de Son Excellence M. Piotr Vassia, Ministre des Affaires étrangères, en vue d'un sommet bilatéral entre
la République de Poëtoscovie
&
le Califat Constitutionnel d'Azur

Ils furent amenés à la petite ville de Bascra, un joyau niché dans une vallée sèche au nord de la métropole d'Agatharchidès. Ce lieu calme, à l'écart du dynamisme des grandes villes, ferait une vitrine parfaite pour montrer l'Azur aux Poëtoscoviens. La grande mosquée de Bascra, qui datait du XVIIème siècle, avait été apprêtée pour la réception sur demande du Diwan ; on avait disposé, dans les ailes servant aux activités régulières, le nécessaire pour que les réunions puissent avoir lieu. De petits jardins ceinturés de passages, et la vue sur la grande cour carrée et le remarquable iwan – une arche brisée en forme de portail, décorée de motifs bleus et mauves glacés dans la céramique – rendait le cadre de la rencontre agréable aux hôtes de l'Azur. Prévenant, le Ministre des Affaires étrangères azuréen, le désormais célèbre Jamal al-Dîn al-Afaghani, avait ordonné que soient mis à disposition des visiteurs tout le raffinement du luxe de la région. Thé noir servi dans de la vaisselle d'argent, fruits du verger disposés dans des couverts ornementés, logements munis de tapis, de coussins brodés et de draps de soie ; salle de réception, enfin, où l'on s'assirait sur le sol duveteux de tapis tressés, en prenant dès que voulu une collation quelconque. A l'ombre du soleil brûlant, on profiterait de la fraîcheur naturelle de l'endroit pour aborder l'ensemble des points spécifiques qui devaient l'être.
Afaghani s'assura que le confort de ses hôtes était parfait, jetant des ordres implacables au moindre écart, à la nuée de servants qui s'affairait au service de la délégation. Il ne tolérerait aucun impair. En tant que Ministre des Affaires étrangères, il était personnellement impliqué dans la réussite de la rencontre, qui aurait des répercussions autant sur la relation entre l'Azur et la Poëtoscovie que sur son propre destin politique ; le diplomate était en lice pour la course au vizirat, et peut-être, s'il récoltait assez de soutiens et démontrait son talent, deviendrait-il bientôt le chef du gouvernement de l'Azur. Il était donc primordial que le sommet azuro-poëtoscovien fût un succès. Jamal al-Dîn avait déployé des efforts en ce sens. Depuis plusieurs années, il affûtait son analyse du rapport de forces international pour élaborer une stratégie de long-terme pour le Califat. Son objectif était de propulser l'Azur au premier rang des nations influentes, et il considérait que la carte maîtresse que le pays avait en sa possession était son indépendance et son potentiel diplomatique. Afaghani était un homme imprégné de sciences et de philosophie. Réformateur, certains le qualifiaient d'homme des Lumières, en raison de son optimisme et de sa croyance, assez inhabituelle et extraordinaire, dans le progrès de la civilisation humaine. Cet homme d'Etat, qui répétait à l'envi qu'il considérait que la coopération devait prévaloir, avait de hauts projets pour le monde. Il imaginait un ordre mondial alternatif, basé non plus sur les rapports de force mesurés par la dimension des canons et des bombes, mais sur le respect de valeurs universelles, qui découlaient selon lui de la spiritualité musulmane et des sagesses apportées par les religions du Livre. Respect de la dignité humaine, recherche de la paix et du dialogue en toute situation, refus des méthodes violentes, de l'arbitraire et de l'unilatéralisme étaient des éléments centraux dans sa pensée.
Afaghani avait constaté, d'une manière distante, que la Poëtoscovie avait mené des initiatives originales et courageuses en ce sens. La question d'un Tribunal international, voulu par les autorités de la République Poétique comme moyen de règlement pacifique et équitable des crimes internationaux, était l'une des iniatives les plus abouties pour créer des arènes où les Etats du monde, plutôt que de se menacer, de s'invectiver et de se coaliser pour s'infliger des dommages, apporteraient leurs divergences et les résoudraient par l'argumentation. Dans un contexte où peu d'Etats manifestaient de l'intérêt pour ces méthodes nouvelles, l'existence de la Poëtoscovie et son originalité justifiaient que les deux pays se rencontrent pour coordonner leurs efforts vers cet objectif commun.
