09/07/2016
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[Histoire] De l'Histoire de la Junte militaire de 1985, de son idéologie, de sa pratique répressive

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De l'Histoire de la Junte militaire de 1985, de son idéologie, de sa pratique répressive


Sommaire

Chapitres
    [*]
De l'Histoire de la Junte militaire de 1985, de son idéologie, de sa pratique répressive


Introduction

La période dite de la Junte impériale, aussi dite de la quatrième révolution, est sans surprise l’une des plus polémiques de l’histoire kah-tanaise. Sa proximité historique avec le présent, rendant ses conséquences directement tangibles dans l’actualité politique et sociale de notre pays, et ont largement participé à conditionner les politiques publiques menées par les différents comités de volonté publique s’étant succédé depuis la fin de cette période. On considère traditionnellement qu’elle commence en 1985, avec le pronunciamiento d’été, et se termine en 1992 avec la bataille d’Esperanza et la décision votée à l’unanimité par le Comité d’Exil de se recomposer en Convention Générale transitoire.

Le nom même de la période fait débat au sein de l’historiographie kah-tanaise – et étrangère, la situation du régime étant mal compris et, pour beaucoup, difficile à définir sans donner dans une forme de partisanisme. En effet, certains historiens tels qu’Eclesin Hoturul considèrent que qualifier la période par le nom du régime reviendrait à donner à ce dernier une forme de légitimité ou, plus spécifiquement, à donner l’image qu’il a pu tenir le pays sous sa coupe quand la réalité historique était plutôt celle d’une guerre civile empêchant la dictature de réellement mener à bien ses politiques. D’autres, tels que les historiens dits de l’école Gallouésanes, considèrent pour leur part que limiter la période au qualificatif de guerre civile reviendrait à nier le changement effectif de pouvoir au sein du territoire kah-tanais et plus spécifiquement, la nature particulièrement brutale et efficace du putsch de 1985. Quoi qu’il en soit, et au-delà de toute polémique, on ne peut aborder la question de ce soi-disant « troisième empire » sans avoir conscience de sa nature à la fois carnavalesque, incohérente et brutale. La complexité inhérente aux guerres civiles et ici amplifiée par les luttes intestines qui opposèrent dès leur fondation les différents ministères, services policiers et militaires du régime d’une part, et le maillage de mouvements de résistances, populaires et spontanés comme issus de l’ancienne force de défense communale.

Faute d’ouvrage de référence, le but premier de cet article est de faire un état de l’art de l’historiographie concernant cette période en l’abordant d’abord sous un angle historique – des conditions ayant rendu possibles l’émergence de la junte aux raisons mécaniques de son effondrement – puis en nous intéressant plus spécifiquement à sa ligne idéologique et, enfin, aux méthodes de répression et aux violences qu’elle utilisa afin d’ancrer son pouvoir et de réaliser ses objectifs.

Un des éléments les plus polémiques de l’histoire de cette période est peut-être le qualificatif même de guerre civile. Si pour la plupart des étrangers et une partie des kah-tanais il s’agissait bien d’un conflit opposant des kah-tanais à d’autres kah-tanais, beaucoup d’historiens arguent que la nature même des forces ayant mené le coup et soutenues la junte vient remettre en question la qualification de guerre civile. En effet, on ne peut pas faire abstraction du fait qu’énormément des cadres mais aussi d’exécutants du régime jouissaient d’une double-nationalité, ou n’étaient liés au Grand Kah que par leurs ancêtres. En fait, la nature même de la nationalité kah-tanaise et de sa population, cosmopolite, permet de considérer comme tels des individus qui n’y habitent plus depuis des années ou n’y ont jamais habités. En 1985 on compte ainsi trois millions de kah-tanais et descendants de kah-tanais habitants hors des frontières de l’Union et parmi ceux-là environs six-cent mille descendants d’immigrés blancs, soit exilés durant le premier et second empire, soit durant les guerres de réactions. Lesdites guerres de réactions prouvent du reste l’existence d’un important potentiel terroriste libéral et monarchiste sur le sol même de l’Union, bien que ce foyer ne nous intéresse ici pas, puisqu’il est composé de kah-tanais de naissance.

Le coup de 1985 fut ainsi mené par quelque trente-six mille soldats parmi lesquels on estime que vingt-et-une mille étaient issus de la diaspora blanche. Les données concernant leur nationalité sont plus incertaines mais la docteure Philippine Xeatlo-Geyral propose dans une estimation récente de les chiffres d’environs vingt à trente-cinq pourcents d’exilés disposant d’une double nationalité contre quatre-vingts à soixante-cinq pourcents de kah-tanais dont la nationalité principale serait en fait autre. Si le régime se dota de supplétifs policiers et miliciens importants au sein des populations kah-tanais, la composition de cette force initiale permet au moins d’ouvrir le débat sur la nature du conflit, et de proposer la théorie selon laquelle il pourrait être considéré avec plus de justesse comme une guerre d’occupation. S’il est difficile de définir une guerre d’occupation sans définir l’occupant, et que les kah-tanais exilés ne composent de fait pas un occupant très crédible, puisqu’ils ne sont pas un état mais une diaspora, cette caractérisation de la période permet au moins de réconcilier les tentatives du régime d’établir une administration stable et pérenne et la situation de résistance active et continuelle du territoire.

De même certains experts en la matière (voir l’école Gallouésanes) soutiennent qu’il est essentiel de s’attarder sur l’équipement employé par les forces ayant mené le coup d’État, en grande partie issue de stocks étrangers. D’autres arguent aussi que le soutien étranger direct dont profita la junte dans ses premiers jours est un argument important en défaveur de la qualification de guerre civile. Il n’est pas ici question de revenir sur ces aides, considérant les différentes lois d’amnistie passées depuis et que ces dernières sont suffisamment connues pour ne pas être évoquées dans le détail. La coalition anti-kah-tanaise n’est cependant pas une idée neuve, en 1985, et la participation à cette dernière d’un certain nombre de pays de la coalition anti-Reaving des années 70 ne fait pas de la période que nous traitons une continuation de ces luttes entre le monde capitaliste et le monde libertaire. Plus généralement, il n’est pas ici question de trancher définitivement si la période de la junte était une guerre civile ou d’occupation, la question dépendant en fin de compte plus de sensibilités de chacun. Cependant, peu importe la façon dont on décide de qualifier ce conflit, on ne peut le comprendre sans considérer qu’il était à tout point de vue une création étrangère. C’est à dire que si on ne peut pas imputer aux puissances de la coalition le fait d’avoir fait sortir de terre plus de vingt mille exilés kah-tanais prêts à tuer pour la fin de la Confédération, et si on ne peut pas non-plus leur imputer les crimes de leurs protégés une fois ceux-là en position de mener leur politique, il semble évident que le succès du coup d’État est en grande partie dû au soutien important dont il profita de la part des services secrets et des complexes militaro-industriels des coalisés. D’où notre parti de qualifier la junte « d’arme étrangère ». Le soutien déjà bien documenté des coalisés à la junte ne fut pas exactement opportun – c’est-à-dire que les coalisés ne profitèrent par de l’action de la junte pour mettre un terme à la Confédération kah-tanaise, mais se saisirent du potentiel latent de la diaspora blanche pour tenter de faire tomber l’Union à un moment où la situation interne de cette dernière semblait s’y prêter, et où la situation géopolitique offrait une fenêtre de tire viable pour une telle tentative.

Les rares documents disponibles sur les préparatifs du coup semblent cependant attester d’une certaine désorganisation et, plus spécifiquement, d’une absence de plan à long terme pour la junte une fois cette dernière installée au pouvoir. On pourrait dès-lors considérer que l’objectif premier sinon unique de ce coup était en fait d’anéantir le Grand Kah, sans pour autant le remplacer par une puissance proprement alliée aux coalisés. Il est vrai que la diaspora blanche est par nature hégémoniste, la rendant probablement difficile à gérer pour des pays partenaires. On pourrait aussi considérer que les coalisés n’arrivèrent simplement pas à tomber d’accord sur un plan à long terme, ou encore que la diaspora blanche elle-même ne fut pas en mesure de présenter un plan à long terme cohérent, faute d’être pleinement coordonnée et rassemblée. En pratique, les documents et témoignages disponibles semblent limiter l’action de la coalition à un soutien total dans la préparation et la menée du coup, puis à un désengagement progressif tout au long du conflit. Peut-être que les pays coalisés espéraient simplement pouvoir remplacer proprement le Grand Kah par un régime pouvant s’auto-gérer sans nécessité un soutien à long terme.

En pratique, ce soutien permis au moins de mener le coup d’État dans des conditions optimales : si l’on retient la date de 1985 comme celle du début de la période, ce dernier fut en fait préparé sur plus de deux ans, après la nomination du comité technocratique par la Confédération générale.

Recontextualisons : dans les années 70, le Grand Kah fit appel à Cirano Bernabe, un pionnier de la cybernétique appliquée à la sociologie, pour réorganiser l’économie de l’Union. Bernabe, qui voyait la cybernétique comme un outil d’analyse critique des systèmes sociaux et économiques, avait déjà proposé de nombreux modèles visant à automatiser les processus décisionnels à l’aide d’ordinateurs. Lorsqu’il fut sollicité par le commissaire au plan Tsukihiro Manatawa , il quitta ses autres fonctions pour se consacrer entièrement à ce que l’on appela le Projet Contrôle et Information.

Le défi principal de l’époque résidait dans la lourdeur administrative de la Planification économique. En collaboration avec les chercheurs de l’Union, Bernabe et son équipe mirent en place un modèle novateur d’organisation basé sur des Pôles Régionaux connectés. Chaque pôle incluait des sites de production en communication avec des sites de gestion, eux-mêmes reliés à un site d’analyse de l’environnement économique. L’information circulait ainsi de manière plus fluide entre les niveaux de production et les instances politiques supérieures. Paradoxalement, ce modèle décentralisé, tout en ajoutant des échelons, augmenta la communication entre les usines et le Commissariat au Plan, permettant plus d’autonomie aux acteurs locaux et renforçant la démocratie interne au sein des processus décisionnels.

Selon Bernabe, cette organisation n’était pas une hiérarchie rigide, mais un cadre flexible dans lequel chaque fonction (production, communication, analyse) pouvait être remplie selon des critères variables. Il s’agissait moins d’un plan fixe à suivre que d’un outil d’évaluation destiné à diagnostiquer les rapports de pouvoir et à optimiser la structure en fonction des besoins.

Dans le cadre de cette réorganisation, chaque site de production fut équipé de téléscripteurs reliés à un ordinateur central à Lac Rouge, au sein du Commissariat à la Planification. Ce réseau de communication permit une remontée rapide et quotidienne des informations depuis chaque site, améliorant considérablement la réactivité du système économique. Grâce à cet ordinateur central et à des programmes de simulation économique, les décisions de planification furent mieux orientées, basées sur des données précises issues des propositions votées.

En seulement cinq ans, ce réseau fut étendu à l’ensemble des échelons économiques, et l’usage des téléscripteurs, initialement réservé aux sites industriels, se généralisa dans l’administration. Le succès de ce système contribua à l’émergence d’un mouvement technocratique, qui rejetait les approches industrielles traditionnelles au profit de la cybernétique comme outil d’analyse politique. Ce courant devint suffisamment influent pour obtenir en 1982 plus d’un tiers des sièges au Parlement général, donnant naissance au Comité de Volonté Publique Cybernéticien. Ce comité envisageait sérieusement l’instauration d’une démocratie directe à l’aide des Communets, des terminaux informatiques connectés à des réseaux préfigurant l’Internet et l’Intranet Communal. Cette période fut de décentralisation relative du pouvoir s’accompagna d’une appétence relative de la population pour le libéralisme économique qui, à travers le club technocratique, essaya de s’incarner à travers de timides réformes centristes. On peut ainsi remarquer que le putsch n’aurait sans doute pas été possible tel qu’il a été réalisé si les réformes technocratiques étaient arrivées à leur terme, ce dernier reposant largement sur la neutralisation des instances centralisées de l’Union.

En 1976, la famille impériale a déplacé le centre de ses activités politiques en Westalia suite à une décision de celui qui vient d’être couronné Sukaretto III et qui deviendra bientôt le leader de la junte militaire. Représentant de la ligne dure au sein de la famille impériale, c’est un homme qu’on dit âpre, sans imagination et doté d’une détestation toute particulière pour le communalisme. Grand, plutôt beau avec un visage taillé à la serpe, il n’a pas un charisme particulier bien que son statut et l’apparat qui l’accompagne le dotent tout de même d’un certain aura. Relativement jeune – il va alors sur ses vingt-six ans – c’est un homme mue par l’ambition de reprendre la place que sa famille a tenue par deux fois à la tête du Grand Kah. Une ambition qui ne va pas de soi au sein d’une communauté exilée ayant largement fait le deuil de son pouvoir politique et prospéré malgré l’exil en employant intelligemment les fonds charriés dans leurs fuites ou exfiltrés hors du pays durant le second empire. Dans l’entourage du jeune empereur, beaucoup estiment que cette ambition n’est qu’un trait lié à sa jeunesse ou, à la limite, une position adoptée pour impressionner la galerie. On ne croit pas vraiment à la possibilité d’une reprise du pouvoir et surtout, on ne croit pas que ce jeune homme sans charme particulier soit l’homme providentiel tant attendu.

À cette époque la cours blanche est installée au 46. West Downing Side à Columbia. Cette ancienne maison de maître a été agrandie sur les propriétés adjacentes. Initialement la demeure d’un riche producteur de cinéma, les goûts tape-à-l’œil de ce dernier ont amené à la création d’une structure néoclassique qui fut adaptée sans difficultés aux besoins des exilés blancs. Le choix fait par le prince d’y installer ses quartiers et d’en faire, à la mort de son père, le centre du pouvoir blanc, a changé ce qui était jusque-là un quartier d’habitation très huppé en véritable cours des miracles. Les profils très divers des blancs et de leurs obligés et leur volonté appuyée de conserver un décorum impérial indépendamment de la situation, donna naissance à la période dite du « Palais », qui défraya tout à la fois les chroniques Westalienne et les notes d’un certain nombre de services de renseignement. L’un de ces agents, issus de la diaspora kah-tanaise, était le conte Célestin-Marin Sukaretto, lointain parent du prince travaillant pour une agence de renseignement Eurysienne, qui fit un récit très détaillé de cette période dans ses carnets, principale source interne sur cette période. Il nous rapporte ainsi que les exilés cultivaient leur réseau en recevant le beau monde économique et artistique. À une époque où on sortait à peine de la crise de Reaving, les idées socialistes souffraient d’une image dramatique auprès de pans entiers de la classe supérieure. Plusieurs politiques de chasse aux sorcières étaient en cours à travers le continent, replaçant le discours radical des blancs au centre de la fenêtre politique et en faisant par la même des interlocuteurs audibles. Sukaretto III fit pour sa part en sorte de rajeunir l’image de son mouvement en se donnant à voir avec le beau monde Westalien. Célestin-Marin Skuaretto écrit ainsi que :

« L’essentiel du beau monde Aleucien est passé au 46 West Downing Side. Les fêtes privées s’adaptent aux invités et il semble acquis pour les kah-tanais [blancs] que l’on ne traite pas des célébrités du cinéma comme on traite des banquiers ou des ministres – bien que ces deux catégories se recoupent souvent. Le caractère généreux de ces fêtes sert probablement à camoufler la richesse limitée de ce groupe qui se rêve gouvernement en exil et sait qu’une grande partie de son influence dépend entièrement de ses mécènes, d’une part, et de sa capacité à conserver une imagerie parlant aux exilés royalistes.
La vérité c’est qu’un vent nouveau souffle sur le corps des exilés et que si beaucoup de l’ancienne génération ne le réalisent pas encore, il y a de forte chance qu’une nouvelle ère de terrorisme anti-communaliste soit commandé depuis le Palais. »

Dans ses notes, Célestin-Marin, essaie fréquemment de pousser ses supérieurs à soutenir plus activement les blancs en exil. S’il était souvent considéré suspect du fait de sa double allégeance, le constat qu’il fait de l’opportunité kah-tanaise est partagé pas beaucoup de ses pairs : le consensus établit au sein des services secrets est qu’il devrait bientôt être possible de déstabiliser l’Union sans directement s’impliquer. Rappelons que de 1905 à 1960, le Grand Kah est l’objet de plusieurs tentatives d’ingérences, d’infiltration et d’actions hostiles participant à ce que l’on nomme la « Guerre silencieuse », une tentative d’empêcher le développement alors très rapide de l’économie et de la capacité de projection communale. Si cette guerre silencieuse s’avère finalement être un échec, faisant tout de même naître une véritable crainte de la « Synarchie » (l’entrisme ennemi) au sein de la Confédération, son idée et sa mémoire sont encore fraîches dans la mémoire des services internationaux. Le soutien qui sera finalement apporté aux blancs en exil est donc le résultat d’une doctrine géopolitique pensée plus de soixante ans plus tôt et qui était alors en voie d’abandon. Le plan était jugé d’autant plus viable, à en croire les archives des services de renseignement, que les blancs en exil représentaient pour les communautés libérales une source d’information sérieuses concernant les kah-tanaise. Les histoires des monarchistes, racontées dans un esprit généralement revanchard et propagandiste, étaient généralement prises au premier degré de telle façon qu’un imaginaire de l’instabilité et de la fragilité kah-tanaise s’était créé dans un certain nombre de secteurs de l’intelligence, la contre-intelligence et l’armée des pays de ce qui deviendrait la coalition. Pour autant il ne faut pas imputer cette méconnaissance du continent kah-tanais à une incompétence particulière de ces secteurs : la vérité est que cette intelligence et mécompréhension était mutuelle. Du reste des intérêts domestiques pouvaient aussi animer ces décisions, qui remettaient les services secrets sur le centre de la scène et pouvaient motiver des hausses de budget et être instrumentalisées dans des luttes d’influence. Quoi qu’il en soit, ce qui nous intéresse est moins la raison pour laquelle des pays alors hostiles à l’Union se sont saisi de ce qu’ils ont identifié à raison comme une opportunité que la façon dont il s’y sont pris.

Le Palais devint rapidement un point chaud de l’espionnage Aleucien et les premières réunions mondaines qui permirent la mise en relation des blancs et de leurs mécènes laissèrent rapidement place à des réunions stratégiques et à de longues séances de planification au rythme de 10 en 1975, 45 en 1976, 120 en 1977. À partir de 1978 on en compte presque une par jour et des officiers de liaison établissent officieusement leurs quartiers en Westalia pour assurer la communication entre les différents partis prenant.

On ne sait pas si le plan était dès le début de mettre Sukaretto III au pouvoir ou si le coup devait être précédé par une phase de terrorisme ou de « guerre de mouvement », comme l’appellent les théoriciens de la révolution. Il est aussi très difficile de retrouver des détails concrets sur la façon dont a été menée l’infiltration des services kah-tanais, bien que d’importantes recherches aient été menées par l’Égide et plusieurs commissions dédiées afin d’éviter tout risque de future infiltration. Une étude rétrospective du parcours des fonctionnaires ayant intégré les services communaux et continués leur travail sous la junte permet d’obtenir une idée du mode d’action des blancs et de leurs alliés entre 1975 et 1985.

La centralisation de l’Union voulue par les comités technocratiques dans le courant des années 70 appelait à la création d’une classe de fonctionnaires de métier, et s’accompagnait de dynamiques similaires dans tous les domaines de la société. Des services sociaux à l’Armée, l’Union recrutait. Cette dynamique de centralisation rendait possible l’infiltration progressive d’agents, au cours de dix années précédent le putsch. Le secteur présentant le plus de résistance à ces tentatives s’avéra être la Protection Civile communale, c’est à dire qu’on retrouve moins d’éléments impérialistes en son sein durant le putsch que dans les administrations civiles et militaires. Le rôle de ces agents était moins de préparer un futur gouvernement que d’arriver à faire passer des informations au Palais et, par la même, préparer quelques opérations visant l’immobilisation totale ou partielle de l’Union au moment de l’invasion.

Différents groupes d’infiltrations identifièrent aussi des individus ou groupe d’individus ou hostile à la forme actuelle de l’Union, ou prêts à vendre leur service, et les organisèrent en plusieurs brigades clandestines chargées de mener des actions de recrutement, de propagande – visant tant à mettre en doute la forme communaliste du gouvernement qu’à attiser les rivalités entre clubs politiques – et de sabotage. Ces groupes étaient conçus sur les restes des milices ayant malmené l’arrière-pays jusqu’au début des années cinquante. Si celles-là étaient surveillées et infiltrées par l’Égide, la marge de manœuvre des opposants n’était pas nulle. De plus, on sait quels antagonismes animaient les relations entre l’Égide et les commités technocrates, lesquels se méfiaient de l’institution, qui voyait elle-même d’un mauvais œil certaines de leurs réformes. Cette crise institutionnelle latente n’a certes jamais atteint son paroxysme, mais a offert plus d’opportunités aux blancs en exil qu’ils n’en auraient eu sans elle.

Dans le même temps, les services secrets de ce qui allait devenir la coalition obtinrent l’autorisation de monter des camps d’entraînement et un budget conséquent alloué à l’équipement et au salaire de ceux qui deviendraient les soldats menant l’invasion du Grand Kah pour le compte de Sukaretto III. Nous sommes déjà revenus sur la composition de ces forces, ce qu’il faut retenir c’est qu’une minorité ces hommes étaient des soldats de métier avant le début des opérations : environs 32 % des effectifs de ce qui deviendrait les bases de l’armée impériale travaillait déjà dans le secteur militaire ou plus souvent paramilitaire, au sein d’organisations mercenaires largement employées dans les conflits Afaréens et décoloniaux de l’époque. En un sens on peut dire que l’implosion des empires coloniaux et les conflagrations qui suivirent formèrent l’état d’esprit et les méthodes des hommes qui furent envoyés contrer le Grand Kah, fait d’autant plus ironique que le Grand Kah lui-même, qui avait alors une politique pacifiste, s’était largement démilitarisé au profit de brigades d’actions déployées en autonomie pour soutenir les forces indépendantistes et anti-coloniales. Les 68 % de recrues ne venant pas de professions militaires étaient au moins politiquement engagées dans l’idéal anti-communaliste.

En 1985, l’opération, le « Putsch » contre le Grand Kah, en était à un degré de préparation jugé satisfaisant. La date du 4 juillet 1985 fut décidée et les opérations se préparèrent en bonne et due forme. En plus des forces volontaires on comptait plusieurs milliers d’auxiliaires issus de groupes mercenaires ou de commandos rattachés à des armées coalisées. Les blancs pouvaient aussi compter sur une action rapide de la marine et de l’armée de l’air étrangère. Concernant les cellules d’infiltration qu’ils avaient montés au sein même de l’Union, elles se concentraient principalement autour de Lac-Rouge et de l’Est du pays. L’essentiel du plan consistait d’ailleurs en la capture rapide de Lac-Rouge et des postes de commandement de la Garde d’Axis Mundis et de l’Armée de Libération Populaire (Nom de ce qui allait devenir la Garde Communale). Si les services du Commissariat Suppléant à la Sûreté ont alertés la Convention Générale des risques que représentait la formation d’une nouvelle « coalition informelle » de gouvernements anti-communalistes, et que le commandement de l’ALP travaillait à établir des plans de contingence, le pouvoir politique de l’Union considérait pour sa part que sa politique de normalisation des relations diplomatiques et de libéralisation relative de l’économie pourrait calmer les « inquiétudes » des gouvernements en question et éviter un conflit quel qu’il soit. Pour autant, le Comité de Volonté Public laissa le commandement travailler à la sécurisation du territoire dans l’éventualité où une guerre se profilerait.

Faute d’informations précises et ne pouvant correctement établir la nature des risques qu’encourait l’Union, les plans de l’ALP étaient moins centrés sur la défense du territoire – des plans existaient déjà à cet effet et les forces armées kah-tanaises étaient de toute façon trop réduites pour résister à une éventuelle coalition ennemie – que sur la sauvegarde des institutions démocratiques sous une forme clandestine et la mise en place d’une situation de guerre insurrectionnelle. Cette politique, dont la mise en place commença tardivement en 1983, s’inséra de façon organique dans le réseau préexistant de comités de défense populaire, de bataillons de la protection civile, etc. L’état d’esprit kah-tanais, à cette période, était un état d’esprit assiégé, inquiet. D’ailleurs c’est à ce titre que le Comité Technocratique avait été élu, sur la base d’un double sentiment : la crainte de voir le monde libéral attaquer l’Union et la réduire à néant d’une part, et l’espoir de voir les nouvelles technologies et méthodologies proposées par les techniciens du club permettre une transition vers une nouvelle forme plus « neutre » de communalisme. Il n’est pas utile, dans notre cadre, d’étudier ce qu’aurait pu donner ce double sentiment et la politique du Comité si le putsch n’avait pas déplacé l’imaginaire politique kah-tanais vers l’insurrection et la guerre anti-capitaliste.

Le 3 juillet 1985, l’air est électrique à Axis Mundis. Tout le monde sait que quelque chose se prépare, sans arriver à imaginer quoi. Des rapports tombent, depuis une poignée de semaines, avec une régularité implacable et partout le même constat : on manque de temps. On manque de temps pour prendre connaissance des faits, de ce qu’ils veulent dire. On manque de temps pour se préparer, se préparer à quoi, d’ailleurs ? On ne le sait pas précisément ; Des photos satellites donnent à voir des aérodromes pleins d’avions de combat, et des mouvements de flotte en Aleucie. L’Égide a empêchée quelques sabotages çà et là et on a l’intime conviction qu’il ne s’agit pas d’un petit complot synarchiste, mais d’une action de grande ampleur. Des échos inquiétant résonnent depuis les grands halls du Commissariat à la Libération Populaire, des mésententes, des affaires qui ne « concernent pas le pouvoir civil », mais donnent à voir, au moins à sentir, toute la fébrilité de l’Armée. L’Air est électrique parce que bientôt il se remplira d’avion. On ne le savait précisément, oui, mais tout les témoignages, les journaux intimes, les notes internes, tout ce qui nous vient directement de ce jour le donne à sentir, précisément. On s’attend à quelque chose.

CHAPITRE 1

1985 : Coup d’État et implosion du gouvernement technocratique


Montée de la crise

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Le début de l’année 1985 s’ouvrit donc sur un climat d’anxiété contenue à Lac-Rouge. D’un côté, le gouvernement technocratique, fort de ses projets de cybernétique appliquée, proclamait encore l’avènement imminent d’une « modernisation pacifique ». De l’autre, sous la surface des Comités et des structures administratives, la présence de cellules monarchistes se faisait de plus en plus évidente. Des agents en provenance de la diaspora blanche s’infiltraient dans la capitale, certains arborant en secret les insignes de l’ancienne cour, d’autres se fondant simplement dans l’appareil d’État, ou en marge de la société kah-tanaise.

Les illusions d’une gestion rationnelle reposant sur les systèmes informatiques du Commissariat à la Planification demeuraient tenaces. Depuis plusieurs années, les terminaux Communets reliaient les échelons communaux, offrant l’idée d’une économie stabilisée par la remontée continue de données. Beaucoup de responsables pensaient à ce titre que le nouveau système permettrait d’assurer la pleine sécurité du régime contre les sabotages synatchistes grâce à ces flux numériques, censés repérer les anomalies. Pourtant, le comité technocrate lui-même ne parvenait plus à dissimuler ses divisions : la politique de libéralisation économique voulut par une frange radicale, et la centralisation des outils de planification voulut par l’autre amenaient à des débats de plus en plus violents, et un certain sentiment d’usure gagnait les clubs politiques de la Convention. On peut estimer que sans le putsch, les tensions internes à la Convention auraient fini par amener à sa refonte totale lors d’élections anticipées, ou à une crise politique majeure. Cette tension latente s’accumula progressivement, s’additionnant au climat à un orageux de mi-saison, particulièrement chaud cette année-là.

À vrai dire, on percevait déjà des signes de sabotage progressif : des pannes erratiques se multipliaient sur les serveurs. Au début, on expliquait ces dysfonctionnements par des « incidents de maintenance » ou par la vétusté de certains câblages. On préférait nier la possibilité d’une action hostile alors même que les rapports de la protection civile mettaient en évidence une recrudescence d’actions à caractère « anti-citoyennes » ou pouvant s’apparenter à des actes d’infiltration ou de corruption. Il semblerait que ces mises en garde aient été prises au sérieux par la Magistrature et l’Égide, mais largement balayée par un Comité de Volonté Public plus ou moins entré en sécession contre ces institutions du fait de divisions sur l’implantation de son programme or, à cette époque, l’Armée de Libération Populaire répondait entièrement à la convention. Ces divisions permirent aux agents monarchistes, implantés dans les bureaux du Plan et dans quelques services de la Protection Civile, de mener à bien leurs missions dans une relative tranquilité. Certains jouissaient même de complicités inattendues : on repérait çà et là des noms qui ne figuraient sur aucun registre officiel, des techniciens à la carrière fulgurante, des administrateurs subitement promus. Par un patient travail de sape, ils neutralisaient les systèmes d’alarme et repéraient les points névralgiques de la logistique confédéral. Les Comités supérieurs, absorbés dans leurs propres querelles budgétaires et idéologiques, ignorèrent ces signaux préoccupants jusqu’au dernier moment.

Pour les citoyens, la situation pouvait sembler relativement normale. Au sein du pays, la population continuait de placer une certaine foi dans la réforme cybernétique : on aimait l’idée d’un traitement objectif des données, d’un pilotage de l’économie par des statistiques actualisées. La presse continentale, encore favorable au gouvernement, vantèrent jusqu’aux derniers jours la transparence des serveurs centraux et l’essor d’une nouvelle ère de distribution planifiée. L’ombre d’une possible trahison n’était évoquée que dans des marges conspiratrices, parfois moquées par les milieux intellectuels ou sur les bancs de la Convention nationale.

Parmi ces quelques oiseaux de mauvais augure se trouvait – déjà – Andrean Gabriel d’Alcyon. Sa grande figure dégarnit hantait les pourtours de Lac-Rouge depuis la construction de sa Ville Sonnet, en 1976. Depuis, le fameux auteur arpentait quelques salons discrets, scrutant l’évolution de la crise politique avec un cynisme goguenard. Aventurier, essayiste radical, et touche à tout, on le connaissait pour ses pamphlets sulfureux contre la bureaucratie. Il s’entourait d’artistes, de jeunes frondeurs, et se tenait prêt à soutenir ce qu’il appelait une révolution « authentique ». Sans se revendiquer explicitement d’un club ou d’un autre, il jugeait que l’inertie technocratique finirait par rompre, ou rompre l’Union. Si d’Alcyon n’exprima jamais ouvertement qu’il souhaitait la fin des réformes, quelques-uns, parmi ses proches des milieux radicaux, le soupçonnaient même d’être en pourparlers avec des figures plus violentes. Pour beaucoup ils représentaient alors l'opposition radicale à la séquence modérée ouverte dans les années 70, on ne faisait par conséquent pas trop de cas de ses déclarations.

Au fur et à mesure que s’approchait la mi-année, la capitale laissait transparaître les symptômes d’une crispation générale : vérifications de plus en plus tatillonnes aux points de contrôle, messages d’alerte ponctuels, et malgré tout, la persistance d’un déni collectif, comme si personne n’osait regarder la vérité en face. Les illusions d’un avenir lissé par l’informatique se heurtaient à la mécanique des sabotages internes, si bien qu’une tension sourde ne cessa de s’épaissir, entraînant un sentiment de malaise généralisé au sein de la population. Cette situation touchait la plupart des grandes villes de l’Union et fit craindre à certains analystes contemporains un espèce de mal du siècle pouvant amener à une polarisation irréconciliable des lignes modérées et radicales. Un certain nombre de manifestations ponctuèrent le printemps 1985 et des responsables locaux de la protection civile se mirent à préparer des plans de contingence au cas d’une potentielle escalade des violences entre partisans et opposants des réformes libérales du comité.

C’est dans ce contexte de latence conflictuelle, où les structures de commandement des Comités se trouvaient déjà fragilisées par des rivalités intestines et une désagrégation doctrinale croissante, que, durant le mois de Juin 1985, les agents infiltrés déclenchèrent leur série d’interventions coordonnées. L’impréparation relative des appareils décisionnels permit, de manière presque démonstrative, de mesurer l’efficacité logistique et la discrétion opératoire dont firent preuve les réseaux de la diaspora blanche, dont les préparatifs, longtemps sous-estimés, révélèrent une maîtrise remarquable des temporalités et des seuils de dislocation. L’avenir que tentaient de légitimer les ultimes congrès technocratiques – articulé autour d’un paradigme de régulation algorithmique supposément invulnérable – apparut, en quelques actions de sabotage ciblé, comme une fiction vulnérable aux manipulations les plus élémentaires. La circulation de faux bulletins d’alerte, couplée à la neutralisation successive de plusieurs unités de stockage centralisées, eut pour effet immédiat une paralysie des capacités de réaction à l’échelle de la capitale. Ce fut, en somme, la liquidation brutale de l’utopie d’une modernisation pacifiée, bientôt balayée par la mise en scène d’un pronunciamiento que nul, parmi les dirigeants officiels, ne sut ni prévoir ni contenir.


Le Pronunciamiento d’été

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À l’aube du 4 juillet 1985, les rumeurs de sabotage devinrent réalité. À l’aube du 4 juillet 1985, les signaux d’alerte jusque-là perçus comme des rumeurs ou des manifestations résiduelles de psychose collective se muèrent en certitudes opérationnelles. La capitale, centre de gravité d’un pouvoir déjà entamé par l’érosion interne, fut frappée, avec une simultanéité trop rigoureuse pour relever du hasard, par une série de prises de contrôle ciblées et de neutralisations opérées selon un protocole visiblement préétabli. Les commandos, agissant de manière synchronisée, déployèrent une efficacité offensive qui mettait crûment en lumière l’impréparation, voire la désarticulation, des dispositifs de défense locale.

Au sein du Commissariat Suppléant à la Sûreté – instance censée pallier les éventuelles défaillances de la Garde Communale par une réactivité de second niveau –, la stupeur prédomina dès les premières minutes. À l’ouverture des accès principaux, des hommes en uniformes disparates, composés pour partie d’éléments de la diaspora blanche récemment recyclés, pour partie de recrues locales gagnées à la cause impériale, s’infiltrèrent sans rencontrer de résistance significative. La neutralisation des sentinelles, rendue possible par une parfaite connaissance des horaires de relève et des angles morts du bâtiment, s’opéra en quelques instants. Les rares détonations furent rapidement étouffées par les résonances métalliques de trappes verrouillées, sonorité clinique d’une mise sous contrôle intérieure. Ce qui devait constituer un relais stratégique de la sécurité intérieure sombra alors dans une désorganisation sans appel.

Presque au même moment, l’Égide – entité d’investigation chargée de la veille institutionnelle et du contre-espionnage – fut soumise à un assaut-éclair d’une précision d’autant plus inquiétante qu’elle révélait une connaissance intime de sa topographie et de ses flux opérationnels. Affaiblies par des infiltrations antérieures, ses cellules de surveillance se révélèrent incapables de formuler une riposte coordonnée. Des agents doubles, déjà en place, désactivèrent les dispositifs d’accès et inversèrent les contrôles sécuritaires. En quelques heures, une part substantielle des archives fut soit exfiltrée, soit détruite, tandis que plusieurs cadres de l’Égide étaient capturés, parfois sans résistance. Il apparut dès lors que l’existence, longtemps supposée mais jamais démontrée, d’un appui logistique profond – une “main invisible” insérée dans les mécanismes mêmes de l’État – était désormais manifeste.

La diaspora blanche, établie dans l’ombre depuis des mois, s’était chargée de fournir les armes, les véhicules et même des itinéraires d’exfiltration grâce au très important soutien logistique de la coalition informelle. Certains parlaient d’un pont aérien improvisé dans la banlieue lointaine, d’autres d’entrepôts portuaires contrôlés par des sympathisants de l’ancien empire. Quoi qu’il en fût, l’effet de surprise, soutenu par la maîtrise du terrain et des bâtiments stratégiques, fit basculer la capitale en l’espace de quelques heures. En quelques points-clés, l’ennemi interna ou neutralisa les responsables du commissariat, retournant contre eux-mêmes les systèmes de sécurité censés les protéger.

Au cœur des quartiers administratifs, les citoyens crurent d’abord à un simple « exercice » ou à un incident localisé. Ce n’est qu’après la coupure brutale du réseau principal, suivie d’une salve d’explosions de plus faible intensité, que la population comprit que la ville se trouvait sous le contrôle d’une force inconnue. Les illusions d’un ordre maintenu par la planification cybernétique s’écroulèrent face à la fulgurance de la manœuvre. Les éléments loyalistes, notamment quelques patrouilles du Service Communal, tentèrent de s’organiser, mais se virent contrecarrés par l’absence d’instructions claires : toute la hiérarchie légale venait d’être décapitée dans la panique.

Loin des projecteurs, la logistique prodiguée par des soutiens extérieurs se confirma, alimentant les assaillants en munitions et vivres. On évoqua plus tard l’implication de divers cercles impérialistes installés hors du territoire du Grand Kah, qui auraient financé la location de mercenaires et la mise en place des corridors de contrebande. Les “nouveaux maîtres” de la ville, bénéficiant de renseignements accumulés par des informateurs infiltrés, agirent avec un calme sinistre : dans chaque bureau d’enregistrement, dans chaque annexe administrative, les loyalistes furent isolés, parfois exécutés, parfois mis sous clé. Les saboteurs internes participèrent à l’opération en désactivant les alarmes, sabotant les lignes de communication, rendant impossibles les tentatives de regroupement de la Garde Communale.

Un spectacle remarquablement similaire se reproduisit dans certaines des plus grandes agglomérations de l’Union. Esperanza, La Cité des Anges, Lagoya Lamanai, Chan Chimu, et des sabotages violents immobilisèrent la plupart des lignes ferroviaires et de communication du pays.

Ainsi, en quelques heures, le coup d’État fut accompli avec un professionnalisme qui ne présageait en rien de la compétence du régime qui serait ensuite instauré. Ce 4 juillet, le centre politique d’un Grand Kah déjà vacillant s’effondra pour de bon. Les rares témoins déjà conscients de l’ampleur du désastre racontèrent plus tard comment, en milieu de matinée, on ne savait plus à qui obéir : beaucoup de fonctionnaires restés sur place furent parqués dans les sous-sols du Commissariat ou de l’Égide, sans qu’ils puissent même contacter leurs supérieurs ou leurs proches. Les saboteurs, quasi invisibles la veille, apparurent parfaitement maîtres de l’appareil administratif, prenant de vitesse ce qui restait des forces de sécurité. Une grande partie des forces de l’Armée de Libération Populaire et de la Protection Civile ne savait pas s’il s’agissait d’une opération menée par l’autre institution, ou avec le concours d’un des clubs politiques, et l’avis général de la population, à ce moment, fut celui de l’éclatement d’une guerre civile entre factions de la convention. La nouvelle se répandit, vague et confuse, au-delà des murs des grands centres urbains. En parallèle, la diaspora blanche se félicitait discrètement du succès de ces opérations, qu’elle revendiquait ensuite devant les soutiens exilés. L’histoire officielle, bientôt rédigée par le régime bientôt proclamé, évoquerait une action “libératrice” contre les supposés abus technocratiques d’un « communisme fin de race ». Pour l’heure, il s’agissait surtout d’un fait accompli, perpétré en quelques heures, par un groupe dont on mesurerait bientôt la nature puis la brutalité.

Au lendemain immédiat des assauts coordonnés – alors même que les principaux centres décisionnels de la Confédération se trouvaient déjà neutralisés ou placés sous tutelle effective des conjurés – la Junte militaire, jusqu’alors désignée de manière générique et anonyme, procéda à une première mise en scène de sa légitimité et de sa hiérarchie fonctionnelle. Tandis que des avions de transport, opérant à partir de bases Aleucienne, assuraient l’établissement de ponts aériens à travers le territoire – au mépris d’une défense aérienne désorganisée, clouée au sol ou sporadiquement hostile –, un acte sobrement intitulé Ordonnance impériale n°1 fut diffusé sans délai à travers les relais de commandement réquisitionnés et sur l’ensemble des Comunets. Ce document, dont la forme évoquait les décrets d’exception du dernier Empire tardif, portait la signature, encore énigmatique pour l’opinion, d’une certaine Noroyo Yikada.

Par cette ordonnance, l’ensemble des institutions civiles et technocratiques héritées du régime communaliste se trouvait suspendu. La Convention générale placée sous tutelle tandis qu’un ultimatum était adressé aux communes autonomes et aux clubs politiques : toute poursuite d’activité serait désormais considérée comme insurrectionnelle. Il s’agissait, de manière transparente, d’un acte inaugural de désinstitutionnalisation, subordonné à la mise en place d’un nouveau dispositif de souveraineté fondé sur l’exclusivité du pouvoir d’ordonner.

Le nom de Noroyo Yikada n’était alors que celui d’une figure discrète, bientôt surnommée le « Cerveau de l’Empereur » mais jusque-là associée à divers cénacles monarchistes marginalisés. Descendante d’une lignée de noblesse d’empire, Yikada avait quittée une carrière d’entrepreneuse pour se mettre au service de son empereur et participer à l’organisation de son cabinet gouvernemental en exil. Femme décrite comme cérébrale et soignée, elle sembla d’abord apporter un soupçon bienvenu de cadre idéologique à l’aventure impériale, en essayant de moderniser la doctrine "libérale" du second empire et de réfléchir à la façon de faire basculer l’Union du communalisme à un régime d’État. Cette petite femme aux traits ronds, sans grande envergure et doté de soutiens minimaux, reçu tout de même celui de l’empereur et de ses soutiens en vertu de ses grandes qualités technique et de son absence remarquable de stature, qui en faisaient un élément jugé contrôlable. On lui confia ainsi des pouvoirs remarquables au sein de l’administration impériale qui firent d’elle, dès l’invasion de l’Union, un genre de plénipotentiaire. Des débats subsistent cependant sur la nature réelle de son pouvoir : se notes personnelles semblent en effet attester d’une certaine modération initiale et d’un désir sincère d’organiser une monarchie constitutionnelle qui, sans être comparable à une ploutocratie parlementaire, n’en demeurait pas moins très éloigné des politiques finalement supervisées par son cabinet. Quoi qu’il en soit l’Ordonnance n°1, par sa précision juridique et sa tonalité doctrinale, la plaçait d’emblée en position de surplomb au sein de l’édifice politique en cours de construction. En quelques paragraphes, c’était tout un ordre prétendument neutre, hérité de la rationalité planificatrice, qui se trouvait dissous – et avec lui, l’idée même d’un gouvernement sans sujet.

Dans les heures qui suivirent, les quartiers centraux furent saturés d’affichages rudimentaires : un communiqué du Colonel Kaname, jusque-là figure secondaire, y proclamait la mise en vigueur de la loi martiale. Par ce geste, la Junte apparaissait non seulement comme une entité juridique, mais comme une force capable d’imposer un état d’exception à l’échelle urbaine. Des camions équipés de haut-parleurs diffusèrent, dans les artères principales, un message uniforme : la Cité entrait en régime de couvre-feu, la circulation était restreinte à quelques heures diurnes, et les unités résiduelles de la Garde Communale étaient sommées de se rallier ou de se dissoudre. À peine quelques heures après la proclamation, des colonnes motorisées commencèrent à quitter les aérodromes militaires parcourir les grands axes des principaux centres urbaines du pays. Escortées par des milices rurales réactionnaires issues des mouvements synarchistes du sud, ces troupes proclamaient, au mépris de toute continuité institutionnelle, « l’entrée dans une ère de renouveau impérial ». L’effondrement de la troisième Confédération se confirma dans les jours qui suivirent. Privés des organes centraux de planification et de commandement, des communes et des pans entiers de force de sécurité proclamèrent leur reddition. Une nébuleuse d’autres sections s’organisèrent en ligne de front puis, face à un ennemi mieux organisé et jouissant d’un large soutien international, tentèrent plutôt des replis au sud et à l’Est de la Confédération afin d’entrer dans la clandestinité.

C’est dans ce climat de sidération généralisée, que se produisit l’événement dont la charge symbolique allait définir durablement le régime naissant : l’intronisation, sans forme de consultation préalable, de celui que l’on appelait déjà Sukaretto III, proclamé Empereur du Grand Kah. La scène, orchestrée avec une attention maniaque au décorum, se tint dans un ancien complexe de cérémonies attenant à la convention générale et à l’ancien palais du Daïmio. Un enchevêtrement de salles d’apparat aux colonnades pseudo-néoclassiques, décor hérité d’un imaginaire post-monarchique largement remobilisé par les propagandistes du jeune régime. Quelques journalistes, soigneusement sélectionnés par la cellule de communication de la Junte, furent autorisés à en rapporter les images. Contrairement à ce que certaines officines militaires avaient laissé entendre – un acte de continuité minimal, un formalisme de transition – ce fut une opération de reconquête visuelle du passé : Sukaretto III, en grande tenue, arborant les parures d’une monarchie dont l’extinction avait été, des décennies durant, un axiome politique, reçut un sceptre orné d’insignes impériaux. L’anachronisme de cette mise en scène était revendiqué comme geste fondateur, performatif, destiné à nier rétroactivement l’intervalle communaliste. Par cet acte, on ne cherchait pas à réconcilier deux régimes successifs : on affirmait que le Grand Kah n’avait, en vérité, jamais cessé d’être impérial, que la démocratie directe n’avait été qu’une interférence, une déviation pathologique. Cette réécriture instantanée du temps politique – par effacement plutôt que par intégration – constitua, plus encore que le coup d’État lui-même, l’acte inaugural du Troisième Empire, restauré non par le droit, mais par la saturation de l’imaginaire.

Les invités de circonstance – anciens notables, fonctionnaires réassignés, cadres techniques réquisitionnés – assistèrent en silence à la cérémonie. Ce silence, ambigu, mêlait crainte, résignation, et pour certains, fascination confuse. Le nouveau maître du régime, à en croire les fragments rapportés par la presse assermentée, aurait prononcé une allocution de style indirect, exaltant la lignée Sukaretto, déjà deux fois restaurée, et affirmant que cette troisième incarnation, sous le signe de la foi monarchiste, effacerait les souvenirs de ce qu’il qualifiait d’« anarchie communaliste ». L’écho de ces paroles, transmis par les rares relais médiatiques encore actifs, résonna comme un avertissement.

Si certains observateurs y virent une provocation théâtrale, une sorte de happening réactionnaire à valeur transitoire, d’autres comprirent immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’un simulacre temporaire, mais de la tentative délibérée d’institutionnaliser un nouveau régime de vérité. Le soir même, malgré l’interruption partielle des réseaux, furent diffusées des images d’un Sukaretto III triomphant, filmé sous des éclairages dramatiques, dans un décor impérial reconstitué à la hâte. Le spectacle de cette régénérescence monarchique, imitant les toiles néoclassiques dans un halo de dorures bricolées, suffit à durablement encrer l’idée d’une certaine solidité du nouveau régime, alors même qu’une partie importante du territoire confédéral échappait à son contrôle, et que ses institutions étaient au mieux à construire. Ce dernier point fut en partie réglé par la mise en place immédiate d’un nouvel organigramme de pouvoir. Si l’on parle de Junte c’est bien entendu qu’une part très importante des cadres du régime étaient des militaires. Cependant l’empire fonctionna au moins théoriquement comme une monarchie absolue. Et aux côtés du prétendant, deux figures désormais identifiées s’imposèrent sans ambiguïté : Yikada, qui, par l’Ordonnance n°1, avait suspendu l’ordre légal existant et Kaname, bras militaire discipliné d’une contre-révolution terme. Les deux autres figures bien connues du régime, le Baron Célice et le citoyen Crevier, interviendraient bien plus tard – même si l’influence du futur propagandiste en chef sur la cérémonie d’intronisation est évidente.

L'annonce finale de la journée, relayée sur les murs par des affichettes sommaires, ordonnait la fermeture immédiate des mairies communales et la subordination intégrale des services à un Commissariat Impérial nouvellement institué. L’ancien monde – celui des technocrates, des coopératives et de la Convention Générale – s’effondrait sous le poids conjugué du spectacle, de l’uniforme, et de la confusion.

Il ne faut toutefois pas croire que ce couronnement fut universellement célébré au sein des rangs impériaux. Déjà on trouve quelques rabats-joie pour trouver que le moment est mal choisi : la guerre pour le contrôle de l’Union est encore en cours, si très bien engagée, et le régime n’a que des institutions provisoires sur lesquelles s’appuyer. Ensuite, bien entendu, il y a la femme de l’empereur.

L’Impératrice Héloïse Ière – issue d’une lignée aristocratique teylaise anciennement associée à la haute finance lofotène – n’avait jamais, selon ceux qui la côtoyaient dans les cercles de la jet-set d’avant-guerre, nourri l’ambition de régner. Elle apparaissait plutôt comme une figure de l’élégance dépolitisée : connue pour ses séjours dans les palazzi de Westalia, ses goûts éclectiques en matière d’art, et ses apparitions mondaines en Eurysie, elle incarnait davantage l’image d’une noblesse réconciliée avec la modernité que celle d’une prétendante au trône.

Elle joua pourtant son rôle dans la chorégraphie impériale. Drapée dans une robe de cérémonie, parée de colliers éclatants, elle salua les officiers et se tint aux côtés de l’empereur. Certains, dans la presse conservatrice, crurent y déceler l’élégance intemporelle d’une grande dame revenue à sa fonction naturelle. Mais derrière cette gestuelle impeccablement contrôlée, transparaissait autre chose : non pas une complicité, mais une forme de retrait intérieur, de distance ironique. Les images que nous donnent les témoignages de ses proches et ses mémoires – ces dernières étant évidemment à prendre avec des pincettes – sont celles d’une femme qui n’avait pas tant le sentiment d’assister à une restauration qu’à une reconstitution. Rien dans son regard ne trahissait d’adhésion véritable – tout indiquait qu’elle avait déjà compris, avant les autres, le caractère tragiquement absurde de ce retour du mythe.

