
La commissaire réalisa qu'à cette heure, ses consœurs du Comité devaient se trouver en Westalia, à discuter diplomatie avec le nouveau gouvernement de la Grande République. Elles avaient quitté le même aéroport, au même moment, parcourant chacune plus de dix mille kilomètres – mais dans des directions opposées. Meredith et Rai. Elle aurait aimé pouvoir amener Rai avec elle. Mais ça n'aurait eu aucun sens. La chargée des affaires culturelles n'était pas à sa place dans des discussions militaires. Cela qui suscita chez elle un curieux sentiment de solitude. Comme l'Union était grande, sans même parler de ses intérêts. Était-il seulement possible de représenter une telle entité ?
Bien-sûr que oui, se dit-elle. Moins par conviction que par choix arbitraire : elle le faisait depuis des années. S'il n'était pas possible de remplir cette mission seule, alors le gros de sa vie n'était qu'une tentative de faire l'impossible, ce qu'elle refusait de considérer.
Sa prise se raffermit sur l'alliage froid de la balustrade.
Derrière elle, deux soldats de la garde communale encadraient la porte de la terrasse. Le plastique mat de leurs imperméables noirs et rouges, boutonnés jusqu'au col, claquait sous l'effet du vent. Sans ça, leur masque et leur immobilisme en auraient faits de parfaites statues. Rien de surprenant, pensa Actée. La garde locale est eurycommuniste. Ces gens n'aiment pas l'individualité.
On leur avait indiqué d'escorter la commissaire où qu'elle irait. Moins pour sa propre protection – Aleph était l'un des endroits les plus sûrs du Grand Kah – que pour lui signifier le respect de la Convention Communale, et peut-être aussi du Commissariat aux Affaires Exclaves. Shao Kai Yuhan, l'éternel commissaire représentant, n'avait pas été en mesure de l'accueillir personnellement et tenait à rendre absolument clair qu'il ne s'agissait pas d'un geste politique des exclaves à l'adresse des communes centrales, pas qu'Actée eut sérieusement entretenu cette hypothèse. Lorsqu'elle avait exigé qu'on l'amène à la terrasse supérieure de la ville, aucun des deux ne lui avait demandé pourquoi. Ceux-là ne faisaient pas la conversation, contrairement à leurs pairs d'Axis Mundis. Un peu par réflexe, et pour tuer le silence, Actée leur avait dit qu'elle souhaitait voir la ville.
Ils avaient acquiescé, sans doute pour ne pas la laisser sans réponse.
Maintenant elle y était, et voyait le monde comme une étrangère. C'était tout l'intérêt d'Alpeh. Positionnée sur des îles relativement éloignées des secteurs urbanisés de la Commune, la base navale offrait un excellent moyen de relativiser. Avant l'installation du premier fort, dans l'antiquité tardive, les îles étaient occupées par des temples. En tout cas c'est ce qu'elle avait lu un jour, et elle voulait bien y croire. Il suffisait de voir la ville d'ici pour constater de sa petitesse. Ses buildings étaient comme des maisons de poupées. La perspective les réduisait, les écrasait sous les tours de nuage, la nature imposait son dominion au paysage la plus moderne du pays. Oui, une âme pieuse y aurait vu un signe. Actée, elle, ne voyait que de l'acier, de l'eau condensée, et des millions d'âmes menacées par le Fujiwa.
Un voile d'amertume lui brouilla la vue. Ce qu'elle observait d'ici était un instant de paix fragile, une parenthèse dans l'histoire. Une parenthèse dont on commençait à percevoir la fin. Réalisaient-ils seulement à quel point tout était menacé ? Il suffisait de peu : une provocation, une maladresse, une arrogance de trop, et... La commissaire ferma les yeux et inspira profondément.
Ce n'était pas de la crainte qu'elle ressentait. C'était de la rage.
Elle lâcha la balustrade et se retourna brusquement, enfonçant les mains dans les poches de son manteau.
« Rentrons. »
Les deux gardes lui ouvrirent la porte, puis s'engouffrèrent à sa suite dans les couloirs modernes de l'installation. Animée d'une colère froide, elle suivait la ligne de couleur orange tracée sur le sol plastifié. Elle devait mener aux salles de réception de la base. Clac, clac, clac. L'écho de ses bottines se répercutait dans ce monument de silence et Actée, furieuse, pressait le pas. Le Fujiwa. Le Fujiwa ! Y avait-il quelque chose qui poussait ses cousins culturels, fujiwans, burujois, maronhiens, à tomber dans le fascisme le plus décomplexé ? On disait qu'aucun peuple n'était intrinsèquement réactionnaire. Que seules certaines structures les figeaient. Elle voulait y croire. Elle essayait.avait traversé la même distance Mais quand même ! Partager leur sang, leur culture, et constater de leur imbécillité. C'était comme être elle-même citoyenne de ces échecs de l'Histoire. Quant à ceux qui l'étaient vraiment… Elle ne les essentialiserait pas, mais elle ne les pardonnerait pas non plus.