Toutefois, aussi pacifiste qu'il pouvait l'être, Jamal al-Dîn n'en était pas moins un diplomate profondément pragmatique. Il savait bien que, si la plume est plus forte que l'épée, la première est de peu de secours en l'absence de la deuxième. Là encore, la Poëtoscovie se démarquait du reste du monde. Certes, les Poétoscoviens disposaient de forces armées compétentes, que ce soit par une armée de terre mécanisée importante, des moyens aériens indiscutables ou une force navale conséquente ; mais là n'était pas le coeur de leur force. Ce qui faisait indiscutablement la force réelle de l'Etat de Poëtoscovie, c'était son soft power. Par ce terme, on englobait la capacité à influer, à peser dans les événements mondiaux. L'importance de la Poëtoscovie sur les terrains politiques et culturels était indéniable. L'industrie culturelle poëtoscovienne était d'ailleurs la première au monde, et conférait un levier essentiel à Hernani-Centre, en lui permettant de diffuser ses idées dans le monde entier. C'était assurément un moyen efficace de protéger son indépendance, mais c'était aussi, pour l'Azur, un potentiel unique pour faire avancer des valeurs et des intérêts communs.
C'est donc dans ce contexte que Jamal al-Dîn proposait à Piotr Vassia de s'asseoir face à lui, à l'ombre du soleil, alors que deux tasses fumantes venaient d'être servies devant eux. Deux questions centrales, deux points importants, qui n'étaient que les deux premières questions que l'Azur voulait aborder avec la Poëtoscovie, avant d'aller plus loin sur d'autres sujets.
Que la Paix, la Miséricorde et la Bénédiction de Dieu soient sur vous.
Je vous remercie encore, au nom de Son Altesse Sémillante le Khalife, d'avoir fait le déplacement jusqu'ici. J'espère que le voyage n'a pas été trop pénible, et que vos Excellences ne trouveront pas trop d'inconfort lors de leur séjour ici, à Bascra. J'ai personnellement choisi ce lieu pour sa tranquillité, propice à la réflexion et aux échanges mûris. Excellences, je vous en prie, laissez-moi briser la langue de bois, et vous dire sans ambage l'honneur et le plaisir que vous me faites, à moi ainsi qu'à l'ensemble de la nation azuréenne, d'avoir accepté notre invitation !
Monsieur le Ministre, cher Piotr,
Ainsi que nous avons pu nous en entretenir lors de l'échange précédent de messages, cette invitation est importante à nos yeux pour avancer sur des sujets qui nous tiennent à coeur. Il s'agit, pour le résumer, d'abord de l'oeuvre multilatérale et universelle que nous pourrions faire ensemble, et qui touche par exemple à comment nous pourrions généraliser le principe du Tribunal international afin de le rendre opérationnel. Ensuite, il s'agit du potentiel que nous aurions de créer un partenariat bilatéral sur les sujets d'influence et de défense.
Cher homologue, soyez assurés que l'Azur tiens à ce que cette rencontre produise des effets concrets et précis. Nous espérons par exemple signer des accords avec vous, et nous avons des textes prêts à vous être soumis. Ceux-ci visent par exemple à renforcer notre coopération sur le volet maritime, en reconnaissant le principe des eaux territoriales et en définissant l'usage que nous prétendons en faire. Il y a également des partenariats économiques et stratégiques à trouver.
Mais au préalable de tout cela, Excellence, il me semble nécessaire de commencer par un échange au sujet de nos perspectives respectives. Quelle est la motivation profonde de chacun d'entre nous ? Comment voyons-nous cette relation bilatérale et comment s'inscrirait-elle dans la toile globale de nos coopérations internationales ? Quelles en seraient les contours et les limites ? De quelles préoccupations devrions nous être, l'un et l'autre, au courant, afin de mieux agir et mieux coopérer ensemble ?
Laissez-moi, cher Piotr, vous proposer de commencer cet échange spécifique en éclaircissant le point de vue du Diwan, au nom duquel je me trouve face à vous aujourd'hui. Je ne passerais pas par quatre chemins, la langue de bois n'étant pas souhaitable entre nous dans ce contexte.