Il semble en fait qu’elle abhorrait déjà la position qu’on lui avait imposée. Héritière d’une double tradition – celle, distante et feutrée, de la haute noblesse teylaise, et celle, plus tape à l’œil, des fortunes financières de Lofoten –, Héloïse n’avait jamais été éduquée pour régner. Elle avait grandi dans un univers de privilèges diffus, certes, mais aussi de mouvement constant. Toujours à distance des institutions, elle naviguait dans la mondanité comme on flotte entre deux ports, sans jamais jeter l’ancre. Or, depuis son arrivée dans l’enclave impériale, quelque chose de fondamental s’était refermé. Le protocole improvisé, la militarisation des allées, les regards scrutateurs des officiers en gants blancs – tout cela n’avait plus rien à voir avec la légèreté mondaine des palaces internationaux. Les figures qui l’approchaient désormais parlaient peu, mais pesaient chaque phrase ; et derrière les injonctions à « incarner la majesté impériale », elle percevait une menace sourde. Ainsi, en ce jour de fête, l’impératrice ne sourit pas. Officiellement, elle dira avoir été un peu dérangée par la chaleur. C’est que sous les projecteurs aveuglants de la télévision publique – installés pour immortaliser l’instant fondateur –, les corps ruisselaient. Il faisait une chaleur accablante. L’air, saturé par les appareils techniques, vibrait de chaleur. Le public suait à grosses gouttes sous les lourdes tenues noires et dorées qu’on leur avait assignées pour l’occasion.

Dans ce tableau étouffant, une silhouette pourtant se distinguait par sa fraîcheur inattendue : Rai Itzel Sukaretto, fille de l’empereur, âgée d’à peine six ou sept ans, sourit avec un naturel déconcertant. Assise à la droite du trône, les jambes pendantes, elle s’endormit au mitan de la cérémonie, la joue collée à la soie d’un coussin brodé, insensible à la gravité du moment. Certains photographes, d’abord surpris, captèrent cet instant. On ne vit pas Sukaretto III réagir.

Derrière le trône, dans un discret enfoncement de la salle, se tenait une délégation restreinte mais attentive : quelques hauts prélats catholiques venus bénir, sans ambiguïté, le nouvel ordre. L’un d’eux, Monseigneur Velasquo de Tharn, Cardinal de son état, représentait ce que l’on pourrait appeler, sans exagération, la colonne administrative du catholicisme au sein de l’Union. Il avait, en amont de la cérémonie, engagé les premiers pourparlers visant à établir une coopération étroite entre la Junte et l’Église. La promesse était simple : en échange de garanties symboliques (reconnaissance officielle, droits d’enseignement, statut diplomatique), l’Église fournirait cadres, secrétaires, intendants, intendantes. En somme, la machine. Aucun discours officiel ne fit mention explicite de cette alliance.

Non loin, un autre groupe, moins solennel, plus inquiet, s’était fait remarquer par son activité silencieuse : plusieurs membres de la Convention Générale, convoqués à la dernière minute en qualité de témoins d’« unité nationale ». Parmi eux, des modérés en fin de carrière, des réformistes sans parti, et même Bertrand Juillant, un ancien député de l’Amicale Sociale-Démocratique. Ils discutèrent longuement, à huis clos, avec Noroyo Yikada, dans une salle latérale dont la climatisation était en panne. Un ensemble d’opportunistes aussi bien que d’authentiques modérés cherchant à intégrer les sphères du jeune pouvoir impérial pour assurer une transition en douceur, assurer la continuité des institutions confédérales et laisser respirer, prétendront certains, une Union qui aurait bien été capable de chasser ses tyrans.

Indifférente à ces manœuvres politiques, Héloïse Ière prenait la mesure de ce que serait désormais son quotidien : un empilement de cérémonies absurdes, de sourires contraints, de conversations surveillées. À peine le sceptre remis, elle dut répondre aux sollicitations des officiers, des dignitaires, de quelques journalistes dont les caméras, braquées sur elle, attendaient un mot. Elle parla peu mais bien, et garda pour elle l’effort constant que demandait la sublimation grâce d’une claustration qu’elle percevait déjà comme définitive. On raconte qu’au moment de regagner ses quartiers, elle mit près de dix minutes à traverser la galerie qui reliait la salle du trône aux appartements impériaux. Elle marchait lentement, presque cérémoniellement.


Panique Grise et fuites

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À peine les premiers édits promulgués, la structure encore incertaine du nouveau régime se mit en mouvement. Moins qu’un déploiement militaire à proprement parler, ce fut une dissémination hâtive de relais coercitifs : postes de contrôle improvisés, détachements en armes, patrouilles sans uniforme fixe. Dans la capitale, comme dans les autres grandes villes, les principales artères furent progressivement saturées. On vit apparaître, dans une confusion de styles et de registres, des brassards frappés d’emblèmes impériaux mêlés à des références visuelles manifestement tirées de productions culturelles antérieures – fiction historique, propagande restauratrice, iconographie monarchiste oubliée. Cette résurgence esthétique, grotesque dans son incongruité, signalait pourtant une reconquête effective : dans les rues, la présence impériale devenait visible, tangible, impérieuse.

Les quartiers administratifs, privés de leurs échelons supérieurs, s’effondrèrent non par affrontement, mais par abandon. L’absence d’un relais central – consécutive à la neutralisation rapide des protocoles de coordination – produisit un phénomène que plusieurs observateurs contemporains décrivirent comme une « évaporation silencieuse du pouvoir ». Les cadres technocratiques, soit en fuite, soit déjà détenus, laissèrent derrière eux des institutions vidées de leur fonction. Toute tentative de reconstruction locale – notamment sous forme de comités d’urgence – fut systématiquement interrompue par des unités de la Junte, dont l’origine exacte demeurait souvent indéterminable, entraînant une quantité alarmante de fusillades.

Dans le sud de la ville, le Lieutenant-colonel Alt Mikami – un sympathique quarantenaire de petite taille et à la mine naturellement joviale, est réveillé à l’aube par les premiers échanges de tirs. Il comprend immédiatement que l’heure n’était plus à la défense. Faute de directives – le Directoire de l’Armée Populaire de Libération est à ce stade injoignable –, il adopta une stratégie de réduction des risques : fluidifier les mouvements, ouvrir des corridors, éviter les accrochages. Des témoignages ultérieurs rapportèrent sa présence dans les ruelles proches de l’Arsenal du Sud, en train d’organiser l’exfiltration de familles de techniciens liés aux infrastructures numériques. Escorté par une poignée de gardes rencontrés dans la rue, il arrive à mobiliser plusieurs centaines de soldats et agents de la protection civile avec lesquels il fit évacuer des convois de civils vers des zones périphériques où, pour quelques heures encore, l’emprise impériale n’était qu’intermittente.

Sur la base de Caracol, la situation relevait de la même logique de délitement. La jeune Esther Mealior, Lieutenant-sir de l’aérien communal, découvrit une base désertée par ses cadres intermédiaires, fragmentée par des rumeurs contradictoires. Les hangars avaient été vidés sans coordination, les pistes étaient sur le point d’être prises. Elle et ses camarades choisissent le retrait, refusant d’engager le peu de personnel resté opérationnel dans un affrontement sans issue. Elle conduisit elle-même un petit groupe de pilotes et de mécaniciens hors du périmètre, espérant trouver plus à l’ouest une piste encore praticable. Deux avions légers purent être exfiltrés, embarquant une partie du personnel navigant. Pour le reste, il ne s’agissait plus que de contenir l’effondrement.

De son côté, Maxwell Bob, technocrate expérimenté, comprit sans délai que l’ensemble de la structure planificatrice – dont il avait, par le passé, assuré la logistique – ne serait pas reconquise. Là où certains de ses collègues pariaient encore sur une correction du désordre par les outils normatifs existants, lui percevait déjà l’irréversibilité du désastre. Il mit en œuvre, avec un petit cercle de collaborateurs, un plan d’évacuation partielle. Dans une gare de fret, il réquisitionna un convoi de service – un train vétuste, surnommé par la rumeur le train gris. Une centaine de spécialistes y furent embarqués : ingénieurs, archivistes, analystes du PCI. Grâce à quelques complicités, les wagons franchirent les premières lignes impériales encore mal organisées. Le citoyen, installé dans un ancien centre de distribution, poursuivit durant plusieurs heures l’organisation de micro-corridors d’évacuation. Il se mit à compiler, méthodiquement, les absences, les silences radio, les anomalies. Dans ses notes ultérieures, conservées par fragments, on retrouve la formule de panique grise – désignant cet état spécifique où les agents du système cybernétique communaliste prenaient soudain conscience que l’ensemble de l’architecture, jusqu’alors perçue comme auto-stabilisante, venait de s’effondrer sans qu’aucune alerte conventionnelle ne se soit déclenchée.

La nuit du 4 au 5 juillet fut celle d’un basculement sans retour. Dans les rues, les postes restants de la Garde Communale étaient inopérants ; les stocks d’armement, pour la plupart, avaient été saisis ou sabotés. La panique se déployait selon des lignes anciennes : hangars désaffectés, gares de triage, sous-sols municipaux, caves de clubs politiques dissous devenaient les nouvelles zones-refuges. Mikami renonça à défendre les points névralgiques, préférant sauver ce qui pouvait l’être. Esther Mealior disparut vers le sud de l’Union. Maxwell Bob resta en poste jusqu’à l’aube, le regard fixe, entouré de cartes, de câbles, de dossiers abandonnés.

Au matin du 5 juillet, aucun commandement central ne subsistait. Il ne restait que des fragments. Les drapeaux impériaux flottaient déjà sur les toits du Commissariat à la Planification. La Junte avait prévalu sur un système qui, en se croyant invulnérable, semblait s’être révélé incapable de penser sa propre fin. Ce que les citoyens Mikami, Mealior et Bob incarnent comme des centaines, des milliers d’autres, chacun depuis sa position de rupture, c’est que l’on pourrait appeler les formes précoces, déconnectées mais convergentes, d’une résistance dispersée. Ni structurée, ni idéologiquement unifiée, elle ne visait pas, à ce stade, la reconquête mais l’endiguement du désastre. Un réflexe purement défensif. Leur priorité n’était pas l’affrontement militaire mais la préservation des vivants, des données, et des relais humains qui permettraient – peut-être – de reconstituer un jour une architecture politique alternative. Leurs gestes, bien que modestes, contribuèrent à ralentir l’absorption complète de la technostructure communaliste par le nouvel appareil impérial. Pour autant, leur efficacité immédiate fut limitée : les principaux centres urbains, dans leur matérialité et leur gouvernance, étaient aux mains ennemies.

Le 5 juillet, on vit à Lac Rouge une scénographie mi-tragique, mi-dérisoire. Des unités armées, arborant des brassards inconnus et parlant avec des accents extérieurs, se déployaient selon une logique de quadrillage sommaire. À chaque carrefour, les passants étaient fouillés, sommés de justifier leur présence, voire arrêtés selon des critères dont la rationalité restait opaque. Quelques escarmouches eurent lieu, brèves et désordonnées, entre des miliciens communaux restés sur place et des pelotons de la Junte. Les combats, mal coordonnés, furent systématiquement écrasés. En une matinée, la défense urbaine, déjà fragmentaire, s’était réduite à des initiatives isolées, privées de tout appui logistique ou de communication stratégique. C’est dans ce climat de confusion extrême qu’un convoi se forma en marge, à la gare de triage occidentale. Un unique wagon gris, vétuste, encore connecté au réseau de secours, fut discrètement aménagé pour accueillir un groupe d’exfiltrés : une cinquantaine de technocrates, archivistes de la Planification, ingénieurs des réseaux cybernétiques, une poignée de conventionnels, de journalistes, de membres influents de Club, quelques cadres de l’Égide locale, trois officiers du Directoire. Tous avaient reçu des laissez-passer falsifiés, élaborés dans l’urgence par les proches de Maxwell Bob. L’intention était d’échapper à la première vague de répression et de désorganisation, en attendant de pouvoir reconstituer un noyau technique ailleurs – dans les périphéries encore indécises, ou les communes rurales à l’autonomie résiduelle.

Lorsque la locomotive s’ébranla, des tirs éclatèrent dans une rue adjacente. Les passagers, tétanisés, crurent un instant que l’évasion serait stoppée net. Un loyaliste infiltré dans la gare débloqua le dernier aiguillage. Le train, dans un bruit de métal fatigué, s’engagea sur une voie secondaire. On vit, depuis le quai, un soldat blanc lever son fusil mitrailleur. Il hésita, puis se détourna, sans qu’on sache s’il s’agissait d’un acte de clémence, d’indifférence ou d’ignorance. Les wagons s’éloignèrent lentement, absorbés dans un crépuscule teinté de poussière et de tension.

À quelques centaines de mètres de là, au dernier étage d’un immeuble à demi éventré, Andrean Gabriel d’Alcyon observait la scène. Il n’était pas acteur, pas encore. Depuis vingt-quatre heures, il arpentait les ruines de ce secteur, notant les mouvements, les effets de seuil, les tentatives avortées de reprise en main. Il refusait ostensiblement de s’engager dans les escarmouches. Certains lui reprochèrent cette posture de veilleur critique, qu’ils qualifièrent de lâcheté. D’Alcyon, lui, parlait d’épure stratégique. Il se tenait à l’écart parce que l’effondrement n’était pas complet. À ses yeux, la Junte n’avait fait que récupérer l’infrastructure d’un régime déjà mort ; il attendait l’opportunité d’une refondation plus radicale, fondée sur l’insurrection consciente, non sur la nostalgie. Il vit le train passer, et le suivit des yeux sans un mot. En contrebas, un bref échange de tirs opposa une patrouille impériale à une milice improvisée. D’Alcyon ne bougea pas. Il nota l’incident sur un carnet, puis recula de la fenêtre. Ses affidés, dissimulés dans les étages inférieurs, attendaient un signal qu’il ne donna pas.

Quelques minutes plus tard, de nouvelles unités impériales arrivèrent à la gare. Trop tard. Le train avait disparu au-delà des faubourgs. Les affrontements urbains se déplacèrent vers d’autres secteurs, abandonnant les quais aux impacts de balles et aux déchets logistiques. D’Alcyon, quant à lui, descendit l’escalier sans se presser, notant au passage l’effondrement partiel d’un pan de mur. Il considérait ce retrait comme une phase préparatoire, un temps nécessaire. Ce n’était pas encore l’heure d’agir. S’il est tendancieux de lui prêter une pensée précise, on peut supposer qu’il considérait viendrait plus tard le moment de refaire l’histoire.


Heon-Kuang & Reaving, premières réactions

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Le lendemain même du coup, alors que le Paltoterra sombrait dans le tumulte et la confusion, la commune extraterritoriale de Heon-Kuang, bastion isolé dans son lointain Nazum, réagit avec une rapidité qui étonna jusqu’aux impériaux eux-mêmes. Cette cité, lointaine mais puissante, au centre d’un très important dispositif industriel et financier, se proclama immédiatement en état de « souveraineté pleine et entière », refusant catégoriquement toute autorité imposée par le régime naissant. Dès la matinée, le Conseil Général de Heon-Kuang – assemblée de cadres locaux, de syndicalistes et de militants communalistes – siégea en urgence pour rédiger un manifeste cinglant. Dans un texte diffusé largement par télégramme, radio et courriers clandestins, le Conseil annonça clairement son intention : la « non-reconnaissance totale » du prétendu Empire récemment instauré. Le document était sans ambiguïté : Heon-Kuang déclarait que toute mesure émanant de la Junte serait considérée comme nulle et non avenue, précisant qu’elle poursuivrait une administration autonome, fidèle aux idéaux historiques du Grand Kah.

En quelques heures, les rues de Heon-Kuang se couvrirent d’affiches reproduisant cet édit communal. La population, massée sur les places principales, accueillit l’annonce avec une ferveur presque rageuse, présageant de l’importante mobilisation à venir. À la différence de la capitale tombée aux mains des impériaux, la commune extraterritoriale, forte de son éloignement et de son identité politique distincte, affirmait haut et fort qu’elle serait un bastion de résistance. Plusieurs chefs syndicaux et commandants de milices ouvrières prirent alors la parole pour réaffirmer leur refus de collaborer, appelant à une mobilisation immédiate. Les casernes locales, aux mains des milices civiles, furent mises en alerte maximale, prêtes à réagir en cas de provocation extérieure. La cité, souvent qualifiée de « forteresse communaliste » dans les discours officiels, se prépara à faire honneur à ce surnom. Les docks, les quais d’embarquement, et même les usines furent rapidement investis par des équipes civiles organisées, soucieuses de préserver l’autonomie totale de la commune.

La nouvelle de cette proclamation radicale remonta rapidement jusqu’au gouvernement impérial, suscitant une irritation marquée dans les cercles militaires fraîchement installés. À ce stade, cependant, la Junte ne disposait d’aucun moyen concret d’imposer son autorité sur cette ville lointaine, retranchée derrière ses fortifications et sa position de place financière majeure. En fait, ce fut surtout la portée symbolique du refus de Heon-Kuang qui frappa les esprits : alors même que la plupart des régions hésitaient ou se taisaient encore par prudence, la commune extraterritoriale osait affirmer son rejet total, invitant implicitement d’autres communes à suivre son exemple. Quelques heures après la proclamation de souveraineté, le Conseil Général diffusa un second communiqué à destination des communes amies : Heon-Kuang les invitait à ne pas céder à la menace impériale, promettant aide et protection à tous ceux qui choisiraient la voie de la résistance. La radio locale diffusa ainsi en continu des messages appelant à l’insoumission et à la solidarité entre communes, actes qui transformèrent en quelques jours la ville en véritable centre nerveux de l’opposition. Son geste eut un retentissement majeur dans toute l’Union, marquant d’emblée une ligne de démarcation claire entre les territoires soumis à l’autorité impériale et ceux prêts à lutter pour préserver leur autonomie. En se proclamant « Commune Souveraine », elle donnait le ton à ce qui allait devenir l’épine dorsale de la résistance à venir.

À Reaving, isolée dans une Aleucie qui avait largement servi de base de lancement au coup d’État, la nouvelle de la prise de pouvoir impériale provoqua un durcissement perceptible de l’atmosphère.

La mémoire politique locale, profondément structurée par le traumatisme du siège aleucien de 1952–1967, demeurait active dans les représentations collectives et la ville, ancienne zone franche devenue foyer insurrectionnel sous l’impulsion du courant dit aleuci-communiste, portait encore les stigmates d’une résistance assiégée. On y citait encore, dans les cercles militants comme dans les écoles secondaires, les textes de Peyton J. William Smith – théoricien de la non-conciliation, promoteur d’une ligne intransigeante vis-à-vis des puissances libérales aleuciennes. Ses successeurs, principaux architectes idéologiques du refus radical de toute normalisation politique post-1952, avaient aussi participé à antagoniser les pays voisins.

C’est donc dans ce climat de surconscience historique que le Conseil communal de Reaving se réunit, au lendemain du coup, dans l’enceinte austère du Hall des Syndicats. La session extraordinaire convoqua les représentants syndicaux majeurs, les commandements des milices populaires, ainsi que plusieurs intellectuels issus des milieux smithiens. Le ton fut immédiatement grave. À la différence de Heon-Kuang, dont la proclamation de souveraineté fut immédiate, Reaving hésita.

Deux lignes s’opposèrent. D’un côté, les tenants d’une rupture explicite, jugeant que le contexte appelait un geste clair, un refus symbolique à la hauteur de l’événement. D’un autre, les modérés – pour beaucoup des vétérans du long siège ou leurs héritiers idéologiques – redoutaient qu’une déclaration prématurée ne fournisse un prétexte à l’encerclement ou à la répression, notamment dans un contexte où les relais impériaux pouvaient encore activer des réseaux dormants, y compris depuis l’Aleucie. Cette faction plaidait pour une temporisation armée, un renforcement silencieux des défenses locales sans provoquer frontalement la Junte.

La résolution adoptée, à l’issue de longues discussions, fut donc prudente. Reaving publia une condamnation ferme et sans équivoque du renversement de la légalité confédérale, mais évita toute formulation ouvertement sécessionniste. Aucune mention du concept de souveraineté. Aucun appel à l’insurrection. Sur les murs, des affiches furent placardées dénonçant le coup d’État, mais en termes strictement juridiques. On remarqua l’absence de slogans révolutionnaires habituels, remplacés par des extraits austères de la charte de la Convention Générale. En coulisses pourtant, un processus d’organisation défensive fut mis en branle. Des comités logistiques réactivèrent les anciens protocoles d’urgence. Dans les quartiers ouvriers, les distributions de vivres et de médicaments furent discrètement réorganisées selon des schémas hérités de la résistance clandestine. Dans les ports, les milices maritimes passèrent en état de veille opérationnelle. Des plans de repli partiel furent évoqués, en prévision d’un siège éventuel.

Cette dualité – prudence institutionnelle en surface, mobilisation rampante en profondeur – traduisait moins une contradiction qu’une logique historiquement intériorisée. Pour les élites politiques de Reaving, l’histoire du siècle ne laissait guère de doute sur la nécessité de préserver les forces avant de les engager. La ligne dure smithienne, bien qu’invoquée avec respect, ne dictait pas encore l’action immédiate. Mais elle flottait en surplomb, comme une structure d’attente. Tout indiquait qu’à la première provocation, la commune basculerait. On ne doutait pas, dans les milieux révolutionnaires locaux, que la résistance se manifesterait tôt ou tard sous une forme directe. Mais l’histoire douloureuse du siège, la mémoire des bombardements et des famines organisées, commandait encore un sursis stratégique. En somme, Reaving se tenait en lisière : ni alignée, ni insurgée, mais déjà dans l’ombre portée d’un soulèvement latent – contenue non par la peur, mais par une discipline de résistance éprouvée.


Documents d’époque

Ordonnance impériale n°1 (extrait officiel)
« En vertu des pouvoirs suprêmes qui nous reviennent désormais, nous, Sukaretto III, Empereur légitime du Grand Kah, ordonnons :

Article 1 : La Convention Générale, ainsi que tous les Comités de Volonté Publique, sont immédiatement dissous. Leurs compétences sont désormais transférées à l’autorité impériale.

Article 2 : Tous les clubs politiques et syndicats sont interdits, leurs membres sommés de cesser toute activité publique sous peine de répression immédiate.

Article 3 : L’état d’exception est déclaré sur tout le territoire du Grand Kah. Toute résistance armée ou civile aux décisions impériales sera considérée comme acte de rébellion, passible des peines les plus sévères prévues par la loi martiale.

Article 4 : Les autorités militaires, sous la direction du Colonel Kaname, reçoivent mandat pour assurer l’application immédiate de cette ordonnance, y compris par le recours à la force.

Signé :
Sa Majesté Impériale, Sukaretto III
Noroyo Yikada, Commissaire impériale à la Sûreté  »


Tract clandestin attribué à un proche d’Andrean Gabriel d’Alcyon (circulé discrètement dans certains quartiers de Lac Rouge au lendemain du putsch)

« Frères et sœurs,
C’est carnavale ! Ce qu’ils appellent « Empire » n’est rien d’autre qu’une mascarade sordide orchestrée par des bandits couronnés. Sukaretto III, usurpateur médiocre, parade en habits impériaux, entouré de militaires félons. Leur prétendue « révolution » n’est que restauration honteuse, souillure du Kah tout entier.

Souvenez-vous que le Grand Kah n’est pas un trône, mais un idéal ! Souvenez-vous que la vraie révolution ne se proclame pas dans des palais dorés, mais surgit dans les cœurs et dans les rues !

Nous ne céderons pas. Nous ne renoncerons ni à nos rêves, ni à notre liberté, ni à la dignité de notre peuple. À ces nouveaux maîtres nous promettons le sang, la véritable révolte, et bientôt, l’insurrection totale.

Citoyens, tenez bon !
– A.G.D.
 »


Appel de Reaving dénonçant la dictature (texte officiel diffusé par radio et imprimé dans la presse communale locale)

« Camarades de Reaving,
Travailleurs, citoyens, membres des milices et des conseils,

La situation que traverse notre Union est grave. Ce que certains nomment déjà « restauration impériale » constitue, dans sa forme comme dans son principe, une rupture radicale avec les fondements de notre légitimité confédérale.

Le Conseil communal de Reaving, réuni en session permanente depuis l’aube, condamne avec la plus grande fermeté le renversement des institutions confédérales et la mise sous tutelle militaire de la Convention Générale.

Nous appelons à la vigilance absolue. Aucune mesure ne sera tolérée, sur notre territoire, qui contreviendrait aux principes essentiels de la démocratie communale, de l’autogestion populaire et de l’égalité politique.

Conformément aux résolutions du Congrès de 1974, nous rappelons que Reaving n’a jamais reconnu la légitimité des doctrines autoritaires, qu’elles proviennent de l’extérieur ou de prétendues continuités internes.

Tout acte de provocation, de pression ou de présence armée étrangère sur notre sol sera considéré comme une infraction grave aux accords fondamentaux de coexistence communale.

Reaving se tient debout, unie, lucide. Nous n’avons pas oublié ce que signifie être assiégés.

Que la mémoire de 1952 éclaire notre prudence, et non notre soumission.
»

Note d’édition : cette déclaration, immédiatement interprétée comme un signal d’attente stratégique, fut néanmoins saluée dans plusieurs communes rurales comme un « engagement implicite » à soutenir la ligne anti-impériale si les conditions venaient à se durcir. Elle fut également citée, en version partielle, dans les circulaires internes de Heon-Kuang et dans certains tracts du Syndicat des Brigades à partir de la mi-juillet.


CHAPITRE 2

1985-1986 : Stabilisation de la terreur, essor des premières résistances


Nouveau régime : la Junte impériale

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Les premières semaines suivant le coup d'État marquèrent, pour la Junte, une étape essentielle de consolidation. Derrière la façade grandiloquente d'un Sukaretto III désormais installé en maître à Lac-Rouge se déployait une machinerie complexe où chaque ancien proche et compagnon d'exil occupait un rôle précis. En effet, le gouvernement de la junte fonctionnait selon une logique de cercle restreint où l'empereur distribuait les postes et les ressources à une cour où il officiait principalement en qualité d'arbitre. Ce système était parfaitement incarné dans les fréquents repas que prenaient les responsables essentiels du régime. D ces repas, dans la continuité de ceux tenus au « Palais » à Columbia, nous sont parvenu une importante quantité de retranscriptions sténographiées par Juliette Stoker, secrétaire de Crevier qui lui avait recommandé d'immortaliser ces évènements pour la postérité. Ce fut durant l'une de ces réunions que fut verbalement décidé de l'organisation gouvernementale de la junte. Cette fois il avait été décidé que la table serait placée perpendiculairement à l'enfilade des fenêtres, de manière à ce que l'Empereur fût assis, non plus au sommet d'un dispositif, mais dos à la lumière, encadré par ses plus proches collaborateurs, lesquels devaient, selon le protocole encore en construction, s'asseoir à la place qui leur serait désignée sur l'instant. Aucun plan de table préalable ne circulait. La distribution était affaire de présence d'esprit, de statut du moment, et d'intuition impériale. Une façon de prolonger le fonctionnement de la cour, où les positions hiérarchiques et l'accès au souverain pouvaient varier de jour en jour.

Ce midi-là, on avait fait servir du vin rouge velsnien, modérément frais, et des plats simples, mais disposés avec méthode. La température était étouffante malgré les stores tirés. L'on attendait, en silence ou à demi-mot, l'entrée de l'Empereur. Yikada, déjà installée à l'angle du salon, n'avait pas prononcé un mot depuis son arrivée. Elle annotait un feuillet sur ses genoux, d'une écriture droite et serrée, sans lever la tête. L'habitude des mois précédant le putsch voulait qu'elle fût assise à la droite de Sukaretto ; il ne l'avait jamais corrigée sur ce point. On peut supposer qu'elle n'avait alors aucun doute qu'elle savait déjà où il lui commanderait de s'installer. De toute façon l'ordonnatrice du régime conservait, en apparence, un certain détachement de ces jeux de cour.

Arrivèrent ensuite le baron Célice et le duc Bario Vidal, deux hommes d'âge à peu près similaire, qui portaient en eux deux conceptions remarquablement similaires de la noblesse d'empire, fossilisée au dix-neuvième sicle. Vidal était arrivé sans escorte, costume gris perle légèrement froissé par la chaleur. C'était un homme considéré comme hautement charismatique. Très populaire auprès des femmes et, plus généralement, des cercles économiques et culturels étranger. Célice, lui, était vêtu d'une veste noire épaisse. Plutôt austère, quoi que sachant se montrer de bonne compagnie, il incarnait un certain cynisme et faisait partie des rares nobles de la cour dont la réputation était considérée intouchable. Le baron salua Yikada et, après un bref échange dont les détails ne nous sont pas parvenus, se posta derrière la chaise qui, dans la configuration précédente, revenait au chef des armées. On remarqua que ce jour-là, ce fut précisément celle que l'Empereur lui désigna, à sa gauche directe. Le colonel Kaname, qui entra quelques minutes plus tard en compagnie s'en tint à une place plus éloignée, dans l'angle secondaire, à égale distance du mur et de la porte. Il n'exprima aucune réserve, mais son visage resta fermé, cet éloignement de l'empereur indiquait sans doute un certain mécontentement quant au temps que prenaient les forces armées à sécuriser les territoires ruraux de l'Union.

Crevier, un peu essoufflé, arriva le dernier. Il tenait dans ses bras une liasse de brochures imprimées à la hâte – nouvelles affiches, slogans, fragments d'allocution. Il posa le tout au centre de la table, puis demanda, comme s'il s'agissait d'un détail, si l'on avait validé le mot épuration. Personne ne répondit. L'empereur le fit s'installer en face du duc Vidal.

À cette occasion, Sukaretto était vêtu d'un uniforme clair, presque sans ornement. Après avoir échangé quelques mondanités avec ses plus proches conseillés, il prit place au centre exact de la table. Il désigna Yikada d'un mouvement de la main – elle s'assit à sa droite, comme prévu. Puis son regard se tourna vers Célice, et, sans un mot, lui indiqua la chaise à sa gauche. Cela n'étonna personne, mais confirma ce que tous savaient déjà : la terreur, dans cette configuration de pouvoir, primait désormais sur l'armée.

L'ambiance était, contre toute attente, plutôt légère. On échangeait des propos sur le temps, sur la qualité des raisins cette année-là, sur le mobilier du palais, restauré avec soin. La hiérarchie ne s'imposait pas par la contrainte, mais par le naturel de ses effets. La conversation glissa vers des sujets plus techniques sans qu'aucun ordre du jour ne fût évoqué : Vidal mentionna une entrevue à Westalia, Crevier lut à mi-voix un extrait de discours, Kaname commenta la lenteur des transmissions entre les gares. Sukaretto écoutait, peu disert, hochant la tête de temps à autre. Il laissait parfois ses subordonnés se disputer sur des éléments de langage ou d'attribution de ressources, attendant traditionnellement le point critique ou de blocage pour arbitrer.

Lorsque le plat principal fut servi, Yikada glissa un document à l'Empereur, qu'il consulta brièvement avant de le faire passer à Célice. Un tableau de réorganisation administrative – nouveaux commissariats, suppressions de postes, redéploiement des Sections. Célice ne leva même pas les yeux. Ce fut Vidal qui rompit la torpeur apparente, posant avec tact la question de la perception étrangère : la nécessité d'un visage plus avenant, peut-être féminin, pour les prochains communiqués. Héloïse, dit-il, pourrait être mise en avant. Sukaretto III, leva la main en un geste vague et botta en touche. Yikada nota quelque chose. Vers la fin du repas, alors que l'on servait un digestif léger, Crevier proposa que l'on fasse diffuser, dans les transports publics, un extrait enregistré de la Déclaration impériale du 5 juillet. Célice acquiesça d'un mouvement imperceptible. Kaname approuva et demandé qu'il soit encadré dans chaque caserne et lieu public. L'Empereur sourit.

Personne n'avait parlé de la Résistance. Personne n'avait évoqué Reavin, ni Heon-Kuang, ni les communes encore indécises. L'atmosphère, malgré sa légèreté de façade, ne souffrait aucune équivoque. Chacun, dans cette configuration improvisée, avait été vu, assigné, installé. Lorsqu'ils se levèrent, un peu avant seize heures, ce fut sans protocole, mais avec l'assurance tranquille d'un gouvernement désormais en place. Rien, dans les gestes, ne trahissait la conscience de la violence à l'œuvre. Rien, sauf peut-être le silence absolu qui suivit leur départ. Dans les jours qui suivirent, la mécanique de ce nouveau gouvernement se révéla au grand public.

Sukaretto III, siégeant sur le trône impérial restauré, s'affirmait déjà en symbole vivant du régime. Sa présence suffisait à illustrer la volonté impérieuse et brutale de la nouvelle autorité. Les cérémonies impériales étaient fréquentes, fastueuses et solennelles : défilés militaires réguliers, allocutions diffusées partout, glorification incessante de la lignée Sukaretto. Cependant, dans les coulisses du pouvoir, il était souvent décrit comme distant, laissant l'essentiel de la gestion quotidienne aux autres figures du régime. Cet homme sans grande imagination et sans colonne idéologique claire au-delà de la préservation de son propre pouvoir était soit dépassé par la compétence de ses serviteurs, soit conscient de ses propres limites.

À ses côtés, l'Impératrice Héloïse Ière occupait, malgré elle, une fonction essentiellement protocolaire. Maintenue sous surveillance étroite, elle devait orchestrer les réceptions, entretenir l'apparence d'une vie de cour normale. Elle fut beaucoup mobilisée lors de réceptions avec les chancelleries étrangères et envoyée à l'étranger représenter le nouveau régime, une tâche dans laquelle elle trouva, semble-t-il, une forme d'épanouissement. Elle fit aussi fonder un certain nombre d'institutions visant à créer l'illusion d'un empire « social », œuvres de charité, de mécénat, éducatives, etc.

La véritable architecte de la politique impériale était indubitablement Noroyo Yikada, déjà surnommée « le Cerveau de l'Empereur ». Silhouette sévère, voix posée, elle occupait les bureaux du Commissariat impérial, installé à proximité de la Convention Générale, organisant en détails la stratégie globale du régime. Des témoins rapportaient que chaque matin, dès l'aube, elle se trouvait à son bureau, étudiant cartes, rapports d'espionnage, et notes confidentielles. Yikada était l'âme froide du nouveau pouvoir : méthodique, caractérielle, capable d'ordonner froidement des mesures extrêmement dures, mais sans jamais se départir d'un calme confondant. Si des rumeurs persistantes faisaient état d'une certaine forme de sociopathie clinique, l'accès à ses notes et carnets semble plutôt indiquer une foi totale dans le projet impérial et une conception millénariste la rapprochant, paradoxalement, des leaders communalistes contre lesquelles elle s'érigeait. Architecte de la bureaucratie impériale et artisane de sa rationalisation, elle mettait ce savoir au service de l'empire pour enraciner son autorité en profondeur.

Le Baron Célice fut nommé à la tête des polices politiques impériales. Son nom seul devint très vite synonyme de disparitions forcées et d'interrogatoires clandestins. Il mit sur pied, avec une efficacité sinistre, des unités spéciales – notamment la tristement célèbre « Section de Sécurité » – qui infiltraient les quartiers, les bureaux administratifs, les usines, faisant disparaître ceux qui étaient jugés suspects ou simplement gênants. Il s'érigea aussi en parrain inattendu des sports au sein du nouveau régime, et donna un nombre important de réceptions mondaines qui lui assurèrent une image plutôt positive auprès des pontes du régime et d'un certain nombre d'observateurs étrangers. Ce grand homme, distingué et vieille école, semblait correspondre au profil type du gentleman.

La propagande fut confiée à Crevier, idéologue virulent d'un fascisme impérial brutal et archaïque. Il installa rapidement une bureaucratie dédiée à la diffusion massive de messages visant à glorifier l'empereur et à criminaliser toute forme de dissidence. Sous son impulsion, radios, journaux et affiches de rue inondèrent la capitale d'une rhétorique violemment anti-communaliste et nationaliste, appelant à l'épuration complète des « ennemis intérieurs ». Ses discours, distribués sous forme de brochures ou retransmis par radio et dans les places publiques, dessinaient un ennemi omniprésent, créant un climat de suspicion permanente. Plus fermement idéologue que la plupart des autres membres du cercle restreint, Crevier finit par s'opposer aux autres chefs du régime sur la nature même du régime, et chercha à le pousser vers la « modernité » contre-révolutionnaire. Son influence se ressentit sur un certain nombre de politiques publiques visant la mobilisation des populations civiles, et il arriva aussi à obtenir le soutien nécessaire à l'organisation d'une milice idéologique, les Camelots impériaux.

L'armée, cœur opérationnel de la dictature, fut placée sous l'autorité exclusive du Colonel Kaname. Ce fut moins une décision prise à un instant T qu'une lente fossilisation d'un état de fait. Kaname avait géré le putsch et la guerre territoriale qui lui avait succédé, le plaçant dans une position privilégiée pour institutionnaliser l'armée impériale. Les autres officiers proches du cercle restreintlui faisaient confiance et ne trouvèrent rien à y redire ; Officier rigide et impitoyable, Kaname eut pour tâche immédiate d'écraser les premières poches de résistance, d'instaurer le couvre-feu strict dans toutes les grandes villes et de coordonner la militarisation du territoire. Grâce à lui, les uniformes impériaux se firent bientôt omniprésents, quadrillant rues et carrefours, prenant le contrôle de ponts, gares, et aéroports. C'est lui aussi qui organisa les premières grandes rafles ordonnées par Célice.

Enfin, diplomatie fut confiée à Bario Vidal, personnage mondain mais influent dans les milieux internationaux. Vidal, homme de cour élégant et calculateur, se chargeait de rassurer certaines ambassades étrangères et de tenter d'obtenir, sinon la reconnaissance, du moins la neutralité des puissances extérieures. Ses salons, ses réceptions et ses voyages fréquents en Westalie devinrent un outil essentiel du régime pour maintenir à l'écart toute pression extérieure trop forte. Officiellement, il ne s'occupait que d'affaires culturelles ; officieusement, il négociait contrats, prêts et alliances secrètes pour le régime impérial. Il était aussi le tenant d'une ligne assez modérée au sein du régime qui lui valut quelques sérieux reproches lorsqu'il laissa entendre que le régime adopterait à terme une forme constitutionnelle et s'entoura d'anciens conventionnels de droite pour réfléchir à l'organisation d'institutions civiles.

Deux autres membres du cercle restreint, absent lors de ce dîner inaugural, jouèrent un rôle important au sein de l'orchestre impérial. Les Léo Nodvomir et Endors Legal reçurent carte blanche pour mener une campagne insidieuse de terreur psychologique. Surnommés les « synarques », ils étaient chargés d'organiser des attentats sous faux drapeau, multipliant les actes de sabotage et les attaques à la bombe en les attribuant systématiquement aux factions communalistes ou aux groupes de résistance internes. Le chaos qu'ils semaient servait directement la propagande impériale, justifiant ainsi chaque nouvelle vague de répression menée par Célice ou Kaname. Des affiches, placardées dès les lendemains d'attentats, dénonçaient avec virulence « l'anarchie communaliste », galvanisant l'opinion publique en faveur d'un régime fort et sans merci.

Ainsi se mit en place la nouvelle machinerie impériale. En quelques semaines seulement, chacun trouva son rôle : la force et l'ordre à Kaname, la terreur directe à Célice, la propagande à Crevier, la diplomatie à Vidal, l'agitation clandestine aux synarchistes, et la pensée stratégique à Yikada. Tout cela sous le regard distant mais omniprésent de Sukaretto III et de l'impératrice. De cette répartition des rôles on peut clairement tirer les priorités du régime : la violence au sommet, organisée et planifiée jusque dans les moindres détails, incarnée par ces figures désormais sinistrement célèbres. Pour le peuple du Grand Kah, il était devenu clair que ce nouvel empire ne connaissait ni hésitation, ni pitié.

En Westalia, loin du tumulte sanglant d'Axis Mundis, Aldous Sukaretto observait avec une distance tant géographique qu'ironiuque les événements de juillet. Jeune héritier d'une branche collatérale de la dynastie impériale, Aldous n'avait jamais éprouvé le moindre intérêt pour les agitations politiques de ses cousins lointains. Pourtant, il ne pouvait ignorer ce qui venait de se produire : une lointaine parenté, dirigée par un Sukaretto III au charisme douteux, venait d'imposer par la force ce qu'ils osaient appeler un « troisième empire ». Venu s'installer au Palais pour en assurer la régence, Aldous recevait régulièrement des visiteurs venus directement de la capitale conquise. D'abord, ce fut Bario Vidal, chargé d'adoucir la brutalité du nouveau régime auprès des puissances étrangères et qui profita d'un premier passage à Columbia pour le rencontrer. Reçu dans les salons feutrés d'Aldous, Vidal tenta avec élégance de plaider la cause impériale, demandant à l'héritier des appuis diplomatiques, un soutien moral public, ou du moins une certaine reconnaissance symbolique. Aldous, attentif mais distant, lui répondit avec politesse mais franchise : pour lui, ce prétendu empire n'était rien de plus qu'une aventure incohérente, une improvisation grotesque qui ne ferait que plonger le Grand Kah dans un chaos sanglant. Il n'offrit rien d'autre à Vidal qu'un sourire amical et des vœux de bonne chance, refusant de compromettre sa position d'observateur neutre.

Plus tard, ce fut au tour du Colonel Kaname de faire le déplacement jusqu'en Westalia, dans l'espoir d'obtenir d'Aldous un appui financier pour renforcer les milices impériales. Kaname, militaire abrupt et dénué de subtilité, exposa crûment la nécessité d'écraser rapidement la résistance naissante au Kah. Aldous l'écouta, impassible, et finit par lui opposer un refus courtois mais catégorique. Selon lui, financer cette répression brutale n'était pas seulement inutile, c'était stupide : le Grand Kah était selon lui une terre trop complexe, trop riche de contradictions, pour se laisser dominer durablement par un régime aussi superficiel que celui de Sukaretto III. À la colère rentrée de Kaname, Aldous opposa une froideur aristocratique, l'invitant à quitter les lieux sans faire de scandale.

Enfin, Nodvomir, le flamboyant synarchiste, tenta lui aussi d'obtenir audience auprès d'Aldous. Présentant l'empire comme une simple étape nécessaire vers un État synarchiste durable, Nodvomir pensait jouer sur l'ambivalence politique d'Aldous pour en tirer des ressources. Mais là encore, la rencontre tourna court. Aldous Sukaretto, observa le synarchiste avec une curiosité désabusée. Des témoignages d'époque semblent attester que la proposition de Nodvomir aurait pu obtenir son appui si elle avait été majoritaire au sein même des cercles impériaux, où la synarchie n'était cependant comprise que comme une méthode et non comme un but à atteindrE. Aldous nota dans son carnet personnel, après ce bref échange, que le projet de Léo et de ses acolytes était malheureusement encore plus incohérent et fantasque que celui de ses cousins impériaux. Aux arguments enflammés du synarchiste, il congédia Léo sans la moindre promesse.

Ainsi, au cœur même de son exil doré, Aldous Sukaretto apparaissait à la fois comme une figure de référence et un sceptique radical vis-à-vis du régime impérial naissant. Jeune homme élégant, fin lettré, passionné de philosophie et d'histoire, il avait déjà parié sur l'inévitable échec du « troisième empire ». Il pensait aussi, à raison, que ce fiasco finirait tôt ou tard par lui offrir une occasion de peser plus concrètement dans la balance dynastique. En attendant, il observait les manœuvres maladroites de ses visiteurs impériaux, se réservant soigneusement pour un avenir qu'il savait déjà différent.

Loin de l'Empire en formation, Aldous restait donc une figure paradoxale : il détenait un potentiel considérable de légitimité et de ressources, mais refusait catégoriquement de s'engager en faveur d'une cause qu'il estimait vouée à l'échec. Dans les lettres adressées à ses proches, il qualifiait volontiers le nouveau régime de « farce sanglante », soulignant le contraste entre le décorum impérial ridicule et la réalité brutale des répressions. Son attitude ambiguë, son scepticisme affiché, et son refus obstiné de collaboration en firent rapidement une personnalité scrutée avec inquiétude par la Junte impériale.


Première vague de crimes

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Nous sommes en septembre. Les chaleurs étouffantes de l'été 1985 laissent place à un automne humide. À quelques kilomètres du centre-ville de Chan Chimu, un gymnase municipal avait été réquisitionné dans l'urgence par les troupes impériales pour y détenir une trentaine de suspects. On y trouvait surtout des enseignants, quelques étudiants, ainsi que des employés municipaux arrêtés à la hâte. Personne n'avait été jugé. Aucun acte d'accusation n'avait été formulé. Leur crime, selon les officiers présents, était de « propos anti-citoyens », case dans laquelle on rangerait bientôt toutes les victimes de l'arbitraire impérial.

Le lieutenant Johan Kreitz, jeune officier tout juste affecté à l'unité locale de garde impériale, était présent ce jour-là, debout près d'une porte latérale du gymnase. C'était un homme discret, presque effacé, qui avait rejoint les rangs impériaux par conviction naïve, persuadé d'apporter ordre et sécurité à un pays qu'il croyait menacé par le chaos. Ce jour-là, face à ce spectacle, Kreitz sentit lentement mais irrémédiablement s'effondrer ses certitudes.

Devant lui, alignés contre un mur couvert d'affiches déchirées et de slogans sportifs dépassés, les otages étaient silencieux. Quelques visages restaient impassibles, d'autres exprimaient une incompréhension terrorisée, tandis qu'un enseignant, aux cheveux gris et à l'air fatigué, murmurait encore des paroles d'apaisement aux plus jeunes. Les soldats impériaux, debout à quelques mètres, vérifiaient mécaniquement leurs armes. Un officier supérieur, Théodore Mae-Jung connu pour son zèle et proche des milieux fascistes, apparut alors dans l'encadrement de la porte principale. Sans un mot, il fit signe aux soldats. Johan Kreitz, dans ses carnets, note qu'il sentit distinctement son cœur s'enfoncer dans sa poitrine. Son regard croisa celui d'une jeune étudiante, à peine majeure, qui se tenait à quelques pas. Dans les yeux de la jeune fille, il lut à la fois une accusation muette et une question désespérée à laquelle il ne pouvait offrir aucune réponse. Il serra les poings, tenta un pas en avant, mais un regard menaçant de son supérieur immédiat le cloua sur place. Théodore Mae-Jung donna brièvement un ordre inaudible, puis tourna les talons, quittant le gymnase sans même assister à l'exécution. Quelques secondes s'écoulèrent, glaciales, silencieuses, comme si chacun attendait qu'un miracle interrompe le cours de ce qui allait arriver.

Un crépitement sourd de fusils automatiques résonna sous la voûte métallique du gymnase. Johan Kreitz, pétrifié, vit les corps s'effondrer les uns après les autres, glissant le long du mur, leurs silhouettes se mélangeant bientôt à une flaque rougeâtre grandissante sur le sol. Il ne pouvait détacher les yeux de l'enseignant aux cheveux gris, tombé à genoux, les yeux encore ouverts, cherchant une dernière fois un regard compatissant avant de s'effondrer face contre terre.

Lorsque les tirs cessèrent, un silence épais retomba. Les soldats baissèrent lentement leurs armes. Quelques-uns détournaient déjà les yeux avec gêne ou indifférence. L'odeur âcre de la poudre et du sang commençait à saturer l'air.

Johan Kreitz demeurait immobile, les oreilles bourdonnantes, le cœur battant douloureusement. Ce qu'il avait vu venait de briser irrémédiablement sa foi en ce régime qu'il avait rejoint avec conviction. Sa main tremblait discrètement contre sa cuisse, signe discret mais définitif de son désespoir naissant. À cet instant, le jeune officier comprit avec une certaine lucidité qu'il était désormais, lui aussi, otage du régime impérial. Ce jour-là, cependant il ne dit rien. Il ne protesta pas. Mais à compter de ce moment, Johan Kreitz comprit qu'il était condamné à porter cette mémoire comme un poids. De telles scènes, il le savait désormais, se reproduiraient encore et encore sous l'égide impitoyable de Célice, Kaname, et Yikada. Une terreur systématique qui, en une fraction de seconde, venait de lui arracher ses dernières illusions. À la libération, Johan Kreitz, devenu sergent puis remercié après une blessure à la jambe, témoignera longuement contre le régime puis essuiera une courte peine de justice réparatrice avant d'être assassiné dans une purge sauvage. Théodore Mae-Jung fut pour sa part tué en 1987 lors d'un attentat ciblé à la bombe, organisé par le maquis d'Alcyonniste.

Les premières mesures répressives mises en œuvre par la Junte impériale – encore tâtonnantes dans leur formalisation, mais d'ores et déjà dotées d'un noyau opérationnel – ne tardèrent pas à révéler la nature intrinsèquement brutale du régime en formation. Dans les mois suivant le coup d'État, la capitale fut le théâtre d'un ensemble de rafles, d'arrestations ciblées et de disparitions extrajudiciaires qui, tout en demeurant partiellement non revendiquées, signalèrent avec clarté le commencement d'un nouveau cycle autoritaire.

À Lac-Rouge, c'est l'Université, longtemps perçue comme bastion de la pensée critique, du pluralisme doctrinal et de la production autonome de savoir, qui devint la cible inaugurale d'un programme de neutralisation symbolique. Peu après la consolidation militaire du centre-ville, les troupes spéciales opérant sous la supervision directe du Baron Célice investirent le campus, procédant à l'encerclement méthodique des bâtiments. Les amphithéâtres, bibliothèques et bureaux de recherche furent immédiatement verrouillés, transformés en centres d'interrogation improvisés. Les arrestations, menées sans critère explicite, visèrent à la fois les figures professorales et les étudiants ordinaires. Ceux qui tentèrent de s'échapper furent capturés dans les ruelles adjacentes, puis renvoyés de force dans l'enceinte universitaire.

Les témoignages ayant échappé à la censure – acheminés via des circuits clandestins vers les communes périphériques – firent état d'un usage systématique de la terreur psychologique : humiliations publiques, interrogatoires menés sous contrainte physique, exécutions sommaires. Certaines de ces dernières eurent lieu dans les jardins du campus, selon une logique apparemment destinée à produire un effet dissuasif. Très vite, le nom de Célice devint, dans la rhétorique populaire comme dans les notes confidentielles d'observation, synonyme de répression froide, impersonnelle, organisée. Dans les semaines qui suivirent, cette orientation répressive fut institutionnalisée par la création de la Section de Sécurité, entité opaque mais entièrement intégrée au cœur de l'appareil impérial. Placée sous l'autorité personnelle du Baron, cette unité n'était dotée d'aucune forme de transparence administrative : elle ne rendait de comptes ni aux commissariats impériaux, ni aux juridictions existantes. Sa mission, telle que définie dans les documents internes du Commissariat à la Sûreté, était triple : neutralisation préventive des opposants, dissuasion systématique par la disparition, maintien d'un climat d'insécurité contrôlée.