La commissaire prit un angle du couloir et s'arrêta à une intersection. Devant elle, la ligne au sol se divisait en trois directions. Quatre officiers approchaient, casquette sous le bras, discutant à voix basse. À sa vue, ils s'immobilisèrent et levèrent le poing.
« Salut et fraternité !
– Salut, citoyens. »
Un bref échange de regards. L'un des militaires lui demanda où elle se rendait, mais elle se contenta d'un signe de tête vers le couloir. Ils n'insistèrent pas et insistèrent pour lui céder le passage.
Elle reprit sa marche. Clac, clac. Derrière elle, les bottes des officiers hésitèrent un instant avant de s'ajouter à l'écho.
Il y avait à Axis Mundis une certaine tendance à excuser le peuple des régimes fascistes. On les percevait avant tout comme des victimes et leur adhésion, plutôt que d'être prise comme telle, était mise sur le compte d'un certain nombre de procédés employés par la ploutocratie pour défendre ses intérêts. Désinformation, privation d'éducation, accaparement du réel et du discours public. C'était nécessaire pour croire le peuple intelligent, de ne pas se dire que la masse était en fait composée d'imbéciles. Actée, elle, était une radicale. Elle considérait la masse idiote jusqu'à preuve du contraire. Le Grand Kah était un empire d'éducation. Des siècles de tradition politique et un solide système d'information permettait à ses citoyens de se comporter en humains intelligents, concernés et empathiques. Les étrangers, celles et ceux qui n'avaient pas de milieux pour les pousser au bien et au mieux, elle ne les jugeait pas réactionnaire par défaut, mais pensait tout de même qu'on les avait modelés vers quelque chose d'autre. Quelque chose d'égoïste, au mieux ; de haineux au pire. Indépendamment de pourquoi ils étaient devenus ce qu'ils étaient, on ne pouvait nier qu'ils l'étaient. Et donc, il pouvait exister une vraie adhésion au projet fasciste. Les Fujiwans qui ne résistaient pas, qui approuvaient, ceux qui n'utilisaient par leur conscience et adoptaient la haine et le nationalisme… Qu'importe qu'ils n'aient pas eu d'autres options : ils l'avaient tout de même choisi.
Lorsqu'elle déboula au milieu du jardin zen, Actée était comme une bête en cage. Elle passa le sentier de gravillon à travers les mares de sable et se rendit directement sur la plateforme de béton installée en son centre. Là se trouvait la table de réunion. On y avait installé un service à thé et disposé les fauteuils noirs de façon à les situer face à baie vitrée. Derrière, les premiers navires de la flotte nazuméenne commençaient à entrer dans le port. La silouhette ultra moderne du croiseur MMC Pharois glissait en tête, devant le destroyer porte-hélicoptère MMC Arizona et plusieurs corvettes Guillotine. On était loin du compte si on voulait envahir le Fujiwa, mais le message était tout de même clair. Actée approcha de la table de réunion, retirant son manteau pour le jeter sur l'un des fauteuils. Elle se fit la réflexion qu'un nuage devait passer au-dessus du fort, le puits de lumière restituait une clarté ombragée.
Ses deux gardes ne l'avaient pas accompagné sur la plateforme. Comme à leur habitude, ils étaient restés autour de la porte. Actée les congédia d'un signe de tête devant la vitre et resta plantée là, mains dans le dos. Que pouvait-on faire, vraiment, contre le Fujiwa ? Que pouvait-on faire, plus généralement, contre les fascismes ?
Quand ils se tenaient sages il y avait comme un accord tacite : on se tolérait mutuellement, on travaillait contre les intérêts de l'autre de façon mesurée, presque douce. Une guerre élégante faite d'accords et de marchés. Le Fujiwa avait adopté une rhétorique nouvelle. De mémoire d'homme, c'était la première fois en dix ans qu'une nation militairement moins dotée que l'Union osait proférer ce genre de rhétorique. On était à deux doigts de la menace, et de là il serait assez simple de monter le dossier en épingle, de provoquer une escarmouche, un conflit localisé, qui pourrait ensuite dégénérer en guerre.
Bien entendu les alliés du Fujiwa réfléchiraient à faire front commun, et il y aurait peut-être une aide limitée de quelques réactionnaires eurysiens, et plus directe du Burujoa et de ses vassaux.