D'abord, sur notre motivation. Comme vous pourrez l'apprendre davantage, l'Azur est une nation musulmane, un Etat islamique ; nous sommes un Califat. Les enseignements et les valeurs du Coran sont notre axiome philosophique central. La préservation des intérêts de notre Etat y est associée. Cela implique que nous ne supportons aucune remise en question de notre modèle dans nos frontières ; c'est un premier point. Nous n'avons pas d'autre idéologie que la croyance en Dieu ; nous n'adhérerons jamais à une vision idéologique du monde. De ce fait, nous travaillons avec tout le monde, de façon impartiale, ouverte, et dans la franchise la plus totale. Vous nous verrez par exemple interagir aussi bien avec le Grand-Kah qu'avec l'Alguarena, qui sont pourtant rivaux entre eux, sans nous laisser absorber dans le camp de l'un ou de l'autre. Nous chérissons notre indépendance. De ce fait, et bien que nous sachions que vous appartenez à l'UICS, je me dois d'être très clair sur une chose ; nous ne sommes pas les amis, ni les ennemis, du communisme ; nous ne tolérerons jamais toute tentative de subvertir notre population par cette idéologie. Cependant, nous sommes ouverts à la coopération la plus amicale avec tout Etat, même s'il se définit comme communiste ; ce qui compte, c'est la nature de notre partenariat. Vous nous verrez ainsi tresser des liens de profonde amitié avec un pays comme Caribeña, et, je l'espère, avec vous. Mais les intentions malines ne sauraient être de mises entre nous.
La Révélation Muhammadienne et l'islam visent, d'un point de vue anthropologique, à remettre le monde humain en ordre. Le Prophète n'a rien fait d'autre que de répandre, auprès de ses semblables humains, la volonté de Dieu qui est une volonté d'amour universel pour l'Humanité. On ne compte pas les versets et les Hâdiths qui démontrent que Dieu, Certes Omniscient, ne désire que le Salut pour l'Humanité toute entière, tenant compte des spécificités propres de chacun, qui sont telles qu'Il les a Créées. Hommes, femmes, musulmans, chrétiens, juifs, tous et toutes sont appelées à réaliser le Bien dont Il est le Meilleur Connaisseur ; à nous, humains sur la Terre, d'accomplir sa volonté. L'Azur ne prétend certes pas imposer quoi que ce soit ! Mais nous prétendons que les notions de Bien et d'Amour suprêmes, qui existent en islam, sont rejointes par des conceptions similaires dans les autres civilisations humaines, et que par un effort mutuel les uns envers les autres, nous arriverons à réaliser ce Bien auquel Dieu nous appelle, d'une façon concrète et respectueuse de nos identités respectives. C'est ce qui fonde le désir de l'Azur d'établir des coopérations internationales tous azimuts, et d'aller vers un ordre mondial multilatéral, coopératif, ordonné sur des principes universels, de façon analogue à la politique internationale de votre pays, la Poëtoscovie.
Comment voyons-nous la relation bilatérale qui s'inscrirait dans cette édifice de pensée ? A cela, cher homologue, je dis que l'Azur est d'abord pragmatique. Et là je quitte la philosophie pour revenir à la politique réelle. Car si de hautes idées nous sommes imprégnés, nous savons que beaucoup de nos interlocuteurs ne le sont pas. Il en va ainsi d'une série de pays qui défendent des intérêts particuliers contre le reste du monde. Nous ne les jugeons pas pour cela ; ce n'est pas à nous de le faire. Nous le constatons simplement. Nous constatons que des menaces existent contre notre propre Etat, et que dans une série d'endroits, des politiques injustes, oppressives et hostiles sont pratiquées. Au regard de notre inspiration profonde, et de notre propre nécessité à vivre tranquillement, nous voulons nous en défendre. Vous, la Poëtoscovie, disposez d'une arme culturelle redoutable pour mener à bien des actions de sécurisation de vos intérêts. C'est une chose bien admirable. Ce que l'Azur désire, et pense profitable à nos deux nations, c'est que cette arme culturelle puisse, de façon ponctuelle et concertée, être utilisée en commun. Nous avons des idées concrètes que nous pourrons aborder ensemble plus tard à ce sujet. Mais le principe que nous nous apprêtons à proposer est simple : il vise à mener des opérations communes pour sauvegarder nos intérêts respectifs, et nous protéger de la politique hostile d'Etats qui ne partagent pas nos croyances dans un progrès vers le Bien universel.