À quelques centaines de mètres de là, dans les bureaux silencieux du Commissariat impérial, Noroyo Yikada suivait avec attention l'évolution de ces dispositifs. Dans ses notes de travail – dont une partie fut ultérieurement exfiltrée par les réseaux de l'Égide – elle qualifiait la Section de Sécurité non comme une mesure provisoire, mais comme un dispositif de stabilisation stratégique de long terme. L'éradication de l'« opposition communale » y était décrite en termes biologiques : il s'agissait de « prévenir toute germination infectieuse par une action immédiate sur les foyers cognitifs instables ». Le vocabulaire employé, marqué par une technicisation glaciale de la violence, reflétait la rationalité instrumentale d'un pouvoir assumant son caractère non négociable. La menace n'était plus conçue comme extérieure ou militaire, mais comme interne, diffuse, potentielle. Il ne s'agissait pas de répondre à une insurrection, mais d'en empêcher toute éclosion par la suspension préventive de toute capacité critique.

La Section de Sécurité opérait selon une logique cellulaire, fondée sur la dissociation complète entre les unités d'exécution, les zones d'intervention et les niveaux d'information. Les agents n'étaient pas identifiables, les missions n'étaient pas nommées, les arrestations n'étaient pas enregistrées. Chaque intervention produisait, dans l'espace civil, un effet d'opacité accrue. L'invisibilité devenait, à ce stade, une modalité de gouvernement.

Dans certains secteurs d'Axis Mundis, les véhicules de la Section circulaient sans plaque, escortés par des civils armés. Aucun uniforme ne permettait d'en reconnaître les membres. Leurs apparitions – souvent brèves, toujours nocturnes – modifiaient la topographie urbaine : des rues entières se vidaient, des habitations étaient désertées, des bâtiments fermés sans explication. Les familles des disparus ne portaient pas plainte. Elles se taisaient, déplaçaient des meubles, changeaient d'adresse, coupaient les télécommunications. Progressivement, la matrice expérimentée à Lac-Rouge s'étendit à d'autres centres urbains. Dans les mois qui suivirent, plusieurs universités – à Les Anges, à Fer-de-Saule, à Yomata – furent investies selon une séquence identique : encerclement matinal, suspension des cours, filtrage des entrées, puis neutralisation ciblée. À chaque fois, les listes d'interpellation variaient, mais les critères demeuraient flous. L'objectif n'était pas la sanction, mais la fragmentation du tissu intellectuel. En interdisant la reconstitution de tout milieu réflexif, la Junte entendait produire un espace politique a-conflituel, au sein duquel l'expression même d'un désaccord relèverait de la pathologie.

Dans ce contexte, Célice acquit une position singulière : il n'était pas un ministre, ni même un commissaire en bonne et due forme, mais une fonction incarnée. Il n'intervenait pas dans les débats, n'apparaissait que rarement en public, et ne s'exprimait jamais dans les médias. On disait de lui qu'il recevait ses instructions directement de Yikada, et que leurs échanges, étaient facilités par une franche camaraderie et un état d'esprit remarquablement similaire. Un mot suffisait. Un nom griffonné. Une initiale en marge. On lui attribua plusieurs formules lapidaires, non vérifiables mais largement diffusées – « Mieux vaut arrêter cent silencieux qu'un orateur actif », ou encore : « Le soupçon est une preuve à rebours ». La section qu'il dirigeait n'avait pas besoin de théoriciens. Elle agissait, sans délai ni justification, et laissait à la population et aux autres sections gouvernementales le soin de combler les vides. La rumeur, ainsi, joua un rôle central dans la production de l'ordre. Des quartiers entiers organisèrent des veilles de nuit, non pour résister, mais pour surveiller l'arrivée possible de véhicules inconnus. On suspendait les cours du soir, on réécrivait les affiches murales, on détruisait les tracts issus d'époques antérieures. Des livres furent brûlés, non par décret, mais par prudence. Dans les centres d'impression, les imprimeurs se débarrassaient discrètement de leurs archives politiques. Des bibliothèques municipales fermèrent « pour rénovation ». Les discours publics se vidèrent de leur contenu – on préférait répéter les mots du régime, dans un ordre aléatoire, que de proposer une analyse.

Dans un rapport adressé à la fin de l'automne au Commissariat impérial, Yikada se félicitait de la « plasticité adaptative » du modèle. Elle écrivait que la peur, à ce stade, n'était plus un effet, mais une structure. Elle s'infiltrait dans les décisions de l'administration restante, dans le choix des sujets de recherche, dans les conversations privées. Le régime, écrivait-elle, n'avait plus besoin d'imposer : il suffisait qu'on l'anticipe. La stabilisation impériale, en somme, ne se définissait pas par le retour à l'ordre, mais par l'effacement méthodique des conditions du désordre. Sous l'apparente continuité des institutions, sous les communiqués rédigés dans un langage technique et solennel, se déployait une politique d'interruption progressive : des voix, des liens, des formes de vie. Il ne s'agissait plus de gouverner un peuple, mais de le dissoudre sans bruit.

La population, elle, comprit immédiatement la nature de ce basculement. Chaque nuit, des véhicules banalisés patrouillaient les artères des grandes villes, procédant à des enlèvements dont les motifs demeuraient indéterminés, et dont les victimes semblaient choisies autant pour leur visibilité que pour leur caractère exemplaire. Les dénonciations anonymes, tacitement encouragées par la rumeur mais jamais institutionnalisées, devinrent monnaie courante. Il suffisait d'une rumeur, d'un mot mal placé, d'une appartenance ancienne. L'arrestation pouvait survenir à domicile, au travail, dans les couloirs d'une mairie ou à la sortie d'un marché. Dans tous les cas, elle s'opérait sans mandat, sans avertissement, et sans retour.

Les familles, très vite, cessèrent de poser des questions. Le soupçon d'avoir demandé un renseignement suffisait parfois à provoquer une seconde disparition. L'indifférence administrative se combinait à une stratégie active de l'absence : aucune liste de détenus ne circulait, aucun lieu de détention n'était officiellement reconnu. La Section de Sécurité n'avait ni nom sur les façades, ni signalétique visible. Le silence devint la seule procédure. Et la peur, l'unique moyen de régulation sociale. Cette logique de dissolution administrative s'étendit progressivement à d'autres structures : instituts de recherche, conservatoires, archives départementales, écoles supérieures, centres de planification économique. Chaque institution perçue comme dépositaire – même marginalement – de l'héritage communaliste ou de ses outils cognitifs, fit l'objet d'une neutralisation ciblée. Des directeurs furent remplacés sans annonce, des réseaux pédagogiques démantelés, des programmes supprimés sans justification. L'ancien monde ne fut pas officiellement aboli : il fut suspendu, sans appel ni procès.

Dans chaque ville, les scènes se répétaient selon une matrice rigoureusement identique : éviction des figures centrales, transformation des locaux en annexes administratives, effacement progressif des archives. La mémoire institutionnelle elle-même fut désorganisée, fragmentée, redéfinie. Très vite, l'idée même d'opposition publique – ou simplement visible – devint intenable. L'espace politique n'était plus tant militarisé que vidé. Et l'intériorisation de la menace produisait une forme de pacification mutique, plus redoutable encore que l'état d'exception officiel.

Pour Célice, cette phase constituait la démonstration empirique d'un pouvoir restauré par l'efficacité, non par le compromis. L'Empire, écrivait-il dans une note confidentielle, « ne négocie pas. Il s'installait là où le doute a été arraché ». La terreur, pour lui, était moins une réponse qu'un dispositif d'occupation sociale. Pour Yikada, plus théorique mais non moins radicale, la disparition ne relevait pas d'une dérive mais d'une structure. Elle parlait d'« instrumentarisation non-visible de la légalité », selon laquelle l'exception, une fois internalisée, ne nécessitait plus d'être déclarée. La disparition devenait alors le mode normal de gestion des seuils.

Quant à Sukaretto III, il demeurait ostensiblement en retrait. Rien ne permettait d'affirmer qu'il désapprouvait cette logique. Tout, dans son attitude, laissait entendre qu'il la considérait comme une forme de délégation – trop triviale pour faire l'objet d'un discours, mais trop essentielle pour être freinée. Son autorisation implicite, répétée chaque jour par le silence, suffisait à ancrer sa souveraineté dans la passivité. C'est ainsi que se prolongea, dans une atmosphère de dissimulation bureaucratique, de rituels ordinaires et d'intimidation latente, la première phase de ce que la propagande impériale nomma, sans ironie apparente, stabilisation impériale. Derrière les parures reconstituées du pouvoir monarchique – défilés, étendards, proclamations, cérémonies – s'installait une mécanique de terreur à bas bruit, conçue non pour punir, mais pour précéder. Il ne s'agissait pas de gouverner, mais d'effacer les conditions de gouvernabilité. La doctrine, bien qu'aucun texte ne la formule ainsi, semblait être la suivante : faire taire avant que la parole ne se forme, effacer avant que le refus n'ait lieu, dissoudre avant que la mémoire ne s'organise. Le reste, pensait-on, viendrait de lui-même.

Heon-Kuang / Reaving : premières tensions

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À mesure que la répression s'intensifiait dans les centres névralgiques de l'Union, et plus particulièrement dans la capitale impériale, les regards se tournaient vers Heon-Kuang. La cité extraterritoriale, située à la pointe orientale du littoral nazumien, avait, dès les premières heures du coup d'État, proclamé son refus total de reconnaître l'autorité du régime restauré. Mais au-delà de cette déclaration initiale, elle s'imposait de plus en plus comme un espace de refuge, une enclave capable d'accueillir – du moins provisoirement – les fragments humains et institutionnels d'un ordre en voie de démantèlement.

Très vite, les arrivées s'intensifièrent. Ce ne furent d'abord que des individus isolés : un professeur de droit public de Tlexcoco, un technicien de la Commission de distribution urbaine, une archiviste du Conseil communal d'Axis Mundis. Mais, en l'espace de quelques semaines, les départs devinrent exodes discrets : anciens officiers de la Garde Communale refusant de prêter allégeance, militants associatifs, responsables syndicaux, membres de commissions civiles, familles entières liées aux institutions déchues. Beaucoup franchissaient la frontière sous de fausses identités, utilisant les ports secondaires ou les liaisons de fret entre communes côtières. À leur arrivée, ces exilés étaient reçus par des délégués du Conseil Général ou par des comités de quartier improvisés, qui les orientaient vers les structures d'accueil mises en place dans l'urgence.

Les premiers témoignages furent oraux, tremblés, confus. Mais très vite, ils prirent la forme de rapports circonstanciés, remis aux autorités de la Commune souveraine. Ces récits, recoupés et diffusés par les radios locales, faisaient état de rafles nocturnes, d'interrogatoires sans procédure, d'exécutions improvisées sur les campus, dans les mairies, dans les gares. Le nom de Célice revenait sans cesse. Celui de Kaname aussi. Ces récits, s'ils provoquèrent une indignation immédiate, eurent aussi un effet d'usure progressive sur les imaginaires politiques : une inquiétude plus large s'installa. Elle ne concernait plus seulement la violence de la Junte, mais la possibilité réelle que celle-ci parvienne à imposer, par l'effroi, une forme d'ordre durable.

Heon-Kuang tenta de répondre par des dispositifs pratiques : les syndicats réquisitionnèrent des entrepôts désaffectés pour y aménager des dortoirs collectifs ; des cuisines populaires furent étendues ; une cellule d'écoute psychologique, improvisée par des anciens des clubs médicaux, fut établie à proximité du port. Mais cette logistique, bien qu'efficace dans l'immédiat, n'était pas sans conséquences politiques. Très vite, les milices locales durent être réorganisées pour parer à un risque d'incursion : des unités de patrouille furent positionnées sur les quais, sur les hauteurs du littoral, autour des stations radio. Certains postes d'observation improvisés signalèrent, dès le début du mois d'août, la présence de navires non identifiés croisant au large – bâtiments sans drapeau, probablement rattachés aux forces impériales, dont la fonction semblait moins militaire que démonstrative.

Dans ce contexte déjà saturé, une figure inattendue fit discrètement son apparition : Andrean Gabriel d'Alcyon. Son arrivée ne fut pas annoncée. Il avait, semble-t-il, voyagé à bord d'un cargo marchand, sous une identité d'emprunt, transitant par une série de ports secondaires avant d'accoster, de nuit, dans une anse secondaire au sud de la ville. Il ne se présenta pas immédiatement aux autorités. Au lieu de cela, il entama une série de rencontres informelles avec des cercles militants périphériques – syndicats dissidents, milices autonomes, groupes d'autodéfense étudiantins – et certains intellectuels radicalisés à la suite des événements de juillet. D'Alcyon, selon plusieurs observateurs, adopta une ligne immédiatement offensive. Il ne critiquait pas la proclamation souveraine de Heon-Kuang – il la considérait comme insuffisante. Pour lui, la situation exigeait davantage : une déclaration de guerre, une contre-propagande massive, des actions de sabotage coordonnées, une rupture nette avec le cadre juridico-politique hérité de l'ancien Grand Kah. Il parlait de rupture esthétique, de récit fondateur à inverser. Il voyait dans le chaos une opportunité stratégique. Autour de lui, un cercle se forma, d'abord flou, puis de plus en plus structuré. Des réunions nocturnes s'organisèrent dans les caves des anciens centres syndicaux, dans des imprimeries clandestines, dans les marges de la zone portuaire.

Les autorités locales, prudentes, suivirent ces développements sans intervenir. D'Alcyon ne représentait aucun organe officiel. Il n'occupait aucune fonction. Mais sa présence devenait une variable difficile à ignorer. Certains, au sein du Conseil, le considéraient comme un atout : une figure capable de canaliser l'impatience croissante de la jeunesse, de transformer le ressentiment en action. D'autres y voyaient une menace : un facteur de déstabilisation interne, un agitateur incontrôlable dont les provocations pourraient fournir à la Junte un prétexte d'intervention armée. Aucune ligne claire ne fut adoptée.

Ainsi, à la pression extérieure – navires impériaux, menace de blocus, surveillance des communications – s'ajouta une tension intérieure plus insidieuse : celle d'une polarisation progressive entre les tenants d'une ligne défensive, légaliste, attentiste, et ceux qui, influencés par la rhétorique de d'Alcyon, plaidaient pour une offensive préemptive. Heon-Kuang se trouvait désormais au croisement de plusieurs contradictions : ville-refuge et base arrière, cité autonome et foyer d'agitation révolutionnaire, territoire menacé et creuset d'une future insurrection.

Dans ce jeu d'équilibres instables, Heon-Kuang apparaissait déjà, aux yeux de nombreux observateurs, comme la commune-laboratoire où s'écrivaient en temps réel les premières lignes du second acte. Un territoire encore intact, mais assiégé de l'intérieur par l'impatience, et de l'extérieur par la menace. Ce n'était pas encore un front, mais ce n'était déjà plus un simple refuge. C'était un seuil.

À cette tension s'ajouta celle – plus diffuse, mais non moins pesante – de l'exemple. Car ailleurs, à Reaving notamment, les débats internes prenaient un tour plus complexe. Plus proche géographiquement de la capitale, et historiquement exposée aux représailles des puissances aleuciennes, Reaving hésitait. Le souvenir du siège de 1952-1967 n'avait pas disparu. Le gouvernement local se trouvait désormais divisé entre deux positions : maintenir une forme de neutralité armée, susceptible de préserver les canaux diplomatiques en cas de médiation internationale, ou basculer dans la résistance ouverte, au risque de précipiter une nouvelle ère de blocus et de bombardements. Le souvenir du siège de 1952–1967, s'imposait comme cadre contraignant de toute décision. La génération militante actuelle, formée dans l'héritage de la ligne smithienne mais désormais insérée dans des structures plus pragmatiques, devait composer avec une mémoire vivante : celle des famines organisées, des bombardements méthodiques, de la désinformation diplomatique. Ce traumatisme collectif se traduisait, au plan politique, par une forme de lucidité stratégique quasi obsessionnelle. On savait que toute déclaration précipitée pouvait fournir à l'Aleucie libérale, déjà soupçonnée d'avoir toléré ou facilité l'accession de Sukaretto III, un prétexte pour relancer des opérations dites de « sécurisation régionale ».

Le Conseil communal, réuni à huis clos dans le Hall des Syndicats, vit s'affronter deux orientations, plus complémentaires que véritablement antagonistes. D'un côté, les défenseurs d'un langage clair, d'une condamnation forte, presque performative : il s'agissait pour eux de signifier à la population que la commune ne plierait pas, que Reaving, même prudente, n'était pas soumise. De l'autre, une majorité technique, attachée à la gestion concrète des risques, plaidait pour un usage mesuré de la parole, une politique de seuils, un maintien de l'ambiguïté active. La résolution adoptée ne surprit personne : une condamnation ferme, mais codifiée, où chaque terme avait été pesé, ajusté, soustrait de toute coloration trop offensive. Le document, diffusé en format réduit dans la presse syndicale et sur les ondes locales, fut rédigé dans une langue neutre, quasi juridique. L'opinion y lut autant un rejet du régime impérial qu'une tentative de gagner du temps.

Mais le véritable basculement s'opéra ailleurs – dans les sous-structures du tissu communal. Dans les entrepôts, les anciens réseaux de redistribution furent réactivés sans annonce. Les milices portuaires mirent à jour leurs listes de mobilisation. Des cellules discrètes se formèrent autour des coopératives de quartier. La jeunesse ouvrière, celle qui n'avait pas connu le siège mais en vivait encore les répercussions familiales, affirmait une impatience croissante. Elle reprochait à la génération dirigeante son obsession pour la stabilité, sa crainte du symbole. Ce clivage générationnel, larvé mais palpable, s'exprima d'abord par des patrouilles civiles non coordonnées, par la multiplication de tracts manuscrits, par la réapparition nocturne de slogans effacés depuis des années.

Certains groupes autonomes rédigèrent même leurs propres déclarations, souvent en contradiction ouverte avec la ligne du Conseil. Ces textes, jamais publiés officiellement, circulaient de main en main dans les ateliers, les cantines, les gares désaffectées. Ils parlaient de soulèvement, de reconquête, de mémoire à honorer. Ils évoquaient aussi Heon-Kuang, non comme modèle, mais comme signal. La déclaration de souveraineté de la commune nazumienne n'y était pas lue comme une exception géographique, mais comme l'ébauche d'une chaîne. La direction communale tenta de maintenir l'unité. Des circulaires furent envoyées aux comités de quartier, appelant au calme, à la discipline, à la coordination. Mais en privé, plusieurs responsables reconnaissaient que cette stabilité n'était que temporaire. À chaque incursion de supposés espions impériaux, chaque disparition dans les banlieues grises, chaque rumeur de collaboration locale, la pression remontait. On savait que le régime observait. Et l'on craignait que la moindre sur-réaction locale ne provoque une manœuvre conjointe – impériale et aleucienne – dont Reavin, cette fois, ne se relèverait pas.

La ville, dès lors, entra dans un régime d'existence paradoxal. Ni soumise, ni insurgée, mais partout en tension. Une vigilance permanente, saturée de mémoire et de calcul. Les affiches collées aux murs, soigneusement alignées, ne disaient pas tout. Mais dans les silences, dans les circulations discrètes de mots et de vivres, dans la recomposition lente des alliances, on lisait autre chose : une commune à la fois paralysée par son propre passé, et secrètement prête à recommencer.


La résistance en germes

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Tandis que l'Empire consolidait brutalement ses positions centrales et que les communes restées autonomes – Heon-Kuang en rupture ouverte, Reaving dans sa prudence assiégée – se voyaient cernées à la fois par la menace extérieure et par les frictions internes, les premières configurations durables de résistance prenaient corps dans l'ombre. On ne parlait pas encore de maquis, ni même de coordination structurée : il s'agissait, à ce stade, d'une constellation de foyers discrets, souvent localisés en zone semi-urbaine, opérant sans liaison entre eux, portés par une mémoire encore fraîche du désastre et un refus instinctif de capitulation.

À Lac-Rouge même, certains quartiers périphériques – trop éloignés des centres de commandement impérial et pas encore sécurisés – devinrent les matrices silencieuses de cette recomposition souterraine. C'est là qu'Alt Mikami trouva refuge. La rumeur de l'époque, ultérieurement confirmée par les archives le disait traqué par la Section de Sécurité, identifié au même titre que de nombreux autres anciens officiers de l'Armée de Libération Populaire sur les premiers registres d'élimination élaborés par Célice. Sa méthode était celle des replis successifs, de l'implantation discrète dans les zones ouvrières délaissées, de la mobilité constante. Conscient des enjeux tactiques et stratégiques, il cherchait à organiser un mouvement cohérent et structuré avant de passer à laction.

Autour de lui se regroupèrent d'abord quelques anciens de la Garde et de l'ALP – blessés, démobilisés, ou simplement décidés à ne pas prêter serment. Vinrent ensuite des instituteurs, des ambulanciers, des anciens agents de liaison. Ensemble, ils reconstituèrent une logistique élémentaire : abris temporaires, relais de messagerie manuelle, trajets sécurisés vers les périphéries rurales. On improvisait des itinéraires de fuite, des codes visuels, des caches d'archives. Les gestes étaient modestes : découper une carte, faire circuler une consigne, effacer un nom, éteindre une lumière à temps. Mais leur valeur symbolique était immense. Chaque nuit où un fugitif traversait la ville sans être arrêté représentait une défaite microscopique infligée à la structure impériale.

A Sabanalarga, au Sud-est, Esther Mealior et ses camarades reprenaient à leur tour pied. L'ancienne officier de l'aérien communal, déjà reconnue pour avoir orchestré l'évacuation de plusieurs pilotes au lendemain du coup, réapparut dans les environs de la ville, sous un autre nom, celui de la citoyenne Époque. Son petit groupe et elles recrutèrent, peu à peu, une poignée de mécaniciens, d'opérateurs radar et de pilotes éparpillés. Ensemble, ils tentèrent de remettre en état quelques appareils civils modifiés – non pas pour bombarder, mais pour observer, communiquer, exfiltrer. Leur objectif était minimaliste : une capacité d'élévation, de franchissement, de transmission hors champ.

Ce fut à cette époque que naquit, dans les milieux clandestins, l'expression de « l'escadre libre ». Personne ne savait combien d'appareils fonctionnaient réellement. Certains affirmaient qu'il n'y en avait que trois. D'autres évoquaient une flotte volante, fragmentée et insaisissable, traversant les forêts du sud à basse altitude. Ce qui importait, ce n'était pas leur force réelle. C'était leur existence possible. Le simple fait que des routes aériennes non impériales aient subsisté dans le ciel du Grand Kah suffisait à maintenir vivante l'idée d'un réseau insoumis. Dans les faits l'armée de l'air kah-tanais était la force la plus fermement ancrée dans l'idéal du « geste révolutionnaire ». L'Empire dû majoritairement s'appuyer sur des mercenaires étrangers pour opérer son aviation, et l'escadre libre fut moins limitée par ses forces vives que par des soucis logistiques et d'approvisionnement en carburant. À la fin de l'année 1987 elle comptait une dizaine de chasseurs, deux bombardiers et cinq petits avions civils de l'aéropostal.

Dans un autre registre, plus feutré, mais non moins déterminant, Maxwell Bob poursuivait un travail de tissage lent et silencieux. Il n'avait ni armes ni unités mais disposait de carnets, de correspondants, et d'une mémoire précise des structures administratives du régime précédent. Sa stratégie n'était pas militaire, mais diplomatique. Il parlait d'ouvrir des espaces. De ménager des ponts. De préserver, autant que possible, les marges de négociation qui permettraient – un jour – de maintenir en vie une capacité civile au sein du désastre. C'est dans ce cadre qu'il tenta les premiers contacts avec des représentants d'organisations humanitaires internationales. Il ne proposait rien d'explicite. Il évoquait des convois. Des besoins sanitaires. Des enclaves à protéger. Il avançait masqué, prudent mais pas passif. Son idée était de créer, par étapes, une zone-tampon diplomatique : un espace ni impérial ni insurgé, voué à recueillir temporairement ceux que le régime cherchait à effacer. Ce projet, trop modeste pour être considéré comme une menace, trop flou pour justifier une répression immédiate, échappa dans un premier temps à la vigilance de Yikada. Mais il constitua, en sous-main, l'un des premiers embryons d'une opposition politique articulée. Une autre grande œuvre de son mouvement, qui était peut-être celui dont la légitimité institutionnelle était la plus forte, fut l'évacuation progressive des rescapés du « train gris » vers le sud du pays et les communes exclaves, et la tentative de recomposition d'une structure politique civile clandestine dans les communes rurales.

Ces trajectoires parallèles n'étaient pas coordonnées, et vraisemblablement à peine conscientes l'une de l'autre. Elles obéissaient à des logiques distinctes : militaire, logistique, politique. Mais toutes trois partaient du même constat : le régime ne tomberait pas vite. Il faudrait durer. Se maintenir. Se disséminer. Et tandis que la Junte fêtait en grande pompe ses premiers mois de pouvoir consolidé, dans des palais ornés de dorures archaïques, ces figures périphériques, invisibles aux bilans officiels, incarnaient ce que le régime ne pouvait encore nommer : une résistance différée, modulaire, adaptative. Une résistance non comme projet frontal, mais comme mode d'existence souterraine.

Les premières rencontres secrètes entre les leaders de ces groupes se tinrent dans des lieux provisoires, rarement choisis pour leur sécurité, mais pour leur neutralité apparente. Il y eut, selon les témoignages ultérieurs, un appartement aux volets clos dans le quartier de Rio Azul, une sacristie désaffectée à proximité d'un ancien hospice sous le Massif des Calvaires, plusieurs granges au sud du pays. Maxwell Bob, toujours vêtu sobrement, y venait sans escorte, souvent seul, porteur de documents pliés en quatre, de listes codées, de formules prudentes. La citoyenne Mealior se déplaça rarement personnellement et si on sait que le citoyen Mikami fut présent au moins deux fois à ces rencontres, il y tenait semble-t-il particulièrement, il devait généralement se contenter d'envoyer des intermédiaires.

Durant ces occasions, Maxwell Bob défendait une thèse que d'aucuns jugeaient trop modérée, sinon déjà compromise : à savoir que la reconnaissance d'un minimum d'activité humanitaire, adossée à des organisations internationales tolérées, pouvait – à terme – constituer un espace de protection relative. Cette stratégie renverserait pas le régime, mais limiterait la brutalité de ses gestes en les rendant exposant au reste du monde. Face à un pouvoir qui ne craignait pas l'opposition interne, mais redoutait le regard extérieur, il fallait, selon lui, installer des observateurs, même passifs. Rendre visible l'irreprésentable.

Cette stratégie suscita des réserves. Chez certains radicaux – notamment issus des courants proches de la ligne d'Alcyon – elle fut reçue avec un agacement poli. Mais dans d'autres cercles, plus proches des syndicats agricoles, des réseaux de soins, des anciennes coopératives éducatives et d'une partie d'anciens conventionnels modérés ou technocrates, Bob devint rapidement un point d'ancrage : une figure calme dans le tumulte, non idéologue mais profondément politique, à la manière ancienne des cadres de l'administration confédérale, qui savaient, dans les temps incertains, déplier les cartes sans céder à l'hystérie.

Pendant ce temps, dans l'arrière-pays, les opérations menées par Mikami se poursuivaient à bas bruit. Le réseau qu'il animait – plus militaire dans sa méthode, mais toujours tourné vers la protection des civils – élargissait peu à peu son champ d'action. Des relais furent établis dans des relais routiers désaffectés, des fermes abandonnées, des ateliers d'entretien reconvertis en postes d'observation. On n'y parlait pas de guerre, mais de passage. Les itinéraires changeaient chaque semaine. Les contacts étaient anonymes. Il s'agissait d'un travail d'artisanat clandestin, saturé de méfiance mais mû par une obstination presque sereine.

Enfin Esther Mealior poursuivait la restauration de l'escadre libre. Les avions remis en état – deux, peut-être trois – opéraient des vols courts, de nuit, à basse altitude. Leur fonction n'était pas offensive. Il s'agissait de maintenir le lien entre les points épars de la dissidence. Transmettre un message. Acheminer une dose de morphine. Évacuer un enfant. Chaque mission représentait une déviation minimale dans l'ordre impérial.

Ces initiatives, quoique déconnectées les unes des autres, dessinaient déjà une résistance active. Un tissu fragile qui maintenait vivant un double héritage : celui du Grand Kah technicien et communaliste, avec ses comités, ses réseaux logistiques, sa volonté de régulation sans autorité ; et celui, plus ancien, d'une idée de justice lente, méthodique, enracinée dans les formes concrètes de solidarité.

Du reste, plusieurs groupes d'élite, jusqu'alors semi-autonomes, commencèrent à reconstituer leurs lignes d'action, répondant directement à leurs communes respectives ou à des représentants territoriaux demeurés fidèles aux principes confédéraux. Certains de ces corps, issus d'ordres anciens ou de traditions militaires marginales, furent les premiers à réactiver des structures parallèles de commandement. C'était le cas des Sœurs de Lame – unité paramilitaire féminine à recrutement sélectif – des Appelés Volontaires Extérieurs, généralement issus des diasporas kah-tanaises ou des centres de formation de la périphérie, et surtout des Guerriers Jaguars et Guerriers Aigles, deux ordres militaires d'origine autochtone, historiquement liés au Paltoterra.

Dans le dispositif communaliste moderne, les Guerriers Jaguars et Aigles faisaient figure de gardiens d'un continuum territorial, opérant comme rangers, éclaireurs, instructeurs. Spécialisés dans les terrains complexes – jungles, marais, hauts plateaux –, ils combattaient aussi bien les guérillas que les cartels, les incursions impérialistes que les milices irrégulières. Leur fidélité n'allait pas aux institutions centrales, mais aux communautés nahuatl ancestrales. Ils formaient, de fait, une extension armée des anciens systèmes de tributs.

Cette ambiguïté – à la fois gardiens de la frontière et acteurs transnationaux – leur conférait un rôle à part dans la cartographie des premières résistances. Dès les mois suivants le coup d'État, plusieurs rapports internes de la Junte signalèrent la réactivation de petits groupes jaguars opérant dans les zones forestières du Sud, interdisant l'installation de relais impériaux dans certaines vallées stratégiques, sabordant des postes logistiques avancés, guidant les réfugiés à travers des itinéraires impraticables pour les troupes conventionnelles. Leurs interventions, rares mais précises, suffisaient à maintenir un état de désorganisation chronique dans les régions périphériques du Paltoterra.
En parallèle, les Brigades Solaires – unité d'inspiration militante fondée en 1921 dans le sillage des luttes antifascistes intercontinentales – entreprenaient, depuis l'étranger, un mouvement discret de remobilisation. À l'origine conçues comme des forces d'accompagnement pour les opérations humanitaires dans les zones en guerre civile ou en processus révolutionnaire, les Brigades avaient évolué en un corps hybride, mêlant formation au droit international, missions de police, appui logistique et engagement militaire direct. Leurs officiers étaient formés par la Magistrature du Grand Kah, habilités à identifier les crimes de guerre et à documenter les violations du droit des peuples. Officiellement indépendantes, elles jouissaient d'une large latitude dans la sélection de leurs missions et dans la gestion de leurs bases, dont plusieurs se trouvaient déjà en-dehors du territoire de l'Union.

Contrairement aux formations strictement liées à la Garde Communale, les Brigades Solaires recrutaient volontiers hors du Grand Kah, formant un noyau d'internationaux idéalistes, souvent politisés, engagés dans toute lutte anti-autoritaire, anti-impérialiste, ou anticoloniale. Ce cosmopolitisme militant, combiné à leur rigueur tactique et à leur éthique institutionnelle, en faisait un acteur instable mais redouté. Dès les premiers mois, elles entreprirent de rappeler leurs brigadiers stationnés à l'étranger, de réactiver leurs réseaux de transmission, et d'acheminer des équipements vers les zones périphériques encore tenues par les communes.

À mesure que l'Empire étendait ses structures de contrôle et que la terreur bureaucratique s'installait, les Guerriers Jaguars, les Sœurs de Lame, les Brigades Solaires et d'autres formations encore inclassables devinrent, non pas les bras armés d'un contre-pouvoir centralisé – qui n'existait pas – mais les points d'appui d'une pluralité de résistances enracinées dans des histoires divergentes. À travers leurs logiques propres – fidélité locale, engagement moral, traditions guerrières ou vocation transnationale –, ces groupes installaient des zones d'irrégularité militaire, des brèches dans l'uniformité impériale. Des foyers diffus, difficilement contrôlables, porteurs d'un imaginaire de lutte ancien, et d'une efficacité stratégique déjà éprouvée dans les régions les plus insoumises du pays.



Documents d'époque

Ordonnance impériale n°5 (signée Noroyo Yikada)
« En application des pouvoirs spéciaux conférés par Sa Majesté Impériale Sukaretto III, nous décrétons par la présente ordonnance n°5 :

Article 1 : Afin d'assurer pleinement la sécurité impériale et d'éradiquer sans délai toute activité hostile, toute méthode d'interrogatoire jugée nécessaire par les autorités militaires et policières impériales est désormais pleinement légale.

Article 2 : Aucun officier impérial ou agent des forces de sûreté ne sera tenu responsable légalement ou pénalement des moyens utilisés dans le cadre de ces interrogatoires, dès lors qu'ils auront été menés pour garantir la sécurité et la stabilité du Grand Kah.

Article 3 : Toute information obtenue par ces méthodes sera considérée comme légitime et exploitable par tous les organes de sécurité impériaux.

Cette ordonnance entre en vigueur immédiatement et doit rester strictement confidentielle.

Signé :
Noroyo Yikada, Commissaire impériale à la Sûreté  »


Témoignage consigné dans le cadre du programme de valorisation des Précurseurs Impériaux, 1987.
Extrait officiel, validé par le Comité d’Écriture Biographique et son auteur, Crevier.


« Je me souviens, avec une précision presque troublante, de ce dîner à Columbia — octobre 1982, sauf erreur. Ce n’était pas encore l’Empire. Pas encore le Retour. C’était le frisson du possible. Une de ces soirées où l’Histoire, encore à naître, circule entre les verres et les éclats de rire.

Nous étions rassemblés au 46 West Downing Side, dans la petite salle rouge. Il n’y avait ni protocole, ni armes, ni ordres du jour. Juste nous — la Douzaine, comme on nous appelait parfois — dans l’intuition obscure que quelque chose approchait. Le Prince Sukaretto, oui, à l'époque il n'était que prince, n’avait pas besoin de trône. Sa présence suffisait. Même Célice, toujours si théâtral, faisait un effort pour sourire.

Je me souviens avoir lu un texte. Un brouillon d’hymne, peut-être maladroit, mais sincère. “La flamme du vieux sceptre éclaire nos exils...” J’ai récité debout, non pas pour me montrer, mais parce que l’instant l’exigeait. Même Yikada m’a écouté, sans ironie. Et lorsque le Prince a esquissé un sourire — ce demi-sourire qui vaut serment — j’ai su que nous ne ressassions pas une nostalgie, mais préparions l'avenir.

Aujourd’hui, les tables sont plus vastes, les uniformes mieux coupés, les silences plus pleins. Mais parfois, dans la rigueur nécessaire du pouvoir, je repense à ce soir-là. Il me rappelle que l’Empire n’est pas né d’un décret, mais d’un dîner. D’un moment fraternel, où les volontés se sont alignées, non sous la contrainte, mais sous la lumière d’une idée commune.

C’est ça, je crois, le cœur du sujet : la beauté partagée d’un rêve. »



Tract clandestin n°1 de "Lac Rouge Libre"

« Citoyens du Grand Kah,

L'université de Lac-Rouge, notre fierté, jadis foyer de l'esprit libre et de la pensée critique, est devenue en quelques semaines un enfer impérial. Derrière les murs de notre ancien lieu d'apprentissage, la Junte de Sukaretto III et Célice perpètre des atrocités inimaginables.
Chaque nuit, les cris de nos camarades résonnent dans les amphithéâtres et les laboratoires désormais reconvertis en salles de torture. Des témoins courageux nous ont raconté l'horreur : interrogatoires brutaux, privations de sommeil, humiliations, passages à tabac répétés, exécutions sommaires dans les sous-sols.

Des professeurs respectés, des étudiants prometteurs, des camarades innocents, ont été arrêtés sans motif, torturés, puis éliminés sans procès. Leurs corps disparaissent, leurs noms sont effacés, mais nous ne les oublierons pas.

Nous dénonçons avec force et rage ces crimes commis au nom d'un Empire illégitime. Que chaque citoyen sache désormais la vérité que le régime tente de cacher : derrière l'image dorée de Sukaretto III, c'est un règne de terreur qui s'installe durablement.

Citoyens, soyons vigilants, soyons solidaires. N'oublions jamais ces crimes, ni leurs victimes.

– Comité de Résistance de Lac Rouge Libre. »


Note d'édition : Le comité de résistance de Lac Rouge Libre fut, très vraisemblablement, une initiative issue d'étudiants en droit de la faculté de Lac-Rouge. Se cantonnant d'abord à la publication de tracts quotidien et d'information, le comité muta progressivement en cellule opérationnelle qui fit notamment transiter des informations tactiques cruciales aux groupes de résistance, avant de déployer ses propres miliciens lors des derniers mois de la guerre civile.

CHAPITRE 3

1986‑1988 : Édification du pouvoir impérial, premiers coups d'éclat de la Résistance


Consolidation violente du régime

Dès les premiers mois de l'année 1986, alors que les soubresauts initiaux du coup d'État laissaient place à une accalmie d'apparence, l'Empire de Sukaretto III entra dans une phase plus insidieuse : celle de la stabilisation par saturation. Il ne s'agissait plus d'imposer un ordre, mais de rendre toute alternative structurellement impensable. Pour durer, le pouvoir devait se reproduire quotidiennement, non par adhésion, mais par épuisement organisé des subjectivités politiques. Au centre de ce processus, Noroyo Yikada assurait la supervision méthodique de ce qu'elle-même qualifiait, dans ses notes personnelles, d'une « architecture de gestion exhaustive ». Depuis son bureau capitonné de feutre gris dans le Commissariat impérial – un espace chichement décoré mais bordant tout de même un ancien salon diplomatique autrement plus confortable –, elle signait chaque jour une série d'ordonnances dont l'effet cumulé produisait une transformation systémique du Grand Kah. L'automne 1986 marqua ainsi le basculement vers une économie de guerre intégrale : expropriations administratives, redirection unilatérale des chaînes d'approvisionnement, fermeture des marchés civils. Des dizaines d'exploitations agricoles, de manufacturiers moyens, de petits circuits logistiques furent mis sous tutelle « pour cause d'urgence impériale ».

La faim n'était ici pas un effet secondaire, mais bien un dispositif pensé. Les premières restrictions alimentaires furent calibrées avec minutie : par quartier, par catégorie socioprofessionnelle, par antécédents politiques. Dans les grandes villes, les centres de distribution furent déplacés vers des casernes ou des annexes impériales. L'attente se faisait sous surveillance. Les quantités étaient réduites à l'unité, parfois à la demie-portion. La population, dépendante, dut apprendre à solliciter l'Empire pour survivre – et à se taire pour continuer à recevoir. L'idée n'était pas de tuer de faim. Il s'agissait de produire un seuil de tension quotidien, permanent, juste en deçà de la rupture.

À l'étage idéologique, la machine de Crevier se déployait sans relâche. Installé dans un ancien bâtiment de la Direction générale de la Communication, il dirigeait ce qu'on appelait, sans humour, le Bureau de Rectification morale. Son département fonctionnait par rotation constante : quatre unités rédactionnelles, deux unités d'analyse des signaux faibles, une section graphique, et un réseau d'impression en flux continu. L'ensemble diffusait, chaque jour, un total estimé de dix à huit cent mille messages – vocaux, visuels, textuels. Les affiches ne changeaient pas seulement de contenu, mais d'emplacement, de texture, de symbolique. Les voix radiophoniques étaient sélectionnées pour leurs harmoniques spécifiques. Les messages, qui ne brillaient pas nécessairement par leur cohérence ou leur qualité, visaient moins à établir un narratif qu’à provoquer une dépolitisation par surcharge : au-delà d'un certain seuil de présence médiatique, le réel n'était plus contesté mais absorbé. On cessait de répondre, faute d'espace où répondre. On cessait de penser, par glissement progressif. La parole elle-même devenait suspecte. La rhétorique officielle n'appelait pas l'adhésion, elle exigeait l'intégration mimétique.

Pendant ce temps, à l'arrière-plan, Célice poursuivait sa consolidation sans visage depuis les bureaux de l’ancienne Magistrature confédérale. À partir de 1987, les disparitions ne furent plus exceptionnelles. Elles devinrent le régime. Les agents de la Section de protection impériale ne portaient aucun insigne. Ils n'utilisaient pas les véhicules identifiés. Ils ne parlaient pas. Ils emmenaient – la nuit, souvent – des individus dont le nom n'était jamais affiché, dont la culpabilité n'était jamais établie, et dont l'absence devenait elle-même un message. La liste n'existait pas. Le registre était oral, mobile, contextuel. Son aspect extra-légal était tout à fait assumé et explicite. Chaque quartier disposait ainsi théoriquement d'un correspondant non identifié. Chaque immeuble abritait peut-être un dénonciateur. Chaque voisin était une probabilité. On disait parfois que la Section n'avait besoin que d'un nom – un prénom, mal prononcé, et l'homme disparaissait. Les enlèvements n'étaient pas spectaculaires. Ils étaient géométriques, systématiques, presque mathématiques.

Les lieux de détention – installés comme nous l’avons vu dans des écoles désaffectées, des salles de spectacle converties des silos militaires – échappaient à toute cartographie. Sous l'autorité directe de Célice, l'interrogatoire y était rationalisé. Le but n'était pas vraiment d'extorquer une vérité, mais de produire un effet : fragiliser le tissu, installer la déperdition comme norme. Certains survivants – rares et libérés à dessein – évoquaient des protocoles d'humiliation minutieuse, de fragmentation sensorielle, de rupture d'identité. Les corps étaient rarement brisés. Les consciences, toujours.

Au croisement de ces trois figures – Yikada, Crevier, Célice – s'élaborait une technologie du pouvoir qui ne visait pas simplement à détruire l'opposition, mais à redéfinir les conditions mêmes de son apparition. On ne combattait pas la dissidence. On en empêchait la formulation.

À la fin de 1987, l'Empire était donc stable. Cette stabilité n'était cependant pas tant politique ou structurelle que contextuelle. La stratégie de la tension maximum avait atteint un point d’équilibre permettant au régime d’établir un fonctionnement normé. Chaque jour, chaque heure, chaque trajet entre deux quartiers impliquait une mise en conformité. Chaque silence devenait un acte d’obéissance implicite. Chaque regard, un signe. Ce n'était pas la dictature par l'idéologie mais par le trop-plein, par la compression méthodique du réel. Dans ce monde cadenassé, l'idée même de résistance semblait dissoute. Non pas anéantie – mais rendue inopérante par une machinerie si vaste, si bruyante, si totalisante, qu'elle rendait l'opposition impensable avant même qu'elle n'ait pu s'articuler. Et c'était là, précisément, le projet.

Pourtant, à mesure que le régime se consolidait, de nouvelles formes de résistance, d'abord modestes et presque invisibles, commençaient lentement à prendre racine. En 1987 et 1988, dans les zones d'ombre de cette société terrorisée, des réseaux silencieux et obstinés se formaient peu à peu, prêts à défier l'ordre impérial de manière plus directe. Ce climat d'oppression extrême allait bientôt provoquer, à travers tout le Grand Kah, les premiers véritables coups d'éclat d'une résistance déterminée à ne pas céder à la peur. Et tandis que la terreur impériale de Yikada, Crevier et Célice imposait une violence froide à tout le pays, la Cour d'Axis Mundis maintenait avec une peine croissante l'apparence fragile d'une normalité protocolaire. L'Impératrice Héloïse Ière, prise dans un rôle qu'elle n’appréciait pas particulièrement mais auquel elle ne pouvait échapper, continuait d'assurer les obligations minimales que lui imposait son statut : cérémonies officielles, réceptions diplomatiques, visites occasionnelles dans les établissements publics ou sociaux autorisés par le régime.

En apparence, tout semblait ordonné, majestueux, un retour à l’ordre pré-révolutionnaire tel que lui-même se comprenait et se représentait : les gardes impériaux défilaient en uniforme rutilant sur le parvis du palais, les dignitaires de l'empire venaient présenter leurs respects à une souveraine qui, aux yeux du peuple, restait une énigme distante. Mais sous cette façade impeccable, l'Impératrice n'était plus que l'ombre d'elle-même, maintenue captive par une cour dont elle méprisait les membres, détestant secrètement cette vie protocolaire réduite à une interminable mascarade. Chaque journée passée dans ce rôle imposé lui semblait une humiliation silencieuse, qu'elle supportait par nécessité et par peur, consciente que toute tentative d'opposition directe se solderait par la dégradation de ses propres conditions d’existence. Il serait mentir que de dire qu’Héloïse Ière avait été dès le début opposé aux visées monarchistes de son époux. Cependant elle n’avait probablement pas pris la peine de réellement estimer la violence des membres de son cercle restreint et de la restructuration qu’il faudrait imposer au pays. C’est cela, qui l’éloigna des « vrais croyants » de la monarchie.

Elle n’était d’ailleurs pas la seule modérée à être quelque peu dépassée par l’emballement du régime. Pour Bario Vidal, le rôle qui lui avait été confié au sein de ce protocole était tout autre, mais tout aussi ingrat : chargé par l'Empereur de gagner l'assentiment tacite ou explicite des puissances étrangères, il passait la plupart de son temps à voyager entre Axis Mundis et les grandes capitales d'Eurysie ou d'Aleucie, tentant de convaincre diplomates et ministres que le régime impérial n'était ni une menace internationale, ni une dictature sanguinaire, mais plutôt un « stabilisateur nécessaire » face à l'anarchie communaliste. Vidal s'appuyait sur ses contacts personnels, cultivés depuis de longues années dans les cercles diplomatiques mondains, jouant de son charme et de son talent oratoire pour essayer de donner à l'Empire une image présentable. Mais ces tentatives répétées ne récoltaient que des échecs polis et des refus embarrassés : partout où il se rendait, les diplomates étrangers se montraient froidement prudents, sceptiques devant les arguments trop élégants de Vidal. Les témoignages clandestins parvenant régulièrement aux ambassades étrangères décrivaient en effet un tout autre visage du régime : tortures, exécutions sommaires, disparitions nocturnes. Face à ces informations accablantes, aucun pays n'osait ouvertement soutenir ou reconnaître l'empire, se contentant, au mieux, d'une froide neutralité. Chaque retour à Axis Mundis était pour Bario Vidal un aveu supplémentaire d'échec. Lors des réceptions protocolaires, en présence de l'Empereur ou de l'Impératrice, il devait pourtant afficher une confiance factice, annonçant avec optimisme « des progrès à venir », affirmant aux courtisans du régime que « l'opinion internationale évoluait peu à peu en leur faveur ». Mais dans l'intimité de son bureau, il écrivait des notes confidentielles, prudentes mais sans ambiguïté, soulignant clairement que l'Empire demeurait isolé sur le plan diplomatique, incapable d'obtenir le moindre soutien significatif en dehors de ses propres frontières.

Ainsi, tandis que l'Empire intensifiait sa répression à l'intérieur, il échouait méthodiquement à se rendre acceptable aux yeux du monde extérieur. Le protocole minimal maintenu par l'Impératrice Héloïse et les efforts désespérés de Bario Vidal ne suffisaient pas à masquer la réalité brutale de ce qui se passait réellement dans le pays. Malgré les apparences soigneusement entretenues par la Cour, l'image de l'empire demeurait profondément entachée par sa propre violence et son intransigeance idéologique.

L'Empire se refermait donc peu à peu sur lui-même, isolé diplomatiquement, rejeté par les grandes puissances étrangères, incapable de rompre la froideur polie mais glaciale que lui opposaient les chancelleries. Tandis que les diplomates étrangers quittaient Axis Mundis les uns après les autres, Vidal comprit peu à peu que le régime, en dépit de ses efforts acharnés, ne trouverait jamais de véritables alliés. Cette double crise, à la fois diplomatique et protocolaire, fut la marque durable du régime impérial dans ces années décisives. Malgré toute la brutalité intérieure, malgré l'énergie dépensée pour donner l'illusion d'une souveraineté légitime, l'Empire restait désespérément seul, coincé entre une violence intérieure de plus en plus atroce et un isolement extérieur total.

Tandis que le régime impérial s'isolait sur le plan diplomatique et intensifiait ses politiques répressives à l'intérieur du Grand Kah, une autre dimension, plus obscure et insidieuse encore, venait renforcer sa stratégie de terreur. Sous la supervision directe du Commissariat secret – instance dirigée dans l'ombre par Noroyo Yikada – Léo Nodvomir et Endors Legal, agents synarchistes proches du pouvoir impérial, institutionnalisèrent le dispositif particulièrement cynique d'attentats sous faux-drapeau déjà expérimenté aux premiers jours de la consolidation impériale.

Leur objectif de discréditer totalement la résistance naissante, en l'accusant de violences arbitraires et aveugles contre la population civile. Ainsi, dès la fin de l'année 1986, plusieurs bombes explosèrent simultanément dans différents quartiers de Lac-Rouge : cafés populaires, marchés bondés, écoles primaires situées dans des quartiers ouvriers. Chaque fois, le bilan était terrible, les victimes nombreuses, le choc psychologique profond.

Immédiatement après chaque attentat, Crevier, à la tête de la propagande impériale, diffusait à grande échelle des messages indignés accusant ouvertement la résistance communaliste de vouloir semer le chaos et l'anarchie. Dans les heures suivantes, des témoignages fabriqués par les agents de Léo et Legal étaient publiés dans les journaux officiels, attribuant ces actes odieux à des groupes radicaux inventés de toutes pièces. La radio impériale multipliait les discours accusateurs, créant dans la population une peur et une confusion qui servaient directement les intérêts du régime. En coulisses, Célice profitait immédiatement de ces faux attentats pour justifier une répression accrue : rafles massives, arrestations arbitraires, interrogatoires brutaux.