Pure spéculation. Pour le moment la Convention avait simplement opté pour le déploiement de la flotte à des fins d'intimidation. Il était très possible que cela ne fasse qu'alimenter les propagandistes du régime, alors il faudrait en rencontrer le gouvernement, mettre les choses sur la table à plat, que chacun ait un bon aperçut de la situation. Et ensuite ? Sanctionner. Rendre la situation invivable, probablement. L'Union avait mieux à faire qu'à perdre son temps et son énergie sur des puissances émergentes aux rêves fiévreux de grandeur. Mais enfin, puisqu'il y avait une chance, même infime, que le régime croit sérieusement à ses mensonges, il fallait prendre acte.
Et de toute façon l'Union n'était pas seule. C'était même la raison de sa venue. Le Grand Kah s'était longtemps vu comme le garant de l'ordre socialiste – ou plutôt anti-capitaliste. Ce rôle l'avait poussé à agir seul, concertant parfois avec ses alliés, mais sans jamais les traiter en véritables partenaires. Les spécificités culturelles et politiques du Nazum rendait cette approche contre-productive : le Grand Kah y avait assez d'alliés pour travailler de concert avec eux, et opérer selon une approche authentiquement commune. Et ces alliées, justement, Actée avait appris à les apprécier à un titre un peu plus personnel. C'est vrai, il était assez rare que ses interlocuteurs et interlocutrices cumulent qualités politiques et individuelles. Rectitude politique et humaine. D'une certain façon, elle en était convaincue, s'il y avait un espoir pour l'Humanité, il était nazumi.
Le battement sourd de rotors se mêlaient progressivement au ressac lointain. Un hélicoptère fendait l'air au-dessus de la flotte, suivant un tracé rigoureusement perpendiculaire aux navires en contrebas. Actée leva légèrement le menton, et suivit des yeux le prolongement sa trajectoire. Cet appareil venait de la ville.
Nos camarades, comprit-elle.
Elle prit une grande inspiration. L'odeur minérale du gravier, du sable ratissé, du bois tiède formaient un ensemble plutôt réconfortante. Les choses allaient bien se passer : quoi qu'il arrive, l'Union n'aurait pas à trancher seule. Pas à assumer le poids historique de l'action, ou de l'inaction.
D'un geste détache, elle retourna récupérer son manteau et le disposa proprement sur le porte-manteau discret, à l'angle de la plateforme. Elle jeta un regard en coin par-dessus son épaule et s'assura qu'il n'y avait rien de superflu sur la table. Juste quelques dossiers, alignés avec une précision militaire, et le service à thé qu'on avait laissé en évidence. Elle vérifia machinalement que tout était en ordre : l'emplacement des choses, l'alignement des dossiers, jusqu'aux tracés dans le sable du jardin zen.
Enfin satisfaite, elle s'adossa au rebord de la table, le dos droit, les bras croisés devant elle. Pas de tension apparente, rien qui trahissait l'impatience qui battait sous sa peau. C'était comme être une actrice dans les loges, attendant patiemment la lever du rideau pour entrer sur scène. Elle n'aurait aucun mal à réciter son texte, mais chaque seconde le séparant du début de la première scène avait quelque chose de douloureux.
Dehors, un claquement métallique sec. L'hélicoptère s'était posé.
Actée se redressa d'un mouvement fluide. Elle avança d'un pas mesuré sur le chemin de gravier, chaque pas absorbé par la texture souple du sol. De l'autre côté du jardin, deux silhouettes apparaissaient déjà, précédées par un officier d'escorte.
Eddonna Tymeri et la citoyenne "Shi Feng" du Wanmiri. Kawaya Haryanto et Siska Widiastuti de la Republik Sosialis Negara Strana, leurs délégations.
Arrivée à mi-distance, la commisaire s'arrêta net, porta une main à son cœur et s'inclina très légèrement en avant.
« Bienvenue à Aleph, citoyennes. »
Elle releva les yeux, et un sourire vint adoucir la dureté froide de ses traits.
« Suivez-moi, installons-nous. J'aurais aimé que l'amitié entre nos peuples n'ait pas à se mobiliser de la sorte, mais nos voisins en ont décidés autrement, n'est-ce pas ? Vous prendrez du thé ? Bien. Mais installez-vous, j'insiste. »
Elle fit le tour de la table pour récupérer le service à thé, et commença à remplir des tasses. Dans son dos, en contre-bas derrière la vitre, la figure distincte du MMC Pharois, dont venaient de décoller trois hélicoptères de transport partant vers l'Est, en direction de la seconde île du fort.
« En premier lieu que diriez-vous que nous partagions l'analyse de nos gouvernements respectifs à propos du sujet qui nous amène ? »