été dramatique. Mais pourquoi la Militärpolizei irait fouiller dans une poubelle quelconque dans une rue quelconque ? Qu'importe, ce qui est sûr, c'est qu'à aucun instant de notre "chasse au trésor" le mot Ragnarök n'avait jamais été prononcé. On avait du lui dire avant. Et pourquoi pas à moi ? Ils lui faisaient plus confiance à lui qu'à moi ? Peut-être qu'il a déjà combattu auparavant, qu'il a monté en grade et est aujourd'hui notre supérieur sans que nous n'en sachions rien. Ça expliquerait pourquoi il se lance dans cette aventure à son âge. J'aurais aimé lui demander, mais je n'ai pas osé. Et pourquoi Ragnarök au fait ? Il me semble qu'il s'agit d'une très vieille légende nordique, une histoire de fin du monde je crois. La fin du monde, mais lequel ? Celui des fascistes... ou le mien ? Ça non plus je n'ai pas osé le demander.
Tout cela, cette suite d’énigmes, cet enchaînement de codes, de phrases que je ne comprends pas, de rituels qui n'ont rien à envier à certaines religions et donne un aire de pèlerinage à toute cette affaire, ce "Ragnarök", tout cela n'a plus aucune importance désormais : nous sommes arrivés à notre destination. En voyant ces deux gardes s'écarter, je croyais voir une gigantesque forteresse de bois cachée à la vue de tous et des milliers de soldats surarmés et motivés nous accueillir dans un immense cri de joie collective qui percerait par delà la forêt et réchaufferait le cœur de tous ceux qui l'entendraient, que nous serions portés en héros pour avoir compléter notre mission dont je n'avais toujours aucune idée. J'avais tort. Il n'y avait ici que quelques tentes de piètre qualité et, à tous casser, une petite centaine de révolutionnaires équipés d'armes diverses dont la plupart devaient dater de la Guerre Civile. J'ai lu quelque part, qu'après la guerre, le nouveau régime n'a jamais été capable de récupérer les millions d'armes qui avaient étés crachées par les usines jusqu'à leur épuisement et que nombre d'entre elles s'étaient retrouvés parmi les mains des Républicains. Ces derniers se les serraient échangées, ils les auraient transmis à leurs nouvelles recrues qui, devenues des vétérans accomplis, les auraient à leur tour données à leurs propres recrues jusqu'à aujourd'hui. C'est ainsi qu'en ce début de 21ème siècle, des jeunes hommes au début de leur vingtaine combattent des armées modernes et professionnelles avec les armes de leurs grand-parents, pour les idées de leurs grand-parents. Des jeunes hommes mais aussi des femmes, il y'en a plusieurs, plus que je ne l'aurais imaginé. Le décor dans lequel je me trouve est bien éloigné de ce qu'on me disait sur la guerre : des hommes virils et musculeux se battant avec courage et détermination jusqu'à la mort s'il le faut pour défendre la Patrie, l'Idéologie, le Régime, parfois Dieu ou le Roy pour ceux qui en ont. Des pères et des fils qui combattent pour protéger leurs mères, leurs sœurs et leurs filles. La fierté de la nation qui doit inspirer les jeunes garçons et faire craquer les jeunes filles. La guerre, c'est une affaire d'hommes. La guerre c'est viril. Je ne vois pas ce qu'il y'a de viril à se faire déchiqueter par le feu des mitrailleuses, broyer par une frappe d'artillerie ou poignarder à l'estomac, au poumon ou au cœur, forçant le courageux soldat à se vider de son sang, seul, dans la boue, avec pour seul témoin des cadavres, ceux des morts qu'il s'apprête à rejoindre, et ceux des vivants, vidés de tout ce qui fait leur humanité. Je ne vois pas en quoi se cacher dans son terrier pour pleurer en attendant qu'on vienne nous en dégager par balle, par feu ou par gaz est une vertu intrinsèquement masculine. Je ne vois pas comment on peut montrer notre force et notre courage lorsque la boite de métal dans laquelle nous étions enfermé vient de flamber, nous offrant une mort affreuse, douloureuse et apparemment celle que tout mâle doit absolument envier et souhaiter. Je ne vois pas ce qu'il y'a de brave à tuer sauvagement quelqu'un qui aurait pu être mon voisin ou mon frère au seul prétexte que la couleur de son uniforme ne me revenait pas au nom de pantouflards médaillés qui tirent leur gloire de ce qu'ils ont dit de faire à d'autres vraisemblablement moins malins qu'eux.