Nodvomir, homme sombre et pragmatique, dirigeait personnellement la logistique de ces opérations. Il supervisait le choix des cibles, assurait la fourniture d'explosifs aux équipes secrètes, et coordonnait les messages à diffuser après chaque attentat. À ses côtés, Endors Legal, plus intellectuel, imaginait avec minutie le scénario idéologique derrière chaque acte terroriste, inventant des motivations, fabriquant des preuves, rédigeant de faux manifestes attribués à des groupes de résistance fictifs. Ces actions, aussi cyniques que méthodiques, renforçaient une atmosphère déjà irrespirable dans le Grand Kah. Chaque jour, les citoyens ordinaires vivaient sous une double menace : celle de la violence aveugle orchestrée par le régime lui-même, et celle de la répression immédiate qui suivait inévitablement ces actes, menant à des milliers d'arrestations arbitraires et à des disparitions massives. Le régime, grâce à ces attentats sous faux-drapeau, alimentait ainsi sa propre terreur, créant un cercle vicieux infernal qui semblait désormais impossible à rompre.

C'est dans ce climat d'angoisse et d'hypercontrôle qu'émergea, à la fin de 1987, une figure que l'on croyait absente du champ impérial : Aldous Sukaretto, exilé jusqu'alors en Westalia, réapparut à Axis Mundis. Officiellement invité à rejoindre la Cour par son cousin Sukaretto III, officieusement pressé par des figures secondaires espérant voir en lui une force de rééquilibrage, il fit son entrée dans un contexte saturé de tension. Dès son arrivée, celui qui deviendrait régent attira immédiatement l'attention. Il était jeune, élégant, issu d'une lignée prestigieuse, et doté d'un charisme naturel qui fascinait autant qu'il inquiétait les courtisans déjà en place. Rapidement, il fit aménager un salon privé au sein du palais, décoré d'objets mystiques et de volumes anciens venus des quatre coins du monde. Là, il se livra ouvertement à des pratiques oraculaires inspirées d'anciens rites nazumis : consultations de livres ésotériques, tirages de cartes symboliques, interprétation régulière du célèbre Livre des Mutations. Ces séances, très courues par les membres de la Cour impériale, conférèrent rapidement à Aldous une aura particulière. Courtisans, officiers militaires, bureaucrates impériaux, tous venaient régulièrement solliciter ses prédictions et ses conseils. Même s'il restait soigneusement prudent dans ses déclarations publiques, ses interprétations oraculaires glissaient souvent vers une critique voilée du régime en place : il évoquait souvent l'instabilité profonde du « troisième empire », prédisant régulièrement des troubles à venir, des ruptures brutales, voire la chute inévitable du régime lui-même. Il faut cependant noter qu’Aldous n’était pas un cynique et prêtait une nature authentique aux prédictions tirées des Mutations.

Quoi qu’il en soit, ce positionnement ambigu et volontiers provocateur lui valut très vite des tensions avec le cercle restreint du pouvoir : Yikada considérait ses prédictions comme dangereusement démoralisantes, Célice le suspectait de nourrir des sympathies secrètes pour la résistance – ce qui était du reste parfaitement faux –, Crevier le voyait comme une figure suspecte et incontrôlable, potentiellement subversive. Sukaretto III, quant à lui, semblait tolérer Aldous avec une indifférence teintée d'agacement, percevant vaguement la popularité croissante du jeune héritier comme une menace implicite.

Malgré ces frictions évidentes avec les principaux dirigeants impériaux, Aldous réussit à tisser autour de lui un réseau solide d'alliés influents : jeunes officiers séduits par son charisme mystérieux, diplomates internationaux intrigués par sa personnalité complexe, nobles déclassés espérant à travers lui retrouver un certain prestige perdu. Ce réseau, discret mais efficace, fit rapidement d'Aldous une figure centrale, quoique ambiguë, de la Cour impériale : apprécié, écouté, sollicité par beaucoup, mais profondément méfiant envers le régime qu'il jugeait incohérent, violent, et irrémédiablement condamné à l'échec. En coulisses, chacun tentait désormais de décrypter ses intentions réelles : était-il un allié potentiel ou un ennemi dissimulé ? Cherchait-il simplement à survivre, ou préparait-il déjà l'avenir après la chute du régime ? Nul ne pouvait encore le dire avec certitude, mais sa simple présence ajoutait désormais un facteur supplémentaire d'instabilité à une Cour déjà traversée par toutes les contradictions du pouvoir impérial.


Camps de travail et usage d'écoles comme prisons

Tandis que la terreur s'intensifiait dans les centres urbains – quadrillage, rationnement, propagande et disparitions –, une autre strate du pouvoir impérial se mit progressivement en place : celle de l'enfermement comme régime spatial. Dès les derniers mois de l'année 1986, le Grand Kah vit émerger, sous l'égide directe du Commissariat au Salut Impérial, un réseau structuré d'infrastructures carcérales hybrides, combinant fonctions de détention, d'extraction de travail, et de liquidation. Cette cartographie secrète, encore partiellement visible aujourd'hui, fut conçue dès l'origine comme une architecture de déshumanisation graduelle.
Le dispositif prit d'abord appui sur les ressources existantes du territoire impérial. À Lac-Rouge, Béliye, Tlacuahian et d'autres grandes agglomérations, plusieurs établissements scolaires – collèges techniques, lycées professionnels, internats – furent réquisitionnés sans préavis. Ces lieux, souvent encore décorés de fresques pédagogiques, furent convertis en centres d'interrogation rapide et de détention temporaire. Dans les salles de classe transformées en dortoirs disciplinaires, les détenus s'entassaient, par dizaines, parfois par centaines, surveillés en permanence par des unités paramilitaires. Les tableaux noirs, encore couverts de formules mathématiques, furent utilisés pour y inscrire les codes de transport, les numéros de cellule, ou les slogans impériaux à recopier en boucle. Ces centres urbains étaient dirigés localement par des officiers rattachés à la Section de protection impériale, sous autorité directe du Baron Célice. L'exécution des consignes y était confiée à une milice spécialement formée : les Camelots Impériaux, corps idéologique chargé d'assurer la conformité doctrinale des agents de surveillance. Leur fonction n'était pas seulement disciplinaire, mais symbolique : ils incarnaient l'adhésion active au régime, la vigilance morale, la négation de toute compassion comme faiblesse politique.

Dans les gymnases réquisitionnés, des tribunaux improvisés statuaient en quelques minutes. Les exécutions, généralement collectives, avaient lieu dans des conditions parfaitement ritualisées. Les estrades utilisées jadis pour la remise des diplômes servaient désormais de plateformes pour la mise à mort. Sous les panneaux encore accrochés des anciennes semaines pédagogiques, des détenus étaient abattus d'une balle dans la nuque. Aucun nom, aucun acte de jugement, aucun enregistrement. Le seul registre, invisible, était celui de la terreur.

En dehors des villes, le système prenait une forme plus industrielle. Sur instruction du Commissariat, des chantiers d'urgence furent ouverts dans les zones montagneuses, les friches industrielles, les vallées reculées du centre et du sud. Ces lieux – désignés officiellement comme centres de redéploiement civique – étaient en réalité des camps de travaux forcés. On y envoyait les prisonniers classés comme « récalcitrants non exploitables en zone urbaine ». Leur travail, exténuant, visait à relancer certaines filières stratégiques de l'économie impériale : extraction minière, assèchement de marais, réactivation d'anciens combinats d'armement. Les conditions de vie y étaient calculées pour produire une usure progressive : repas limités à 1 500 calories par jour, accès restreint à l'eau potable, vêtements inadaptés, traitements médicaux inexistants. La surveillance, confiée à des sous-officiers encadrés par les Camelots, se doublait d'un système de quotas absurdes : charges de pierres à déplacer, mètres creusés, unités conditionnées. Tout écart entraînait des sanctions physiques immédiates. La maladie était endémique, les morts régulières. Aucun registre officiel n'en fit jamais état. Le Grand Kah se découvrait, en quelques mois, traversé de couloirs logistiques où le travail forcé n'était pas une anomalie, mais une structure.

L'ensemble du dispositif fonctionnait selon une hiérarchie à trois étages. Premièrement, le Commissariat au Salut Impérial, dirigé personnellement par Yikada, gérait l'architecture générale. Il établissait les flux, désignait les affectations, organisait les transports depuis les centres urbains vers les camps périphériques. Chaque convoi était planifié à la demi-heure près. Chaque quota de détenus répondait à un calcul de rendement. Les Camelots Impériaux assuraient la normalisation idéologique du système. Ils étaient présents dans chaque centre, chaque poste de commandement, chaque baraquement. Leur rôle n'était pas opérationnel, mais doctrinal : produire une intériorisation du pouvoir, empêcher toute complicité, surveiller les surveillants. Leur omniprésence visait à dissoudre l'humanité résiduelle chez les agents eux-mêmes. Enfin, la Section de protection impériale, concentrait en son sein les opérations les plus radicales. Torture, effacement, élimination. Célice, obsédé par les effets psychologiques, ordonnait que certains prisonniers soient torturés devant les autres. Il exigeait des bilans. Il venait en personne, parfois sans prévenir. Il parlait peu. Il notait.

Très vite, les rumeurs se propagèrent. Certains survivants, relâchés par erreur ou par stratégie, commencèrent à parler. Certains gardiens, trop jeunes ou trop instables, laissèrent échapper des fragments. Des lettres passèrent. Des noms circulèrent. Et pourtant, la peur demeurait absolue. Les témoignages étaient lus, mais rarement commentés.

C’est dans ce contexte, qu’apparut durant l'hiver 1986-1987 une forme d'infrastructure jusqu'alors inconnue dans l'histoire récente du Grand Kah : les Centres impériaux de redressement social. Derrière cette désignation volontairement aseptisée, le régime inaugurait un réseau de camps de travail forcé, conçu non comme un instrument auxiliaire de répression, mais comme une technologie centrale de gouvernement. L'ordonnance 18-B, signée personnellement par Noroyo Yikada à la fin du mois de novembre 1986, légalisa explicitement le principe de redressement par le travail et en transféra la gestion opérationnelle au Commissariat au Salut Impérial, nouveau pôle de coordination entre le ministère de l'Intérieur et les polices parallèles du régime. Les zones périphériques – anciennes friches industrielles, silos désaffectés, bassins de traitement abandonnés, segments de ceinture agricole expropriée – furent rapidement isolées par décret. Des clôtures barbelées, des miradors sans identification, des routes secondaires condamnées transformèrent ces espaces en poches extrajuridiques. Aucun panneau. Aucun nom. Simplement un périmètre de silence, marqué par l'odeur de la rouille, le bruit intermittent des moteurs, et les projecteurs braqués sur des enceintes vides.

Les premiers convois arrivèrent en janvier 1987. Ils étaient constitués de citoyens désignés comme indésirables latents – opposants présumés, membres d'anciens comités municipaux, ouvriers syndiqués, enseignants mutés, retraités trop loquaces, jeunes dénoncés pour « attitude désordonnée ». Tous étaient triés dans les quartiers, souvent la nuit, transportés dans des véhicules banalisés, déshabillés à l'entrée des camps, rasés, marqués. L'identification classique était abolie. Les noms étaient supprimés, remplacés par des codes à six chiffres tatoués sur l'avant-bras gauche. Les dossiers médicaux étaient détruits. Les interrogatoires liminaires n'avaient pas de contenu. Ils servaient à briser la structure narrative de soi. En moins de six mois, ces installations traitaient plusieurs milliers de corps. Entre janvier 1987 et décembre 1988, selon les registres partiels retrouvés après la chute du régime, plus de 27 000 personnes furent internées dans la périphérie d'Axis Mundis. Le taux de mortalité annuel, en moyenne, oscillait entre 20 % et 45 %, selon les périodes. La majorité des décès étaient dus à l'épuisement physique, aux infections respiratoires, à la septicémie mal soignée, aux traumatismes crâniens non traités. Les exécutions sommaires, bien que non systématisées, étaient fréquentes, souvent arbitraires, parfois utilisées comme châtiment collectif. Les corps étaient inhumés sans cérémonie, dans des fosses creusées par les détenus eux-mêmes. Les fosses n'étaient pas marquées. Elles étaient simplement refermées.

Dans plusieurs notes internes, conservées dans les archives incomplètes du Commissariat, Yikada justifiait ce système en des termes d'une précision clinique. Elle écrivait que « le redressement par le travail, appliqué avec rigueur et insensibilité, permet à la fois l'extraction du potentiel dissident et la reconversion idéologique des zones molles de l'ordre social ». La directive 18-B stipulait que les camps ne devaient pas être conçus comme des lieux de punition, mais comme des laboratoires correctifs, dans lesquels l'hostilité devait être remplacée par la fatigue, la pensée par l'automatisme, et la mémoire par la discipline.

Pour assurer l'exécution de ce programme, le régime mobilisa un personnel spécifique, constitué pour moitié de membres des milices idéologiques formées par le département doctrinal de Crevier. Ces agents – appelés Rééducateurs de zone basse – étaient sélectionnés non pour leurs compétences techniques, mais pour leur stabilité comportementale et leur absence d'attache affective. Ils opéraient en binômes, sous la supervision indirecte d'un Coordinateur du redressement, dont l'identité était souvent inconnue des détenus. La Section de protection impériale, pilotée par le Baron Célice, assurait quant à elle le contrôle de l'ensemble du dispositif. Ses agents, formés aux techniques de surveillance sans interaction, menaient des purges internes à intervalles irréguliers, éliminant les figures perçues comme charismatiques, les anciens cadres syndicaux, les lecteurs, les organisateurs. Célice lui-même visita plusieurs fois ces installations. Il exigeait, lors de chaque passage, un échantillon d'interrogatoires à visionner. Il notait des observations sur les comportements corporels, l'usage des voix, la qualité des silences. Il parlait peu. Il corrigeait les postures. Il donnait des consignes.

Ainsi, dans l'hiver figé de 1987, aux marges immédiates de la capitale, un réseau carcéral parallèle prit forme. Il ne relevait d'aucun ministère officiel, ne répondait à aucune juridiction, ne figurait sur aucune carte. Il constituait une structure d'effacement, un outil de désencadrement moral, un appareil de stabilisation par la disparition lente. Le Grand Kah n'était plus seulement administré, il était filtré – par le tri, l'extraction, l'enterrement méthodique du dissensus. Et dans les profondeurs silencieuses de ces camps sans nom, s'inventait une nouvelle forme d'empire : non fondée sur le droit, mais sur le non-retour.

Le fonctionnement interne des centres de redressement s'organisait selon un régime d'exploitation maximale, combinant l'épuisement physique, l'effacement identitaire et la terreur disciplinaire. La journée commençait bien avant l'aube, dans l'obscurité encore froide des couloirs extérieurs, rythmée par des sirènes métalliques et des ordres criés. Les détenus travaillaient en moyenne seize à dix-huit heures par jour, répartis par groupes mobiles, sans rotation, sans repos. Les pauses étaient aléatoires, souvent suspendues à des considérations punitives. Les repas, rares et calorifiquement insuffisants, servaient moins à nourrir qu'à hiérarchiser les comportements – récompenses ou privations selon les critères du moment. Les registres conservés – partiels, souvent cryptés, rédigés dans une langue administrative volontairement opaque – indiquent qu'au cours de l'année 1987, au moins 11 400 détenus moururent dans ces camps. Les causes officielles, inscrites dans les fiches de décès, se répartissaient en deux catégories : pertes naturelles (épuisement, infection, suicide déclaré) et incidents disciplinaires (tentatives de fuite, désobéissance, refus d'obtempérer). Aucune mention d'homicide, ni de maltraitance. Le vocabulaire lui-même, standardisé par le Commissariat au Salut Impérial, avait été pensé pour neutraliser la perception morale des actes. On ne tuait pas ; on régulait.

Les cadavres étaient enterrés rapidement dans des fosses collectives, creusées en périphérie immédiate des enceintes. Aucun rituel. Aucun nom. Aucun témoin, sinon les autres détenus, requis pour cette tâche et exécutés parfois dans la foulée, pour « contamination émotionnelle ». L'odeur persistante, les cris transportés par le vent, la présence régulière de convois funéraires sans escorte étaient visibles depuis les hameaux voisins. Mais le régime ne cherchait pas à dissimuler. L'horreur elle-même avait valeur pédagogique. Elle rappelait ce qu'était désormais l'Empire : une souveraineté fondée sur la désintégration visible des corps indésirables.

Noroyo Yikada, dans une série de notes internes, insista sur la nécessité de maintenir ces installations à proximité des centres urbains. Non pour des raisons logistiques, mais symboliques. Il fallait que les citoyens perçoivent – même à distance – le coût de la dissidence. Dans une note adressée au Baron Célice en octobre 1987, elle écrivait : « La visibilité partielle du châtiment constitue en soi un mécanisme de fidélisation. L'odeur d'un camp a une valeur intrinsèque forte. »

À la fin de l'année 1988, le réseau des camps autour d'Axis Mundis était devenu une structure stable, administrée, intégrée. Ce n'était plus un dispositif d'exception. C'était un pilier – logistique, idéologique, économique. Le redressement avait cessé d'être un prétexte. Il était devenu une modalité normale de gouvernement. Le triptyque Yikada – Célice – Crevier avait réussi à faire des marges de la capitale le cœur de la machine impériale. L'expansion du système vers les autres régions du Grand Kah ne fut pas décrétée : elle fut modélisée. Reproductibilité, standardisation, délégation. À partir de janvier 1989, plusieurs gouverneurs impériaux proposèrent spontanément des sites d'accueil. Certaines, pour prouver leur loyauté. D'autres, pour tirer profit du régime de sous-traitance administrative associé à ces structures. Le modèle impérial ne se diffusait plus par contrainte, mais par mimétisme. Ce moment – discret, mais décisif – scella la mutation du régime et la nature auto-réplicante de son modèle.


Résistance : coups d'éclat

Tandis que le réseau carcéral s'étendait autour des métropoles et que la souveraineté impériale se consolidait par la terreur et l'encampement, une autre dynamique – plus discrète, mais non moins déterminante – commençait à fissurer l'illusion d'un monopole total de la violence. Dans les zones montagneuses du sud-ouest, à la lisière de plusieurs anciennes préfectures autonomes, apparut une énième figure de résistance : le colonel Edgar Alvaro Maximus de Rivera, de la Garde Communale. Ce tacticien d'école lente, réputé pour sa rigueur doctrinale et sa loyauté indéfectible à la structure fédérale de l'Union, réapparut, non pas par proclamation, mais par impact. Au début de l’été 1987, une patrouille impériale fut embusquée à la sortie d'un tunnel ferroviaire désaffecté. Deux véhicules blindés détruits par charges détonantes. Aucun survivant, aucune revendication, mais une précision opérationnelle qui alarma immédiatement les responsables militaires impériaux locaux. D’autres attaques suivirent. Une ambuscade à l'intersection de deux routes militaires secondaires. Une station relais sabotée. Des câbles sectionnés à la pince thermique. Les troupes impériales arrivèrent trop tard, ne trouvèrent rien, sinon des symboles peints à la hâte sur un rocher – le blason effacé de l'Union, regravé au couteau.

Installé dans une zone escarpée des Cordillères orientales, difficile d'accès, Edgar Alvaro avait reconstitué un embryon de commandement : anciens officiers radiés, soldats repliés, techniciens militaires clandestins. Pas d'uniformes, pas de hiérarchie visible. Seulement des cellules mobiles, formées à l'évitement, aux frappes localisées, à la désorganisation logistique. Il ne s'agissait pas de reprendre un territoire, ni de proclamer une contre-autorité mais miner, d'interrompre et de forcer l'empire à répondre là où il ne voulait pas se montrer. Les routes furent les premières visées. Puis les dépôts de munitions périphériques, les antennes de liaison secondaire, les convois de carburant. Chaque opération était calibrée. Edgar Alvaro rejetait toute action gratuite. Aucun assaut contre les centres urbains. Aucun risque inutile. Il se tenait en lisière, dans une stratégie de soustraction offensive : rendre le coût du contrôle plus élevé que celui de l'abandon. Ses hommes ne laissaient rien derrière eux, sinon les preuves d'une capacité intacte à défier la junte.

À partir de novembre 1987, les attaques se multiplièrent. Le Commissariat à la Défense dut en référer à Kaname. Celui-ci, peu familier des combats non-linéaires, lança une contre-offensive d'envergure, mobilisant trois bataillons et plusieurs unités de la Garde mobile. Les premières semaines furent brutales : villages incendiés, civils déplacés, montagnes survolées en hélicoptère léger. Mais rien n'y fit. Edgar Alvaro disparaissait dans les reliefs, réapparaissait ailleurs, frappait à nouveau. Le régime dépensait de l'énergie, exposait ses forces, mais ne progressait pas. Dans les bulletins de situation, Kaname parlait succintement de « résurgence irrégulière ». Dans les notes internes de Célice, on évoquait un « chef sans centre ». Dans les transmissions interceptées, le nom d'Edgar Alvaro circulait, accompagné d'une autre rumeur : la Résistance avait désormais un nouveau bras armé, ce fut par le biais de communications interceptées sur les résistants groupés autour d’Alt Mikami, à l’Ouest du pays, apprirent l’existence de cette cellule.

Le régime, encore aveuglé par son propre lexique – camps, purification, normalisation – n'avait pas prévu ce retour du dissensus sous sa forme la plus tactique : la mobilité, l'évitement, l'intelligence du terrain. La montagne, jusque-là considérée comme un arrière-plan géographique, devenait un espace opérationnel essentiel dont Edgar Alvaro redessinait les contours et, pour la première fois, selon un rythme imposé par les résistants.

En parallèle, à Reaving, un autre visage de la résistance commençait à s'imposer avec une clarté croissante – non pas par les armes d'abord, mais par la structuration patiente d'un pouvoir clandestin. Celui de Zephreïne Argento. Une silhouette frêle, presque maladive, souvent vêtue d'un manteau trop grand, les pommettes saillantes, les gestes économes. Arrivée discrètement à l'automne 1987 dans la commune portuaire, à bord d'un cargo ouvrier venu de la côte paltoterrane, Argento n'était connue que de quelques cercles révolutionnaires extérieurs. Ancienne brigadière formée lors des guerres anti-coloniales d’Afarée, elle avait une sensibilité toute particulière aux questions de zeitgeist locaux. Ainsi elle identifia très rapidement les points névralgiques de la cité. Reaving, traumatisée par le siège de 1952–67, se tenait en permanence sur la ligne étroite entre défi et prudence. Argento n'en ignorait rien. Elle connaissait les lignes rouges implicites : pas d'attaque frontale, pas de provocation contre les puissances aleuciennes, pas de geste qui donnerait à la junte un prétexte d'intervention. Mais elle connaissait aussi, derrière la surface lisse des communiqués, la réalité des ruelles : des docks saturés d'anciens combattants, des ateliers tenus par des militants, des syndicats toujours armés, même silencieusement. En bonne révolutionnaire des brigades, elle savait parfaitement lire ce qui était implicitement disponible..

Elle approcha très vite les cadres intermédiaires de la Citizen Militia, l'organisation paramilitaire ouvrière la plus ancienne de la ville – structure légale, mais dotée d'une base insurrectionnelle profonde. Argento parlait peu de théorie, mais beaucoup d'organisation. Elle établit rapidement un programme simple : redistribution des armes, compartimentage des quartiers, reconstitution des relais radio, formation discrète au combat rapproché. Elle décrivait les escouades non comme des unités, mais comme des nœuds de circulation : matériel, consignes, informations. À la différence des tribuns traditionnels de Reaving, Argento cherchait avant tout à répartir les ressources disponibles, ne jugeant pas nécessaire de galvaniser une population déjà largement anti-fasciste. Son autorité se construisit sans vote, sans proclamation et sans affiches. Les rapports des quartiers commencèrent simplement à lui parvenir directement. Dans les entrepôts de transit, on réservait une pièce pour « la camarade ». Les messages codés, transmis par les anciennes chaînes syndicales, passaient désormais par elle. En moins de trois mois, la Militia se transforma. Les entraînements nocturnes devinrent réguliers. Les stocks furent déplacés, répartis par zone, indexés sur des signaux lumineux invisibles depuis les airs. Les jeunes ouvriers commencèrent à patrouiller de manière informelle, à la frontière entre légalité municipale et action préparée.

Argento, cependant, refusa toujours la centralisation et s’entoura d’une quantité importante d’hommes et femmes issus du rang. Elle n'imposa ni ne proposa de commandement unique et construisit plutôt une multiplicité de fronts potentiels – imaginant déjà la dispersion comme tactique de survie. Elle savait que l'empire frapperait vite, et sans nuance. Il ne fallait pas l'arrêter. Il fallait le perdre dans les rues.

Au début de l'année 1988, les premiers rapports impériaux firent mention d'« activité subversive persistante dans le district aleuciens », avec une crainte marquée et justifiée de la contamination des principaux ports du continent par ces activités.

Dans les montagnes à l’est, Edgar Alvaro Maximus de Rivera poursuivait sa guerre d'interruption. Dans les artères de Reaving, Argento instaurait une discipline de résistance. Deux modalités : la guérilla comme dissolution lente, la ville comme organe d'encerclement inversé. Le régime, conçu pour broyer, se découvrait désormais confronté à une opposition qui ne se livrait pas, mais qui mordait – au bon endroit, au bon moment.

Kaname déploya des unités supplémentaires vers le nord-ouest pour éviter toute « contamination révolutionnaire ». Les services secrets impériaux activèrent leurs réseaux à Reaving, sans succès visible, une quarantaine d’agents de la junte furent jugés et renvoyés sur le continent durant la seule année 1997. Yikada multiplia les circulaires internes, évoquant la nécessité de « contenir les processus mimétiques ». Mais rien n'y faisait. Le régime devait désormais affronter un double front – rural et urbain, visible et crypté, frontal et fragmentaire. Et si ces foyers restaient encore contenus, ils échappaient à la logique impériale, qui s’avéra en fait incapable de penser l’asymétrie.

Si ces résistances locales restaient encore gérables, leur persistance et leur détermination annonçaient déjà de nouveaux défis majeurs : l'autorité impériale, aussi brutale et systématique soit-elle, commençait désormais à faire face à une opposition organisée, capable de lui infliger des coups directs et humiliants, et prête à s'intensifier encore davantage.

À l'été 1988, Andrean Gabriel d'Alcyon, jusqu'ici exilé volontaire, choisit finalement de rentrer discrètement au Grand Kah. Sa réapparition, soigneusement orchestrée, ne tarda pourtant pas à susciter une vive inquiétude parmi les autorités impériales. Installé dans une élégante villa nichée sur les hauteurs verdoyantes des collines qui surplombent Ciudad Convention, d'Alcyon semblait vouloir renouer avant tout avec son travail littéraire. Dès son retour, il entreprit la rédaction d'un nouveau roman, sobrement intitulé Le Temps des Cendres, où l'on devinait aisément, derrière les intrigues subtiles et les personnages complexes, une critique à peine voilée du régime en place. Chaque matin, il se retirait dans son bureau spacieux, entouré de livres rares et de souvenirs rapportés de ses voyages, et travaillait pendant des heures, ne recevant que rarement des visiteurs. Derrière cette façade d'activité purement littéraire, les services impériaux n'étaient pas dupes : d'Alcyon entretenait toujours des liens discrets avec des milieux intellectuels, culturels, voire franchement radicaux. Il était de notoriété publique que, même s'il ne prenait pas ouvertement parti, de nombreux opposants clandestins voyaient en lui une figure intellectuelle capable de symboliser, sinon de guider, une résistance morale contre l'Empire.

Rapidement, le Commissariat au Salut Impérial décida donc de le placer sous une surveillance étroite mais discrète. Une équipe spéciale de la Section de protection impériale fut chargée d'observer en permanence sa villa, de noter chaque visiteur, d'enregistrer chacun de ses déplacements. Les informateurs infiltrés dans les cercles littéraires et culturels de la capitale furent sommés de rapporter précisément chacune de ses déclarations, chacun de ses gestes. Les notes confidentielles transmises à Yikada et Célice soulignaient l'ambiguïté du personnage : d'Alcyon recevait parfois des militants radicaux connus, des jeunes artistes contestataires, des intellectuels soupçonnés de sympathies communalistes. Cependant, rien ne prouvait jamais explicitement une implication directe dans les actions de résistance concrète. La prudence extrême de l'écrivain – conscient d'être surveillé – rendait toute accusation difficile à justifier.

Plus problématique encore pour le régime : sa notoriété. d'Alcyon restait une figure immensément populaire, tant auprès de l'élite intellectuelle du pays qu'auprès d'une large part de la population, qui appréciait ses romans largement diffusés malgré la censure officielle. Sa renommée dépassait même les frontières du Grand Kah : ses ouvrages circulaient partout dans le monde, et des milieux littéraires influents et même politiques dénonçaient régulièrement la répression dont il était victime.

C'était précisément cette popularité qui empêcha le régime impérial de prendre des mesures plus radicales à son encontre. Une arrestation ou une élimination aurait risqué de provoquer des réactions imprévisibles, tant à l'intérieur du pays qu'à l'étranger. La Cour impériale elle-même se divisait sur son cas : Yikada considérait d'Alcyon comme une menace potentielle à éliminer rapidement, Célice se montrait hésitant, conscient qu'un assassinat pourrait provoquer un mouvement de sympathie en sa faveur ; Sukaretto III, quant à lui, évitait soigneusement de s'exprimer ouvertement à son sujet. Ainsi, le régime choisit par défaut une voie intermédiaire : une surveillance permanente, une pression discrète mais constante, des tentatives répétées de censurer partiellement ses écrits. Malgré cela, d'Alcyon continuait imperturbablement son travail, publiant clandestinement des chapitres de son nouveau roman, qui circulaient ensuite dans les cercles de lecteurs clandestins.

Ce fut peut-être pour cette raison qu'il tenta, à l'automne, d'entrer en contact – indirectement – avec les deux foyers de résistance armée connus : le groupe d'Edgar Alvaro Maximus de Rivera dans les montagnes orientales, et celui d'Alt Mikami dans les réseaux clandestins de la zone ouest. Les médiateurs furent discrets, prudents. Mais l'échec fut net. Ni Alvaro ni Mikami ne donnèrent suite. Dans leurs cercles, d'Alcyon était perçu avec respect, mais aussi avec méfiance : trop littéraire, trop ambigu, trop extérieur au monde de l'action. Une incompréhension formelle – presque anthropologique – empêcha toute coordination. D'Alcyon ne s'en offusqua pas. Il nota, dans un carnet non daté : « Les actions les plus justes ne s'écrivent pas. Elles demandent d'être dites, faites. Je ferai. »

Sous la pression constante de la surveillance, la villa d'Alcyon devint un lieu étrange : un espace à la fois paisible et oppressant, où se croisaient quotidiennement espions impériaux, intellectuels discrets et militants radicaux prudents. L'auteur lui-même, conscient des risques qu'il courait, naviguait habilement entre prudence et provocation subtile, refusant toujours d'endosser publiquement le rôle de chef de file de la résistance, mais continuant à offrir, à travers son œuvre, une critique du régime impérial. Le retour d'Andrean Gabriel d'Alcyon au Grand Kah constituait pour l'Empire une source permanente de tension et d'incertitude : trop influent pour être éliminé, trop critique pour être toléré, l'écrivain vivait désormais sous surveillance constante, incarnant par son simple silence et ses écrits clandestins un défi majeur et permanent à l'autorité impériale.


Rôle incertain de Reaving

À Reaving, l'année 1988 s'ouvre dans l'indécision. Les discussions s'enchaînent interminablement dans les salles enfumées du Conseil communal, les débats s'épuisent, et pourtant, aucune orientation claire n'émerge. Depuis des mois déjà, les tensions internes s'intensifient au sein d'une administration hantée par le souvenir cuisant de la révolution de 1952. Au cœur des débats, une même inquiétude récurrente : celle d'une intervention étrangère – aleucienne, précisément – qui plane comme une ombre sur chaque délibération. Les rapports qui parviennent aux bureaux du Conseil renforcent d’ailleurs quotidiennement cette crainte : au large des côtes, des navires de guerre aleuciens sont régulièrement repérés, silhouettes lointaines mais menaçantes, gardant une distance prudente mais toujours présente, rappel permanent et volontaire du siège interminable que la ville avait subi plusieurs décennies auparavant. Pour beaucoup, cette surveillance étrangère est l'avant-goût d'un nouveau blocus, d'une intervention militaire imminente qui se dissimulerait derrière l'excuse habituelle : « stabilisation politique » ou « opération humanitaire ».

La ville elle-même reflète cette indécision : dans les quartiers ouvriers, la Citizen Militia se prépare activement, sous l'impulsion déterminée de Zephreïne Argento, multipliant entraînements nocturnes et distributions clandestines d'armes légères. Mais dans les quartiers centraux, parmi les élites intellectuelles et certains représentants municipaux modérés, l'ambiance est tout autre : on prône la prudence, on recommande la neutralité, on murmure même parfois l'idée d'une possible négociation avec les puissances aleuciennes afin d'éviter à tout prix un nouveau siège désastreux. On parlait de "zone tampon négociée", de "représentation syndicale transitoire", voire d'un protocole de désengagement coordonné sous supervision internationale. Certains allaient jusqu'à proposer une normalisation douce avec les forces impériales périphériques, en échange d'un maintien partiel de l'autonomie locale.

Ce clivage ne resta pas théorique. Il culmina brutalement fin 1988 lors de la proposition, déposée sans avertissement par un groupe d'élus ultra-modérés menés par le citoyen Genty, de transférer Zephreïne Argento vers une fonction extérieure de coordination « logistique », sous prétexte de « recentrage doctrinal de la Citizen Militia ». Les termes, volontairement technocratiques, cachaient mal la tentative d'exclusion. La proposition déclencha une onde de choc immédiate. Dans les heures qui suivirent, plusieurs sections de la Militia suspendirent toute collaboration avec le Conseil. Le syndicat des Docks vota une grève de solidarité. Les quartiers de Revachol et de Marsteel proclamèrent une mobilisation générale en défense de la « direction populaire de la Militia ». Un pamphlet circula – imprimé sur une vieille rotative syndicale – portant ce titre sans équivoque : "On ne déporte pas ceux qui protègent la ville." La crise fut telle que le Conseil dut suspendre ses activités pendant plusieurs jours. Des réunions informelles, tenues à huis clos entre délégués syndicaux et techniciens du Conseil, débouchèrent finalement sur un compromis verbal. Aucun document ne fut signé, mais une nouvelle formule fut intégrée aux débats officiels : « mobilisation coordonnée des forces vives dans une perspective de souveraineté urbaine défensive ». Elle signifiait, en langage clair, que la Militia conserverait son autonomie de fait.

Dans Le Communard, petit hebdomadaire issu des milieux intellectuels exilés, un chroniqueur communiste anonyme – identifié plus tard comme Nore Haska – publia un court texte, aussitôt reproduit dans les cercles militants de Heon-Kuang et du nord du Grand Kah :

« Reaving hésite, mais Reaving respire. Entre le conseil et la rue, entre les navires à l'horizon et les entrepôts clandestins, une ville se redresse. Argento n'a pas été déportée. Cela seul est un signe. Le peuple sait désormais où sont les mots vides et où sont les armes. L'histoire a changé de trottoir. Elle marche, casque sur le front, dans les rues de Marsteel. »

Ce texte, recopié à la main, diffusé par radiotranscripteurs, devint en quelques jours une pièce centrale de la propagande résistante. Il circula jusqu'aux collines du sud-est, où les groupes d'Edgar Alvaro Maximus de Rivera commencèrent à parler de Reaving comme d'un « second front dormant ».

C'est dans ce climat suspendu, saturé de débats non tranchés et de menaces latentes, que les premiers émissaires venus de Heon-Kuang arrivèrent discrètement à Reaving. Hommes et femmes au visage lisse, aux regards sobres, aux gestes lents, ils s'installèrent dans les arrière-salles de cafés encore tenus par des cercles syndicaux, dans des chambres anonymes au-dessus de vieilles pensions ferroviaires, ou dans des bureaux discrets du port intérieur – toujours en marge, comme pour ne pas alarmer les conseils communaux aleucien.

Leur mission, sans surprise, était de proposer un pacte formel d'alliance entre les deux grandes communes encore debout, Heon-Kuang et Reaving. Un pacte de solidarité et de coordination, destiné à rendre visible l'existence d'un front commun contre l'Empire. Mais leur stratégie n'était pas l'injonction. Patients, ils parlaient en chiffres et projection, logistique. Ils présentaient Heon-Kuang comme un bastion consolidé, disposant d'une flotte organisée, d'une milice disciplinée, d'une économie en excédent – capable de fournir armes, carburant, personnel, relais maritimes. Ils promettaient une coordination sans hégémonie.

Mais à Reaving, rien n'était simple. Le passé fonctionnait comme un filtre et chaque mot prononcé par les envoyés de Heon-Kuang était réentendu à travers le prisme de 1952, de 1958, de 1963, de 1967. Le blocus, la dislocation lente, les vivres rationnés, les bombardements d'intimidation, les promesses de soutien jamais arrivées. Alors on écoutait – avec respect, parfois avec gratitude – mais jamais sans distance. Chaque séance s'achevait par un renvoi : à la prochaine session, après concertation avec les commissions syndicales, dès que les conditions seront réunies. Dans les couloirs du Conseil, les arguments se dépliaient selon des lignes désormais ritualisées. Certains, partisans de l'autonomie absolue, redoutaient qu'un pacte explicite ne fournisse à l'Aleucie le prétexte rêvé pour une intervention « multilatérale ». D'autres, plus proches des milieux ouvriers, considéraient au contraire qu'un front solidaire structuré constituerait le seul véritable rempart face à une absorption lente, légitimée par la prudence même. Les votes n'avaient pas lieu. On y revenait, on reformulait. Enfin, on suspendait.

Pendant ce temps, dans les rues de Reaving, la vie quotidienne se fait de plus en plus tendue, nerveuse, presque fébrile. Les travailleurs des docks surveillent d'un œil anxieux l'horizon maritime, guettant les silhouettes des navires aleuciens. Les ouvriers des usines échangent des regards inquiets, préparés mentalement à un possible siège. Les pamphlets clandestins se multiplient, critiquant sans concession l'indécision chronique du Conseil communal. Ainsi, durant toute l'année 1988, Reaving demeure une ville suspendue, incapable de trancher définitivement entre résistance ouverte ou neutralité prudente. La menace étrangère, omniprésente et concrète, divise profondément la population et le pouvoir local, laissant la cité portuaire dans une attente crispée. En coulisses, les diplomates heon-kuangais poursuivent sans relâche leurs négociations secrètes, espérant encore convaincre Reaving de sortir de son immobilisme prudent pour rejoindre activement la lutte contre l'Empire. Mais la ville, hantée par son passé et effrayée par l'avenir, reste encore et toujours indécise, figée dans l'incertitude qui caractérise désormais toute sa politique intérieure.


Documents d'époque

Circulaire impériale confidentielle n°12

Commissariat Impérial au Salut
Division Centrale du Redressement Social


« À l'attention des chefs d'unités de la Sécurité Impériale, commandants de la Section de protection impériale et responsables régionaux du Commissariat

Suite à la directive impériale n°18-B portant sur la stabilisation politique du territoire kah-tanais, le Commissariat Impérial officialise par la présente la création immédiate de plusieurs « centres de redressement par le travail » autour d'Axis Mundis et des principales agglomérations.

Article 1 : Ces centres sont destinés à l'accueil et au traitement par le travail intensif des éléments suivants : suspects politiques, opposants déclarés ou potentiels, citoyens réfractaires à la conscription ou à l'idéologie impériale, ainsi que tous individus considérés comme nuisibles à l'ordre impérial.

Article 2 : Les détenus placés en centres de redressement sont soumis obligatoirement à un régime strict de travail forcé à finalité éducative. Toute résistance active ou passive est passible de sanctions disciplinaires immédiates. Les responsables des centres disposent d'une autorité absolue dans l'application des mesures de discipline.

Article 3 : Les décès survenus au sein des centres doivent être consignés sous le terme générique de « pertes naturelles » ou « incidents disciplinaires ». Aucune information détaillée ne devra circuler au-delà des services concernés.

Article 4 : Afin d'assurer la confidentialité absolue de cette opération, l'accès aux centres est interdit à tout observateur externe, civil ou étranger, sauf autorisation expresse du Commissariat Impérial.

Note additionnelle :
La présente circulaire est strictement confidentielle. Toute divulgation non autorisée sera considérée comme un acte de trahison envers l'Empire et entraînera une répression immédiate.

Pour l'ordre et la pérennité de l'Empire,
Noroyo Yikada, Commissaire impériale à la Sûreté  »


Extrait du témoignage anonyme recueilli en 1993 par la Commission d'Enquête sur les Installations Périphériques de Détention, dossier n° AR-41/87 – camp de redressement Itzel-Appac :

« Il [Célice] est arrivé dans l'après-midi. Aucun bruit avant. Aucun convoi. Juste deux silhouettes à l'entrée, et puis le silence. Les gardes se sont figés quand ils l'ont vu. Nous, on n'avait pas le droit de lever la tête, mais on sentait tout. Il ne regardait pas les installations. Il regardait les corps. Le nôtre, je crois. Il s'est arrêté devant les cellules du Bloc C. Il a demandé un détenu. Pas un nom. Un profil. "Quelqu'un qui parle encore." On lui a amené Orvas, un ancien instituteur. Célice l'a observé parler. Il ne disait rien, mais il regardait comment la bouche bougeait. Après, il a demandé à voir une séance d'interrogatoire. Ils ont ramené Kira, une ouvrière des docks. Elle ne criait pas. Il a pris des notes. Il ne regardait pas les coups. Il notait les silences. Où ils apparaissaient. Combien de temps. Il a juste dit, à un moment : "Trop de pause entre le troisième et le quatrième mot." Puis il est reparti. Je crois que personne n'a osé respirer avant qu'il ait franchi le portail. »

CHAPITRE 4

1988‑1990 : Fractures internes, illusions de sursaut et renforcement de la Résistance


Le régime sous tension

Vers la fin de l'année 1988, les façades impérieuses et désormais bien silencieuses du palais d'Axis Mundis ne parvenaient plus à masquer les fissures qui parcouraient l'autorité impériale. Si, à l'extérieur, l'appareil répressif continuait son œuvre méthodique, à l'intérieur, la cohésion du régime commençait à s'effriter en profondeur sous le poids conjugué de ses contradictions internes et de la pression insidieuse exercée par une Résistance multipliant les escarmouches et les actes de sabotage. L'illusion d'un pouvoir monolithique se craquelait.

Le doute s'insinuait au sommet. L'empereur lui-même, Sukaretto III, naguère figure hiératique et distante, laissait désormais transparaître, selon les rares témoignages de son cercle intime, une nervosité inhabituelle. Lors de réunions privées tenues tard dans la nuit, dans son bureau surchargé de cartes d'état-major obsolètes, il évoquait à demi-mot, entre deux accès de colère contre l'incompétence supposée de ses subordonnés, des doutes sur la solidité réelle de son pouvoir.. Les rapports alarmants s'accumulaient : attaques incessantes des maquis d'Edgar Alvaro dans les provinces du sud-Est, succès logistiques de contrebandiers ravitaillant les poches de résistance côtières, incertitudes persistantes à Reaving où le Conseil communal maintenait une ambiguïté calculée, menaces ouvertes de Heon-Kuang dont la radio pirate diffusait désormais jusque dans certains quartiers de Lac-Rouge. L'Empire, qui se voulait au centre d'un ordre restauré, semblait chaque jour davantage encerclé par une résistance insaisissable, polymorphe, capable de frapper et de disparaître dans les plis d'un territoire qu'il ne contrôlait qu'en surface. Des anecdotes rapportent que Sukaretto développa notamment une obsession pour le groupe quasi inconnu des Comités de San Pellar opérant dans les Plateaux Fracturés, exigeant des rapports quotidiens sur leurs activités pourtant mineures, signe latent d’une perception de plus en plus déformée de la menace réelle.

Cette anxiété du souverain contamina rapidement la cour elle-même, microcosme déjà saturé de rivalités et de méfiances. Les rumeurs les plus alarmistes circulaient désormais avec une rapidité déconcertante dans les couloirs déserts du Palais. Parmi ces rumeurs, une en particulier tourmentait profondément l'Impératrice Héloïse Ière : celle, persistante, d'une liaison secrète entre Noroyo Yikada et Sukaretto III. « Yikada partage plus que le pouvoir avec l'Empereur », avait-on tendance à dire dans les cercles restreints de la haute noblesse et des proches du pouvoir. Aucune preuve tangible ne vint jamais étayer ces dires, mais le simple soupçon suffisait à empoisonner les relations déjà glaciales entre l’impératrice et la puissante Commissaire. Chaque regard, chaque sourire discret échangé entre Yikada et l'empereur lors des cérémonies officielles ou des repas de travail était interprété par Héloïse comme une possible humiliation supplémentaire, renforçant son sentiment d'isolement et son anxiété face à l'avenir de sa fille, Rai. Cette rivalité eut probablement pour effet d’affaiblir encore un peu plus la ligne pragmatique déjà très minoritaire au sein de la cour, du fait de l’impossibilité qu’avaient ses principaux avocats à coopérer ouvertement.

Parallèlement, une confrontation idéologique et stratégique ouverte s’étendait cœur même de l'appareil d'État. Elle opposait deux visions radicalement incompatibles de l'avenir impérial. D'un côté, Crevier, le responsable suprême de la propagande et maître des Camelots Impériaux, prônait des politiques tenant d’un fascisme révolutionnaire brutal et sans compromis. Dans des mémorandums internes de plus en plus virulents, il insistait sur la nécessité d'un État impérial fort, centralisé, fondé sur une idéologie nationale fascisante ("le sang et le sol du Kah retrouvé") claire et impitoyable. Pour lui, tout compromis, toute hésitation face à la Résistance ou aux critiques internationales, constituait une faiblesse intolérable, une trahison. De même, il trouvait l’absence de corpus idéologique clair difficile pour les organes du gouvernement. Face à lui, Léo Nodvomir, le discret mais influent architecte des opérations clandestines et figure de proue de la faction synarchiste, promouvait une approche différente. Considérant l'Empire actuel comme une simple étape transitoire, il œuvrait, avec ses réseaux, à l'avènement d'un État synarchiste absolu, technocratique et post-national, dirigé par une élite « gnostique ». Le caractère abscons de cette idéologie n’enlevait rien à son aspect tangible, ce qui en fait de fait la seule cible pleinement caractérisée des coups de sang de Crevier. Leurs affrontements feutrés lors des conseils impériaux, dégénéraient souvent en altercations violentes en coulisse. Un aide de camp rapporta avoir entendu, après une réunion particulièrement tendue fin 1988, Crevier hurler à Nodvomir : « Vos abstractions tueront l'Empire avant même que les terroristes n'y parviennent ! ». Sukaretto III, informé de ces tensions, assistait à ces débats en silence, assez peu désireux d'arbitrer clairement, ajoutant par son indécision à la confusion grandissante. On peut cependant affirmer que l’empereur aurait pu trancher en écartant certains de ses proches du pouvoir. Il semble que la confusion idéologique servait cependant à renforcer son pouvoir en empêchant l’émergence de pôles d’influence clairement dessinés au sein de son gouvernement.

Cette crise latente n'épargnait pas l'institution militaire. Le Colonel Kaname, commandant suprême des forces impériales, vivait son humiliation la plus profonde depuis le "Camouflet de Chan Chimu", sur lequel nous reviendrons. Le sabotage naval audacieux, orchestré et mené en personne par d'Andrean Gabriel d'Alcyon, avait non seulement détruit un bâtiment majeur de la marine impériale mais l’avait aussi ridiculisé en exposant son impuissance. Des témoins décrivent Kaname, habituellement stoïque, recevoir les principaux amiraux de la flotte pour les limoger les uns après les autres. Humilié publiquement devant l'état-major par ses rivaux à la cour, il réagit par une fuite en avant : il exigea désormais davantage de moyens, des levées de troupes supplémentaires, et surtout, une politique de répression intensifiée et sans discernement contre la population civile des zones jugées « perméables » à la Résistance. Sa note au Commissariat à la Sûreté, datée d'octobre 1989, parlait de la nécessité de « drainer la mer pour attraper le poisson », justifiant le ciblage des infrastructures civiles (greniers, routes secondaires, dispensaires) soupçonnées de soutenir indirectement les maquis.

Face à cette demande d'escalade, Noroyo Yikada et le Baron Célice, bien que parfaitement lucides sur l'urgence de la situation et la nécessité d'écraser la Résistance, hésitèrent un temps. Vraisemblablement moins par scrupule moral – quoi que des débats existent et doivent être pris en compte concernant la posture de la commissaire Yikada – que par calcul stratégique et crainte d'une perte de contrôle. Yikada, dans une note interne, qualifiait la stratégie de Kaname de « thérapeutique du désespoir », coûteuse en ressources et potentiellement contre-productive. Célice, quant à lui, voyait d'un mauvais œil une implication accrue de l'armée régulière dans des opérations de contre-insurrection qui empiétaient sur les prérogatives de sa Section de Sécurité. Cependant, face à l'insistance de Kaname et à la multiplication des succès de la Résistance, ils finirent par céder. À l'automne 1989, par une série de décrets non publiés mais dont les effets furent immédiatement visibles sur le terrain, la répression impériale entra dans une nouvelle phase, plus brutale encore : multiplication des rafles massives dans les quartiers périphériques, légalisation des exécutions publiques, et surtout généralisation et systématisation des camps de travail forcé, dont le rendement devenait un objectif prioritaire. Le régime impérial, déstabilisé et en proie aux luttes intestines, cherchait dans l'intensification de la terreur un moyen de restaurer une autorité qui lui échappait.

C'est dans ce contexte de crise aiguë qu'Aldous Sukaretto, après plusieurs mois passés à naviguer les intrigues des salons impériaux, distillant ses prédictions ambivalentes sur le destin du régime, quitta subitement la Cour. Lassé, disait-il, par les jeux de pouvoir stériles, irrité par l'atmosphère étouffante de méfiance généralisée et peut-être conscient de devenir lui-même une cible, il annonça sans préavis, à l'hiver 1989, son retour en Westalia. Cet exil, présenté comme volontaire, fut immédiatement perçu par la Cour comme une provocation à demi-mot, un désaveu inacceptable de la légitimité de Sukaretto III. En Westalia, loin de se retirer de la scène politique, Aldous fonda rapidement un "Cercle Monarchiste". Regroupant une faction hétéroclite d'aristocrates exilés, d'anciens hauts fonctionnaires impériaux tombés en disgrâce, et quelques intellectuels royalistes étrangers, ce cercle devint, depuis l'élégante villa où Aldous présidait ses réunions, une plateforme de soutien ambivalent au régime. Entre discours nostalgiques sur la grandeur passée et sessions de prédictions oraculaires sur la chute imminente d’un régime « juste » on y dénonçait, avec une subtilité calculée, l'incohérence stratégique et la brutalité « contre-productive » du régime d'Axis Mundis, préparant ainsi, intellectuellement et politiquement, le terrain pour une hypothétique restauration monarchique « authentique » sous l'égide d'Aldous lui-même.