Quelles seraient les contours et les limites de la relation que nous proposons de créer ? Certes il me faut tout de suite dégager le mot d'alliance, impropre selon nous à qualifier le partenariat que nous désirons. L'Azur est et restera indépendant, et nous sommes convaincus que c'est pour le mieux. Nous ne recherchons pas d'alliance, mais des partenariats ponctuels, précis, et à chaque fois motivés par un intérêt réciproque réel. Jamais nous n'envisagerions de devenir les alliés automatiques d'un pays qui, pour des raisons que nous ne connaitrions pas, choisirai de s'aventurer dans des dangers où nous ne souhaitons pas aller. Indépendance réciproque, et cependant attention portée à l'intérêt mutuel, toujours replacé dans son contexte par un dialogue argumenté ; telle est la façon dont nous envisageons la relation bilatérale.
De quelles préoccupations devrions-nous être au courant pour mieux agir ensemble ? Sur ce dernier point, j'ai les réponses en ce qui concerne l'Azur, mais aussi des questions concernant la Poëtoscovie, à vous présenter.
L'Azur veut sécuriser et empuissanter son continent, l'Afarée, face à l'intrusion d'acteurs d'outre-mer. Nous identifions en particulier le danger de la diffusion d'idéologies hégémoniques et la présence de forces impérialistes dans de nombreux points de notre continent. Dans ce contexte il faudra aborder les manoeuvres militaires poëtoscoviennes sur le territoire de la Cité du Désert, qui se déroulent à nos frontières et doivent impérativement faire l'objet d'une transparence totale envers nous, sous peine de constituer une épine majeure dans nos bonnes relations ; vous comprendrez bien qu'on ne peut pas fermer les yeux sur des opérations militaires qui se déroulent sous vos fenêtres sans en connaître les objectifs précis, les moyens disponibles, et les limites qu'elles se donnent. L'Azur ne souffre aucune remise en question de ce besoin tout à fait légitime de s'assurer que ses frontières sont en sécurité face à d'éventuels agresseurs. C'est contre eux que nous dirigeons notre action internationale, d'une main de fer dans un gant de velours. Vous verrez bientôt cette politique prendre une ampleur plus grande. Par ailleurs, l'Azur veut diversifier ses partenariats. Certains acteurs se prévalent de leur puissance momentanée pour nous refuser des doléances pourtant légitimes que nous aurions envers eux ; ce n'est pas acceptable. Pour soulever le roc d'un obstacle, nous cherchons des leviers alternatifs. J'imagine que c'est aussi votre pensée.
Car à présent j'en viens aux questions que nous voulons éclaircir avec vous, en préalable à une discussion sur des textes d'accords de coopération. Quelles sont les préoccupations de la Poëtoscovie ?
Depuis Agatharchidès, il me semble en discerner quelques-unes, mais du fait de la distance, elles sont peut-être confuses ou imprécises. J'ai l'impression, en réalité, que la Poëtoscovie est un Etat profondément isolé, et cela malgré sa force économique et politique indiscutable. C'est un étonnement pour nous. Nous avons observé, au moins à deux reprises, des tentatives d'humiliation et d'intimidation à votre endroit, de la part de la Vélésie par exemple, avec une maltraitance imposée à vos diplomates, au mépris de toute norme international et de tout honneur. Nous avons vu, également, certains pays contester vos droits dans votre propre territoire, et s'alarmer, avec un degré de mauvaise foi que j'ai du mal à jauger, d'intentions belliqueuses de la Poëtoscovie – façon détournée de s'en prendre à vous. Ces intuitions se vérifient-elles ?
Bien sûr, je dois vous dire que nous ne sommes pas à votre place, et, vous le comprendrez bien, que notre priorité soit de développer nos propres partenariats – c'est pourquoi nous n'avons pas réagi vigoureusement pour prendre votre défense, vu votre isolement, qui nous empêche d'avoir une quelconque efficace sur vos problématiques dont nous sommes lointains. Néanmoins, à titre personnel, je vous confie ma sollicitude. Et mon intuition que ces désagréments peuvent rendre notre coopération bilatérale, en réalité, tout à fait utile et à nous deux profitable.