J'ai souvent entendu ou lu des historiens, des philosophes, des poètes, comparer la guerre à une boucherie et les généraux à des bouchers. Dans un sens, c'est vrai, les soldats sont comme des morceaux de viande que l'on découpe pour le plaisir malsain de leurs supérieurs. C'est vrai, mais c'est faux. La viande que traire le boucher est déjà morte et il n'est ni fier ni adulé pour l'avoir découpée. Certains disent que la guerre est un abattoir. C'est encore faux. Un abattoir est un endroit où les animaux sont tués pour nourrir les hommes. La guerre est l'endroit où des Hommes tuent d'autres Hommes, pour rien. Toutes les causes de la guerre pourraient être réglées si les Hommes le voulaient, mais les Hommes ne le veulent pas. Ils refusent de faire des concessions. Si on ne leur donne pas tout, ils le prennent. La guerre ne peut pas ni ne doit être comparée à quoi que ce soit, ni à une boucherie ni à un abattoir. La boucherie et l'abattoir prennent pour rendre, la guerre prend et garde, elle ne donne rien.
Mais suis-je légitime à parler de guerre, moi qui ne me suis jamais battu. Je ne sais pas. Je pense que oui. Je me lance dans une bataille dont je n'ai jamais vu le début pour défendre une cause que je ne saisis pas. Je n'ai pas choisi de prendre les armes, je n'ai pas choisi cette guerre, j'y suis né. Mes parents m'ont élevé en m'apprenant que le Kohlisme c'était le mal, que la République est au dessus de tout, comme leurs propres parents leur ont enseignés. On m'a élevé dans la haine d'une idéologie que je ne comprends pas et dans l'attirance pour un système dont je ne sais rien si bien que je doit mentir sur mes ennemis pour les haïr. La guerre, c'est viril. Personne ne m'a jamais dit ça. Pas même les Kohlistes. Ils se fichent de ce que leurs soldats ont entre les cuisses, ce qui leur importe c'est ce qu'ils ont entre les mains et comment ils s'en servent. Ça nous fait un point commun avec eux. Et en creusant un peu plus profondément, on se rend compte qu'il y'en a bien d'autres. Eux comme nous défendons l'égalité entre tous, le partage juste des richesses, les mêmes chances pour tous qu'importe leur naissance. Nous avons la même vision et la même opinion sur beaucoup de choses : les riches, les pauvres, la guerre, l'inégalité des chances, Dieu... Ils défendent un esprit rationnel, éclairci, dénué du moindre préjugé, d'haine et de passion destructrice. Alors pourquoi nous battons nous ? Nous avons déjà l'égalité, c'est le fondement du Kohlisme. Nous avons déjà la richesse. Personne ne vit dans la misère ou la faim ici. La justice ? Elle est plutôt conciliante avec ceux qui acceptent de rentrer dans les clous. Et pourquoi en sortir, de ces clous, alors qu'ils nous apportent la sécurité et la prospérité ? Pour la démocratie, la liberté ? Mais la liberté de faire quoi ? Que demanderons nous lorsque nous serons enfin libres ? La Rimaurie est un Paradis pour ceux qui renoncent à leur liberté. Si nous sommes en guerre, c'est parce que certains, nous, refusent d'être enchaînés, même si ces chaînes nous apportent tout ce dont nous avons besoin.
Personne ici n'est responsable de cette guerre, pas même Sattler, lui aussi y est né. Il n'a pas choisi son camp, son père l'a fait pour lui et son grand-père l'a fait pour son père. Je suis comme lui, c'est mon père qui m'a dit que je devais me battre pour une liberté qui ne m'apportera rien parce que son propre père lui a dit la même chose. Sattler et moi et tous ceux qui combattent ou combattront en Rimaurie s'affrontent pour les idées de leurs grand-pères. Ce n'est pas une guerre d'hommes, c'est une guerre d'idée que des morts se livrent à travers les vivants. Comme Sattler, je suis l'arme d'un cadavre et les armes n'ont pas besoin de noms. Ce ne sont que des objets. Personne autour de moi n'a de nom, seulement des codes qu'ils se donnent à la fois pour s'identifier et se cacher. Nos ennemis sont pareils, ils se nomment par des matricules. Nous avons encore un visage ? Plus pour longtemps, on m'a donné une cagoule à mon arrivée. Désormais, je n'ai plus ni nom ni visage, mes alliés n'ont plus ni nom ni visage, mes ennemis n'ont plus ni nom ni visage. On ne se bat plus pour des gens, on se bat pour des idées, les mêmes que celles de ceux que nous tuons.
Cette guerre n'a aucun sens, elle n'aura aucune fin. Ce n'est pas une guerre d'Hommes, c'est une guerre d'idées. Et les idées ne meurent jamais.