Face-à-face Célice–Yikada : tensions autour du budget et des méthodes

La période charnière de 1988 à 1990 vit donc l'Empire entrer dans une phase de décomposition avancée. Clairement fragilisé, il était désormais divisé profondément en son cœur même : un Empereur isolé dans ses doutes obsessionnels ; une Impératrice consumée par ses craintes et son impuissance ; des factions idéologiques enfermées dans une lutte à mort ; un chef militaire humilié et vindicatif ; les architectes de la terreur acculés à une escalade répressive qu'ils savaient potentiellement contre-productive ; et un prétendant alternatif contestant depuis l'extérieur la légitimité même du pouvoir sous sa forme actuelle. Autant de fractures internes, de contradictions profondes qui, lentement mais sûrement, rongeaient les fondations du régime et affaiblissaient irrémédiablement sa capacité de réponse, préparant ainsi, sans que ses dirigeants ne veuillent le voir, l'essor irrésistible et bientôt décisif des mouvements de résistance. La perte, ou plutôt l’absence fondamentale, de cohérence interne était devenue la vulnérabilité majeure de l'Empire.

Durant l'hiver rigoureux de 1989, alors que les premières neiges saupoudraient les miradors des camps spéciaux d'extermination qui encerclaient désormais la capitale impériale, une tension sourde mais palpable s'installe au cœur même de l'appareil répressif. Une série de réunions privées, tenues le plus souvent dans le bureau austère et méticuleusement ordonné de Noroyo Yikada au Commissariat Impérial au Salut – un contraste saisissant avec l'atmosphère chargée de fumée de cigare et d'impatience qui régnait, disait-on, dans l'antichambre de Célice – opposa discrètement mais fermement les deux principaux maîtres d'œuvre de la terreur. Ces figures, Noroyo Yikada et le Baron Célice, bien qu'entièrement dévouées à la même finalité glaçante – l'anéantissement méthodique et total de toute opposition, réelle ou supposée – achoppaient sur des questions d'une nature presque prosaïque : l'allocation des budgets et l'évaluation de l'efficacité réelle des méthodes employées sur le terrain.

Le Baron Célice, dont les apparitions publiques se faisaient rares mais dont l'ombre planait sur chaque disparition inexpliquée, exprimait une frustration grandissante. Ses collaborateurs les plus proches rapportèrent, lors d'enquêtes ultérieures, ses plaintes régulières concernant le « manque chronique » de moyens accordés à la Section de protection impériale. Pour Célice, dont la vision de l'efficacité reposait sur la rapidité, l'ubiquité et une certaine théâtralité de la violence, la bureaucratie méthodique et méticuleuse de Yikada représentait une entrave, une « strangulation administrative » à la pleine réalisation de la politique d'extermination qu'il avait lui-même conçue. Ses demandes, transmises par notes laconiques ou lors d'échanges tendus, étaient précises : un accès sans entrave aux registres de conscription pour identifier de nouvelles cibles, des effectifs doublés pour les équipes d'enlèvement nocturnes, l'acquisition de matériel d'interrogatoire plus sophistiqué (il aurait mentionné des dispositifs de « fragmentation sensorielle » développés par des techniciens drovoskiens), et surtout, une extension immédiate et massive du réseau des camps pour « traiter » – le terme est de lui – les milliers de détenus qui, selon les estimations de ses services, s'accumulaient encore dans des centres de transit improvisés. Il aurait comparé, lors d'une conversation privée, l'approche de Yikada à celle d'un « comptable cherchant à optimiser le coût unitaire de chaque cadavre », incapable de saisir l'urgence existentielle face aux succès croissants de la Résistance.

Noroyo Yikada opposait systématiquement ce qu'elle nommait, dans ses propres notes personnelles, une « nécessaire rationalité budgétaire ». Conservées fragmentairement, ces notes, rédigées d'une écriture élégante et riche en fioriture témoignent de sa perspective : elle y déplorait le « gaspillage inutile » et le risque de « désordre opérationnel » inhérents à l'approche jugée impulsive et parfois « esthétisante » du Baron. Yikada, en technocrate implacable désormais vouée l'anéantissement, défendait une gestion d'une rigueur comptable quasi obsessionnelle. Chaque dépense devait être justifiée par un ratio précis, chaque opération – qu'il s'agisse d'une vague d'arrestations, de l'ouverture d'un nouveau secteur de camp ou de l'élimination d'un groupe spécifique – devait présenter un « rendement optimal » quantifiable, non seulement en termes de liquidation physique, mais aussi d'efficacité politique en termes de contrôle de la population et de terreur psychologique (qu’elle qualifiait « effet de sidération contrôlée »). Pour elle, l'intensification désordonnée prônée par Célice comportait un risque inacceptable de chaos administratif, d'éparpillement des ressources critiques – hommes de confiance, matériel spécialisé –, voire d'incidents majeurs – révoltes dans les camps, fuites d'informations – qui auraient pu nuire à la stabilité globale du système répressif. Elle privilégiait une croissance planifiée, sectorisée, où chaque étape était validée par des rapports chiffrés. Une approche qui s’accordait assez mal avec les enjeux de discrétion et d’improvisation voulus par les architectes de la Section de Sécurité.

Malgré ces tensions récurrentes, palpables lors de leurs nombreuses rencontres directes – décrites par Célestin-Marin Sukaretto comme des « échanges de chiffres entre deux glaciers » –, les deux responsables demeuraient liés par la conscience aiguë d'une nécessité commune : l'écrasement total de l'opposition, condition sine qua non de la survie du régime, quel qu'en soit le coût humain ou moral. Cette entente de principe reposait sur une interdépendance fonctionnelle. Dans une conversation tenue près de Sukaretto III et notée par ses secrétaires personnels, Yikada admettait avec lassitude que malgré leurs désaccords tactiques profonds, l'efficacité brutale de Célice sur le terrain restait indispensable à la réussite finale. Le Baron, de son côté, reconnaissait en privé, non sans une certaine que sans le soutien administratif implacable et l'accès aux ressources centralisées par le Commissariat de Yikada, ses propres actions, aussi décisives fussent-elles, n'auraient jamais pu atteindre une telle échelle systémique. Lors d’une discussion tenue avec Bario Vidal, il admit même avoir une certaine admiration pour cette « fonctionnaire terne mais essentielle ».

Ainsi, au fil des semaines et des réunions tendues de l'hiver 1989 et du début 1990, une sorte de compromis opérationnel s'établit silencieusement entre eux. Il ne fut jamais formalisé par écrit, mais se traduisit par des ajustements concrets sur le terrain. Yikada accepta d'accorder, par phases successives et conditionnées à des rapports d'étape, une augmentation progressive des moyens matériels et humains alloués à la Section de Sécurité. Des livraisons discrètes de matériel arrivèrent ; des quotas de transfert vers les camps furent revus à la hausse. Mais ces concessions étaient assorties d'un contrôle administratif renforcé : audits inopinés des centres de détention, mise en place de protocoles de reporting plus stricts, affectation d'officiers de liaison directement rattachés au Commissariat. Célice, en retour, consentit à « rationaliser » certaines de ses méthodes les plus erratiques, acceptant une coordination plus étroite avec les services logistiques de Yikada pour l'acheminement des détenus et la gestion des « produits finis », selon l'euphémisme glaçant utilisé dans certains documents. L’univers concentrationnaire profita de cette rationalisation pour phagocyter une part toujours plus importante du fonctionnement gouvernemental, au détriment des aspects plus civils qui étaient généralement laissés à l’initiative de gouverneurs régionaux de plus en plus dépassés.

Cette convergence froide et cynique, née moins d'un accord que d'une nécessité mutuelle face à l'urgence, permit finalement au régime de stabiliser, voire d'optimiser, son système répressif à partir du printemps 1990. La machine d'extermination fonctionnait désormais à plein régime, atteignant une efficacité terrifiante : les camps spéciaux tournaient à pleine capacité, les exécutions étaient soigneusement planifiées, documentées et budgétées comme autant d’opérations administratives, chaque victime devenant une donnée statistique dans les registres tenus par les sections dédiées du Commissariat impérial, chaque disparition un acte validé par Célice ou ses hommes de confiance. Derrière leurs divergences de méthode et leurs rivalités personnelles, les deux architectes de la terreur avaient atteint un terrible équilibre fonctionnel. Leurs deux visions, principalement intéressées par le contrôle bureaucratique, l'autre par la nécessité d’élimination physique, s'étaient rejointes dans une complémentarité efficace, unies par un seul objectif clair et désormais poursuivi avec une synergie certaine : l'anéantissement systématique, total et définitif de toute forme d'opposition, perçue comme l'unique garantie de survie d'un régime impérial pourtant déjà moribond.


Heon-Kuang, Reaving et bis repetita

À Reaving, alors que l'année 1989 tirait à sa fin sous un ciel bas et chargé de pluie froide, l'anxiété collective, longtemps contenue, atteignit un paroxysme tangible. La cause en était la présence de plus en plus insistante, presque ostentatoire, de navires de guerre de la coalition évoluant juste à la lisière des eaux territoriales de la commune. Depuis le mois d'août, les observations s'étaient multipliées : silhouettes grises indistinctes dans la brume matinale, feux de position perçus la nuit comme des yeux scrutateurs à l'horizon, parfois même, selon les rapports inquiets des pêcheurs dont les zones de travail se trouvaient réduites, l'écho lointain et métallique d'un sonar actif. Ces présences maritimes constantes, bien que n'ayant jamais franchi la ligne de manière explicitement menaçante, ne laissaient guère de doute, dans le contexte de la crise impériale continentale, sur les intentions latentes des puissances aleuciennes voisines : la possibilité d'une intervention militaire imminente, sous le prétexte désormais classique de « stabilisation régionale » ou de « sécurisation des routes maritimes », afin de neutraliser le chaos perçu dans les anciennes zones d’influence communale. La mémoire collective, encore vive, superposait inévitablement ces silhouettes modernes à celles, plus anciennes, des navires qui avaient imposé le siège interminable de 1952-1967.

Dans les couloirs lambrissés mais à l’ambiance désormais électrique du Conseil communal, cette menace à la fois diffuse et imminente devint l'unique sujet d'un débat virulent et quasi permanent. Les archives du Conseil témoignent de séances extraordinaires s'enchaînant sans interruption, parfois jusque tard dans la nuit, dans la salle principale, surchauffées, où l'air était lourd d'urgence et de récriminations. Le spectre du siège passé planait sur chaque intervention. La population elle-même, loin d'être unie, se fracturait profondément sur l'attitude à adopter, reproduisant les clivages qui traversaient le Conseil. Les discussions enflammées des assemblées locales débordaient dans les rues, les ateliers, les docks et, à quelques occasions, la grande salle du conseil qui fut forcé à recevoir plusieurs délégations impromptues de conseils ou de syndicats.

D'un côté, un courant modéré, dont l'influence reposait largement sur l'appareil administratif hérité et sur une partie des anciens cadres syndicaux, plaidait pour une neutralité vigilante. Menés par des figures comme l'ancien maire adjoint Elias Martus – dont la famille avait perdu plusieurs membres lors des bombardements de 1958 –, ces partisans de la prudence affirmaient avec force que toute résistance ouverte, toute alliance militaire explicite, serait interprétée par l'Aleucie comme une provocation intolérable, justifiant une intervention étrangère qui serait, cette fois, dévastatrice. « Avons-nous oublié le goût des rations de survie ? Le silence des ports bloqués ? », aurait lancé Martus lors d'une séance particulièrement houleuse, selon les minutes officielles. Pour lui et ses semblables, la seule voie raisonnable résidait dans une tentative de négociation discrète avec les autorités aleuciennes, visant à obtenir des garanties de non-intervention en échange d'une neutralité stricte et vérifiable, quitte à prendre ses distances avec la Résistance continentale.

Face à eux, les voix radicales gagnaient chaque jour en vigueur et en assurance. Galvanisées par les succès récents de la résistance sur le continent et par l'exemple de Heon-Kuang, elles se regroupaient autour de la figure désormais centrale de Zephreïne Argento et des cadres les plus jeunes de la Citizen Militia. S'y ajoutait un nombre croissant de syndicalistes issus des industries portuaires et métallurgiques, moins marqués par le souvenir direct du siège et plus sensibles à la rhétorique de la solidarité communaliste. Ces partisans de la résistance active affirmaient, au contraire, que seule une démonstration claire de force et de détermination – appuyée par une alliance militaire ouverte avec Heon-Kuang et un soutien sans faille à la résistance continentale dont on identifiait désormais clairement les leaders – pourrait réellement dissuader l'Aleucie d'intervenir. Ils accusaient ouvertement les modérés, dont ils qualifiaient la prudence d’excessive, d'encourager une forme de soumission implicite à « l'impérialisme aleucien », sacrifiant les idéaux communalistes sur l'autel d'une sécurité à laquelle ils ne croyaient pas. « La neutralité face au tyran est une complicité ! » pouvait-on lire sur des tracts manuscrits circulant dans les quartiers ouvriers, reprenant un vieux slogan de la période smithienne. La demande d'une alliance formelle avec Heon-Kuang devenait leur principal mot d'ordre.

Ainsi, en cette fin d'année 1989, Reaving se trouvait prise dans un étau. Menacée de l'extérieur par une puissance ambiguë, elle était paralysée de l'intérieur par une division profonde qui reflétait son histoire traumatique. Incapable de trancher entre la prudence née de la mémoire et l'audace inspirée par la solidarité, la commune portuaire vivait dans une attente fébrile, suspendue entre la crainte d'une répétition du passé et l'appel incertain d'un avenir solidaire mais périlleux. Le Conseil restait en session quasi permanente, mais aucune décision claire ne parvenait à émerger, laissant la ville dans un état d'urgence larvé et d'incertitude stratégique maximale.

Tandis que le débat interne paralysait Reaving, les autorités de la Commune souveraine de Heon-Kuang, depuis leur bastion oriental, suivaient la situation avec une attention soutenue et une inquiétude croissante. Les canaux diplomatiques parallèles, maintenus avec difficulté via des relais neutres à Nazum, leur transmettaient l'écho des délibérations infructueuses du Conseil communal reavien et confirmaient l'intensification de la présence navale aleucienne. Conscients de l'enjeu stratégique majeur que représentait la commune portuaire – verrou occidental essentiel et potentiel point d'appui logistique vital pour la Résistance continentale – les dirigeants heon-kuangais comprirent que l'immobilisme de Reaving menaçait l'équilibre précaire de l'ensemble de la lutte kah-tanaise.

Après une série de consultations internes rapides mais intenses au sein de leur propre Conseil Général, la décision fut prise d'agir avec une audace calculée. Dès les premiers jours de l'année 1990, une nouvelle délégation diplomatique heon-kuangaise, dont la venue fut gardée secrète jusqu'au dernier moment pour éviter toute fuite vers l'Aleucie ou les services impériaux, arriva à Reaving. Composée, selon les archives fragmentaires qui nous sont parvenues, d’Hiroko Makasume, un ancien officier de marine respecté et Shigeru Norton et Aliénor Ishiba de deux juristes spécialisés dans les traités inter-communaux, la délégation fut reçue non pas dans les salons officiels du Conseil, mais dans une salle de réunion anonyme du Hall des Syndicats, lieu symbolique pour la base militante de la ville. Le message qu'ils portaient était clair et sans équivoque : Heon-Kuang offrait désormais à Reaving une alliance militaire concrète et immédiate. Une flotte moderne et aguerrie, composée de plusieurs frégates rapides et de corvettes lance-missiles issues des chantiers navals nazumiens récemment modernisés, se tenait prête à intervenir sans délai pour défendre les eaux territoriales de Reaving contre toute tentative d'incursion ou d'intervention aleucienne. L'offre comprenait également une coordination des renseignements et un soutien logistique naval. Si on avait peu de doute quant à l’incapacité de la cité Jardin à réellement résister à une invasion de la coalition, on estimait que sa capacité à rendre cette invasion coûteuse suffirait à la dissuader.

L'annonce de cette proposition formelle, bien que faite dans un cadre restreint, se répandit rapidement au sein des différentes factions du Conseil et des cercles militants, modifiant profondément et quasi instantanément l'équilibre du débat interne. Les partisans de la résistance active, menés par Argento et les syndicalistes radicaux, furent galvanisés. Ils virent dans ce soutien concret et attendu de Heon-Kuang la validation de leur stratégie offensive et solidaire, la preuve tangible qu'une résistance déterminée était non seulement une nécessité morale, mais concrètement réalisable. Le discours de la prudence semblait soudain relever de la pusillanimité face à cette main tendue. Les modérés, en revanche, bien que reconnaissant l'importance de l'offre, exprimèrent une inquiétude accrue. L'intervention directe d'une flotte heon-kuangaise, argumentaient-ils lors de séances encore plus tendues, ne risquait-elle pas, précisément, de fournir à l'Aleucie le casus belli qu'elle semblait attendre ? Ne transformait-elle pas Reaving en première ligne d'un conflit élargi ? La hantise d'une escalade majeure, d'une riposte aleucienne massive contre le port et ses infrastructures vitales, alimentait leurs réticences. Les affrontements politiques internes gagnèrent encore en âpreté, frôlant parfois la rupture physique.
Cependant, en coulisses, l'initiative heon-kuangaise ne se limitait pas à cette seule offre militaire. Conscients que la survie de Reaving – et par extension, de la résistance – ne se jouait pas uniquement sur le plan naval, les diplomates de Heon-Kuang avaient simultanément engagé une offensive diplomatique et idéologique parallèle de grande envergure. Des émissaires discrets mais bien informés, souvent issus des réseaux commerciaux ou académiques préexistants, furent dépêchés auprès des chancelleries clés en Eurysie, à Nazum, et même, via des canaux non officiels, au sein de certains cercles influents en Aleucie. Leur mission : isoler politiquement la Junte Impériale de Sukaretto III en révélant patiemment, preuves documentées à l'appui – photographies des camps obtenues clandestinement, témoignages de réfugiés accueillis à Heon-Kuang, analyses juridiques des décrets impériaux –, l'ampleur et la nature systémique des atrocités commises. Ils s'attachèrent à démontrer que le régime impérial n'était pas un facteur de stabilisation mais une source de chaos et de barbarie. Cette campagne silencieuse mais acharnée commença, lentement, à porter ses fruits. Au début de 1990, plusieurs gouvernements eurysiens importants, jusque-là prudemment neutres, firent savoir par voie diplomatique indirecte qu'ils réduisaient leurs contacts avec Axis Mundis. Plus significatif encore, certaines voix au sein même de l'appareil politique aleucien, sensibles aux arguments heon-kuangais et peut-être soucieuses d'éviter un enlisement militaire coûteux, commencèrent à plaider pour une « neutralité renforcée ».

L'effet combiné de ces deux stratégies heon-kuangaises eut un effet décisif sur la politique de Reaving. La perspective d'une solidarité internationale naissante, même limitée, conjuguée au soutien militaire explicite et crédible offert par Heon-Kuang, modifia lentement mais sûrement les rapports de force internes. La rhétorique de l'isolement total et de la prudence absolue perdit de sa force. Progressivement, au sein du Conseil communal, une majorité, certes encore prudente mais désormais déterminée, se dessina : Reaving devait sortir de son immobilisme, afficher clairement sa solidarité stratégique avec Heon-Kuang, et se préparer concrètement à résister, assumant le risque d'une confrontation militaire, qu'elle vienne de l'Aleucie ou de l’Empire. Les modérés, bien que toujours réticents et divisés, commencèrent à accepter cette orientation comme inévitable, voire comme la moins risquée à long terme face à l'alternative d'un isolement potentiellement fatal.

Ainsi, au printemps 1990, après plusieurs semaines d'ultimes délibérations tendues et la rédaction minutieuse des clauses protocolaires, le Conseil communal de Reaving ratifia finalement l'accord officiel de défense mutuelle avec la Commune souveraine de Heon-Kuang. Dès lors, les événements s'accélérèrent. La flotte heon-kuangaise, parfaitement équipée et commandée par des officiers dont l'expérience avait été forgée dans les confrontations passées du temps de la troisième confédération, prit ostensiblement position à l'entrée du port de Reaving. Le spectacle inédit de ces navires modernes, arborant les couleurs communalistes aux côtés des patrouilleurs vieillissants de la milice maritime reavienne, constituait un message non équivoque adressé tant à l'Aleucie qu'à l'Empire. La dissuasion fonctionna : les navires de guerre aleuciens, désormais confrontés à un obstacle militaire réel et à un coût politique potentiellement élevé en cas d'agression, se maintinrent prudemment à distance, n'osant plus franchir le seuil qui les entraînerait dans un conflit direct, aux conséquences incertaines et coûteuses.

Cette alliance formelle, renforcée par l'efficacité croissante de la bataille diplomatique menée par Heon-Kuang sur la scène internationale, contribua ainsi de manière décisive à isoler davantage un Empire impérial déjà fragilisé. À Reaving même, bien que la menace aleucienne persistât comme une ombre à l'horizon, un espoir timide mais réel renaissait. La commune portuaire savait désormais qu'elle n'était plus seule face au péril. La solidarité stratégique avec Heon-Kuang, désormais actée et visible, associée à une diplomatie active qui commençait à fissurer l'isolement de la cause kah-tanaise, permettait à l'ensemble de la Résistance de se renforcer significativement. Reaving, enfin sortie de sa paralysie historique, était prête à jouer son rôle dans les défis décisifs qui s'annonçaient. Paradoxalement, cette position désormais assumée eu aussi pour effet de radicaliser les « modérés », les citoyens Martus et Genty devinrent notamment les piliers d’un lobby anti-interventioniste de plus en plus bruyant et isolé.


Organisation et consolidation de la résistance continentale

À mesure que l'année 1990 s'avançait, marquée par l'intensification de la répression impériale mais aussi par les signes croissants de la fragilité interne du régime, la nature même de la Résistance au joug de Sukaretto III connut une mutation qualitative. Les actions ponctuelles, les sabotages isolés, les réseaux clandestins opérant en vase clos – caractéristiques des premières années de lutte – commencèrent à céder la place à une recherche active de coordination élargie et à l'ébauche d'une structuration politique beaucoup plus ambitieuse. L’impulsion venait notamment de la prise de conscience, partagée par plusieurs figures clés, que la seule guérilla d'usure ne suffirait pas et que la perspective d'un effondrement du régime nécessitait d'anticiper l'après.

C'est dans ce contexte, au cours du printemps 1990, que deux des principaux architectes militaires de la Résistance continentale prirent une initiative décisive. Edgar Alvaro Maximus de Rivera, dont les maquis harcelaient sans relâche les lignes de ravitaillement impériales depuis les Cordillères orientales, et Alt Mikami, qui avait réussi à fédérer plusieurs réseaux d'anciens officiers et de cellules de soutien logistique dans les zones semi-urbaines de l'ouest, décidèrent d'unir explicitement leurs efforts. L'initiative, semble-t-il, vint d'Alvaro, toujours tactiquement prudent mais stratège visionnaire, conscient des limites de sa propre approche et du respect mutuel qui le liait à Mikami malgré leurs parcours différents. Une nouvelle rencontre fut proposée. Elle eut lieu, selon plusieurs témoignages concordants recueillis après la guerre, dans une ferme isolée et décrépite à l'ouest de Llalta, choisie précisément pour sa banalité et son absence apparente d'intérêt stratégique.

Là, au cours de plusieurs nuits de discussions intensives, éclairés à la lampe à huile et entourés de cartes sommaires tracées sur du papier récupéré, Alvaro, Mikami et leurs états-majors jetèrent les bases de ce qui allait devenir le centre névralgique de la Résistance unifiée. Mettant en commun la connaissance intime du terrain et des réseaux ruraux d'Alvaro avec l'expertise organisationnelle et les contacts urbains de Mikami, ils élaborèrent les grandes lignes d'une structure de coordination : le « Comité Transitoire de Volonté Publique ». Le nom, délibérément choisi pour évoquer la continuité avec l'idéal communaliste tout en soulignant le caractère provisoire de la structure, visait à regrouper les différentes factions de résistance jusque-là isolées : les anciens officiers et techniciens restés fidèles à l'Union regroupée autour de Mikami, les unités de guérilleros paysans et montagnards sous l'autorité discrète mais ferme d'Alvaro ; les réseaux syndicaux clandestins encore actifs dans les grandes villes malgré les purges ; et divers groupes révolutionnaires plus petits et dispersés, souvent méfiants les uns envers les autres et une poignée de techniciens, analystes et administrateurs ayant fui lors de l'épisode du "train gris" Un accord de principe fut scellé par une simple poignée de main à l'aube, dans la cour boueuse de la ferme.

Très vite, ce comité, bien qu'encore officieux et dépourvu de reconnaissance formelle, devint le centre opérationnel de la Résistance continentale. Sa première tâche fut d'établir une stratégie militaire globale et coordonnée. Sous l'impulsion conjointe d'Alvaro et de Mikami, des directives furent discrètement transmises aux différentes cellules : ciblage prioritaire des infrastructures logistiques impériales, systématisation du sabotage des voies de communication, multiplication des embuscades contre les convois militaires impériaux, non plus de manière aléatoire mais selon un calendrier coordonné visant à saturer les capacités de réaction de l'ennemi. Une opération emblématique de cette nouvelle phase, connue sous le nom de code « Épine Dorsale », fut lancée à l'été 1990, paralysant pendant plusieurs jours la principale ligne ferroviaire nord-sud par une série de sabotages simultanés. Parallèlement, la rationalisation des communications internes devint une priorité. Un réseau de liaison unifié, baptisé « Colibri », fut mis en place, combinant agents clandestins itinérants utilisant des itinéraires de contrebande ancestraux, points de contact discrets dans les zones urbaines, et transmissions radio codées via des postes à ondes courtes utilisant des clés de chiffrement à usage unique et des horaires de diffusion aléatoires. Malgré les risques constants et les pertes inévitables, ce réseau largement monté avec la participation de survivants de l’Égide, permit d'assurer une liaison plus rapide et plus fiable entre les différentes composantes du Comité.

Parallèlement, et opérant initialement dans une relative discrétion même vis-à-vis des autres groupes, une autre dynamique de structuration se développait dans le sud-est. L'escadre libre animée par Esther Mealior, avait considérablement étendu son champ d'action. Dépassant la simple remise en état d'appareils, elle avait réussi à établir une véritable petite confédération autonome de fait entre les localités reculées de Tiquara, Quilchali et Gabriela del Sul. S'appuyant sur ses quelques avions légers, elle assurait des missions vitales d'aéropostale, transportant messages, personnel médical, pièces détachées et informations cruciales entre ces zones difficiles d'accès, créant un réseau logistique et communicationnel unique. L'existence et surtout l'autonomie fonctionnelle de ce réseau furent, semble-t-il, une surprise considérable pour les groupes d'Alvaro et Mikami lorsque la liaison fut formellement établie via le nouveau réseau « Colibri », vers le milieu de 1990. Cependant, loin de susciter la méfiance, cette jonction fut décrite comme excessivement chaleureuse de part et d'autre. La capacité unique de l'escadre libre à opérer rapidement par voie aérienne sur des terrains difficiles était perçue comme un atout stratégique inestimable, parfaitement complémentaire des forces terrestres. La « Citoyenne Époque » et ses pilotes furent ainsi intégrés avec enthousiasme au dispositif élargi du Comité Transitoire, tout en conservant une large autonomie opérationnelle dans leur secteur.

En parallèle à cette structuration militaire et clandestine, une dynamique diplomatique décisive se mettait en place, principalement sous l'impulsion de Maxwell Bob. L’ancien conventionnel avait réussi à quitter le pays à l’aide de passeurs pharois et s'était installé provisoirement en Zélandia, rare capitale franchement favorable à la cause de la résistance. S'appuyant sur sa connaissance fine des rouages administratifs et des réseaux internationaux, il consacrait l'essentiel de ses efforts à une tâche patiente et ingrate : isoler méthodiquement l'Empire de Sukaretto III sur la scène internationale. Utilisant une diplomatie de couloirs, multipliant les déjeuners discrets et les entretiens confidentiels, il s'efforça de convaincre plusieurs gouvernements eurysiens clés, ainsi que certaines chancelleries influentes de l’Afarée post-coloniale, de la nécessité de rompre leurs derniers liens, même informels, avec le régime d'Axis Mundis. Ses arguments combinaient habilement considérations humanitaires – il fit circuler sous le sceau de la confidence les premiers rapports fragmentaires sur les camps –, pragmatisme stratégique – soulignant l'instabilité croissante causée par le régime impérial – et appels discrets à la solidarité idéologique avec la cause communaliste. Ses efforts commencèrent à porter leurs fruits : plusieurs pays réduisirent leur représentation diplomatique, suspendirent des accords commerciaux mineurs ou émirent des communiqués prudemment critiques.

Cette bataille diplomatique connut une accélération inattendue au printemps 1990. Lors d'une réception officielle à Velsna – événement auquel Bob assistait dans le cadre de sa couverture –, il eut une rencontre fortuite, presque accidentelle selon son propre carnet, avec une délégation heon-kuangaise présente de manière tout aussi discrète. Reconnaissant l’accent des délégués, Bob engagea la conversation. L'échange, d'abord prudent, devint rapidement plus substantiel lorsqu'ils se retirèrent dans un salon attenant. Comparant leurs informations respectives sur la situation à Reaving, la menace aleucienne et la fragilité croissante du régime impérial, Bob et les diplomates heon-kuangais réalisèrent la convergence de leurs objectifs stratégiques. Ce dialogue imprévu déboucha, en l'espace de quelques jours, sur un accord de coordination diplomatique étroite entre la Commune souveraine de Heon-Kuang et la Résistance continentale, désormais représentée de facto par Maxwell Bob. À partir de ce moment crucial, Bob put s'appuyer sur la puissante et respectée diplomatie heon-kuangaise. Heon-Kuang s'engagea discrètement mais efficacement à fournir un soutien logistique (utilisation de ports neutres pour le transit de matériel), politique (plaidoyer commun dans les instances internationales informelles) et même financier indirect à la résistance continentale via les canaux établis par Bob. L'isolement de la Junte devenait quasi total.

Et pourtant, malgré ces progrès militaires et diplomatiques significatifs, une inquiétude profonde persistait au sein même du noyau dirigeant continental. Elle concernait la personnalité et l'attitude jugée ambiguë de Zephreïne Argento. Depuis la résolution de la crise interne à Reaving, son autorité sur la commune portuaire et sa principale force armée, la Citizen Militia, s'était considérablement renforcée. Elle était devenue une figure centrale, incontournable, mais dont les motivations restaient, aux yeux d'Alvaro et Mikami notamment, troubles. Argento représentait un facteur d'instabilité potentiel. Les rapports transmis par les agents de liaison du Comité à Reaving faisaient état d'une tendance persistante à l'action unilatérale. Argento prenait des initiatives –réquisitions publiques d'armes dans les arsenaux locaux, arrestations rapides de supposés sympathisants impériaux sans consultation préalable du Comité, tenue de réunions stratégiques avec ses seuls officiers de la Militia – qui semblaient parfois ignorer, voire court-circuiter, les directives prudentes émanant du Comité Transitoire. Sa communication directe avec Heon-Kuang, notamment pour l'approvisionnement en matériel naval, était perçue comme une tentative de créer une ligne de commandement parallèle. Son discours public, bien que résolument anti-impérial, comportait des accents autonomistes reaviens qui inquiétaient les partisans d'une approche unifiée. La perception d'une ambition personnelle forte, voire d'un certain arrivisme profitant de la situation, était largement répandue au sein du cercle restreint d'Alvaro et Mikami.

Cette méfiance était d'autant plus vive qu'Argento disposait désormais d'une force militaire et populaire considérable. La Citizen Militia, bien équipée grâce au soutien heon-kuangais et forte d'une base militante très motivée, échappait en grande partie au contrôle direct du Comité Transitoire continental. Elle représentait une puissance de fait, maîtresse d'un port stratégique essentiel pour la future offensive. La question de sa loyauté ultime se posait donc avec acuité. Edgar Alvaro, profondément inquiet de ce potentiel de division à la veille de l'offensive finale, envisagea même, selon ses notes personnelles, de convoquer Argento devant le Comité pour une explication franche et une clarification de sa position. Ce fut Alt Mikami qui l'en dissuada fermement, arguant du risque immense d'une confrontation ouverte prématurée. Une telle démarche, selon Mikami, risquait non seulement de briser la fragile unité de la Résistance, mais aussi d'aliéner Heon-Kuang, qui semblait accorder une grande confiance opérationnelle à Argento, et potentiellement de replonger Reaving dans une crise interne à un moment critique. Il fallait, pour l'heure, maintenir l'unité de façade, même au prix d'une méfiance persistante.

L'année 1990 marqua donc bien une étape décisive : l'unification – au moins nominale et opérationnelle – des principaux groupes résistants continentaux sous l'égide du Comité Transitoire dirigé par Alvaro et Mikami ; le succès diplomatique grandissant de Maxwell Bob, aboutissant à un isolement quasi complet de l'Empire ; et l'apport crucial du soutien stratégique de Heon-Kuang. Ces facteurs transformèrent radicalement l'équilibre politique et militaire sur le continent, rendant envisageable une offensive finale. Désormais, la Résistance continentale disposait d'une organisation structurée, d'une stratégie globale et d'un soutien international tangible. Pourtant, cette force renouvelée portait en son sein un facteur d'incertitude majeur : l'ambiguïté persistante autour du rôle et des intentions de Zephreïne Argento. La question de savoir si la leader de Reaving allait finalement accepter l'autorité du Comité transitoire de volonté publique, ou au contraire poursuivre une stratégie solitaire et potentiellement déstabilisante, demeurait, en cette fin d'année 1990, l'une des préoccupations les plus sérieuses pour Edgar Alvaro, Alt Mikami et Maxwell Bob.


Andrean Gabriel d'Alcyon : le Camouflet de Chan Chimu


Dans les derniers mois de l'année 1990, alors que l'empire de Sukaretto III s'enlisait visiblement dans une spirale de répression violente et de désintégration interne, et que, symétriquement, la résistance continentale consolidait méthodiquement sa coordination militaire et diplomatique, Andrean Gabriel d'Alcyon choisit de sortir brutalement de sa prudente retraite intellectuelle. Sa villa perchée faisait, depuis son retour au pays, l'objet d'une surveillance constante, orchestrée personnellement, dit-on, par le Baron Célice qui se méfiait instinctivement de l'écrivain. Pourtant, au début de l'automne, profitant de ce qui fut décrit plus tard comme une « faille opérationnelle » – une relève tardive et mal coordonnée des équipes de surveillance de la Section de protection impériale, peut-être elle-même un symptôme du chaos administratif grandissant –, d'Alcyon réussit à déjouer cette vigilance. La nuit du 8 d'octobre, il quitta discrètement sa résidence. Quelques jours suffirent pour qu'il refasse surface, non plus comme l'observateur ironique, mais comme un acteur clandestin, à plusieurs centaines de kilomètres de la capitale, dans la région côtière de la Lagune Esperance, stratégiquement située à proximité des principaux ports militaires impériaux et discrètement contrôlée par des réseaux de sympathisants issus, pour certains, d'anciens cercles artistiques radicaux qu'il avait fréquentés avant la guerre.

Dès lors, la rupture avec l'image de l'intellectuel prudent fut définitive et spectaculaire. D'Alcyon s'entoura rapidement d'un groupe hétéroclite mais déterminé : une poignée d'anciens militaires issus de la Garde Communale, déçus par l'inertie supposée du commandement officiel de la résistance ; de jeunes intellectuels radicaux formés dans les cercles clandestins de Lac-Rouge, impatients d'en découdre ; et quelques aventuriers aux parcours troubles, attirés par le panache et l'audace du personnage. Avec cette petite troupe mobile et dévouée, il organisa une série d'opérations de sabotage visant des cibles impériales à haute valeur symbolique et logistique. À la surprise générale, y compris au sein du Comité Transitoire qui n'en fut informé qu'a posteriori, ces actions démontrèrent une efficacité tactique remarquable. Plusieurs nœuds ferroviaires cruciaux pour l'acheminement des renforts destinés aux opérations de répression dans le sud furent simultanément neutralisés par des charges explosives placées avec précision, entraînant une désorganisation profonde et durable du dispositif logistique impérial pendant plusieurs semaines cruciales.

Mais l'apogée de cette campagne solitaire fut atteint en décembre 1990, avec une action d'une audace extrême qui allait entrer dans les annales de la Résistance sous le nom de « Camouflet de Chan Chimu ». L'opération visait la flotte impériale elle-même, stationnée dans la baie stratégique de Chan Chimu et considérée jusque-là comme l'une des rares institutions encore relativement invulnérables du régime, colonne vertébrale symbolique de sa prétention à la souveraineté territoriale. Les archives saisies après la guerre et les témoignages des membres du groupe d'Alcyon permirent de reconstituer les préparatifs : une étude minutieuse des routines de patrouille navale impériale, basée sur des informations obtenues auprès de pêcheurs locaux et peut-être d'éléments démoralisés de la marine elle-même ; des repérages discrets depuis la côte ; une cartographie précise des courants et des zones de surveillance minimales ; et la préparation d'une action nocturne méticuleusement planifiée. Ils utilisèrent, semble-t-il, un vedette lance-torpille parfaitement archaïque À la faveur d'une nuit sans lune et d'une surveillance relâchée, cet embarcation s’engagea dans le port impérial, pris pour cible le croiseur Poigne de Fer, amarré à quai et considéré comme vulnérable, et le coula avant de repartir à pleine vitesse.

L'attaque fut couronnée d'un succès total et dévastateur. La détonation déchira la ligne de flottaison du navire. Elle fut entendue et visible à plusieurs kilomètres à la ronde, illuminant brièvement la baie. Le Poigne de Fer, fleuron de la marine impériale, fut éventré et sombra partiellement dans les eaux peu profondes du port même, sous les yeux des officiers de la garnison qui ne purent que constater le désastre. L'impact de ce « camouflet » naval fut immédiat et profond, bien au-delà des pertes matérielles. Pour la première fois depuis l'instauration de la Junte, la flotte impériale, symbole de la puissance et de l'invincibilité supposée du régime, apparaissait ouvertement vulnérable, incapable de protéger ses propres installations stratégiques contre une action audacieuse menée par un petit groupe déterminé.

La réaction de la cour impériale fut à la mesure de l'humiliation : immédiate et brutale. Le Colonel Kaname, déjà fragilisé, fut publiquement vilipendé lors d'une réunion d'urgence de l'état-major, son autorité désormais irrémédiablement atteinte. Les services secrets du Baron Célice, mis en échec par ce sabotage inattendu qui révélait les limites de leur propre surveillance, intensifièrent aussitôt, et fébrilement, leurs recherches pour localiser et « neutraliser » d'Alcyon. Ce dernier, bénéficiait de la protection efficace de ses soutiens clandestins et de la sympathie croissante d'une partie de la population, restait insaisissable, se déplaçant constamment entre différentes caches. Dès lors, la figure déjà populaire d'Andrean Gabriel d'Alcyon accéda au statut de légende vivante dans tout le Grand Kah. Désormais considéré comme un héros audacieux, capable de défier la Junte dans ses symboles les plus sacrés, il était célébré clandestinement dans les cercles résistants, son nom murmuré comme un exemple galvanisant de courage et d'efficacité tactique, contrastant parfois avec la prudence jugée excessive du Comité Transitoire.

Le « Camouflet de Chan Chimu » eut également des conséquences décisives sur le moral interne des forces impériales. L'événement ébranla profondément la certitude, jusque-là entretenue par la propagande, de leur supériorité militaire absolue. La vulnérabilité soudainement révélée de la flotte commença à instiller le doute au sein même des troupes. Plusieurs officiers impériaux, notamment au sein de la marine mais aussi dans certaines unités terrestres, humiliés par l'incapacité flagrante du régime à assurer sa propre sécurité et de plus en plus sceptiques quant à l'issue du conflit, commencèrent à exprimer, bien que discrètement, leurs doutes et leur mécontentement. Des incidents mineurs d'insubordination furent signalés, des rumeurs démoralisantes circulèrent, alimentant encore davantage les fractures internes déjà profondes qui minaient l'autorité du pouvoir impérial.

Malgré ce succès spectaculaire et l'aura qu'il lui conférait, d'Alcyon lui-même choisit de rester prudemment en marge du Comité Transitoire de Volonté Publique. Conscient que son indépendance tactique et son imprévisibilité constituaient une force majeure dans la guerre clandestine, mais reconnaissant aussi le risque qu'elles représentaient pour l'unité globale de la Résistance, il opta pour une stratégie de quant-à-soi opérationnel. Il continua ses actions clandestines en solitaire ou avec son groupe rapproché, n'acceptant qu'une coordination informelle et ponctuelle avec le Comité, souvent via des canaux non officiels et selon ses propres termes. Pour d'Alcyon, l'autonomie restait la meilleure garantie de succès et de survie face à un régime impérial qu'il jugeait certes affaibli, mais encore méthodique et potentiellement dangereux dans ses réactions.

C’est comme ça qu’à la fin de l'année 1990, la figure d'Andrean Gabriel d'Alcyon s'imposait clairement comme un acteur central et incontournable, bien que difficilement classable, de la Résistance kah-tanaise. Héros populaire célébré pour son audace, auteur intellectuellement respecté même par ses détracteurs, mais aussi chef de guerre clandestin opérant en marge des structures officielles, il incarnait désormais une opposition déterminée, spectaculaire, capable de frapper directement et efficacement le régime impérial au cœur de ses symboles de puissance. Le « Camouflet de Chan Chimu », en humiliant définitivement la flotte impériale et en accélérant la décomposition morale des forces ennemies, avait marqué une étape décisive. La résistance n'était plus seulement uniquement perçue comme une créature polycéphale difficiles à coordonner ; elle démontrait désormais, par ces coups d'éclat autant que par la structuration patiente menée par le Comité, qu'elle était devenue une force concrète et crédible, capable de renverser à terme le régime impérial de Sukaretto III.


Documents d'époque

Ordonnance impériale n°44
Commissariat Impérial au Salut – Division Centrale du Redressement Social

« Article 1 : Suite à la recrudescence d'actes de sabotage et d'insubordination grave, l'administration impériale ordonne immédiatement la déportation massive de tous les individus suspectés de complicité directe ou indirecte avec les mouvements terroristes et subversifs.

Article 2 : Ces éléments devront être transférés sans délai vers les Centres de Redressement Spécial. Leur traitement administratif est placé sous la juridiction exclusive de la Section de protection impériale du Commissariat Impérial. Aucune exception ou indulgence ne devra être tolérée.

Article 3 : Toute défaillance dans l'application de cette ordonnance sera considérée comme acte de trahison envers l'Empire et sanctionnée immédiatement.

Pour la sauvegarde de l'Empire,
Noroyo Yikada, Commissaire Impériale à la Sûreté et au Salut
Crevier, Responsable Suprême de la Propagande et de l'Éducation Populaire »


Rapport diplomatique confidentiel de la délégation heon-kuangaise à Reaving

« Le Conseil communal de Reaving se trouve profondément divisé quant à la stratégie à adopter face aux menaces d'intervention aleucienne. La faction modérée insiste sur une neutralité prudente, tandis que les éléments radicaux appellent ouvertement à la résistance armée et à une alliance formelle avec Heon-Kuang. Nous estimons cependant que les récents sabotages continentaux – notamment l'action de Chan Chimu menée par d'Alcyon – renforcent la crédibilité du camp radical. L'opinion générale à Reaving évolue lentement mais sûrement vers une acceptation prudente de notre proposition d'alliance. »


Manifeste clandestin anonyme retrouvé à Axis Mundis
(Circulation clandestine, auteur non identifié – largement attribué à Andrean Gabriel d'Alcyon)

« Camarades, citoyens libres du Grand Kah,

Face à l'Empire de la terreur, une seule réponse demeure légitime et glorieuse : le sabotage ! Chaque voie ferrée coupée, chaque navire impérial torpillé, chaque installation ennemie détruite est un acte de libération. Le récent triomphe naval à Chan Chimu démontre clairement que l'Empire est faible, ses colosses de métal vulnérables, sa brutalité impuissante face à notre audace. Soyez inventifs, soyez courageux, sabotez sans relâche ! Le sabotage n'est pas seulement un acte militaire, c'est un cri, un geste, un refus irrévocable de la soumission ! »



Note interne confidentielle – Commissariat Impérial à la Sûreté

« INCIDENT CHAN CHIMU – URGENT
Suite au sabotage naval majeur du port militaire de Chan Chimu, un croiseur impérial a été gravement endommagé, causant humiliation publique et pertes matérielles significatives. Le Colonel Kaname exprime une indignation vive, exigeant des mesures répressives accrues. Recommandons une réaction immédiate pour éviter que cet acte audacieux ne galvanise davantage l'opposition. La surveillance accrue d'Andrean Gabriel d'Alcyon devient désormais impérative et prioritaire. »




Journal clandestin « Lac Rouge Libre » – Numéro spécial, décembre 1990

« Triomphe de la Résistance : le Camouflet de Chan Chimu !
Une audacieuse attaque menée par les forces résistantes dirigées par Andrean Gabriel d'Alcyon a gravement endommagé la flotte impériale au cœur même de Chan Chimu ! Selon nos informations, l'Empire est en plein désarroi : humiliation publique du Colonel Kaname, panique interne au Commissariat impérial, recherches fébriles mais infructueuses pour retrouver les responsables.

Ce sabotage héroïque démontre que la Résistance peut frapper l'Empire là où il se croit invincible. Aujourd'hui plus que jamais, tenons bon, résistons, et préparons ensemble la chute inévitable de la dictature impériale ! »

CHAPITRE 5

1990‑1991 : Offensive unifiée, crise à Reaving et aide décisive de Heon-Kuang


Grande coordination de la Résistance

À partir de l'hiver de 1990-1991, alors que l'Empire donnait des signes de fébrilité croissante et que la situation internationale tournait lentement mais sûrement en défaveur du régime de Sukaretto III, la Résistance kah-tanaise franchit un seuil décisif. Les différentes cellules et groupes épars, qui avaient jusqu'alors opéré dans une relative dispersion malgré les tentatives antérieures de rapprochement, commencèrent enfin à s'agréger en un mouvement plus cohérent et structuré, doté d'une ambition politique explicite : non plus seulement survivre et harceler, mais renverser le régime et préparer sa succession. Après des années d'escarmouches isolées, d'actions clandestines menées dans l'ombre et de débats stratégiques parfois virulents tenus dans des lieux secrets, la nécessité d'une coordination formelle s'imposa. Le Comité Transitoire de Volonté Publique fondé en 1990 se renforça en intégrant pour de bon l'ensemble des autres mouvements de résistance qui opéraient encore indépendamment de lui.

La création de ce comité, longtemps réclamée par ceux plaidaient pour une rationalisation des efforts militaires, s'était finalement imposée comme une nécessité absolue devant l'accélération brutale des événements : l'effondrement moral et logistique de l'armée impériale, la consolidation des alliances externes – principalement avec Heon-Kuang –, et la perspective de plus en plus tangible d'une chute du régime à moyen terme. L'objectif de ce Comité Transitoire, tel que défini dans ses premiers documents internes, dont certains furent retrouvés après la guerre, était double et ambitieux. Il s'agissait, d'une part, de coordonner avec une efficacité maximale les opérations militaires finales sur l'ensemble du territoire kah-tanais en combinant les différentes forces – guérilla continentale, milices urbaines, forces navales de Reaving/Heon-Kuang, capacités spéciales comme l'escadre libre. D'autre part, et c'était là une nouveauté significative, il visait à préparer concrètement les structures institutionnelles qui devraient immédiatement prendre le relais au lendemain de la chute de la junte , afin d'éviter une période de chaos ou de vacance du pouvoir. À cet effet, des comités administratifs provisoires furent discrètement mis en place dans plusieurs régions et villes majeures encore sous contrôle impérial. Composés d'anciens administrateurs municipaux restés fidèles au modèle communaliste, d'intellectuels résistants, et de représentants des syndicats ouvriers locaux, ces comités clandestins avaient pour mandat de préparer des plans d'urgence pour la gestion des services essentiels, ravitaillement, sécurité civile, santé publique, dès la libération de leur territoire.

Cependant, les premières réunions secrètes du Comité Transitoire Général furent immédiatement traversées par un débat majeur, presque existentiel, concernant les relations avec la Commune souveraine de Heon-Kuang. Le comité mis en place par Heon-Kuang dès les premiers jours suivant le putsch de 1985, fort de sa légitimité historique, de ses ressources considérables et de son rôle désormais crucial dans le soutien logistique et militaire, représentait un pôle de pouvoir incontournable. La question se posait donc crûment : le nouveau Comité Transitoire continental devait-il fusionner explicitement avec celui de Heon-Kuang, créant une structure de commandement unique pour toute la Résistance kah-tanaise, ou devait-il préserver une certaine autonomie stratégique, politique et culturelle propre au continent paltoterran ?

Deux courants s'affrontèrent clairement au sein du Comité. D'un côté, Maxwell Bob, revenu clandestinement au Grand Kah début 1991 après ses succès diplomatiques décisifs en Eurysie, plaidait avec force pour une intégration institutionnelle étroite et rapide avec Heon-Kuang. Fort de son expérience internationale, il argumentait qu'une unification explicite sous une bannière commune, bien que probablement dominée de facto par Heon-Kuang, plus puissante, garantirait une crédibilité internationale maximale auprès des puissances neutres ou sympathisantes, faciliterait la coordination des opérations militaires finales grâce à l'accès direct aux ressources heon-kuangaises, et simplifierait la gestion diplomatique globale. Il soulignait également le risque de créer une division durable si deux structures distinctes prétendaient représenter la Résistance légitime.

Face à lui, les chefs militaires continentaux, au sein desquels se rangèrent naturellement Edgar Alvaro et Alt Mikami, tout en reconnaissant l'importance vitale de l'alliance avec Heon-Kuang et sans s'opposer radicalement à l'idée d'une future intégration, exprimèrent de fortes réserves quant à une fusion immédiate. Ils insistèrent sur la nécessité de préserver une marge d'autonomie tactique et opérationnelle, adaptée aux réalités spécifiques du terrain continental. Ils craignaient notamment que l'éloignement géographique, les différences culturelles parfois profondes, et peut-être une certaine tendance hégémonique de Heon-Kuang, n'entraînent des difficultés majeures de communication et de coordination au moment décisif des opérations finales. Alvaro, en particulier, était réticent à placer ses unités de guérilla aguerries sous le commandement, même indirect, des d'officiers heon-kuangais moins familiers des tactiques de guerre asymétrique. Ils plaidèrent pour une alliance stratégique forte mais maintenant des structures de commandement distinctes.

Ce débat crucial, qui occupa plusieurs sessions tendues du Comité, trouva finalement une solution provisoire mais pragmatique, reflétant l'équilibre des forces et la nécessité de préserver l'unité. Le Comité Transitoire reconnut officiellement Heon-Kuang non seulement comme un partenaire privilégié mais comme un "allié stratégique central et indissociable" de la Résistance kah-tanaise. Cependant, il fut décidé de conserver, pour la durée de la phase offensive et de la transition immédiate, une structure institutionnelle proprement continentale, coordonnée mais distincte du comité heon-kuangais. Pour assurer une synergie maximale, des délégations permanentes furent immédiatement échangées : des officiers de liaison heon-kuangais furent intégrés au quartier général continental, tandis que des représentants du Comité Transitoire, issus notamment des anciens cercles technocratiques qui se retrouvaient de fait éloignés du Paltoterra au moment crucial, prirent place à Heon-Kuang. Des lignes de communication directes et cryptées furent établies, et un protocole opérationnel précis fut adopté, définissant les procédures de décision conjointe pour les opérations majeures, la répartition des ressources et le partage du renseignement.

L'impact de cette coordination renforcée fut immédiat sur le terrain. Zephreïne Argento, désormais membre officielle du Comité et bénéficiant d'un accès direct aux ressources et à la légitimité de la structure unifiée et ce malgré les réserves persistantes des leaders militaires continentaux à son égard, profita sans délai de ce nouveau cadre. S'inspirant directement du succès récent et spectaculaire du « Camouflet de Chan Chimu », elle lança une série d'opérations navales audacieuses le long de la côte orientale. À la tête d'une flottille légère et rapide, composée d'embarcations discrètes fournies par Heon-Kuang et pilotées par des équipages mixtes, elle mena plusieurs raids nocturnes efficaces contre les positions maritimes impériales. En l'espace de quelques mois seulement, au printemps 1991, elle parvint à neutraliser plusieurs installations portuaires secondaires et à perturber gravement les lignes de ravitaillement naval de l'Empire, désorganisant la logistique impériale sur toute la façade orientale et contribuant à l'isolement des garnisons côtières.

De son côté, Andrean Gabriel d'Alcyon, bien que maintenant formellement intégré au Comité, plus par nécessité politique que par conviction profonde de part et d'autre, continua de proposer des plans d'action marqués par son audace caractéristique. Fort de son expérience récente du sabotage et de sa popularité auprès des unités les plus radicales, il suggéra rapidement des opérations plus ambitieuses encore : des frappes ciblées contre des infrastructures militaires majeures situées loin derrière les lignes ennemies, voire des actions de sabotage au cœur même d'Axis Mundis, visant à "décapiter psychologiquement" le régime. Ces propositions, jugées extrêmement risquées et potentiellement coûteuses en vies civiles, suscitèrent immédiatement des débats internes virulents au sein du Comité.

Les membres les plus modérés de la convention exprimèrent rapidement une réticence particulièrement marquée à laisser le poète opérer en toute indépendance. Lors des réunions secrètes du Comité, le citoyen Maxwell Bob insista avec force sur les risques majeurs que de telles opérations spectaculaires, même réussies militairement, pourraient entraîner. Il craignait non seulement les représailles aveugles contre les populations civiles, mais aussi l'impact désastreux sur la réputation internationale encore fragile de la Résistance. Des sabotages massifs ou des assassinats ciblés, argua-t-il, pourraient facilement être instrumentalisés par la propagande impériale, ou par des puissances extérieures hostiles, pour discréditer la Résistance en la présentant comme une menace chaotique et irresponsable, minant ainsi les acquis diplomatiques récents.

D'Alcyon, soutenu par certains éléments plus jeunes ou radicaux du Comité, rétorqua avec sa verve habituelle, insistant sur la nécessité psychologique de porter des coups décisifs pour briser le moral de l'ennemi et accélérer sa chute. Seule une offensive audacieuse, rapide et spectaculaire, pouvait selon lui affaiblir l'autorité impériale au point de provoquer son effondrement rapide. Face à cette divergence, le commandement militaire de la résistance, tout en reconnaissant les capacités opérationnelles indéniables de d'Alcyon et de ses réseaux, mais soucieux de préserver la cohésion et de minimiser les risques politiques et humains, cherchèrent finalement une position intermédiaire. Après d'intenses délibérations, certaines propositions de sabotage massif furent acceptées, mais leur portée fut soigneusement modérée. Le ciblage fut strictement limité à des infrastructures militaires impériales majeures et isolées tels que des dépôts de munitions stratégiques, des centres de commandement régionaux, et des protocoles stricts furent imposés pour minimiser les pertes civiles collatérales et éviter toute action pouvant être interprétée comme un acte de terrorisme aveugle. D'Alcyon obtint ainsi une marge de manœuvre opérationnelle, mais sous un contrôle plus étroit du Comité qu'il ne l'aurait souhaité. Il en tira très vite un très profond ressentiment.

Ainsi, au printemps 1991, malgré les débats internes intenses et les tensions parfois houleuses entre ses différentes composantes, le Comité Transitoire de Volonté Publique avait atteint une maturité stratégique et organisationnelle sans précédent. Une unité opérationnelle réelle, bien que complexe, s'était progressivement construite. En coordination étroite et constante avec l'allié heon-kuangais, la Résistance kah-tanaise, unifiée et déterminée, entrait enfin dans la phase décisive de son histoire. Elle était désormais prête, sur tous les fronts – militaire, politique, diplomatique et symbolique –, à affronter directement la Junte Impériale et à organiser efficacement les institutions de transition capables d'assumer le pouvoir au lendemain de la chute imminente du régime. Les témoignages d'époques semblent confirmer que les états d'esprit reflétaient parfaitement cette réalité : pour beaucoup de représentants de la résistance, l'heure de la guerre symétrique avait sonnée.


Evolution dans les communes exclaves

Au cours du printemps 1991, tandis que la Résistance continentale s'unifiait et que la diplomatie heon-kuangaise isolait l'Empire, la tension à Reaving, atteignit un point critique : le tissu social et politique de la ville, sous tension depuis le début de la guerre, manqua de purement et simplement imploser. Depuis plusieurs semaines déjà, un climat de peur diffuse s'était installé, nourri par des rumeurs persistantes faisant état d'une imminente « mission de stabilisation » menée par les forces navales aleuciennes. Ces rumeurs, dont l'origine exacte reste débattue mais qui semblent avoir été savamment amplifiées, voire initiées, par des informateurs locaux liés aux milieux modérés – ceux-là même qui redoutaient le plus une rupture totale avec l'Aleucie –, décrivaient un scénario précis : un débarquement limité, à l'invitation d'éléments locaux, officiellement destiné à protéger la ville des troubles internes et des provocations extrémistes engendrés par la crise impériale continentale. L'effet de ces bruits, relayés de bouche-à-oreille, amplifiés par des tracts anonymes retrouvés dans certains quartiers portuaires, fut immédiat : le calme relatif qui s'était imposé après la décision d'officiellement s'allier à Heon-Kuang et l'arrivée de la flotte exclave en garantie de sécurité, s'effrita au point qu'une panique généralisée s'empara d'une partie de la population. Elle réagit avec une fébrilité palpable, se fracturant de manière encore plus nette qu'auparavant. Les partisans d'une neutralité prudente réclamèrent ouvertement que le Conseil communal engage des négociations directes et immédiates avec l'Aleucie. Dans les assemblées de quartier des zones résidentielles ouest, très liées au commerce maritime, des voix s'élevèrent pour dénoncer « l'aventurisme » des factions radicales et plaider pour une « coopération passive » avec l'Aleucie comme seule garantie de survie. Bien que mis en minorité, les non-interventionnistes menèrent une importante campagne de pétition, demandant le désarmement partiel de la Citizen Militia et l'expulsion des « éléments étrangers » (visant implicitement les conseillers heon-kuangais et peut-être même Argento). À l'opposé, les radicaux, galvanisés par les succès récents de la Résistance navale menée par Argento et par les actions audacieuses de d'Alcyon sur le continent, répondirent avec une véhémence accrue. Dans les bastions ouvriers de Marsteel et Revachol, les assemblées syndicales votèrent des motions exigeant une résistance immédiate et inconditionnelle à toute ingérence aleucienne, accusant violemment les modérés de « trahison implicite » et de « collaborationnisme préventif ». Ils réaffirmèrent leur soutien total à Argento et appelèrent à une mobilisation générale de la Citizen Militia. Plusieurs motions visant à interdire les clubs modérés furent soumises par les communes, et censurées par la magistrature. Les archives fragmentaires des séances extraordinaires qui se multiplièrent durant ces semaines décrivent une atmosphère chaotique, des débats houleux marqués par des échanges d'invectives, des accusations mutuelles de sabotage ou de complot, et parfois même des menaces physiques. Les non-interventionistes employèrent toutes les méthodes à leur disposition pour bloquer le fonctionnement de l'administration et des comités de direction. Discours à rallonge, vice de procédures, recours à la magistrature. L'administration locale, paralysée par ces divisions profondes et l'incapacité du Conseil à adopter empêcher ses éléments non-interventionnistes de saboter son fonctionnement, sombrait dans l'impuissance. Pire encore, certains rapports internes, qui fuiteront après la crise, révélaient une nervosité extrême et des préparatifs de confrontation au sein même des différentes branches de la Citizen Militia, les unités loyales à Argento se méfiant ouvertement de certaines sections issues de la vieille garde portuaire, soupçonnées de sympathies modérées. La crainte d'un blocus naval aleucien imminent, voire d'une intervention directe facilitée par une cinquième colonne interne, était désormais ouvertement évoquée, plongeant la ville dans une angoisse quasi existentielle. Les médiateurs heon-kuangais présents en ville durant cette période se comportèrent en observateurs sidérés, incapables de réellement comprendre la nature et l'ampleur des divisions au sein de la ville.

C'est dans ce contexte de désordre institutionnel et de panique latente qu'un véritable coup de force interne fut sur le point d'éclater au début du mois de mai 1991. Profitant de l'atmosphère chaotique et de la paralysie du Conseil, une petite faction d'officiers modérés, principalement issus de l'ancienne milice portuaire et liés aux milieux les plus pro-aleuciens, prépara secrètement une tentative de prise de pouvoir. Leur plan, reconstitué ultérieurement, visait à neutraliser les principaux leaders radicaux – dont Argento étant la cible prioritaire –, à proclamer un état d'urgence municipal, à imposer immédiatement la neutralité, et à demander ouvertement l'assistance des forces navales aleuciennes pour stabiliser la ville et prévenir une prise de contrôle extrémiste. Le risque d'un affrontement interne violent, d'une guerre civile au cœur même de Reaving, semblait alors iminent. La Citizen Militia, fidèle à Argento et apparemment bien informée de ces préparatifs par ses propres sources de renseignement internes, se mit en état d'alerte maximale, prête à réagir par la force à ce coup de force annoncé, plongeant la ville au bord du précipice. Certains plans firent même état de l'installation d'explosifs de chantier dans les fondations d'un certain nombre de bâtiments publics associés aux mouvements pro-aleuciens.

Cependant, le 28 mai 1991, alors que les unités rivales commençaient à prendre position dans certains secteurs clés du port et autour du Conseil communal, une intervention décisive, presque inespérée, empêcha ce scénario catastrophique de se produire.

Ce fut d'abord Elias Carvenne, le syndicaliste historique et orateur respecté des dockers de Reaving, figure quasi tutélaire de la mémoire ouvrière de la ville, qui prit la parole au conseil communal aux environs de 14h, pour l'ouverture de la séance. Il exhorta avec passion les modérés impliqués dans la tentative de coup à renoncer immédiatement à leur projet. Un tel acte, martela-t-il, quelles qu'en soient les justifications, entraînerait inévitablement une guerre fratricide au sein de la commune, une guerre civile qui non seulement causerait des destructions irréparables mais surtout, ouvrirait directement et sans défense la voie à l'intervention militaire aleucienne tant redoutée. « Nous avons survécu à un siège ensemble, ne nous détruisons pas nous-mêmes maintenant ! », a-t-il conclu.

Ensuite, ce fut au tour de Selena Taverdin, historienne et intellectuelle locale renommée. S'entourant de cortèges syndicaux et jouant sur la fierté municipale et habitants et sur leur crainte bien réelle de la garde, elle avait réussi au fil des semaines précédentes à organiser un certain nombre de négociations et d'actes de fraternisation entre miliciens de camps opposés, et utilisa le syndicat des pêcheurs et marchands de la ville comme force d'interposition. Elle fit aussi séquestrer plusieurs officiers récalcitrant. Ainsi, à dix-huit heures, la ville se retrouvait bloquée et aux mains d'un groupe assez conséquent de manifestant dont la principale préoccupation était d'éviter que des reavinois se tirent dessus dans les rues.

A 19 heures, Anton Khemli, ancien officier de la marine marchande, fit venir les représentants Heon-Kuangais devant la place du Capitole, où se pressait désormais une foule imposante de citoyens inquiets, de représentants syndicaux et communaux, d'officiers désœuvrés, et leur fit donner un discours sur les garanties de la flotte militaire nazumis et de sa volonté de respecter les accords d'alliance signés entre les deux cités. Après un peu plus d'une heure d'un exposé sans envolées lyriques, Anton demanda le retour à la paix sociale et intima la fin des blocages institutionnels. La séance municipale qui suivit fut « sans incident », selon les notes officielles, mais on sait que plusieurs représentants non-interventionnistes accusés d'avoir précédemment bloqué le fonctionnement du gouvernement communal furent empêchés de prendre place. La tentative de coup modéré, privée de sa base de légitimité morale et confrontée à la réalité de l'alliance heon-kuangaise, s'effondra aussitôt. Ses principaux instigateurs, soudainement isolés et désavoués par l'opinion publique, perdirent rapidement tout soutien politique et militaire et les unités de la milice portuaire qui avaient commencé à se mobiliser se dispersèrent sans incident. Les modérés au sein du Conseil, désormais privés de toute marge de manœuvre, furent contraints de se rallier publiquement, bien que sans enthousiasme pour certains, à la position d'unité et de résistance.
Pendant la nuit, dans une atmosphère encore assez lourde mais marquée par un sentiment d'urgence historique, le Conseil communal adopta à une écrasante majorité la résolution dite « Khemli-Taverdin ». Ce texte proclamait à nouvrau l'alliance militaire et politique « immédiate et indéfectible » avec la Commune souveraine de Heon-Kuang, et rejetait « fermement et définitivement » toute perspective de coopération ou de négociation passive avec les forces aleuciennes. Dans la foulée, la Citizen Militia, désormais renforcée dans sa légitimité et solidement unifiée, prit officiellement et sans opposition le contrôle opérationnel total de la défense de la ville, agissant désormais en coordination étroite et permanente avec le commandement des forces navales heon-kuangaises.

Cette crise décisive, qui avait mené Reaving à quelques heures seulement d'un désastre interne majeur, se transforma ainsi rapidement en un moment fondateur de son histoire ultérieure. L'intervention courageuse et opportune d'Elias Carvenne, Selena Taverdin et Anton Khemli fut célébrée comme l'acte héroïque qui avait sauvé la ville de la guerre civile et d'une probable occupation étrangère, la frénésie populaire était telle qu'on trouva le budget pour leur ériger un monument, dans un style néo-classique révolutionnaire assez pompeux mais reflétant sans doute bien l'état d'esprit de l'époque. Quoi qu'il en soit la ville de Reaving était maintenant débarrassée de ses ambiguïtés stratégiques, officiellement et pleinement alliée à Heon-Kuang, et entièrement mobilisée pour résister à toute menace extérieure, qu'elle soit aleucienne ou impériale. Elle assuma à partir de cet instant son rôle d'apport essentiel à la Résistance kah-tanaise, coordonnée par le Comité Transitoire Général.

Ce ne fut pas la seule commune exclave à rejondre le conflit durant ses dernières années. Depuis le déclenchement de la crise impériale en 1985, l'archipel isolé des Îles Marquises, cette petite constellation de communes kah-tanaises dispersées à mi-chemin entre les continents aleuciens et eurysiens, avait observé une neutralité aussi stricte que prudente. Territoire lointain, traditionnellement en marge des grandes agitations politiques du Paltoterra, les Îles avaient d'abord tenté d'échapper au tumulte de la guerre civile par une discrétion absolue, doublée d'une affirmation précoce mais peu remarquée de leur autonomie administrative. Elles vivaient dans un équilibre fragile, gérant leurs propres affaires, écoutant les échos assourdis du conflit lointain via des radios à ondes courtes ou des nouvelles filtrant par les rares navires de commerce. Mais au printemps 1991, alors que l'Empire chancelait visiblement et que la Résistance consolidait ses alliances, quelque chose – un catalyseur moral ou une réévaluation stratégique – changea profondément cet équilibre précaire.

À la surprise quasi générale des observateurs continentaux et internationaux, le Conseil des Îles Marquises, organe décisionnel composé principalement de délégués issus des communautés de pêcheurs, d'ouvriers portuaires et d'artisans locaux – population réputée pour son attachement viscéral à l'idéal communaliste historique du Grand Kah, bien plus qu'aux intrigues politiques centrales –, publia une déclaration publique d'une clarté et d'une fermeté inattendues. Le texte, dont la rédaction finale fut, selon certaines sources ultérieures, influencée par des intellectuels locaux comme la jeune enseignant Jule Vheren, dénonçait sans détour le régime impérial de Sukaretto III comme une « tyrannie brutale et incompatible avec l'idéal égalitaire kah-tanais », citant spécifiquement les informations désormais confirmées sur l'existence et la nature des camps de redressement. Dans cette déclaration, diffusée avec une efficacité surprenante via des télégrammes relayés par des opérateurs sympathisants sur le continent ou dans les chancelleries sympathisantes, les Îles proclamaient sans ambiguïté leur soutien total et immédiat à la résistance continentale, telle qu'incarnée par le Comité Transitoire, et validaient explicitement l'alliance défensive récemment conclue entre Reaving et Heon-Kuang. Cette décision, venant d'un acteur jusque-là périphérique et jugé quantité négligeable sur le plan militaire, résonna immédiatement comme un coup de tonnerre à travers tout le Grand Kah, mais aussi dans les chancelleries eurysiennes et aleuciennes, prises de court par ce revirement soudain s'il ne modifiait pas substantiellement la cartographie militaire du conflit, passa pour un indicateur moral et politique clair.

Les Îles Marquises, dont les ressources militaires étaient effectivement modestes, ne fondaient pas leur décision sur un calcul de puissance, mais sur une affirmation de principe et une solidarité idéologique assumée. Elles n'hésitèrent cependant pas à joindre le geste à la parole, avec ce que qu'Edgar Alvaro Maximus de Rivera qualifia de « Courage authentique » lors d'une séance du Comité. Dès les jours qui suivirent la déclaration, leur très maigre flotte – force navale essentiellement symbolique constituée de quelques vieux patrouilleurs côtiers datant du début du siècle, d'une flottille hétéroclite de petits navires de pêche hâtivement reconvertis et armés de mitrailleuses récupérées, et de deux frégates légères de provenance et d'âge incertains acquises sur le marché gris – prit aussitôt la mer. Mettant le cap au nord-ouest, en direction des côtes continentales, sa mission était simple, et à vocation principalement symbolique : rejoindre officiellement la flotte combinée de Heon-Kuang et de Reaving, qui s'organisait désormais comme la principale force navale de la résistance face aux menaces impériales résiduelles et à la posture toujours ambiguë de l'Aleucie. Les capitaines unis des Marquises déclarèrent qu'il s'agissait en somme de « l'affirmation concrète de [leur] appartenance à un destin commun », citation sans doute apocryphe, diffusée sans en nommer l'auteur dans les journaux marquisois de la période.

Le jour du départ de ces navires depuis le port principal des Îles Marquises – un jour immortalisé depuis dans la mémoire collective locale par le film « La Journée des Voiles » (1996) et la fresque monumentale de l'aéroport international de la Grande Marquise – fut l'occasion d'une importante manifestation d'unité et de ferveur populaire. Des témoins oculaires décrivent une scène d'une intensité notable : ce matin-là, sous un ciel dégagé et une lumière claire reflétée par les eaux calmes du port, une foule immense, venue spontanément des villages côtiers et de l'intérieur des terres, s'était rassemblée sur les quais de pierre brute. Dockers aux mains calleuses, pêcheurs aux visages burinés par le sel, artisans, commerçants, familles entières avec enfants et vieillards, tous convergeaient vers le port, brandissant les drapeaux rouge et noir historiques du Grand Kah, certains confectionnés à la hâte pour l'occasion, et quelques étendards verts de la République des Marquises. Le murmure initial de la foule se mua bientôt en un chant puissant lorsque des représentants communaux entonnèrent les hymnes révolutionnaires de 1785, ceux-là même que sept années de propagande et de terreur impériales avaient vainement tenté d'effacer des mémoires.

Parmi les visages anonymes de cette foule en liesse, plusieurs personnages locaux, jusque-là discrets mais dont les trajectoires allaient être marquées par cet événement et qui joueraient un rôle dans la reconstruction post-révolutionnaire, observaient la scène avec une attention particulière. Inès Delory, artisane réputée pour ses tissages complexes, se tenait sur le bord d'un quai, esquissant peut-être déjà dans un carnet les couleurs, les gestes, la texture de cette journée historique qui allait nourrir son œuvre future et son engagement municipal d'après-guerre. Non loin d'elle, David Galecki, auteur Marquisois alors connu pour ses critiques acerbes contre la prudence des chambres représentatives locales, regardait les navires s'éloigner lentement. Les larmes qui coulaient sans honte sur ses joues témoignaient, selon ses propres écrits, du soulagement de voir sa communauté prendre position, retrouvant à ses yeux une forme de dignité collective à travers le courage de ces équipages.

Sur les ponts des navires qui s'éloignaient, les équipages improvisés – composés essentiellement de volontaires civils, pêcheurs, jeunes étudiants, anciens réservistes, ayant pour la plupart une formation militaire minimale – répondaient à la liesse de la foule par des saluts. Beaucoup de ceux-là allaient mourir dans les deux prochaines années.


Citadelle assiégée : Isolement International et Déclin Mental

Au cours de l'été de 1991, tandis que la ceinture de la Résistance se resserrait inexorablement autour d'Axis Mundis, l'Empire de Sukaretto III entra dans une phase terminale, une spirale descendante dont il ne parvenait manifestement plus à sortir. La coordination désormais effective de la Résistance accumulait désormais les succès tactiques : des garnisons impériales isolées se rendaient sous la pression combinée des maquis d'Alvaro et des négociations menées par Bob, tandis que les raids navals d'Argento paralysaient une petite partie des efforts de ravitaillement maritime. Un front de plus en plus symétrique s'organisait dans les communes très rurales du sud de l'Union, où se déployait le maquis.

Sur la scène internationale, l'isolement était devenu quasi total. Le patient travail diplomatique de Maxwell Bob, amplifié par les efforts constants et les ressources considérables de la diplomatie active de Heon-Kuang, avait fini par porter ses fruits les plus amers pour le régime : l'Eurysie, naguère ambiguë, avait durci sa neutralité. Les chargés d'affaires désertaient progressivement Lac-Rouge. ; les puissances de la coalition aleucienne, sentant le vent tourner et préoccupée par la stabilité de leurs propres frontières, avaient officiellement gelé tout contact, même informel, avec le Palais. Privé de toute perspective réelle d'assistance étrangère, réduite à ses seules forces déclinantes, la Junte commençait à manifester des signes patents de panique interne, une décomposition qui affectait jusqu'au sommet du pouvoir.

À l'intérieur du palais impérial, transformé en une forteresse assiégée autant mentalement que physiquement, la santé de Sukaretto III lui-même s'était considérablement détériorée au fil des mois. L'Empereur, dont l'image publique cultivait encore une apparence de maîtrise absolue et de dignité glacée lors de ses nombreuses apparitions filmées, semblait en privé, selon les témoignages concordants de son entourage immédiat recueillis après la chute, être un homme brisé, en proie à un état de stress permanent confinant à la paranoïa. Les journées se consumaient en rituels obsessionnels : relecture nerveuse de rapports militaires contradictoires et souvent dépassés, interrogation compulsive de ses généraux sur des détails opérationnels insignifiants, consultation fébrile de cartes où les positions ennemies progressaient inexorablement. Il s'accrochait désespérément, contre toute évidence factuelle, à l'illusion d'une intervention étrangère salvatrice imminente – une « flotte blanche » venue d'Aleucie, un « corps expéditionnaire » eurysien –, exigeant de ses aides de camp qu'ils guettent des signaux inexistants sur les canaux diplomatiques coupés.

L'empereur multipliait les comportements erratiques. Des membres du personnel rapportèrent discrètement des crises nerveuses de plus en plus fréquentes, des accès de fureur incontrôlables dirigés contre ses conseillers les plus proches pour des motifs futiles, alternant avec de longues périodes d'abattement silencieux. Les nuits sans sommeil, passées à arpenter fébrilement les longs couloirs déserts du palais devinrent la norme, sa silhouette devenant une présence fantomatique redoutée par les gardes en poste. L'autorité impériale, autrefois implacable et respectée, même crainte, se dissolvait dans cette fragilité psychologique évidente. Certains courtisans, parmi les plus lucides ou les plus opportunistes, commençaient progressivement à évoquer l'inéluctabilité d'un changement imminent de régime, voire la nécessité d'anticiper la chute pour sauver ce qui pouvait encore l'être. Parmi les rares témoins directs de ce déclin brutal et de cette atmosphère de fin de règne se trouvait une figure silencieuse et longtemps négligée : Rai Sukaretto. Âgée de seulement douze ans à l'époque, l'héritière impériale, propulsée à ce rang par la force des événements mais totalement isolée du reste du monde par le protocole et la paranoïa ambiante, grandissait dans l'univers étrange et anxiogène des appartements privés du palais. Coupée de la réalité extérieure du pays en guerre, son quotidien était un mélange de leçons dispensées par des précepteurs et de longues heures de solitude dans des pièces surdimensionnées et globalement vides. Rai, dont l'influence sur le Comité de Volonté Publique après la guerre allait pourtant être considérable, n'était alors qu'une enfant observant le naufrage sans piper mot.

Sa mère, l'Impératrice Héloïse, dont les propres tentatives de fuite s'étaient heurtées à un mur invisible, semblait avoir reporté toute son énergie sur la protection de sa fille unique. Passant désormais presque tout son temps auprès d'elle, elle cherchait manifestement dans cette proximité un refuge fragile contre l'effondrement généralisé du monde qui l'entourait. Les témoignages décrivent une mère multipliant les attentions, organisant des jeux surannés dans les salons, mais surtout, passant de longues heures à lire à sa fille ou à lui raconter, à des histoires. Il ne s'agissait plus des traditionnels de contes et récits historiques, mais de plus en plus, de légendes anciennes du Grand Kah ou d'aspects de sa révolution. Héloïse elle-même, l'aristocrate teylaise élevée loin des idéaux communalistes, semblait y retrouver une forme de nostalgie profonde, ou en tout cas un certain sentiment de culpabilité quant à l'État du pays. On peut estimer qu'elle transmit, bien qu'involontairement, des fragments d'une mémoire alternative à sa fille.

Un après-midi chaud de septembre 1991, un observateur discret – probablement un membre du personnel de longue date dont le témoignage fut recueilli anonymement par la Commission Mémoire – rapporta une scène qu'on peut trouver signifiante, devenue en tout cas l'un des rares symboles d'humanité associés à ces derniers jours sombres. L'Impératrice Héloïse et sa fille Rai se trouvaient ensemble dans l'un des jardins intérieurs privés du palais, un espace clos, envahi par une végétation luxuriante mais non entretenue, qui semblait protégé du chaos extérieur dont l'écho assourdi du siège de Lac-Rouge ne parvenait que faiblement. Là, assises à l'ombre d'un tulipier de Virginie de Westalie dont les pétales tombaient sur leurs vêtements simples, Rai, silencieuse et le regard fixe, écoutait attentivement sa mère.

L'Impératrice, décrite par le témoin comme visiblement épuisée, les traits tirés, expliquait à sa fille, avec une douceur et une précision inattendues, la signification des bruits lointains qui parvenaient parfois jusqu'à eux malgré l'épaisseur des murs et la distance : les coups sourds et réguliers des canons de la résistance qui se rapprochaient, les sirènes stridentes des alertes aériennes désormais quasi quotidiennes, les clameurs indistinctes de la foule lors des rares manifestations de colère qui éclataient encore dans les quartiers périphériques non contrôlés. Héloïse, l'épouse du tyran, évoquait pour sa fille non pas une horde de barbares, mais un pays profondément divisé, meurtri par des années d'un gouvernement jugé inutile, mais aussi, insistait-elle, un pays animé désormais par un immense et irrépressible espoir de libération prochaine. Elle lui parlait, dit le témoin, non pas de restauration, mais de reconstruction, d'un avenir incertain mais potentiellement plus juste. Il est peu probable qu’Héloïse Sukaretto ait réellement cru en la promesse communaliste.
La jeune Rai, dont le visage resta impénétrable selon le rapport, écouta ce cours improvisé avec sérieux. Par cet échange presque clandestin entre une mère et une fille héritière d'un trône en ruines, l'impératrice, souvent décrite par les historiens ultérieurs comme une figure passive ou dépassée, espérait ainsi armer sa fille pour survivre dans l’avenir qui s’annonçait.

Peu après cette conversation rapportée, Rai, jusque-là considérée comme une simple princesse confinée et protégée de tout, commença, selon plusieurs sources internes concordantes, à manifester une curiosité nouvelle et intense pour les réalités du pays au-delà des murs du Palais. Elle se mit à interroger discrètement les membres du personnel encore présents – jardiniers, cuisiniers, quelques gardes moins zélés – sur la vie quotidienne dans la ville assiégée, sur les rumeurs qui circulaient, sur la nature réelle de cette résistance dont sa mère lui avait parlé. Cette curiosité précoce, cet éveil politique né de manière improbable au cœur même d'une tyrannie impériale déclinante et coupée du monde, allait, comme l'histoire ultérieure le démontrerait, profondément influencer sa trajectoire future et sa contribution singulière à la reconstruction du Grand Kah. L'agonie de l'Empire avait, paradoxalement, semé les graines d'une forme inédite de conscience politique chez celle qui en était la dernière héritière en ligne directe.


Fissuration de la Junte : divisions internes et dérives incontrôlées

À l'automne 1990, l'empire de Sukaretto III atteignit un point critique. L'instabilité interne n'était plus une série de craquements discrets, mais une fracture béante, marquée par une rivalité intense et de moins en moins dissimulée entre les principaux piliers du pouvoir impérial. Derrière les façades impassibles et les communiqués laconiques, les dirigeants de l'appareil répressif – Yikada, Célice, Crevier, Kaname – se livraient désormais à une lutte acharnée dont l’effet fut moins à sauver un régime alors tout à fait condamné qu’à imposer ybe vision de la manière dont l'empire devait mourir.

Noroyo Yikada, depuis son bureau du Commissariat Impérial au Salut – un espace dont la froideur méthodique contrastait de plus en plus avec le chaos extérieur –, observait cette déliquescence avec une inquiétude croissante, teintée d'une amertume apparaissant progressivement dans ses carnets personnels. Celle qui avait été la garante glaciale de la rationalité impériale, l'architecte du système répressif, se montrait désormais ouvertement préoccupée par l'intensification chaotique et incontrôlée de la violence. Ses rapports internes, rédigés dans le secret et dont des fragments furent retrouvés après la guerre, exprimaient sans détour ses craintes : la prolifération désordonnée des camps spéciaux d'extermination, échappant en partie à son contrôle direct ; les succès spectaculaires de la Résistance, notamment le sabotage massif des infrastructures et l'humiliation sans précédent du "Camouflet de Chan Chimu" ; tout cela risquait, selon elle, d'entraîner une escalade répressive finale, "une convulsion spasmodique plutôt qu'une retraite ordonnée", qui échapperait à toute logique et compromettrait même la possibilité d'une transmission de pouvoir structurée, quelle qu'elle fût. Consciente que l'empire ne pouvait plus tenir longtemps face à une répression devenue erratique et contre-productive, Yikada tentait, par des circulaires restrictives et des blocages budgétaires ciblés, de ralentir l'engrenage, tout en maintenant, vis-à-vis de l'extérieur et de l'Empereur lui-même, l'apparence d'une fermeté absolue et d'une confiance inébranlable. C'était un jeu d'équilibriste de plus en plus périlleux.

Face à cette tentative de contrôle par la rationalisation, Crevier, le responsable suprême de la Propagande et chef idéologique des Camelots Impériaux, adoptait une position diamétralement opposée, ouvertement extrême. Galvanisé par le chaos et convaincu que seule une brutalité totale et décomplexée pouvait encore sauver le régime – ou du moins, punir ses ennemis –, il multipliait les appels explicites à une violence publique accrue, quasi purificatrice. Ses discours internes, dont certains furent captés par les services de renseignement de la Résistance et diffusés sur leurs radios pirates, ou parfois même retransmis sur les haut-parleurs des quartiers impériaux comme un défi lancé aux autres factions, menaçaient clairement de « déchaîner enfin la colère populaire » en lâchant ses milices, les Camelots Impériaux. Il envisageait ouvertement de leur faire reprendre par la force le contrôle direct du pays, district par district, en s'appuyant stratégiquement sur les réseaux des synarchistes Léo Nodvomir et Endors Legal, avec lesquels il semblait désormais former une alliance de circonstance contre les « bureaucrates » comme Yikada et les  « militaires sans colonne vertébrale » comme Kaname. Les Camelots, milice paramilitaire sur-idéologisée, fanatisée par des années de propagande extrême et frustrée par son rôle subalterne, se disaient prêts à agir immédiatement, attendant seulement le feu vert – officiel ou tacite – de Crevier. La perspective d'une guerre civile au sein même de l'appareil répressif devenait une menace tangible.

Mais un obstacle majeur, et profondément ironique, empêchait Crevier de réaliser ce projet d'escalade ultime. L'approvisionnement en armes, munitions et matériel lourd des Camelots dépendait encore presque entièrement des stocks contrôlés par l'Armée impériale, théoriquement dirigée par le Colonel Kaname. Or, Kaname, profondément humilié par l'attaque navale de Chan Chimu, conscient du désaveu croissant dont il faisait l'objet parmi ses propres officiers – notamment ceux de la marine, qui lui reprochaient son inaction et sa focalisation excessive sur les opérations terrestres –, et peut-être aussi par une forme de lucidité tardive sur l'issue du conflit, se repliait sur lui-même. Il ne contrôlait plus totalement ses propres forces ; la flotte impériale, démoralisée, rongée par les désertions massives et opérant dans un état de semi-mutinerie larvée, n'obéissait que partiellement et avec retard aux ordres venus d'Axis Mundis. Barricadé dans le Commissariat à la Guerre, Kaname passait refusait désormais catégoriquement de débloquer le moindre approvisionnement supplémentaire pour les Camelots Impériaux. Il craignait, non sans raison, que Crevier, une fois ses milices lourdement armées, ne les utilise finalement contre lui pour s'emparer des restes du pouvoir militaire et le désigner comme bouc émissaire de la défaite imminente.

Cette paralysie au sommet et cette méfiance généralisée entraînèrent rapidement un chaos administratif et opérationnel complet dans les services impériaux. Les différentes branches de l'appareil sécuritaire – la Section de protection impériale de Célice, toujours en quête de ressources pour ses opérations clandestines ; le Commissariat Impérial de Yikada, tentant de maintenir un contrôle budgétaire ; l'Armée impériale de Kaname, désorganisée et méfiante ; et les Camelots Impériaux de Crevier, frustrés et enragés – entrèrent dans une rivalité acharnée, presque cannibale, pour s'approprier les ressources matérielles et humaines de plus en plus limitées. Cette concurrence interne, marquée par des ordres contradictoires, des détournements de convois, et des accusations mutuelles de sabotage, provoqua des dysfonctionnements critiques dans le dispositif répressif lui-même : des arrestations devenues totalement incohérentes, visant parfois des loyalistes par erreur ; des désertions en masse non seulement de soldats mais aussi de cadres intermédiaires des services de sécurité ; un sabotage interne délibéré de certaines opérations par des factions rivales ; et même, selon certains rapports non confirmés, des affrontements armés ponctuels et rapidement étouffés entre milices rivales sur le terrain, notamment lors de la répartition du butin après certaines rafles. À la fin de l'année 1990, le régime impérial n'était plus une machine répressive efficace et coordonnée ; il ressemblait davantage à une constellation chaotique de forces armées et de services secrets rivaux, paralysées par leurs propres querelles intestines et structurellement incapables de réagir de manière cohérente et efficace face à l'offensive désormais organisée et déterminée de la Résistance continentale.

Pendant ce temps, à plusieurs milliers de kilomètres de ce chaos auto-destructeur, Aldous Sukaretto, depuis son élégante résidence Westalienne, poursuivait son exil volontaire avec sérenité. Il continuait, méticuleusement, de consulter ses oracles, d'interpréter le Livre des Mutations, de recevoir discrètement des émissaires des différentes factions monarchistes en exil. Chaque nouvelle rapportant le chaos interne grandissant à Axis Mundis était accueillie, selon ses proches, avec un calme satisfait, comme la confirmation de ses propres prédictions sur la fin imminente et inéluctable de l'empire de son cousin. Dans ses lettres confidentielles, dont certains furent exfiltrés par des services de renseignement, Aldous décrivait désormais explicitement l'effondrement prochain du régime, non comme une tragédie, mais comme une étape nécessaire, une « purge prophétique ». Persuadé d'être le seul membre légitime et viable de la dynastie capable de restaurer une autorité politique stable et éclairée après cette chute, il se voyait déjà en « Régent potentiel ». Il intensifia discrètement mais méthodiquement ses contacts diplomatiques en Eurysie et à Nazum, non plus seulement pour critiquer le régime de Sukaretto III, mais pour préparer activement le terrain à une reconnaissance internationale rapide de sa propre légitimité le moment venu. Ses écrits privés de cette période, tout en décrivant sans complaisance la brutalité et l'incohérence du régime impérial finissant, esquissaient déjà les contours d'une vision alternative : un Grand Kah stabilisé sous son autorité, pacifié, reconstruit sur les ruines de l'empire grâce à une « restauration apaisée », réconciliant la tradition monarchique avec une forme de modernité constitutionnelle modérée. Il ne sembla jamais réellement s’intéresser aux moyens matériels de réaliser ses ambitions

La situation finale d’implosion surpris jusqu’aux cercles les mieux informés de la résistance, qui avaient encore à l’esprit le caractère presque amical des relations liant les principaux piliers du régime. On repense notamment à une réunion clef, qui traça les grands traits du putsch et semblait servir d’exemple séminal du fonctionnement informel du régime. À Columbia, dans le salon arrière lambrissé du 46 West Downing Side – le "Palais" improvisé de l'exil –, l'ambiance, ce soir de 1982, était décrite comme animée, presque fébrile. Une douzaine de personnes, les principaux architectes du futur régime, étaient pressées autour de la longue table en acajou. L'air sentait le cuir des fauteuils et le whisky. Les rires étaient francs, les voix portaient. Sukaretto III, le jeune prétendant, arborait déjà sa veste cintrée fétiche, tandis que Yikada elle-même portait, comme le rappelle le témoignage d’un membre de la cour non sans cette précision cruelle typique de la noblesse impériale, "un tailleur trop grand, visiblement hérité".

Le débat portait sur les fondements théoriques de la future Charte impériale, les fameux « trois piliers » : Ordre, Dignité, Clarté. La discussion était passionnée, marquée par des désaccords intellectuels vifs, mais sans l'âpreté des luttes de pouvoir à venir. Des anecdotes rapportées témoignent de cette relative décontraction : le jeune Baron Célice, déjà élégant mais manifestement moins maître de lui, renversant son verre sur un croquis ; Kaname, alors simple capitaine, lançant une plaisanterie légère sur la qualité de la nourriture. Le témoignage insiste sur un détail frappant : Noroyo Yikada elle-même, la future Commissaire glaciale, avait ri. « Un rire spontané, note le témoin, quelque chose que nous n'avons plus entendu depuis longtemps. »

Cette scène de 1982, telle que reconstituée, dépeint un groupe certes maladroit dans ses certitudes, mais jeune, fébrile d'espoir, où tout semblait encore possible, où les alliances se nouaient sur des idées et où le protocole n'avait pas encore figé les gestes et les silences. Même Sukaretto, conclut les témoignages, pouvait alors sourire.

Or, à Axis Mundis, fin 1990, lors des rares dîners officiels maintenus par habitude ou par nécessité protocolaire, l'ambiance était radicalement différente, comme en attestent plusieurs comptes rendus laconiques des services du protocole ou des notes plus personnelles comme celles de Yikada. Tout n'était que silence ou conversations à voix basse, contraintes. Les regards des rares convives – hauts fonctionnaires au visage fermé, officiers visiblement tendus – évitaient les hautes fenêtres donnant sur une capitale bientôt asiégée. Une « chape de plomb », selon l'expression retrouvée dans une note de Yikada, semblait peser sur chaque réunion. Les luttes de pouvoir avaient acquis ce « goût métallique » évoqué dans un autre fragment. Les rires avaient disparu, remplacés par une méfiance calculatrice. La spontanéité avait cédé la place à un silence lourd de non-dits et de menaces potentielles. C'est dans ce contexte précis qu'une annotation désormais célèbre fut portée par Yikada dans son carnet personnel, probablement lors d'un de ces dîners funèbres de la fin 1990. Après avoir, semble-t-il, observé le silence pesant autour d'elle, elle écrivit simplement :

« À Columbia, on jouait à l'empire. Ce n’est plus un jeu. Nous avons perdu le droit d’en rire »

Cette note laconique, retrouvée après la guerre et marquée par une rare pointe d'amertume personnelle, semble indiquer un moment de lucidité acide la commissaire impériale. Les analyses ultérieures de ses écrits fragmentaires de cette période suggèrent qu'elle entreprit alors, presque malgré elle, une réévaluation critique des figures qui composaient désormais le cœur fissuré du pouvoir impérial. Ils n'apparaissaient plus comme les collaborateurs d'une entreprise politique commune, mais comme les incarnations déformées, voire monstrueuses, de leurs ambitions passées et des fonctions qu'elle leur avait elle-même assignées.

Son regard, habituellement fixé sur les mécanismes et les structures, se porta sur les hommes. Célice, dont elle avait pu admirer la rigueur initiale dans l'exécution, lui semblait désormais, d'après des notes éparses sur la réorganisation de la Section, avoir transmué cette précision en une opacité calculée ; le maître des opérations clandestines travestissait la doctrine en slogans simplificateurs et en directives secrètes, privilégiant l'effet psychologique immédiat sur la cohérence stratégique à long terme. Crevier, l'idéologue autrefois capable de débats théoriques complexes, n'apparaissait plus que comme un prêcheur fanatique, ayant réduit leur projet politique, autrefois objet de discussions intenses, à un catéchisme émotionnel simpliste, un appel constant à la vengeance et à la purification, déconnecté de toute analyse rationnelle de la situation. Kaname, le soldat efficace sur lequel elle avait compté pour l'exécution militaire ordonnée, n'était plus qu'un spectre amer, enfermé dans son ressentiment, appliquant l'Ordonnance impériale non comme l'outil juridique exceptionnel qu'elle avait conçu, mais comme une justification permanente et aveugle à l'élimination, un mécanisme tournant à vide. Et au sommet, l'Empereur lui-même, Sukaretto III, autrefois le centre nominal de leurs espoirs de restauration, n'était plus qu'une présence fantomatique, de plus en plus absent, régnant moins par une volonté politique discernable que par le vide créé par son retrait silencieux et sa paranoïa grandissante. Le pivot de leur construction politique s'était dissous.

C'est à travers cette grille d'analyse désabusée de ses anciens compagnons d'exil que Yikada semble avoir atteint, durant cet hiver 1990, une compréhension plus profonde et infiniment plus sombre de leur situation. Une lucidité glaciale, sans recours possible – et qu'elle ne pouvait, par nature et par nécessité, ni admettre ouvertement ni même consigner explicitement dans ses notes officielles –, transparaît néanmoins dans certains fragments plus personnels. L'historien peut y déceler la prise de conscience amère que le geste fondateur posé ensemble en 1985, cet acte de restauration qu'elle avait elle-même si méticuleusement théorisé et planifié comme le retour à un ordre rationnel, avait paradoxalement créé un vide. Un vide politique et moral béant, aspirant et déformant tout ce qui s'en approchait. Dans ce vide, elle semblait voir désormais, avec une clarté terrifiante, s'engouffrer précisément les forces qu'elle avait cru pouvoir maîtriser ou éviter : l'irrationalité des slogans de Crevier prenant le pas sur la doctrine, l'arbitraire des purges menées par Célice et Kaname primant sur la procédure, le théâtre macabre d'un pouvoir réduit à sa propre survie brutale, loin de toute vision d'État. Le doute, même sur sa propre démarche intellectuelle, transparaît dans une note griffonnée à la hâte, peut-être la plus révélatrice : « Aucune théorie ne survit à la pratique » C'était la reconnaissance implicite, non de l'échec de sa théorie, mais de son impuissance face à la force brute de l'histoire en marche et à la décomposition des hommes qui étaient censés l'incarner.
Lors de ces derniers repas, l'illusion d'un contrôle rationnel s'était probablement dissipée, laissant place à la gestion glaciale d'un effondrement programmé.


Documents d'époque

Télégramme confidentiel intercepté
Émis par un consulat aleucien de Reaving, fin octobre 1990

« SITUATION REAVING DEVENU INSTABLE. DIVISION INTERNE ÉLEVÉE. RISQUE TROP FORT D'ESCALADE AVEC HEON-KUANG. FLOTTE REAVIENS/HEON-KUANGAISE TRÈS ACTIVE. AUCUNE ASSURANCE DE VICTOIRE RAPIDE. DEMANDONS AUTORISATION POUR SUSPENDRE OPÉRATION EN ATTENDANT ÉVOLUTION SITUATION INTERNE GRAND KAH. »


Déclaration publique officielle de la Commune de Heon-Kuang

« Citoyennes et citoyens du Grand Kah,

Face à la menace croissante d'une intervention étrangère et aux atrocités répétées du régime impérial, la Commune souveraine de Heon-Kuang proclame solennellement son soutien total et irrévocable à la résistance continentale, ainsi qu'à la commune sœur de Reaving.
Que tous les peuples sachent ceci : une attaque contre Reaving ou toute autre commune kah-tanaise sera immédiatement considérée comme une attaque contre Heon-Kuang elle-même. Notre flotte est prête à intervenir sans délai pour défendre nos idéaux d'égalité, de liberté et de solidarité. La Résistance ne cédera jamais, et les tentatives étrangères de briser notre unité échoueront.
Vive la résistance commune des peuples kah-tanais !

Vive l'idéal communaliste libre et égalitaire ! »



Extrait du The Red Herald de Reaving

« VICTOIRE DU PEUPLE : LA MENACE ALEUCIENNE S'ÉLOIGNE !

Citoyens et citoyennes de Reaving, l'heure est venue de célébrer ! Grâce à la mobilisation courageuse et unie de notre commune, grâce à l'appui militaire décisif de nos frères et sœurs de Heon-Kuang, la menace d'une invasion étrangère est enfin écartée. Les navires de guerre impérialistes, face à notre détermination collective, n'ont pas osé franchir le seuil de nos eaux territoriales.

Nous tenons ici à saluer l'action déterminante de nos camarades dont les actions courageuses ont sauvé notre ville du chaos et préservé notre dignité communale. Aujourd'hui, Reaving se dresse plus forte et plus unie que jamais, prête à poursuivre la lutte jusqu'à la libération totale du Grand Kah ! »
CHAPITRE 6

1991 : Vertige d'un régime cerné, la grande crainte d'un renfort étranger… ou d'Alcyon lui-même


Vers le « Siège de Lac-Rouge »

Durant les premiers et froids mois de l'année 1991, alors que les ultimes neiges tardives fondaient sur les contreforts d'Axis Mundis, révélant un paysage meurtri par des années de conflit larvé, tout le Grand Kah qui échappait encore à l'emprise impériale se préparait avec fébrilité mêlée à l'épreuve de force. Désormais entièrement structurée et consolidée autour d'un Comité Transitoire Général dont l'autorité, bien que parfois contestée en interne, n'était plus remise en cause sur le plan opérationnel, la résistance continentale, forte d'une expérience acquise dans la clandestinité et les maquis, appuyée massivement et ouvertement par les communes autonomes et stratégiquement vitales de Heon-Kuang et de Reaving, entama les derniers préparatifs logistiques et tactiques d'une offensive envisagée comme décisive. Son objectif : renverser définitivement le régime impérial agonisant de Sukaretto III et reprendre Lac-Rouge, non seulement capitale administrative, mais cœur symbolique de l'idéal communaliste.

Heon-Kuang, fidèle à ses engagements solennels pris dès 1985 et renforcés par les accords de coordination de 1990, mobilisa pleinement ses considérables ressources industrielles et militaires nazumiennes pour approvisionner en matériel critique la résistance continentale. Les rapports des cellules logistiques du Comité Transitoire témoignent d'un effort quasi total de l'économie heon-kuangaise : chaque semaine, des navires marchands spécialement réquisitionnés, parfois naviguant sous des pavillons de complaisance ou de nuit pour déjouer la surveillance résiduelle, chargés d'armes (allant des fusils d'assaut standardisés aux systèmes antichars portables et aux pièces d'artillerie légère), d'équipements de communication cryptés de fabrication récente, de médicaments (notamment des stocks importants de morphine et d'antibiotiques) et de ravitaillement divers (rations de combat, carburant aviation, matériel de génie) quittaient les quais de la métropole nazumienne, ils rejoignaient les ports désormais sécurisés de Reaving d'où partaient des passeurs marquisois. Franchissant secrètement les secteurs d'eaux impériales encore contrôlées, souvent grâce à des informations fournies par des sympathisants au sein de la marine impériale démoralisée, ceux-là rejoignaient d'autres bases logistiques avancées établies sur des territoires côtiers récemment libérés. Cette aide matérielle massive, dont l'ampleur dépassa les estimations initiales du Comité Transitoire, permit rapidement aux combattants continentaux d'équiper plusieurs nouvelles brigades et d'accroître considérablement leur capacité opérationnelle, tout en renforçant définitivement le moral des troupes rebelles, lassées par des années de guerre d'usure et de manque chronique de moyens.

Reaving elle-même, qui avait longtemps incarné une prudente expectative, désormais solidement unifiée sous la direction pragmatique du Conseil communal et l'autorité opérationnelle de Zephreïne Argento après la crise interne majeure de l'année précédente, jouait pleinement son rôle stratégique d'interface logistique et de base arrière pour les opérations continentales. Transformée en l'espace de quelques mois en véritable plaque tournante où convergeaient les flux maritimes et terrestres, la commune portuaire fournissait un soutien essentiel à la résistance continentale. Sous l'impulsion énergique et l'organisation rigoureuse de la Citizen Militia reconfigurée pour l'effort de guerre, les quais de Reaving s'étaient rapidement transformés en une immense plateforme d'approvisionnement et de coordination. L'armement venu de Heon-Kuang, les véhicules de transport, les unités de génie spécialisées, les volontaires internationaux transitaient désormais par les entrepôts réquisitionnés et surveillés du port, où des équipes disciplinées de dockers syndiqués, de techniciens logisticiens et de miliciens aguerris organisaient méticuleusement leur acheminement jusqu'au continent.

Pourtant, et c'est là un paradoxe récurrent des coalitions révolutionnaires, maintenant que l'heure décisive approchait et que la victoire semblait à portée de main, une inquiétude profonde, presque viscérale, traversait les cercles dirigeants de la coalition résistante. Le personnage central de cette angoisse diffuse n'était plus l'ennemi impérial moribond, mais bien Andrean Gabriel d'Alcyon. Figure devenue légendaire bien au-delà de ses exploits militaires réels, porté par une rumeur populaire qui le parait de toutes les vertus révolutionnaires, il était admiré pour ses actions audacieuses et spectaculaires, mais également perçue par beaucoup au sein du commandement politique et militaire comme chroniquement imprévisible, idéologiquement insaisissable et potentiellement dangereuse pour la cohésion future du mouvement. Après le triomphe médiatique et psychologique du « Camouflet de Chan Chimu », d'Alcyon avait acquis une réputation immense et une influence directe au sein même des troupes résistantes, en particulier parmi les unités les plus jeunes ou les plus récemment mobilisées, où de nombreux combattants l'admiraient ouvertement, fascinés par son charisme flamboyant, sa rhétorique volontiers romantique et radicale, et ses exploits militaires souvent menés en solitaire ou avec une poignée de fidèles, en dehors des plans établis.

Mais précisément à cause de cette popularité croissante et de son refus manifeste de s'intégrer pleinement dans la hiérarchie du Comité, d'Alcyon suscitait désormais chez les autres dirigeants historiques du Comité Transitoire Général une méfiance qui confinait parfois à l'hostilité ouverte dans les discussions internes. Edgar Alvaro Maximus de Rivera, Alt Mikami, et Maxwell Bob, en particulier, craignaient désormais ouvertement et le formulaient explicitement dans leurs échanges codés que la figure charismatique et quasi prophétique de d'Alcyon ne profite du chaos politique et social inévitable de la période post-impériale pour s'emparer directement du pouvoir lui-même, instaurant une forme de dictature personnelle sous couvert de « révolution permanente » . Les actions autonomes répétées de d'Alcyon, son mépris affiché pour les protocoles de coordination, ses discours publics enflammés mais vagues exaltant une « révolution authentique » qui semblait rejeter toute forme d'institutionnalisation, et sa réticence constante à rendre des comptes ou à accepter pleinement les décisions collectives parfois laborieuses du Comité alimentaient constamment ces craintes profondes au sein de l'état-major résistant. Même Zephreïne Argento, pourtant elle-même souvent perçue comme une figure indépendante et dont l'ambition personnelle n'était un secret pour personne, partageait désormais sans ambiguïté, selon les notes de Maxwell Bob qui rapportent plusieurs de leurs échanges directs, la méfiance généralisée envers les ambitions jugées démesurées et potentiellement déstabilisatrices du poète.

Cette inquiétude latente mais structurelle atteint son paroxysme politique et stratégique au cours d'une réunion secrète cruciale du Comité Transitoire Général, tenue selon trois sources concordantes dans une ferme isolée et transformée en quartier général avancé à quelques kilomètres seulement de Los Altos, durant la dernière semaine d'avril 1991. Ce jour-là, rompant avec sa réserve habituelle qui confinait parfois au mutisme, Edgar Alvaro, le visage fermé, évoqua clairement, chiffres et rapports de terrain à l'appui, les risques non seulement politiques mais aussi militaires qu'entraînerait la prise de pouvoir – même symbolique – par une figure aussi populaire, radicale et fondamentalement incontrôlable que d'Alcyon immédiatement après la chute attendue du régime impérial. Il présenta un scénario détaillé d'une possible guerre civile post-libération si l'autorité du Comité n'était pas immédiatement et fermement établie. Alt Mikami, approuvant d'un signe de tête, appuya sobrement mais fermement cette position, soulignant non sans une certaine acuité tactique que la reconstruction rapide et ordonnée du pays après sept années de guerre et de désorganisation nécessiterait absolument une autorité collective solide, légitime, et surtout disciplinée, capable de travailler à des décisions qui risquaient d’être difficiles, et non une « nouvelle aventure politique impulsive » menée par un leader charismatique mais isolé. Maxwell Bob, jouant son rôle habituel de modérateur mais visiblement préoccupé, rappela alors à ses camarades, archives à l'appui, que d'Alcyon avait déjà montré à plusieurs reprises par le passé une tendance constante et préoccupante à privilégier ses propres actions spectaculaires et médiatiques au détriment des stratégies globales et parfois moins glorieuses, minutieusement élaborées collectivement par le Comité, mettant ainsi en péril non seulement l'unité politique mais aussi la sécurité physique des combattants sur le terrain.

Malgré ces craintes profondes et désormais explicitement formulées au plus haut niveau, le Comité décida néanmoins, après un débat que les minutes qualifient de « particulièrement houleux » et qui dura, dit-on, jusqu'à l'aube, de ne pas agir directement contre d'Alcyon avant la fin de l'offensive finale. La crainte primordiale, partagée par tous malgré leurs divergences, était qu'un conflit ouvert à ce stade critique – une tentative d'arrestation, une mise à l'écart publique – ne divise profondément les troupes résistantes et ne démoralise la population à la veille même de l'assaut décisif, offrant un répit inespéré à un empire à l'agonie. À contrecœur, et en consignant leurs réserves dans des protocoles séparés, Edgar Alvaro et Alt Mikami acceptèrent donc formellement de maintenir une apparence de confiance opérationnelle envers d'Alcyon et ses unités affiliées jusqu'à la chute confirmée de l'empire. Cette décision fut cependant immédiatement assortie d'un renforcement discret mais significatif du contrôle tactique et politique du Comité sur le dispositif global : ordres de mission plus précis, affectation d'officiers de liaison réputés loyaux auprès des unités « alcyonistes » , surveillance accrue des communications et prépositionnement d'unités d'élite du Comité sur les axes d'approche stratégiques d'Axis Mundis.

Ainsi, à l'approche de la bataille finale de l'été 1991, la résistance continentale affichait une façade d'unité stratégique et de détermination absolue, soutenue matériellement et moralement par Heon-Kuang et Reaving. Mais derrière cette apparence solide et disciplinée, une anxiété profonde, une méfiance structurelle, traversait le Comité Transitoire Général : personne ne savait vraiment quelle serait l'attitude concrète d'Andrean Gabriel d'Alcyon au lendemain immédiat de la victoire militaire imminente contre Sukaretto III. La crainte que ce leader flamboyant et imprévisible, véritable électron libre de la révolution, ne s'empare directement du pouvoir politique en profitant de l'effondrement prévisible de l'appareil impérial constituait désormais une préoccupation centrale et persistante pour tous les autres dirigeants résistants, ceux qui se considéraient comme les dépositaires de l'idéal communaliste égalitaire et institutionnel historique du Grand Kah.

Alors que l'heure de la confrontation décisive approchait inexorablement, et que les plans pour la prise d'Axis Mundis étaient finalisés, cette inquiétude interne sur l'après-victoire restait une interrogation ouverte, non résolue, et lourde de conséquences. La résistance, prête à vaincre l'Empire militairement, savait désormais que son véritable défi politique commencerait immédiatement après : assurer rapidement et solidement une transition démocratique stable, conforme aux principes communalistes et acceptée par toutes les factions, tout en évitant soigneusement que la révolution en marche ne soit détournée ou confisquée par les ambitions personnelles et l'immense popularité d'un homme aussi charismatique et potentiellement dangereux qu'Andrean Gabriel d'Alcyon. La bataille pour Axis Mundis était engagée ; la bataille pour l'âme de la future Confédération restait à venir.


Paranoïa et Décomposition au Sommet de l'Empire

À mesure que la résistance consolidait ses positions et que les avant-postes impériaux tombaient les uns après les autres dans les provinces périphériques, l'ambiance à l'intérieur du Palais impérial d'Axis Mundis – ce complexe autrefois symbole de l'ordre restauré, désormais réduit à une citadelle assiégée – prenait une tournure de plus en plus oppressante, irréelle, presque sépulcrale. Le régime impérial, désormais encerclé non seulement par ses ennemis extérieurs dont les canons commençaient à se faire entendre depuis les collines avoisinantes, mais aussi et surtout rongé par ses propres divisions internes qui paralysaient toute tentative de réaction coordonnée, entrait visiblement dans une phase ultime de décomposition psychologique et structurelle, s'enfonçant chaque jour davantage dans une forme d'isolement mental collectif et de paranoïa généralisée qui touchait jusqu'aux plus hauts échelons.

Au centre vacillant de ce décor sombre et crépusculaire, l'Empereur Sukaretto III lui-même, figure autrefois distante mais désormais physiquement marquée, usé par sept années de tensions incessantes, de stress permanent lié à la gestion d'une guerre civile perdue, et d'insomnies répétées qui avaient creusé son visage et altéré son jugement, s'accrochait avec l'énergie du désespoir à une idée fixe, devenue sa seule planche de salut psychologique : celle d'un « renfort miracle », une intervention providentielle et massive venue de l'extérieur – d'une improbable coalition eurysienne compatissante ou d'une Aleucie soudainement décidée à inverser ses alliances – qui viendrait, contre toute logique et malgré l'absence totale de signaux concrets, sauver in extremis son régime chancelant de la destruction totale et imminente. Enfermé durant des heures qui s'étiraient à l'infini dans son bureau personnel aux volets clos, arpentant nerveusement l'espace entouré d'anciennes cartes militaires obsolètes déployées sur des tables immenses et désormais inutiles, il attendait fiévreusement des messages diplomatiques venus de l'étranger, scrutant les rares dépêches, guettant des signes qu'il était seul à percevoir, convaincu qu'une puissance majeure accepterait enfin d'intervenir militairement pour soutenir son autorité fantôme. Ces messages salvateurs n'arrivaient évidemment jamais, les canaux de communication officiels étant soit coupés par la résistance, soit volontairement silencieux de la part des puissances étrangères, mais l'Empereur, refusant la réalité, continuait à y croire obstinément, s'enferrant chaque jour davantage dans une obsession délirante qui le rendait non seulement incapable d'accepter l'évidence de sa défaite, mais aussi inapte à donner des ordres cohérents à ses dernières troupes.

Pendant ce temps, dans les vastes appartements privés du Palais, devenus une cage dorée glaciale et silencieuse, l'Impératrice Héloïse Ière, elle aussi isolée mais par une lucidité amère, errait désormais fréquemment telle une somnambule dans les couloirs sombres et déserts, presque vide de toute vie normale, comme prise au piège d'une angoisse permanente et résignée. Les rares membres du personnel qui la croisaient encore durant ces nuits interminables – quelques domestiques âgés maintenus par loyauté dynastique, des gardes du corps fatigués et démoralisés – témoignèrent plus tard devant les commissions d'enquête de cette silhouette spectrale et élégante, traversant silencieusement les grandes salles d'apparat obscures et désertées du palais, autrefois lieux de réception fastueux, le regard perdu dans un vide intérieur où se lisaient la peur et l'ennui. Elle-même, totalement coupée de toute information concrète et fiable sur la situation réelle du régime en dehors des échos assourdis des combats et des rumeurs contradictoires colportées par la cour, attendait désormais passivement l'effondrement final, ayant renoncé depuis longtemps à exercer la moindre influence sur une situation politique et personnelle devenue totalement incontrôlable. Sa seule préoccupation visible restait la protection de sa fille, Rai, maintenue à ses côtés dans une tentative désespérée de préserver un semblant de normalité familiale au cœur de la débâcle.

Dans le même temps, dans les bureaux surchauffés et les salles de réunion enfumées des ministères impériaux encore fonctionnels, à l'intérieur même de l'appareil répressif, les tensions internes longtemps contenues entre Noroyo Yikada, Crevier et le Baron Célice atteignaient désormais une intensité explosive et sans précédent. Durant ces ultimes semaines décisives de l'hiver et du printemps 1991, ils se livrèrent une bataille administrative et politique permanente et acharnée pour le contrôle des dernières ressources stratégiques disponibles. Chaque homme apte au combat, chaque véhicule blindé en état de marche, chaque caisse de munitions, chaque réserve de carburant devenait l'enjeu de luttes d'influence féroces, de réquisitions arbitraires et d'accusations mutuelles de détournement ou d'incompétence. Crevier, en particulier, le démagogue en chef dont l'autorité reposait sur la ferveur idéologique de ses Camelots Impériaux, réclamait ouvertement et avec une véhémence croissante davantage de moyens – notamment des armes lourdes et des véhicules de transport blindés – pour ses milices fanatisées, dénonçant publiquement, y compris dans des réunions élargies du Conseil de Guerre, l' « inefficacité criminelle » et la « paralysie bureaucratique » des services jugés trop prudents de Yikada et de Célice. Plusieurs fois, selon des rapports internes concordants, dans des réunions de cabinet particulièrement violentes, il menaça même directement ses deux principaux rivaux – Yikada pour le contrôle administratif, Célice pour le monopole de la violence clandestine – de lâcher totalement ses milices hors de tout contrôle contre leurs propres troupes et installations s'ils continuaient à lui refuser les ressources qu'il estimait nécessaires à sa « guerre totale » et à la « purification finale » du territoire.

Cependant, malgré cette haine réciproque et ces menaces explicites, ces trois piliers chancelants du régime impérial, encore liés par la conscience aiguë de leur destin commun en cas de défaite totale, trouvaient encore ponctuellement la nécessité tactique impérieuse de s'unir temporairement face à l'urgence militaire extrême de la situation. Ainsi, à plusieurs reprises au début de 1992, et malgré leurs rivalités désormais structurelles, Yikada, Crevier et Célice parvinrent, dans un dernier sursaut de coordination désespérée, à mener ensemble quelques opérations brutales et souvent mal coordonnées visant moins à reprendre l'initiative qu'à contenir, même très provisoirement, l'avancée méthodique de la résistance vers le cœur même d'Axis Mundis. Lors d'une série d'attaques conjointes particulièrement sanglantes contre les faubourgs nord récemment libérés par la résistance, ils tentèrent ainsi désespérément de reprendre certaines positions clés perdues, n'hésitant pas à ordonner le massacre indiscriminé de civils soupçonnés de sympathie pour les insurgés et de combattants capturés dans une tentative ultime et vaine d'inspirer une terreur paralysante aux populations locales et de briser l'élan offensif de la résistance.

Ces actions ponctuelles, bien qu'effroyablement brutales et témoignant d'une absence totale de scrupules, restaient cependant totalement insuffisantes pour inverser réellement le cours inexorable des événements. L'appareil répressif impérial, miné de l'intérieur par ses divisions idéologiques et personnelles, ses luttes permanentes pour le contrôle des miettes de ressources, et la désorganisation croissante de sa chaîne logistique et de commandement, ne parvenait plus à coordonner efficacement ses actions sur le terrain. Chaque jour, les désertions au sein de l'armée impériale – y compris parmi les officiers subalternes – devenaient plus nombreuses et souvent collectives ; chaque semaine, les actes de sabotage internes – destruction de matériel de communication, incendies volontaires dans les dépôts de munitions, fuites d'informations stratégiques vers la résistance – se multipliaient au cœur même des centres administratifs et militaires encore tenus par le régime, rendant tout ordre venu du Palais impérial non seulement chaotique et souvent incompréhensible sur le terrain, mais aussi de plus en plus fréquemment sujet à des interprétations divergentes ou à une exécution délibérément retardée ou bâclée.

Progressivement, inéluctablement, Axis Mundis et son Palais impérial devinrent ainsi un véritable bunker mental : un lieu physiquement assiégé, symboliquement isolé, où la réalité extérieure – celle de la guerre perdue, de la résistance triomphante, de l'isolement international – semblait ne plus pouvoir pénétrer les esprits des dirigeants enfermés dans leurs obsessions. Où l'Empereur attendait pathétiquement des renforts miraculeux qui ne viendraient jamais. Où l'Impératrice errait, figure spectrale, dans les couloirs sombres et silencieux. Où Yikada, Crevier et Célice continuaient vainement à s'affronter avec une violence stérile pour des ressources désormais largement inexistantes et un pouvoir qui n'était plus qu'une illusion. À la fin de l'hiver 1991 et au seuil du printemps 1992, l'empire de Sukaretto III ne ressemblait plus en rien à une administration fonctionnelle, même dictatoriale ; il n'était plus qu'une forteresse assiégée, rongée par la paranoïa, isolée psychologiquement autant que militairement, attendant seulement, dans une agonie politique et morale avancée, l'assaut final et imminent des troupes désormais unifiées de la résistance .
Cette atmosphère sombre et paranoïaque, cette tension extrême qui précédait l'effondrement final, marqua durablement et profondément tous les témoins – volontaires ou involontaires – présents dans les dernières semaines du régime. À travers les récits fragmentaires mais concordants retrouvés après la guerre (journaux de bord militaires, correspondances privées interceptées, témoignages de fonctionnaires lors des procès), les domestiques, soldats et derniers fonctionnaires présents au Palais décrivirent ainsi unanimement une ambiance devenue littéralement insoutenable, dominée par la peur permanente des purges internes, les doutes lancinants sur la loyauté des voisins de bureau ou de chambrée, les rivalités sanglantes entre factions et l'angoisse permanente et suffocante d'un effondrement imminent et potentiellement apocalyptique. Dans ce palais impérial désormais condamné, véritable tombeau avant l'heure, où chaque jour écoulé devenait plus irréel et plus oppressant que le précédent, la fin prochaine de l'empire apparaissait désormais non seulement inévitable mais presque, pour beaucoup de ceux qui y étaient piégés, comme libératrice, la seule issue possible à une situation absurde et devenue totalement intenable.

À mesure que l'empire s'enfonçait dans sa lente asphyxie et que la menace résistante se précisait aux portes mêmes de la capitale, la logique interne du régime bascula définitivement et irréversiblement dans l'autodestruction la plus méthodique. Dès le début de l'année 1992, les signes de fragmentation dépassèrent largement la seule sphère politique et les intrigues de cour : ils s'installèrent profondément et visiblement dans l'appareil militaire lui-même, autrefois pilier supposé indéfectible du pouvoir impérial. Le Colonel Kaname, théoriquement Commandant Suprême mais désormais manifestement dépassé par la désintégration rapide et chaotique de sa propre chaîne de commandement face aux succès de la résistance et à la démoralisation interne, vit s'accroître de manière exponentielle les cas de refus d'obéissance ouverts, d'abandons de poste collectifs dans certaines unités périphériques, et même, phénomène nouveau et particulièrement inquiétant pour l'état-major, de sabotage délibéré d'opérations ou de matériel depuis l'intérieur même des casernes. Face à ces signes manifestes de désintégration accélérée, l'état-major restant, réduit et paniqué, réagit comme souvent dans les régimes aux abois avec la seule arme qui lui restait : une brutalité aveugle, désespérée, et désormais tournée contre ses propres troupes.

Un matin brumeux de mars 1992, dans la cour intérieure glaciale du fort Birotel, ancien bastion de la Garde Communale reconvertie en centre de commandement tactique impérial, Stéphane Hollow, un capitaine d'infanterie autrefois décoré pour sa bravoure, soupçonné sur la foi d'une dénonciation anonyme d'avoir tenu des propos jugés défaitistes devant sa compagnie démoralisée et épuisée par des semaines de combats de retardement inutiles, fut fusillé sommairement, sans aucune forme de procès ni même d'enquête interne sérieuse, par un peloton d'exécution composé de ses propres subordonnés, visiblement contraints et mal à l'aise. L'ordre fatal émanait directement du colonel Sérin Zladow, un sadique zélé chargé du secteur, lui-même agissant sous la pression explicite de la Section de protection impériale, qui voyait dans cet exemple un moyen de restaurer une discipline de façade. Le capitaine Hollow, selon les rares témoignages concordants recueillis plus tard, n'avait pas même nié les faits qui lui étaient reprochés : la veille au soir, lors d'un briefing tendu et désespéré, il avait simplement affirmé, avec une lucidité tragique, devant sa troupe silencieuse, qu'Axis Mundis, compte tenu de l'état réel des fortifications improvisées et de l'avancée coordonnée des forces de Mikami, d'Alvaro et de la flotte reavienne qui contrôlait désormais les accès fluviaux, ne tiendrait probablement pas plus de deux mois. Cette seule déclaration, empreinte d'un réalisme militaire élémentaire, fut immédiatement reprise, amplifiée par la rumeur interne, et signalée comme un acte de trahison à la Section de protection impériale par un officier subalterne ambitieux ou terrorisé. Cela suffit à enclencher la procédure expéditive et irréversible. Les récits insistent sur l'absence de réaction des autres officiers présents lors de l'exécution : aucun ne broncha. Le peloton tira. Aucun cri ne fut poussé, ni par la victime, ni par l'assistance muette. Ce fut, comme tant d'autres à cette époque, un moment tragique mais dénué de signification historique immédiate, un acte de barbarie ordinaire immédiatement effacé des mémoires officielles, consigné froidement dans les journaux de bord militaires sous la rubrique administrative et déshumanisante : « mesure disciplinaire nécessaire ».

Ces exécutions internes pour défaitisme, insubordination supposée ou simple manque d'enthousiasme affiché, devenaient alors quotidiennes, banalisées par la terreur ambiante, dans les dernières semaines d'agonie de l'empire . On ne comptait plus les « purges préventives » menées sans discernement au sein des unités pour « maintenir le moral » ou éliminer les éléments jugés « peu fiables » . La moindre trace de relâchement dans la discipline ou l'adhésion idéologique – une remarque critique mal interprétée, une lettre personnelle jugée suspecte interceptée par la censure, une simple correspondance non déclarée avec une zone contrôlée par la résistance – suffisait à enclencher le processus fatal et irréversible. Les officiers impériaux, y compris ceux qui avaient été des figures d'autorité incontestée et des piliers du régime quelques mois auparavant, se retrouvaient désormais à leur tour, du jour au lendemain et sans avertissement, inscrits sur les listes noires provisoires mais létales du Commissariat impérial ou de la Section de Sécurité, suspectés arbitrairement de trahison implicite, accusés sans preuve d'attentisme coupable, et finalement éliminés discrètement ou publiquement à titre d'exemple dissuasif pour les autres. La machine répressive, devenue folle, se retournait contre elle-même, dévorant ses propres serviteurs dans une spirale paranoïaque sans fin.

En parallèle et de manière complémentaire à cette désintégration militaire interne, le système concentrationnaire des écoles-camps, déjà largement expérimenté et utilisé à grande échelle depuis 1986, connut durant ces derniers mois un renforcement quantitatif spectaculaire et une radicalisation fonctionnelle. Avec l'effondrement désormais partiel du réseau carcéral classique (prisons civiles et militaires), totalement débordé par l'ampleur des rafles et des arrestations préventives, et la saturation complète et ingérable des camps de redressement par le travail qui ne parvenaient plus à « traiter » le flux constant de nouveaux détenus, le régime impérial, dans une ultime tentative désespérée de maintenir une capacité d'élimination de masse, décida de réquisitionner systématiquement et à grande échelle tous les établissements scolaires encore désaffectés ou sous-utilisés (certains fonctionnaient encore partiellement avec des élèves présents), les annexes d'université abandonnées, les centres de formation professionnelle fermés et les internats ruraux désertés pour les convertir immédiatement et sans transformation majeure en centres d'extermination de facto, sinon de jure. Le processus était désormais tristement rapide, efficace dans sa brutalité, cynique dans son détournement des lieux d'éducation, et parfaitement rodé par des années de pratique: les salles de classe devenaient instantanément des dortoirs surpeuplés et saturés où s'entassaient sans distinction hommes, femmes et enfants ; les gymnases et les préaux étaient transformés en lieux de rassemblement pour les appels quotidiens et les exécutions nocturnes collectives, souvent à la mitrailleuse ; les anciennes bibliothèques, vidées de leurs livres, servaient désormais de bureaux d'interrogatoire sommaire ou de salles de torture improvisées avec les moyens du bord. Des enseignants, parfois restés sur place par un mélange complexe de loyauté envers leur institution, de peur panique ou de sidération face à l'horreur, furent fréquemment enrôlés de force pour des fonctions administratives subalternes – tenue macabre des listes d'appel, distribution des rations insuffisantes, enregistrement sommaire des décès –. Tragiquement, certains d'entre eux, suspectés à leur tour de manque de zèle, de tiédeur idéologique ou de simple complicité passive avec les détenus, finirent eux-mêmes internés, torturés, voire exécutés, dans les lieux mêmes où ils avaient autrefois consacré leur vie à l'éducation.

Au printemps 1992, lors de la libération lente mais progressive de la périphérie nord de Lac-Rouge par une unité de reconnaissance expérimentée de la résistance, une équipe spécialisée dans la documentation et accompagnée de volontaires civils formés à la médecine légale tomba presque par hasard sur l'ancien lycée technique de Narev-Est, un vaste complexe de bâtiments modernes entièrement réquisitionné depuis près de deux ans par la Section de protection impériale et transformé en centre de transit et d'élimination. Ce que cette équipe découvrit là, malgré l'expérience acquise au fil des combats et des découvertes précédentes, dépassa, selon les rapports rédigés immédiatement après, pour beaucoup, l'entendement et les limites de l'horreur imaginable.

Le bâtiment principal, abandonné à la hâte par les gardes impériaux quelques jours plus tôt après une attaque de diversion audacieuse menée par un commando de la résistance, portait encore partout les stigmates visibles et olfactifs de sa fonction récente et passée : des cartes pédagogiques déchirées pendaient lamentablement aux murs souillés, des listes de classes étaient encore griffonnées à la craie sur les tableaux noirs à côté de slogans impériaux orduriers. Mais les salles, désormais plongées dans un silence de mort, étaient vides, empestant le chlore utilisé pour masquer les odeurs, la fumée âcre des documents brûlés à la hâte, et plus profondément, insoutenablement, la chair brûlée et la décomposition avancée. Dans l'un des sous-sols techniques, au milieu de canalisations rouillées et de machineries silencieuses, on découvrit un long couloir transformé en morgue improvisée – là, à même le sol en béton taché, gisaient plus d'une centaine de corps, nus ou en haillons, entassés les uns sur les autres, atrocement mutilés pour certains, partiellement calcinés pour d'autres, parfois encore entravés par des liens de fortune. Des enfants de tous âges figuraient indubitablement parmi eux.

Dans la cour arrière du lycée, un terrain vague envahi par les mauvaises herbes, la terre fraîchement retournée en plusieurs zones rectangulaires suspectes trahissait immédiatement l'existence de plusieurs fosses communes récentes. En commençant à déterrer avec précaution les premiers mètres, sous le regard horrifié des témoins civils, les équipes spécialisées de la résistance retrouvèrent des dizaines, puis des centaines de cadavres civils, entassés pêle-mêle dans des vêtements du quotidien, parfois les mains encore liées dans le dos, parfois le visage déformé par un bâillon improvisé à l'aide de rubans de tissu – ironiquement similaires à ceux utilisés par la censure impériale sur les affiches quelques années plus tôt. On estima finalement, après des semaines de travail éprouvant mené dans des conditions sanitaires précaires, que plus de 800 corps – hommes, femmes et enfants – furent exhumés rien que sur l'ensemble du complexe scolaire de Narev-Est. Les rares témoignages de survivants ou de gardes capturés, recueillis plus tard par les commissions d'enquête, indiquèrent sans ambiguïté que ce site tragique n'était pas malheureusement exceptionnel : il n'était qu'un exemple, particulièrement documenté en raison de sa découverte précoce, parmi des dizaines d'autres lieux similaires (écoles, hôpitaux désaffectés, anciens centres culturels) disséminés autour de la capitale et dans les principales villes encore sous contrôle impérial, témoignant de cette industrialisation finale et désespérée de l'extermination.

Ces découvertes macabres furent documentées aussi immédiatement et rigoureusement que possible dans le chaos ambiant : des milliers de photographies furent prises, quelques séquences vidéo furent tournées par des équipes équipées, des relevés topographiques précis des lieux et des fosses furent effectués, et le recueil des premiers témoignages poignants des libérateurs et des rares civils locaux encore présents fut organisé. Ces preuves accablantes et irréfutables furent ensuite transmises en urgence, via les réseaux diplomatiques clandestins mis en place par Maxwell Bob, aux chancelleries des pays neutres ou sympathisants, ainsi qu'aux principales organisations humanitaires internationales. Pour la première fois depuis le début du conflit, de manière aussi massive et documentée, ces informations circulèrent rapidement, dépassant les filtres de la censure et de la propagande, y compris hors du Grand Kah. En Eurysie et en Nazum, sous la pression de leur opinion publique alertée et de certains groupes de défense des droits humains, plusieurs grandes rédactions de journaux et de chaînes de télévision, jusque-là extrêmement prudentes ou indifférentes, acceptèrent enfin – souvent après d'intenses débats éthiques et politiques internes – de publier des extraits, même expurgés, de ces documents et des images les plus « soutenables » , dévoilant ainsi au monde entier une partie insoutenable de la réalité génocidaire du régime impérial, que celui-ci avait réussi, par une combinaison de terreur interne et de désinformation externe, à maintenir largement sous silence pendant près de sept longues années. L'impact international fut considérable, achevant d'isoler totalement le régime sur la scène diplomatique et morale.

Mais dans Lac-Rouge même, désormais encerclée, affamée et terrorisée, cette révélation tardive n'arrêta en rien la mécanique infernale de l'autodestruction. Pour le pouvoir impérial retranché et agonisant, chaque école transformée en charnier, chaque fosse commune découverte, chaque officier autrefois loyal fusillé pour un mot de trop, n'étaient plus perçus comme des crimes, mais seulement comme des « mesures exceptionnelles mais logiques de sûreté publique », des ajustements nécessaires dans une situation désespérée. Le langage administratif froid, bureaucratique et déshumanisé continuait d'absorber tout, de lisser l'horreur de la réalité, de transformer mécaniquement chaque meurtre de masse en simple geste de gouvernement, chaque cadavre d'enfant en pure statistique dans les rapports envoyés au Commissariat au Salut.

Dans cette dernière phase crépusculaire et nihiliste, l'empire de Sukaretto III ne se contentait plus de résister désespérément à son effondrement inéluctable : il se détruisait activement, méthodiquement, presque scientifiquement, dans une frénésie terminale où les écoles devenaient des camps d'extermination, les enfants des ennemis politiques à neutraliser sans état d'âme, et les officiers les plus fidèles des suspects permanents à fusiller préventivement avant même qu'ils n'aient le temps de déserter ou de réfléchir. Une véritable autophagie politique et morale, une spirale de violence autodestructrice tournée contre elle-même, qui achevait de rendre toute forme de restauration impériale, même théorique ou future, non seulement impossible mais radicalement et définitivement impensable et moralement indéfendable. L'empire se dévorait littéralement lui-même, dans un dernier acte de folie collective avant de disparaître finalement dans les décombres fumants de sa propre création monstrueuse.



Alcyon et la crainte d'un futur coup d'État

Au printemps 1991, alors l’empire entrait dans une phase d'agonie évidente, ses structures se disloquant sous la pression militaire et les désertions internes, et que la résistance consolidait difficilement ses lignes dans l'arrière-pays, Andrean Gabriel d'Alcyon accrut sa présence publique dans les zones déjà libérées. Il apparaissait soudain, sans prévenir, souvent au crépuscule, silhouette théâtrale se découpant sur un ciel chargé, dans de petites communes rurales oubliées des cartes d'état-major ou dans des faubourgs urbains récemment évacués par les troupes impériales, suivi d'une escorte hétéroclite de combattants aux regards fiévreux, d'étudiants armés d'une conviction désespérée et de partisans locaux à l'air farouche, émergeant des ruines comme pour saluer un prophète attendu. Son arrivée, souvent inattendue, s'accompagnait de défilés improvisés : pas de drapeaux officiels du Comité Transitoire, mais des bannières hâtivement peintes à la main sur des toiles déchirées, des chants révolutionnaires anciens repris maladroitement par des voix cassées, des slogans griffonnés à la craie sur les murs encore fumants des édifices marqués par la guerre.

Les populations locales, épuisées par les combats ou les purges méthodiques des mois précédents, accueillaient d'Alcyon avec un mélange de fascination et d'hébétude. Il n'était ni général, ni commissaire, ni envoyé formel du Comité Transitoire. Il n'avait ni uniforme, ni autorité formelle, mais il parlait avec des mots que les fonctionnaires résistants formés à la prudence administrative n'osaient plus prononcer, des mots vieux et neufs, violents et tendres, saturés de promesses. Dans une commune agricole reconquise du nord, il évoqua « le devoir de transformer chaque grange en laboratoire politique ». Ailleurs, dans une école à moitié détruite où flottait encore l'odeur âcre de la poudre, il compara les enfants survivants aux yeux trop grands à « des braises de Grand Kah ancien, prêtes à embraser une histoire entièrement neuve ». L'historien alcyoniste dissident, Silas Korben, écrira plus tard dans ses Chroniques de la Rupture que d'Alcyon « ne cherchait pas à diriger, mais à inspirer ; il offrait non pas un plan, mais une vision – celle d'une libération esthétique, d'une rupture totale avec le prosaïsme calculateur du Comité » .

Ses discours, toujours improvisés, souvent étranges, circulaient ensuite sous forme de transcriptions approximatives, recopiées à la main, diffusées dans les unités combattantes comme des sortes de manifestes poétiques. On disait qu'il y affirmait vouloir « réinventer le Grand Kah depuis ses marges », ou encore qu'il se tenait « comme un artisan à la veille d'une révolution plus totale, plus authentique, plus désordonnée peut-être, mais plus vivante. » Rien n'était jamais très clair. Tout, au contraire, semblait volontairement opaque, presque sibyllin. Mais les effets étaient réels : dans certaines zones libérées, particulièrement celles où les milices étudiantes ou les groupes issus des quartiers populaires avaient une forte autonomie, des groupes de jeunes militants refusaient désormais d'obéir aux directives strictes du Comité Transitoire, affirmant suivre « la ligne d'Alcyon » – ligne qui, en pratique, restait une constellation d'attitudes, de refus d'obéissance jugée bureaucratique, de gestes symboliques (comme l'adoption de nouveaux insignes non officiels), plus qu'une doctrine cohérente. Un rapport intercepté des services impériaux, rédigé par un analyste visiblement déconcerté, notait à l'automne 1991 : « L'opposition n'est plus monolithique. Un facteur "Alcyon" introduit une imprévisibilité dangereuse, sapant la discipline ennemie par des appels au lyrisme insurrectionnel. Recommandons surveillance accrue de ses vecteurs de communication. »

Ces manifestations grandissantes de popularité inquiétaient profondément les autres figures de la résistance. Edgar Alvaro Maximus de Rivera, toujours méfiant, ordonna à ses commandants locaux de « contenir l'influence alcyoniste » et de ne laisser circuler d'Alcyon qu'en périphérie des zones stratégiques. Alt Mikami, plus discret, recommanda fermement que toute tentative d'établissement d'une « autorité parallèle » soit étouffée dans l'œuf par « une réaffectation logistique des unités concernées » . Maxwell Bob, dans une note restée célèbre et adressée à ses contacts heon-kuangais, décrivait d'Alcyon comme « une puissance centripète d'incertitude, romantique certes, mais corrosive pour la nécessaire cohésion d'après-guerre ». Même Zephreïne Argento, qui n'avait jamais caché son irritation envers les structures trop rigides du Comité, refusa toute coordination directe avec les partisans de d'Alcyon, les accusant publiquement, lors d'une assemblée houleuse à Reaving, de mettre en péril la cohérence de l'offensive finale par « une quête narcissique du geste parfait » .

À l'intérieur du Comité Transitoire, les débats se faisaient plus vifs. Certains réclamaient une dénonciation formelle de d'Alcyon, voire sa mise en accusation pour tentative de désorganisation politique en temps de guerre. D'autres, plus prudents, rappelaient son prestige auprès des unités jeunes et de certaines milices urbaines, insistant sur les risques d'une rupture ouverte. Le débat fut cristallisé par un incident mineur mais révélateur : une unité de jeunes volontaires, inspirée par un tract attribué à d'Alcyon, lança une attaque prématurée et désastreuse contre un poste impérial fortifié, ignorant les ordres de temporisation du commandement local. L'échec sanglant alimenta la méfiance d'Alvaro, mais renforça paradoxalement l'aura sacrificielle de d'Alcyon auprès de certains. Aucun consensus sur la conduite à tenir ne fut trouvé. En pratique, d'Alcyon continuait ses apparitions, ses discours, ses défilés informels, sa mise en scène subtile d'un pouvoir alternatif qui n'en portait pas le nom mais qui, en creux, interrogeait déjà ce que serait l'après.

Ce qui inquiétait le plus le Comité, ce n'était pas tant les mots de d'Alcyon que la manière dont ils prenaient forme et la vacance qu'ils semblaient désigner. Il ne prônait aucun programme précis, ne réclamait aucun ministère, ne fondait aucun organe. Il n'appelait pas à la rupture directe. Mais il avançait dans les marges du Grand Kah, dans les communes brisées et les villes défigurées, en semant un imaginaire de refondation totale, presque poétique, qui séduisait là où la stratégie prudente du Comité pouvait sembler manquer de souffle. Il se tenait à la lisière du pouvoir, refusant d'y entrer mais refusant aussi de disparaître.

Au sein même de l'empire agonisant, la figure d'Alcyon suscitait des réactions contradictoires. Si Yikada et Célice le percevaient comme un facteur de chaos supplémentaire, une menace anarchique à la discipline qu'ils tentaient encore d'imposer, d'autres, notamment dans les cercles idéologiques proches de Crevier, y voyaient presque un allié objectif involontaire. Un rapport interne du Bureau de Rectification morale, daté de l'été 1991, analysait d'Alcyon non sans une certaine fascination perverse : « Bien qu'ennemi idéologique, sa critique de l'ordre établi, son appel à une rupture radicale, et son mépris apparent pour les structures démocratiques classiques pourraient, paradoxalement, servir notre propre objectif de discréditer toute forme de transition ordonnée. Il prépare, sans le savoir, le terrain à une solution autoritaire. » Cette analyse cynique explique peut-être pourquoi les tentatives d'élimination physique d'Alcyon, bien qu'envisagées – plusieurs notes de Célice évoquent des « opérations spéciales » le visant –, semblent avoir été systématiquement avortées ou mal coordonnées, peut-être par un manque de volonté réelle au sommet ou par des rivalités internes empêchant une action décisive contre cette figure devenue trop symbolique, même pour ses ennemis.

Pour beaucoup au sein du Comité, cette posture n'était pas de la poésie mais une stratégie : un coup d'État lent, capillaire, qui, au lendemain de la chute impériale, trouverait un terrain favorable dans le vide créé par la décomposition administrative. Dans les salons précaires du Comité Transitoire, dans les unités de commandement, dans les cellules politiques de Heon-Kuang, cette hypothèse revenait comme un murmure inquiet : et si, à la fin, la chute de l'empire n'était qu'une transition vers l'avènement d'Alcyon ? Un autre régime, un autre style, mais une nouvelle centralité, une nouvelle verticalité, portée cette fois non par un Empereur couronné, mais par un écrivain-saboteur, un orateur errant, un symbole vivant dont nul ne pouvait prédire les véritables intentions.

Cette crainte, jamais formulée explicitement dans les communiqués officiels mais omniprésente, allait désormais hanter tous les préparatifs de la phase finale. Car si l'empire chutait – et tous savaient désormais que ce moment était proche – une autre question s'ouvrirait immédiatement : qui parlerait le premier, depuis les ruines ? Et avec quelle légitimité ? Celle, méthodique et collective, du Comité ? Ou celle, fulgurante et personnelle, de l'icône imprévisible ?


La marche sur Lac-Rouge

À mesure que la ceinture méthodique de la résistance se refermait autour d'Axis Mundis, étranglant les dernières lignes de ravitaillement d'un empire dont les avant-postes tombaient désormais quotidiennement, l'idée d'une victoire imminente cessa d'être un horizon lointain ou une abstraction stratégique : elle devint une donnée opérationnelle, une échéance logistique, presque une inquiétude technique obsédante. Il ne s'agissait plus de savoir si l'empire allait tomber – les désertions massives et le silence radio de plusieurs garnisons impériales le confirmaient –, mais comment exactement – par un siège méthodique ou un effondrement soudain ? – et, question brûlante qui consumait les nuits des dirigeants résistants, qui y entrerait le premier.

Cette question, en apparence triviale, relevant presque du protocole ou de la vanité, prit soudain un relief aigu et existentiel pour les modérés et les pragmatiques du Comité Transitoire Général. Pour Maxwell Bob, fin stratège mais homme de compromis, qui avait consacré des mois à tisser une légitimité internationale pour la résistance , et pour Edgar Alvaro Maximus de Rivera, militaire rigoureux au sens de l'équilibre aigu, qui redoutait par-dessus tout le chaos post-victoire, il ne faisait aucun doute que la prise d'Axis Mundis serait un moment charnière non seulement militaire, mais symbolique et politique. Le premier à franchir les portes de la capitale impériale – le premier à planter son drapeau (un drapeau qui, inévitablement, deviendrait le drapeau de la libération), à s'adresser à la population affamée et désorientée, à organiser les premières distributions de secours devant les caméras des rares correspondants étrangers qui parviendraient à entrer – prendrait de facto l'ascendant. Peut-être pas le pouvoir formel lui-même, pas immédiatement, mais une prérogative morale difficilement contestable. Un droit d'initiative. Une aura. Une légitimité née de l'instant, presque impossible à déconstruire par la suite. Bob, dans ses notes, comparait la prise d'Axis Mundis à la prise d'une écluse : celui qui contrôlerait le flux initial contrôlerait, pour longtemps, la direction du courant.

Or, tout indiquait que d'Alcyon, avec ses colonnes mobiles composées de vétérans des Brigades Solaires et de jeunes volontaires fanatisés, ses routes ouvertes par des sabotages audacieux ou la simple décomposition des forces impériales, sa popularité quasi messianique auprès des unités les plus jeunes et les plus audacieuses qui voyaient en lui l'incarnation d'une révolution intransigeante, serait en mesure d'arriver le premier. Il avait l'avance géographique, la souplesse tactique d'une force moins hiérarchisée, une réputation sulfureuse qui précédait ses troupes, et – plus que tout – l'envie manifeste d'incarner ce moment historique. Ce n'était pas qu'il prétendît ouvertement à un pouvoir formel. Mais on le sentait prêt à s'en emparer si l'occasion s'offrait. Prêt à transformer l'instant en destin. À ne pas se retenir, s'il se retrouvait seul face à la pyramide d'Axis Mundis, symbole vidé de son pouvoir impérial mais attendant une nouvelle signification. Les partisans d'Alcyon, comme le nota un agent de liaison de Mikami avec une inquiétude non feinte, parlaient déjà de « l'aube d'Alcyon » plutôt que de la libération par le Comité.

Dans les réunions secrètes et de plus en plus tendues du Comité, la question devint rapidement centrale, obsédante. Il ne s'agissait pas de désigner officiellement qui devait entrer le premier – ce serait trop évident, trop maladroit, et risquerait de provoquer une scission ouverte. Mais des mesures furent prises, une série de manœuvres discrètes mais insistantes qui trahissaient la profondeur de l'anxiété. Des unités fidèles à Edgar Alvaro furent redéployées sous prétexte de « sécuriser les flancs » dans les avant-postes les plus proches de la capitale. Des ordres de ralentissement, officieusement justifiés par des « réévaluations logistiques urgentes » , furent adressés aux brigades alliées mais réputées proches de d'Alcyon. Des messages de coordination « impérative » insistant sur la « nécessité d'une approche synchronisée » furent envoyés via le réseau Colibri, puis réitérés avec des menaces voilées de suspension de ravitaillement, puis ignorés ou accueillis par des réponses dilatoires. Alvaro, exaspéré, aurait confié à Mikami lors d'une communication cryptée : « Il danse avec nous, Alt. Il danse avec la guerre. »

Maxwell Bob, inquiet de voir ses efforts diplomatiques réduits à néant par une prise de pouvoir chaotique, tenta même une médiation indirecte, une dernière fois, envoyant à d'Alcyon le poète Kaelen, une figure respectée connue pour son indépendance d'esprit, porteur d'une lettre vague mais diplomatiquement habile, soulignant la nécessité d'un « consensus de sortie visible », d'une « image de libération collective incarnée par le Comité », et de la « responsabilité narrative historique » qui incomberait naturellement au Comité dans les premières heures de la victoire. L'émissaire revint après trois jours d'attente vaine dans un village libéré, sans réponse formelle. Seulement un billet griffonné, remis par un combattant anonyme à l'écharpe rouge, où d'Alcyon aurait écrit – si l'on croit les rumeurs qui enflammèrent aussitôt le Comité – :

« Celui qui parle en dernier ne s'inscrit pas dans l'Histoire. Il l'écoute. »

Un aphorisme ambigu, presque dédaigneux, mais interprété sans ambiguïté comme une fin de non-recevoir polie mais définitive.
Le Comité réagit avec une fébrilité désormais non dissimulée. Une cellule de coordination spéciale – surnommée ironiquement « Cellule Protocole » par ses détracteurs – fut créée, placée sous la supervision directe de Mikami, chargée d'établir les conditions strictes de l'entrée officielle dans Axis Mundis, d'organiser un cordon sanitaire autour de la capitale et, selon une note interne particulièrement explicite, de « préparer des mesures de confinement rapide pour toute unité non autorisée tentant une entrée prématurée » . On rédigea un projet de discours collectif, insistant lourdement sur l'unité et la légitimité exclusive du Comité. On prépara des camions de vivres arborant clairement les insignes du Comité, des tracts mettant en garde contre les « initiatives isolées » , des drapeaux aux couleurs anciennes du Grand Kah communaliste. On demanda à Mikami de composer une colonne unifiée, véritable force d'interposition autant que de libération, censée entrer dans la ville au nom du Comité tout entier, sous bannière neutre. L'objectif implicite était clair : occuper l'espace symbolique avant qu'Alcyon ne puisse le faire.

Mais dans les coulisses, dans les échanges chiffrés entre quartiers généraux, dans les conciliabules anxieux des états-majors, personne n'ignorait que d'Alcyon, libre, mobile, acclamé, charismatique et insaisissable, n'attendrait pas qu'on le convie. Les rapports de terrain confirmaient que ses unités progressaient plus vite que prévu, bénéficiant parfois de l'aide spontanée de populations locales galvanisées par sa présence ou de la défection soudaine de garnisons impériales démoralisées.

Certains au sein du cercle militaire d'Alvaro commencèrent à évoquer, en demi-mots, puis de plus en plus ouvertement lors de réunions restreintes, la nécessité de « bloquer les accès est » par des « sabotages contrôlés » , de « retarder certains détachements par des « problèmes logistiques imprévus », voire – et la rumeur de cette discussion circula, glaçante, jusqu'à Reaving et Heon-Kuang – d'envoyer à sa rencontre une délégation « d'officiers supérieurs de confiance » pour le convaincre de s'arrêter – ou de l'y contraindre par une « démonstration de force dissuasive » . Mais nul n'osa franchir ce seuil fatidique. D'Alcyon n'était pas un dissident avéré. Il n'avait pas trahi ouvertement. Il était de la résistance . Il était, pour beaucoup, la résistance incarnée. Simplement... il ne demandait jamais la permission. Il agissait selon une logique propre, poétique et militaire, qui échappait aux cadres rassurants du Comité.

Dans les carnets personnels de Maxwell Bob, publiés après la guerre, une note datée du 14 juin 1991, rédigée d'une écriture visiblement fébrile, dit simplement :

« Si nous n'arrivons pas à Axis Mundis ensemble, il y arrivera seul. Et ce jour-là, la question du régime ne sera plus : qui gouverne ? Mais : comment l'en empêcher sans l'égaler ? »

La course vers la capitale était lancée. Ce n'était plus seulement une course contre l'Empire en déroute, mais une course contre la montre, contre l'imprévisibilité, contre le charisme d'un homme qui menaçait de voler la victoire au collectif. Et derrière les cartes d'état-major et les discours sur la libération, une autre crainte grandissait en silence, rongeant la confiance mutuelle entre les dirigeants, partagée par tous ceux qui savaient ce que le pouvoir fait, même aux plus brillants et aux plus dévoués : celle que la Révolution, à peine victorieuse, ait déjà trouvé son successeur en costume de sauveur. Un sauveur dont personne ne savait s'il venait pour libérer ou pour régner.


Documents d'époque


Note interne du Comité Transitoire Général – Bureau de la Coordination Stratégique
Date : 2 mai 1991
Diffusion : Commandants régionaux – Niveau CONFIDENTIEL-OPÉRATIONNEL
« Objet : Directive V – Harmonisation des Lignes de Progression

Rappel Impératif : Toutes les unités, y compris celles opérant sous commandement délégué ou affilié, doivent impérativement synchroniser leur progression avec les directives du Poste de Commandement Avancé "Griffon". Les objectifs assignés pour la période 05/05 - 15/05 visent une consolidation des positions acquises et la préparation logistique de la phase suivante.

Interdiction Formelle : Toute initiative offensive non validée par le commandement unifié est formellement interdite. Les commandants d'unité seront tenus personnellement responsables de tout dépassement des ordres de mission ou de toute action susceptible de compromettre la cohésion globale du dispositif.

Communication : La priorité est donnée au maintien des canaux de communication sécurisés via le réseau Colibri. Tout silence radio prolongé ou non justifié sera interprété comme une anomalie grave nécessitant investigation immédiate.

Logistique : Les demandes de ravitaillement exceptionnel doivent être soumises avec un préavis minimal de 72 heures et justifiées par des impératifs opérationnels validés. La distribution sera effectuée selon les priorités définies par le Comité.

Signé : A. Mikami, pour le Comité Transitoire Général »




Message codé échangé entre Maxwell Bob et un contact diplomatique à Heon-Kuang le 3 juin 1991

« [Bob] : Situation continentale progresse favorablement sur plan militaire. Succès indéniables. Cependant, facteur interne "Poète" devient préoccupant. Influence grandissante incontrôlée. Risque avéré de déstabilisation post-libération. Votre appréciation ? Pouvons-nous compter sur une ligne commune pour garantir transition ordonnée sous égide Comité ? Stabilité future primordiale.

H.K : Apprécions franchise. Partageons partiellement analyse risques. Le Poètr utile tactiquement mais imprévisible stratégiquement. Soutien logistique et naval HK demeure acquis au Comité COMME SEULE AUTORITÉ LÉGITIME. Actions futures devront être concertées. Prudence recommandée vis-à-vis initiatives isolées. Maintenons canal ouvert. Solidarité intacte. »



Tract anonyme circulant dans les unités « alcyonistes »

« Frères d'Armes ! Le Comité hésite, mais l'Histoire n'attend pas !
Ils parlent de plans, de phases, de coordination. Nous, nous parlons de Liberté !
Alcyon nous montre la voie : l'audace, l'action directe, la foi dans le peuple !
Ne laissons pas les bureaucrates voler notre Révolution !
Axis Mundis nous attend ! Par l'Action ! Pour un Kah Libre ! »
CHAPITRE 7

«  1992 : Chute d'un empire, prise d'Axis Mundis et parade inattendue de d'Alcyon »


Offensive générale

Le calendrier politique impérial, si tant est qu’il en existât encore un, ignorait les saisons. Mais pour les forces de la Résistance, désormais structurées et opérant sous l'égide encore neuve mais déjà fonctionnelle du Comité Transitoire Général, l'année 1992 s'ouvrit sur un fracas d'acier et d'eau qui avait la clarté d’un dénouement attendu. La machine de guerre communaliste, patiemment assemblée dans l'ombre des décombres et des exils, lança son offensive majeure. Sur terre, les troupes d'Edgar Alvaro, Mikami et d'Alcyon s'étaient déjà mises en mouvement depuis plusieurs semaines. Mais c'est en mer, sur la côte nord-ouest de l'Union, que se joua la première bataille décisive de cette ultime campagne.

Le siège de Nayoga Lamanai, plus grande ville portuaire du flanc occidental et point nodal du ravitaillement impérial vers l'ouest, artère logistique jugée essentielle par les deux camps, débuta au petit matin du 6 janvier 1992, dans une brume côtière épaisse qui masqua d’abord l’ampleur des forces en présence. La flotte résistante – composée pour l'essentiel de frégates et corvettes rapides heon-kuangaises, dont la modernité contrastait avec les quelques patrouilleurs reaviens vieillissants de la flottille commandée par Zephreïne Argento – s'y heurta aux dernières forces navales encore opérationnelles de l'Empire. Ce qui suivit ne fut pas une escarmouche, mais un engagement total, une bataille d'une intensité exceptionnelle, probablement la plus meurtrière du conflit depuis les purges initiales de 1985 : pendant cinq jours, la rade de Nayoga Lamanai se transforma en océan de feu. Les deux flottes s'y livrèrent un affrontement total, chaque mètre de mer disputé au prix d'embarcations incendiées, de ponts crevés, de machines éventrées. Sur la Commune, son navire amiral improvisé, Argento dirigea personnellement les manœuvres les plus périlleuses, utilisant la vitesse et l'agilité de ses unités légères pour semer la confusion dans les lignes impériales plus lentes. Elle harcelait les lignes de commandement par des attaques éclair sur les navires de communication, ordonnant le remorquage suicidaire de frégates endommagées pour les faire exploser à proximité des contre-torpilleurs ennemis.

La mer, couverte d'épaves flamboyantes, irradia le ciel de Nayoga. Depuis les quais barricadés, les dockers de la ville, cachés dans les entrepôts, entendirent pendant des jours le vacarme incessant du bombardement et le râle des machines mourantes, un concert funèbre ponctué par le sifflement des obus et le fracas des tôles déchirées. Lorsque la fumée se dissipa enfin, plus de 85 % des bâtiments engagés de part et d'autre avaient été détruits ou gravement endommagés. La marine impériale, en ruine, mit bas les armes. Les officiers survivants acceptèrent de rendre les dernières unités encore manœuvrables à la Résistance, sous une condition inattendue qui stupéfia jusqu'aux négociateurs du Comité Transitoire : que ces navires ne soient pas retournés contre les dernières garnisons impériales, mais envoyés immédiatement défendre Reaving contre une possible intervention aleucienne. Geste de défi ultime envers un Empire incapable de les protéger ? Ou calcul cynique visant à préserver une échappatoire personnelle vers l'Aleucie ? L'historien militaire Xaltepec, dans son étude controversée "Loyautés Fracturées" (Université de Lac-Rouge, 1998), penchera pour la seconde hypothèse, soulignant les liens anciens de certains amiraux avec les cercles navals des pays du nord. Quoi qu'il en fût, l'accord fut accepté.
En moins d'une semaine, les vaisseaux restants – à peine une poignée dans des états parfois déplorables – prirent le large sous pavillon provisoire – un simple tissu blanc marqué d'un cercle rouge signalant leur statut –, croisant cap vers l'est, vers les côtes vulnérables de Reaving. Ce redéploiement stratégique, organisé dans l'urgence, obtint rapidement une forte importance symbolique dans les cercles résistants. Les bulletins radio clandestins parlèrent d'une "Flotte de la Dernière Chance", ce fut l'image rare d'un geste d'honneur militaire de la part d'officiers impériaux défaits, qui choisirent de se mettre au service d'un territoire qu'ils avaient autrefois combattu, afin de le préserver d'un danger étranger plus grand encore. Cette légende participa à forger le mythe d’une marine « propre », dont l’aspect plus traditionnel du conservatisme et l’éloignement des terres aurait tenu éloigné des crimes les plus idéologisées de la junte.

Cette reddition partielle et cette reconversion immédiate de la marine, qui aurait été impensable quelques mois plus tôt, marquèrent un tournant irréversible dans la perception même de la chute impériale. Le régime de Sukaretto III, jusque-là maintenu par une fiction de contrôle monolithique et une terreur aveugle, apparaissait désormais fissuré jusque dans ses composantes les plus supposément symboliques et fidèles. Une partie de ses officiers, en rendant les armes à Nayoga Lamanai et en se mettant au service d'un projet de défense populaire, scellaient l'échec définitif de la fidélité impériale comme principe politique et, par là même, signalaient l'agonie avancée du régime.

Quant à Argento, elle sortit de la bataille à la fois victorieuse et profondément marquée. Les récits de ses proches évoquent une figure mutique, tendue, les yeux cernés mais brûlants d'une intensité froide, ne quittant pas le pont de la Commune pendant plus de quarante heures. Ce n'est qu'après la confirmation de la reddition officielle – et la vision des pontons jonchés de corps et de débris flottants – que, pour la première fois depuis le début de l'offensive, elle accepta de dormir. Quelques heures seulement. Avant de repartir, sans cérémonie, vers le prochain front.

À Nayoga Lamanai, on laissa les épaves là où elles avaient coulé. On érigea quelques plaques de fortune, mais aucune cérémonie officielle ne fut organisée. Le port, traditionnellement vibrant d'activité, resta silencieux, gardé par un mur de carcasses. Les survivants, civils comme combattants, évitaient la côte. L'odeur du fioul et de la chair calcinée s'accrochait à la ville comme une seconde peau, un linceul tenace. Pour les stratèges du Comité Transitoire et dans les unités terrestres qui préparaient l'assaut final sur Lac-Rouge, une conviction nouvelle s'imposait désormais : la mer était libre. Le verrou occidental avait sauté. La route vers la capitale, bien que terrestre, s'ouvrait désormais sans menace sur ses flancs.


Cette victoire bien que décisive sur le plan stratégique, n'ouvrit en fait pas directement la voie vers la capitale. L'empire, bien que sa colonne vertébrale fût rompue, conservait encore une gorge de fer : Lac-Rouge était, depuis toujours, une ville-citadelle verrouillée au cœur du pays, enfouie entre les montagnes où s’étaient érigés les anciens empires nahuas et les plateaux crevassés, où l’on avait érigé depuis le début de l’histoire sédentaire des fortifications. Lac-Rouge, ancienne capitale industrielle, religieuse, politique, étatit depuis toujours caractérisée par une géographie aussi défensive que symbolique. Axis-Mundis, nom évoquant un axe cosmique, rappelait les prétentions métaphysiques des régimes qui l'avaient occupée, de l'antique Tribunal Nahualtèque aux deux Empires précédents. Sans compter, évidement, les trois et bientôt quatre confédérations.

Cernée par des reliefs escarpés, entourée de forêts denses où s'étaient déjà perdus maints corps expéditionnaires, truffée de réseaux souterrains de défense hérités des guerres de Réaction et modernisés à la hâte par une Junte obsédée par sa propre survie, la capitale n'était pas une ville que l'on prenait par assaut. Pas sans un siège long. Et le temps, en cet hiver 1992, n'était plus à la patience. Le régime impérial, bien qu'à l'agonie, conservait une capacité de nuisance réelle : ses unités de choc – notamment les vétérans des campagnes pro-coloniales afaréennes, fanatisés et aguerris – tenaient encore les hauteurs. Le centre-ville avait été transformé en glacis miné. Les bastions de la garde impériale restaient disciplinés, retranchés dans les anciens bâtiments ministériels dont les façades austères portaient encore les stigmates des purges de 1985. Un assaut direct eût été suicidaire. Restait aussi le risque bien réelle d’un changement d’avis des chancelleries eurysiennes et aleuciennes quant à la protection de la junte, et le risque que ses forces dispersées au nord et à l’est du pays arrivent à suffisamment se consolider pour venir briser l’assaut mené par la résistance.

Pour prendre la ville il fallait des hommes. Des vivres. De l'artillerie mobile. Tout ce que les troupes continentales, épuisées par des années de guérilla, dispersées en cellules autonomes aux ressources limitées, ne pouvaient plus mobiliser seules. Le verrou de l'empire ne sauterait que si l'on parvenait à créer une tête de pont rapide, souple, mobile, suffisamment équipée pour attaquer les zones intermédiaires de la capitale et affaiblir ses défenses périphériques – ce que les partisans sur place, cloisonnés et décimés par les rafles incessantes de Célice, ne pouvaient plus faire seuls.

C'est là que les forces mobilisées de Heon-Kuang et de Reaving prirent toute leur importance. La décision, validée par le Comité Transitoire après d'âpres débats rapportés dans les notes de Maxwell Bob, fut d'engager massivement ces réserves stratégiques. Depuis des le début de la guerre déjà, près de 15 % de la population adulte de Heon-Kuang s'était enrôlée dans les unités de réserve de la Protection Civile, formées, entraînées, aguerries. À cela s'ajoutait la Citizen Militia de Reaving, déjà engagée sur plusieurs fronts et les nouveaux volontaires marquioises. Mais cette armée nouvelle
– volontariste, multilingue, composite, issue pour moitié des quartiers urbains et de leurs syndicats surarmés, et pour moitié des réseaux de contrebande qui sillonnaient les eaux nazumiennes et aleuciennes – devait encore être acheminée jusqu'au cœur du continent, traversant des zones encore partiellement contrôlées par des garnisons impériales isolées mais potentiellement dangereuses.

Le rôle clé, à ce stade, revint aux contrebandiers et pirates des Îles Marquises, devenus en moins d'un an des figures mythiques de la logistique révolutionnaire. Leur nom circulait dans les bivouacs résistants, mêlé d'admiration et d'une certaine méfiance envers ces hommes et femmes dont la loyauté première allait à leur archipel et à la mer, plus qu'à l'idéologie communaliste elle-même. Ce furent eux – anciens pêcheurs armés, marins désœuvrés reconvertis en corsaires politiques sous l'impulsion de quelques figures locales charismatiques comme le fameux Capitaine-camarade Anhar – qui assurèrent l'acheminement des troupes depuis les côtes nord-ouest, dégagées après Nayoga, jusqu'aux hautes vallées qui contournaient Axis Mundis. En exploitant les anciens canaux commerciaux, certains datant de l'époque précoloniale et connus d'eux seuls, les voies fluviales secondaires, et un réseau de passes clandestines entre les montagnes, ils établirent le Corridor de MacOllys, du nom d'un de leurs capitaines tombé dans les premières traversées, victime d'une mine fluviale impériale.

Ce corridor, long de plusieurs centaines de kilomètres, serpentant à travers des gorges étroites et des forêts impénétrables, fut utilisé durant six semaines intensives pour acheminer silencieusement les contingents heon-kuangais, les bataillons d'artillerie improvisée montés sur des barges renforcées, les convois de vivres, les caisses de munitions, et jusqu'aux unités de mercenaires nazumis spécialisées dans les opérations de siège urbain – engagement controversé mais jugé nécessaire par le Comité face à l'urgence. Les marquisois pilotaient les barges, guidaient les convois, gardaient le silence. Ils connaissaient chaque méandre du terrain, chaque guet où une patrouille impériale pouvait surgir, chaque sentier non cartographié. Leur efficacité tenait autant à leur maîtrise nautique qu'à leur connaissance intime des réseaux de complicité locale tissés au fil des décennies.

Il fallut des jours précieux pour que les services impériaux, désorganisés et focalisés sur la défense immédiate de la capitale, s'en aperçoivent. Et lorsqu'ils réagirent, en envoyant quelques unités de reconnaissance mal équipées, il était trop tard.

Les premières unités débarquèrent dans les vallées boisées au nord-est de Lac Rouge au milieu du mois de février 1992. Elles étaient fatiguées par des semaines de transit éprouvant, mais bien armées et animées d'une réelle détermination. Elles parlaient plusieurs langues, portaient des uniformes hétéroclites – reliquats de stocks heon-kuangais, tenues civiles reaviennes, équipements marquésiens récupérés –, et ne saluaient aucun drapeau autre que celui rouge et noir des communes unives. Elles installèrent des postes d'artillerie sur les plateaux dominant les accès nord de la capitale, établirent des camps mobiles dans les forêts, dissimulés sous des camouflages improvisés, et envoyèrent, chaque nuit, des détachements saboter les routes de liaison vers le centre-ville, coupant les lignes télégraphiques et minant les ponts secondaires. Cette arrivée massive, silencieuse, préparée depuis des mois dans le plus grand secret par une cellule de coordination logistique associant Heon-Kuang, Reaving et les Marquisiens, renversa l'équilibre militaire autour d'Axis Mundis. L'Empire se découvrait soudainement vulnérable non seulement sur ses flancs maritimes, mais aussi dans son arrière-pays immédiat.

Tandis que les forces terrestres consolidaient leurs positions dans les vallées boisées au nord-est de Lac Rouge et que l'artillerie improvisée commençait son lent travail de harcèlement sur les positions fortifiées impériales, une autre composante, plus discrète mais non moins essentielle, de la machine de guerre résistante entrait en jeu. L'« escadre libre » , dirigée par Esther « Époque » Mealior depuis sa base arrière désormais solide et sûre de Sabanalarga, engagea ses quelques appareils – souvent des avions civils modifiés, lents mais fiables – dans une série de missions de reconnaissance audacieuses au-dessus du périmètre défensif d'Axis Mundis.

Opérant principalement de nuit, lors de vols rasants et furtifs destinés à échapper aux dernières mailles des radars impériaux et à la vigilance accrue des guetteurs postés sur les hauteurs, ces appareils n'avaient que de très faibles capacités offensives. Leur rôle était ailleurs : fournir aux commandants au sol une image actualisée, même fragmentaire, du dispositif ennemi. À plusieurs reprises, les informations transmises par messages chiffrés depuis le cockpit exigu d'un GRS Vautour ou d’un Apollon-2 reconverti s'avérèrent cruciales. Ce fut le cas début mars, lorsqu'un vol de reconnaissance mené par Mealior elle-même permit d'identifier une concentration inattendue de batteries anti-aériennes mobiles dans les contreforts Droits de l’Homme, jusque-là considéré comme une voie d'approche potentielle pour les unités blindées légères de la Résistance. Quelques jours plus tard, un autre appareil confirma le retrait précipité et désordonné des unités de la garde impériale d'un complexe de bunkers clé sur le flanc ouest de la capitale, information immédiatement exploitée par les négociateurs de Maxwell Bob pour accentuer la pression psychologique sur la garnison désormais isolée.

Ces renseignements, transmis par grésillements radio au Poste de Commandement Avancé "Griffon" d'Alvaro ou analysés par les cellules d'interprétation rapide mises en place par le Comité Transitoire, permirent d'ajuster les plans d'assaut, d'orienter les tirs de contre-batterie et d'affiner les stratégies de négociation avec les garnisons isolées. L'historienne militaire Elara Vance, dans son ouvrage "La Guerre des Ombres" (Presses Communales, 2001), souligne l'importance souvent sous-estimée de ces missions aériennes qui, bien que menées avec des moyens dérisoires, offrirent un avantage informationnel décisif à la Résistance. La contribution de l'« escadre libre », bien que techniquement limitée et opérant toujours à la marge des capacités conventionnelles, soulignait la nature désormais composite de la Résistance, capable d'intégrer des tactiques asymétriques et des savoir-faire spécialisés dans son offensive finale contre le cœur de l'Empire.

Dès mars, la capitale impériale n'était plus qu'un îlot assiégé, coupé de tout, encerclé par les unités continentales épuisées mais désormais soutenues par une armée fraîche, nombreuse, offensive. La Résistance, autrefois souterraine et fragmentée, était maintenant visible, incarnée dans des colonnes entières de volontaires venus de l'autre bout du Kah, unifiés par une détermination commune forgée dans sept années de lutte. L'empire, pour la première fois depuis son retour, était seul. Totalement seul.
Il ne restait plus qu’à achever la bête.

Alors que le Corridor de MacOllys vomissait ses contingents et que les troupes de Heon-Kuang et de Reaving s'enfonçaient dans les montagnes vers le bassin central du Lac Rouge en authentique marée inexorable, le front terrestre, lui, se remettait en mouvement. Les vétérans de la résistance continentale, longtemps retenus dans une guerre d'attrition lente et démoralisante, reprenaient enfin l'initiative, renforcés, rééquipés, et galvanisés par la perspective concrète et désormais tangible de la libération. L'air, dans les camps de base avancés, avait changé ; la résignation cédait la place à une impatience électrique.

Ce fut Edgar Alvaro Maximus de Rivera – le stratège patient, l'homme des longues préparations, dont le visage désormais dur portait les marques de sept années de clandestinité – qui lança l'opération terrestre décisive. Il ne s'agissait pas d'un assaut frontal : la doctrine d'Alvaro, forgée dans la guerre de position et la préservation obsessionnelle des forces, refusait l'héroïsme coûteux et les gestes spectaculaires affectionnés par d'autres. Il visait d'abord à démanteler les avant-postes impériaux périphériques, ces verrous logistiques conçus pour protéger la capitale, pour déstabiliser la logistique ennemie avant même qu'Axis Mundis ne soit encerclée. La première cible fut Caracol-Est, ancien nœud ferroviaire impérial, aujourd'hui squelette rouillé de voies désaffectées et de hangars éventrés, mais toujours gardé par une garnison expérimentée issue des unités disciplinaires de Kaname. Alvaro y mena une campagne de désinformation minutieuse, diffusant de faux ordres de repli via les canaux radio interceptés, feintant une percée frontale tout en encerclant la ville par l'ouest, à travers les marécages réputés impraticables où ses éclaireurs avaient tracé des passages secrets. La prise fut rapide, chirurgicale. Moins de deux cents résistants – des vétérans des combats urbains de la Cité des Anges – entrèrent dans Caracol au matin du 8 mars, dans un silence à peine troublé par l'aboiement lointain des chiens errants. Ils en sortirent le soir même avec les dépôts intacts et une quarantaine de soldats impériaux hébétés, faits prisonniers.

Quelques jours plus tard, ce fut le tour de Citoyenne Victoire, ville de garnison perchée sur les plateaux, verrou naturel du flanc ouest et point d'observation stratégique dominant la vallée. Cette fois, ce fut Alt Mikami – l'organisateur discret, l'homme des réseaux et des coups précis – qui dirigea l'opération, profitant des failles béantes de la coordination impériale que ses propres agents avaient contribué à aggraver. L'artillerie mobile venue de Reaving fut positionnée en surplomb
durant la nuit, et les communications de la garnison interceptées et répliquées par des techniciens de l'escadre libre pour semer la confusion. Les soldats impériaux, recevant des ordres contradictoires et croyant à une relève venue de la capitale pour les évacuer, sortirent à découvert dans la brume matinale. Yanaoca tomba sans combat majeur, laissant derrière elle une caserne vide et quelques feux mal éteints et un silence glacial.

Ces deux prises stratégiques, couplées au débarquement progressif des troupes venues des communes exclaves via un Corridor de MacOllys désormais pleinement opérationnel, permirent d'établir une ligne d'assaut solide autour d'Axis Mundis. La Résistance, pour la première fois, se tenait à quelques kilomètres de la ville interdite. Dans les postes de commandement avancés, les cartes d'état-major furent révisées avec une excitation contenue. Les batteries furent calibrées pour des tirs de harcèlement précis. Les vivres distribués à marche forcée. L'étau se resserrait.
Mais la chute de la capitale ne serait pas une suite de coups de feu. Ce serait aussi – et surtout – une suite de décisions, de redditions négociées, de bascules silencieuses dans les consciences des derniers défenseurs de l'Empire.

C'est Maxwell Bob, désormais connu y compris à travers les lignes ennemies comme un homme d’écoute et de diplomatie, figure respectée même par ses adversaires pour sa pondération et son intégrité pendant les années noires, qui joua ici un rôle déterminant. Délaissant le centre de commandement opérationnel du Comité où les plans militaires prenaient forme, il entreprit une série de négociations souterraines avec les dernières garnisons impériales encerclées. Ce fut un travail de couloirs, de missives nocturnes portées par des messagers anonymes, de rencontres clandestines dans des maisons de campagne vidées de leurs habitants, parfois à quelques kilomètres seulement des lignes impériales.

À chaque garnison, il offrait la même chose : la garantie d'une reddition sans vengeance, la promesse de procès équitables pour les officiers n'ayant pas directement participé aux crimes de guerre des Sections de Sécurité ou des camps, l'assurance que les simples soldats seraient traités comme des citoyens égarés, et non comme des vaincus à humilier. Le ton n'était ni moralisant ni menaçant. Il était simplement rationnel, presque épuisé. Comme si Bob disait, dans le fond : « Vous avez perdu. Il reste à perdre proprement. L'Histoire jugera, mais les vivants doivent d'abord survivre. » L'historien Kaelen, dans sa biographie de Bob (« L’Ancien », 2005), suggère que cette approche reposait sur une compréhension profonde de la psychologie militaire impériale, mélange de fierté brisée et de désir pragmatique d'échapper au chaos final.

Cette méthode, parfois critiquée par les plus jeunes membres du Comité comme trop lente ou trop douce – d'Alcyon, dit-on, la qualifiait en privé de « diplomatie des fossoyeurs » –, permit pourtant la reddition complète de quatre garnisons majeures autour de Lac Rouge sans un seul coup de feu. Des centaines de soldats impériaux posèrent les armes, ouvrirent les dépôts, transmirent les positions de leurs supérieurs et parfois même des informations cruciales sur les plans de défense restants. Certains, plus tard, rejoignirent même les unités logistiques de la Résistance, encadrés par des comités civils locaux chargés de leur réintégration progressive. Ainsi, entre l'encerclement physique dirigé par Alvaro et Mikami, l'écrasement logistique préparé par les troupes heon-kuangaises, et l'effritement diplomatique et moral mené par Maxwell Bob, Axis Mundis se retrouvait désormais isolée, encerclée, minée de l'intérieur.

La capitale impériale ne tenait plus que par la volonté fébrile de quelques milliers de fidèles retranchés dans le réduit central, la paranoïa de ses chefs, et le rêve toujours actif d'un miracle qui ne viendrait pas. Le silence des collines environnantes, les bivouacs résistants éclairés à la bougie sur les crêtes, les ombres des drapeaux communaux flottant aux avant-postes : tout indiquait que la fin n'était plus une hypothèse, mais une certitude dont l’attente lourde, suspendue, où chaque heure semblait étirer le temps avant l'effondrement final, ne faisait que se prolonger.

À ce stade, en fait, rien ne résistait plus sinon l'illusion d’un empire.


Paranoïa terminale au palais

Au printemps 1992, Axis Mundis était devenue une forteresse creuse, un écho de capitale, peuplée de silences sépulcraux et de fantômes en uniforme. Les quartiers extérieurs tombaient un à un, réduits à des zones de combat sporadiques ou abandonnés à la Résistance montante. Les convois n'arrivaient plus. Les stations radio impériales grésillaient sans réponse, ne diffusant plus que des boucles de propagande obsolètes ou des silences statiques. Le Lac Rouge, autrefois miroir de l'ordre impérial dans sa surface imperturbable, reflétait désormais les feux lointains des batteries d'artillerie résistantes postées sur les hauteurs. Le ciel lui-même, bas et lourd, semblait attendre.

Dans le Palais – que seuls les quelques serviteurs restants appelaient encore par habitude “Palais”, comme pour conjurer le sort – le temps s'était arrêté. Les horloges continuaient de tourner, mais rien ne changeait. Le pouvoir, ou ce qui en restait, s'était enfermé dans ses propres murs, ses propres phrases, ses propres illusions. Un huis clos fiévreux où la réalité extérieure n'était plus qu'un bruit de fond hostile.

Sukaretto III ne gouvernait plus : il rêvait. Ou plutôt, il délirait. Cloîtré dans ses appartements privés, dont les tentures épaisses étouffaient la lumière du jour, il faisait circuler, entre ses généraux dépassés et ses ministres invisibles, des notes dictées à la hâte, couvertes d'injonctions absurdes, de dates erronées, de références à des unités disparues depuis des mois. Il avait ordonné que l'on active des “réseaux dormants” dans les chancelleries d'Eurysie, qu'on relance les négociations avec la faction “métropolitaine” d'Aleucie – entité synarchiste inexistante depuis plus de dix ans. Il parlait de renforts, de flottes amies, d'un “retour du cercle ouest-nazumi”, comme si la diplomatie pouvait se réveiller à l'heure où les batteries ennemies grondaient aux portes de la ville. Son état mental, rapporté par des bribes de conversation interceptées, oscillait entre une lucidité glaçante sur sa propre fin et des accès de déni absolu. Certains jours, il faisait relire à voix haute les décrets de son couronnement par un aide de camp tremblant. D'autres, il faisait chercher les oracles impériaux, les anciens, les incunables, certains rédigés en écriture cérémonielle sur des parchemins jaunis. On l'entendait réciter les noms d'ancêtres, les titres disparus, les dynasties perdues, comme s'il cherchait à les invoquer pour conjurer l'effondrement imminent.

Pendant ce temps, dans les dédales administratifs du Commissariat au Salut Impérial, Noroyo Yikada, la Commissaire glaciale, ne rêvait plus. Plus depuis longtemps, non. Comme à son habitude, elle agissait avec une efficacité remarquable. Dès février, anticipant la déroute finale avec une froideur méthodique, elle ordonna la destruction systématique des archives du Palais – en commençant par celles des sections dédiées aux opérations spéciales, puis des tribunaux secrets, puis du Commissariat central. Les cartons d’archives étaient brûlés sur place, dans les cours intérieures, sous un ciel de plomb. Les microfilms réduits en poussière par des broyeurs industriels réquisitionnés. Chaque nuit, d’immenses brasiers étaient allumés dans la cours de la chancellerie, alimentés par les dossiers d'interrogatoire, les listes de surveillance, les registres des exécutions. Le matin, il ne restait rien. Seulement une odeur d'acier fondu et de papier cuit, qui flottait dans les couloirs comme le parfum tenace de l'oubli organisé. Yikada ne croyait plus à la victoire. Elle croyait encore – et plus que jamais – à l'effacement.

Dans les couloirs voisins, aux lambris sombres et aux tapis élimés, le Baron Célice, toujours impeccable dans son uniforme sombre, passait ses journées à réorganiser “l'environnement direct du pouvoir”. Il appelait cela “épurer”. Certains disparaissaient – assistants, officiers de liaison, gardes du corps – d'autres étaient déplacés sans explication, isolés, remplacés par des figures encore plus anonymes et interchangeables. Il se déplaçait avec lenteur, saluait chaque employé d'un signe de tête imperceptible, posait des questions polies dont la banalité même avait de quoi soulever un certain nombre d’interrofations. Puis, plus tard, on ne revoyait pas les visages interrogés. Nul ne demandait pourquoi. On savait. La peur, sous Célice, n'avait pas besoin de mots ou de justifications politiques.

Le Colonel Kaname, lui, ne faisait plus rien. Un spectre dans un bureau vide. Depuis la perte de Nayoga Lamanai et l'effondrement humiliant de la marine, il se contentait de rester dans ses quartiers, regard fixe, entouré de cartes vides et de listes de troupes fantômes. Il avait cessé de signer les ordres. Il ne portait plus d'uniforme, préférant une simple chemise grise froissée. Il parlait rarement. Parfois, il murmurait que le Lac Rouge “aurait dû être vidé”, phrase que ses rares interlocuteurs interprétaient comme un regret tactique, un commentaire sur les risques encourus par la population ou – plus cynique – sur la possibilité qui existait encore quelques mois plus tôt d’évacuer le pouvoir impérial dans les territoires mieux contrôlés du Nord-Est.

Quant à Crevier, le propagandiste, le doctrinaire, le héraut fanatique des Camelots Impériaux, il avait tout simplement disparu. Son bureau, retrouvé vide un matin de mars, portait encore l'odeur âcre de la fumée de cigare. Une note manuscrite avait été laissée sur son pupitre, griffonnée
à la hâte : « Ils m'écouteront ailleurs. » On ne le revit plus. Certains le disaient mort dans une purge interne orchestrée par Célice, d'autres, passé à l'ennemi – rumeur peu crédible vu sa haine viscérale du communalisme, d'autres encore déjà en route vers la Westalie, ou vers le néant. Son absence soudaine laissa un vide idéologique au sein des milices qui se retrouvèrent sans direction claire, déjà largement déstabilise par les confrontations des mois précédents avec certains autres services de sécurité impériaux.

Dans ce climat de décomposition avancée, l'Impératrice Héloïse Iʳᵉ cessa de errer. Pendant des semaines, elle déambulait dans le Palais comme une âme en peine, glissant silencieusement entre les colonnes calcinées, les salons désertés aux meubles recouverts de draps poussiéreux, les couloirs froids dont les tapis avaient été arrachés pour chauffer les poêles des officiers stationnés là. Maintenant, elle avait un projet. Une idée fixe, claire : fuir. Non pas par panique. Pas tout à fait. Mais par lassitude. Une lassitude profonde, existentielle. Elle n'était pas de ce pays. Elle n'avait jamais voulu régner dans ces conditions. L'uniforme d'impératrice, avec soin dans les tissus blancs de Lofoten et les armoiries prêtes-à-porter de la Maison Sukaretto, n'avait jamais été qu'un déguisement mal ajusté pour les bals d'hiver et les réceptions diplomatiques obligatoires. Sa conception ouest-eurysienne de la monarchie avait toujours été fondamentalement incompatible avec la pratique très totalisante de son époux. Depuis sept ans, elle avait souri aux caméras, distribué des médailles sans valeur, élevé sa fille dans des appartements verrouillés dont les fenêtres donnaient sur des cours intérieures mornes. Maintenant, elle voulait partir. Et surtout : parti avec Rai.

La petite, Rai Itzel Sukaretto, désormais onze ans, ne comprenait pas encore tout, mais comprenait assez. Elle voyait les regards fuyants, les uniformes souillés, les cris étouffés dans les couloirs déserts. Elle avait cessé de poser des questions, devinant que les réponses seraient soit des mensonges, soit des silences encore plus lourds. On lui parlait doucement, toujours, mais avec des mots vides. L'Impératrice, certains soirs, lisait encore à voix haute, par habitude. Des contes. Des histoires d'îles lointaines, de princesses cachées dans des tours inaccessibles. Cela ne suffisait plus. La réalité, même filtrée par les murs du palais, était plus brutale que n'importe quelle fiction.

Héloïse avait donc cherché une issue. Littéralement. Elle avait demandé des plans du Palais, sous prétexte de “réorganiser les déplacements intérieurs en période de crise”. Un prétexte transparent que personne n'avait relevé. Elle avait interrogé un vieux secrétaire tremblant sur les couloirs oubliés, les sorties de service, les galeries de ventilation qui serpentaient sous les fondations. À deux reprises, elle envoya une mademoiselle De Sel-Froid ; dame d'honneur et l'une de ses dernières confidentes, en repérage. À la deuxième tentative, la femme ne revint pas. On lui expliqua, sans hausser la voix, avec une froideur administrative parfaite, qu'elle avait été “transférée en zone sécurisée”. Le terme signifiait, dans le jargon impérial, une probable liquidation. Chaque jour, deux agents anonymes l'escortaient. Des hommes sans nom, sans insigne, toujours polis, mais inamovibles. Leurs yeux vides ne cillaient jamais. Ils accompagnaient la princesse même à ses cours privés, à ses promenades monotones dans le jardin intérieur négligé. L'Impératrice demanda à les faire remplacer. On lui répondit que “la stabilité psychologique de l'héritière exigeait des visages constants”. Elle tenta d'obtenir une audience avec Célice. On l'informa que “le baron n'était pas disponible pour les affaires domestiques”. Une fin de non-recevoir polie mais absolue. Elle tenta de s'adresser à Yikada. Aucune réponse. Le silence du Commissariat était parfois plus éloquent que ses décrets.

Un soir, dans un accès de désespoir, elle se risqua à en parler à Sukaretto III lui-même. Il l'écouta sans l'écouter, griffonnant des notes incompréhensibles dans un cahier de cuir usé. Il parla de “lignée”, de “protection généalogique”. Il cita un oracle obscur, évoqua le retour du cycle, la nécessité de préserver le sang impérial contre la souillure communaliste. Puis il se leva, lentement, le regard perdu dans une contemplation intérieure, et ajouta simplement :

« Elle est plus importante que toi. »

Ce fut la dernière conversation significative qu'ils eurent.

À partir de là, Héloïse comprit que la fuite n'était plus possible. Pas tant pour elle – il y aurait toujours une porte, un convoi, une aile diplomatique encore en veille, une complicité achetée au prix fort – mais pour Rai, il n'existait plus de dehors. Elle était devenue un enjeu, une clé symbolique, une pièce vivante du rituel de survie agonisant du régime. Un gage précieux que la junte ne lâcherait jamais. On ne la laisserait jamais partir. Ni avec sa mère, ni seule. Alors l'Impératrice cessa de chercher. Elle se replia dans ses appartements, fit clouer les volets, fit retirer les miroirs, passa ses journées à rédiger de longues lettres fiévreuses qu'elle n'envoya jamais. Elle cacha les plus importantes dans des ouvrages de la bibliothèque impériale – des traités de philosophie stoïcienne, ironiquement – on les retrouverait après la chute. Elle y écrivait que “le palais n'existe plus, sauf comme tombeau”, que “le pouvoir est devenu un mythe protégé par des fusils vides”, que “l'enfant est le seul avenir que ce régime se permet encore d'imaginer”, avant de conclure une note par : « Nous sommes les derniers. La pièce est déjà terminée. »

Dans les derniers jours, avant que le bruit des combats n'atteigne les murs mêmes du palais, les domestiques restants racontèrent qu'elle se contentait de veiller la nuit, assise près du lit de Rai, caressant ses cheveux.
Bientôt, tout serait terminé.

Pendant ce temps, dans les étages supérieurs du Palais, les fenêtres étaient donc désormais condamnées par des planches clouées à la hâte. Les rideaux tirés, épais et poussiéreux. L'électricité, rationnée, plongeant les vastes salles dans une pénombre constante. Les couloirs, autrefois illuminés de marbre et de lustres, n'étaient plus parcourus que par des gardes fatigués aux yeux vides, des pages muets, et quelques officiers tremblants portant des messages que personne ne lisait plus. Des cris éclataient parfois, dans la nuit. Des éclats de voix. Des ordres contradictoires aboyés puis aussitôt annulés. Des bruits de bottes résonnant sur le marbre froid, sans aller où que ce soit en particulier.

La capitale, dehors, se taisait. Elle attendait que le mur tombe. Dedans, on le consolidait encore, par habitude, par panique, par superstition. Le régime ne s'effondrait plus : il s'autodigérait. Comme un château de sel sous la pluie. Comme un souvenir qui refuse de mourir mais dont les contours s'effacent inexorablement. Comme on le sait, il n'y eut jamais d'après. Seulement le grondement, de plus en plus proche, de la chute. Le fracas final d'un empire qui se consumait de l'intérieur.


L'arrivée d'Alcyon à Axis Mundis : la crainte d'un nouveau tyran

Le 12 avril 1992, dans une initiative calculée prévisible qui allait pour autant durablement marquer les mémoires et complexifier davantage la transition politique, Andrean Gabriel d'Alcyon fit une entrée remarquée et précipitée dans Axis Mundis. Des témoignages ultérieurs, souvent contradictoires mais convergeant sur l'essentiel, décrivirent une scène spectaculaire : une ancienne voiture de fonction ministérielle, une berline noire au chrome terni, de couleur noire et décapotée, déboulant sur l'avenue de l'Union à une vitesse estimée par les rares radars encore fonctionnels à près de cent kilomètres à l'heure. Le véhicule était suivi de deux jeeps réquisitionnées, surchargées de combattants aux brassards improvisés – souvent de simples bandes de tissu rouge nouées au bras –, tandis qu'un drapeau usé de la Résistance flottait à l'arrière, annonçant l'arrivée de la libération dans une atmosphère surréaliste qui tenait du carnaval autant que de l'insurrection. D'Alcyon lui-même se serait tenu debout dans la voiture, cheveux au vent et écharpe écarlate flottante, saluant la ville d'un geste large et théâtral. Un rire franc, puissant, presque provocateur, lui fut attribué par certains témoins.

Sa présence, ce jour-là, n'était pas prévue dans le cadre institutionnel et rigoureusement planifié de la libération.

La prise officielle de la capitale, méticuleusement planifiée par le Comité Transitoire Général depuis des semaines, était en effet programmée pour le lendemain. Un protocole détaillé avait été établi en coordination avec les commandements militaires d'Edgar Alvaro et de Zephreïne Argento, ainsi qu'avec les soutiens logistiques de Reaving et Heon-Kuang. Il prévoyait une entrée ordonnée par des cortèges encadrés, la sécurisation prioritaire des populations civiles traumatisées, la désactivation méthodique des dispositifs de piégeage potentiellement laissés par la Section de protection impériale en déroute, et la désignation d'une colonne d'honneur composée de vétérans des différentes factions résistantes. Les discours officiels étaient, selon les archives du Comité, en cours de finalisation, chaque mot pesé pour éviter toute ambiguïté.

D'Alcyon, cependant, ignora délibérément ce protocole. Agissant sur la base d'informations – dont l'origine exacte reste incertaine, certains évoquant des transmissions interceptées, d'autres un réseau d'informateurs personnels au sein même de la capitale – indiquant un repli chaotique des dernières unités impériales et l'abandon du centre-ville, y compris du Palais, durant la nuit précédente, il prit la décision unilatérale d'entrer immédiatement dans
la capitale. Il donna ses ordres à son cercle rapproché, monta à bord d'un véhicule disponible – la fameuse berline ministérielle, vestige ironique du régime déchu – et prit la tête de son petit groupe vers le cœur symbolique du pouvoir vacant.

Les postes de contrôle périphériques, tenus par des unités résistantes surprises, encore en train d'organiser leurs positions défensives, furent pris de court par la rapidité et l'audace de l'arrivée. Des récits convergents firent état de l'incapacité des sentinelles à réagir face à cette figure déjà légendaire, surgissant dans un véhicule banalisé mais immédiatement reconnaissable, proclamant à haute voix, parfois en citant des vers de poètes révolutionnaires archaïques, la libération imminente de la ville. Ses partisans, arrivant dans son sillage, tels une vague désordonnée mais enthousiaste, se dispersèrent rapidement dans les artères principales, déployant des bannières improvisées sur les façades éventrées, distribuant des tracts manuscrits aux passants hébétés et lançant des slogans révolutionnaires qui contribuèrent à matérialiser la chute du régime aux yeux d'une population jusque-là prostrée.

Dans les heures qui suivirent cette entrée non coordonnée, Andrean Gabriel d'Alcyon prit l'initiative d'organiser ce qui fut décrit par les observateurs présents et la presse clandestine comme un défilé. Dépourvu des attributs formels d'une parade militaire – sans fanfare ni régiment constitué en rangs serrés – l'événement reposait sur la mobilisation spontanée de ses partisans, la présence de bannières confectionnées à la hâte (parfois de simples draps peints) et la force symbolique des mots criés à pleins poumons. Le cortège improvisé suivit un itinéraire hautement symbolique, traversant les grands boulevards dévastés jonchés de débris, longeant la place des Ancêtres où les statues impériales avaient déjà été renversées, et passant devant la Bibliothèque centrale endommagée, symbole de la culture violentée par la Junte. La réaction de la population, initialement marquée par le silence et l'expectative, fut d'abord empreinte de stupeur, puis évolua vers une exaltation manifeste, ponctuée d'applaudissements frénétiques et de ralliements spontanés au cortège. Des drapeaux communalistes apparurent aux fenêtres des immeubles encore habités, tandis que des slogans – « PLUS D'EMPIRE ! » , « VIVE LES COMMUNES KAH-TANAISES ! » , et surtout « GABRIEL EST LIBERTÉ ! » – résonnaient dans les rues, couvrant presque le bruit lointain des derniers combats périphériques.

L'effet politique de cette initiative fut immédiat et considérable. Dans le contexte d'un pays épuisé par sept années de conflit et de répression, l'apparition soudaine de cette figure charismatique, souriante et ostensiblement désarmée, offrit une image tangible de victoire et d'espoir, une icône vivante s'adressant à une population momentanément privée de direction politique structurée, une incarnation presque messianique de la rupture tant attendue.

Au même moment où Andrean Gabriel d'Alcyon transformait l'entrée dans Axis Mundis en happening politico-poétique, une autre figure de la Résistance opérait selon une logique radicalement différente. Loin de la parade improvisée qui commençait à se former autour de la voiture décapotable de l'écrivain-saboteur, un unique appareil léger de l' « escadre libre » , piloté selon plusieurs sources par Esther « Époque » Mealior elle-même, effectuait un survol méthodique du centre-ville à moyenne altitude, dans le ciel grisâtre de ce mois d'avril.

Il ne s'agissait pas d'acclamer la victoire, mais de tenter d'imposer une rationalité opérationnelle au chaos naissant de la libération. L'avion largua des milliers de tracts imprimés à la hâte par le Comité Transitoire, appelant la population au calme, indiquant les points de rassemblement sécurisés dans les parcs et les places désignées et rappelant l'autorité unique et légitime du Comité. Parallèlement, l'équipage effectuait une reconnaissance visuelle rapide, repérant les derniers foyers de résistance des Camelots Impériaux retranchés, notamment dans le quartier ministériel en ruines et autour du bâtiment de l'Amirauté désaffecté, dont la silhouette massive dominait encore le paysage urbain.

Ces informations précieuses étaient transmises par canal sécurisé, non pas aux partisans d'Alcyon dont les communications restaient erratiques, mais aux colonnes de la Citizen Militia d'Argento et aux unités d'Alvaro et Mikami qui approchaient plus prudemment par les axes principaux, conformément au plan minutieusement préparé initial. Mealior tentait ainsi, depuis les airs, de rétablir un semblant de coordination officielle, de fournir aux forces régulières une évaluation sobre de la situation réelle – « Situation Secteur Axis Mundis non stabilisée. Présence ennemie confirmée Bâtiment Amirauté. Foule désorganisée Place Centrale. Recommandons prudence approche Ouest. » – et de contraster l'effervescence symbolique insufflée par d'Alcyon avec les impératifs tactiques immédiats.

Cette juxtaposition, ce jour-là, de la voiture noire traversant la foule en liesse et de l'avion solitaire larguant des consignes officielles, cristallisait sans mot dire les tensions latentes qui traversaient la Résistance victorieuse. C'étaient deux visions de la libération qui se croisaient sans se rencontrer : le symbole flamboyant contre l'efficacité discrète, l'incarnation charismatique contre la structure organisée, l'instant poétique contre la nécessité prosaïque de la prise de contrôle. La question de savoir qui, de l'icône ou de l'organisation, définirait réellement l' « après » restait, ce jour-là, plus ouverte que jamais.

Les autres figures dirigeantes de la Résistance, prises de vitesse par l'initiative d'Alcyon, arrivèrent effectivement trop tard pour contrôler le déroulement symbolique de cette première journée de libération. Zephreïne Argento, alertée, atteignit Axis Mundis dans l'après-midi à la tête d'une colonne de la Citizen Militia. Constatant l'effervescence populaire autour de la figure d'Alcyon et la saturation symbolique de l'espace public central, elle prit la décision tactique – et pragmatique – de retirer calmement ses unités vers les zones périphériques pour éviter toute confrontation ou confusion, laissant d'Alcyon occuper seul, pour un temps, le centre de la scène. Edgar Alvaro, quant à lui, réagit, selon les rapports ultérieurs, avec une fureur contenue mais privilégia une analyse méthodique de la situation depuis un quartier général improvisé dans une ancienne usine textile désaffectée. La déclaration attribuée à Alt Mikami – « il vaut mieux un Alcyon triomphant qu'un massacre entre vainqueurs » – refléta sans doute le pragmatisme prudent d'une partie du commandement face à l'imprévisibilité de la situation et à la popularité indéniable d'Alcyon.

L'initiative de d'Alcyon ne constituait pas un coup d'État formel ; il n'y eut ni prise d'otage, ni proclamation d'un nouveau pouvoir depuis les ruines du Palais. Elle fut néanmoins un acte politique et symbolique majeur, un passage en force qui, profitant du vide laissé par l'effondrement impérial et devançant l'arrivée des structures officielles de la Résistance, modifiait substantiellement l'équilibre des pouvoirs dans les heures décisives de la transition, imposant d'Alcyon comme une figure incontournable, même en marge des institutions.

D'Alcyon ne formula aucune revendication de poste ou de pouvoir institutionnel. Il ne mit en place aucun conseil. Son geste suivant fut tout aussi singulier et déconcertant pour les observateurs. À la tombée du jour, alors que la lumière rasante éclairait les façades éventrées de la Place Centrale, il entreprit seul l'ascension de la grande pyramide d'Axis Mundis, refusant toute escorte ou moyen technique de sonorisation. La foule qui s'était formée à nouveau en contrebas – mélange de résidents épuisés, de combattants hétéroclites, de fonctionnaires émergents du Comité visiblement anxieux, de journalistes clandestins prenant des notes fébriles et de survivants aux regards vides – observa son ascension dans une expectative silencieuse. La pyramide, tour à tour symbole impérial, communaliste puis lieu de stockage militaire, n'avait pas été gravie ainsi depuis la Guerre de Réaction, geste lourd de signification historique.

Parvenu au sommet, après une pause de quelques secondes pour reprendre son souffle et contempler la ville meurtrie à ses pieds, il s'adressa à la foule. Le discours, dont aucun enregistrement intégral n'a été conservé, fut rapporté de manière fragmentaire et diversement interprétée par les chroniqueurs de l'époque. Les témoignages concordent cependant sur plusieurs points : il parla longuement, sans notes, dans un style improvisé mêlant incantation poétique, analyse politique fragmentée et prophétie sibylline. Il ne proclama rien mais déclara l'Empire non pas mort, mais « désintégré » , le pouvoir étant désormais « partout et nulle part » , dissous dans les gestes et les imaginaires. Il appela non pas à la restauration mais à la « dispersion » du pouvoir, à l'abolition du Grand Kah comme « forme centrale » . Il évoqua une « révolution permanente » , non comme un programme, mais comme une « posture » artisanale et quotidienne. Il parla d'un avenir où les frontières, les archives, les ministères et même les prisons seraient abolis ou réinventés sous des formes radicalement différentes. Il déclara que même le concept de « victoire » était devenu obsolète, car trop lié à une logique centralisée et militaire. Des thèmes plus personnels – l'amour, la solitude, la mémoire des disparus, l'acte d'écrire comme résistance ultime – furent également abordés, selon les témoins.

La réception du discours fut mitigée. La foule resta largement silencieuse, figée. Quelques applaudissements hésitants éclatèrent, mais beaucoup demeurèrent muets, peut-être dépassés par la radicalité ou l'opacité du propos, incertains de ce que cet homme, seul au sommet du pouvoir déchu, représentait réellement.

Dans un immeuble avoisinant transformé en poste de commandement avancé, Edgar Alvaro écouta sans commenter, demandant simplement la confirmation des itinéraires de repli sécurisés pour ses unités. Au même moment, Maxwell Bob rédigeait une note interne urgente pour le Comité Transitoire : « Il faut écrire vite. Avant que le mythe ne s'installe. Contrôler le récit dès maintenant. » Zephreïne Argento, depuis la caserne temporaire de la Citizen Militia, aurait eu un rire dépourvu d'humour, commentant à ses officiers : « Il aurait dû se casser une jambe. Ça nous aurait simplifié les choses. » Alt Mikami, dans un calepin personnel retrouvé plus tard, nota : « Il pense déjà l'après. Nous, pas encore. L'urgence est à la stabilisation, pas à la poésie. »

Sur la pyramide, d'Alcyon aurait conclu par une phrase devenue célèbre, bien que rapportée sous diverses formes et probablement apocryphe : « Je ne viens pas gouverner. Je viens vous empêcher de gouverner comme eux. »

Il redescendit ensuite, toujours seul, avec la même lenteur calculée que pour la montée, et quitta la place sous les applaudissements de ses suivants et des citoyens les plus radicaux de la ville. Le soleil s'était couché. Cette nuit-là fut exempte de combats majeurs à Axis Mundis, mais les dirigeants modérés du Comité Transitoire ne trouvèrent guère le sommeil, préoccupés par cette apparition imprévue et son potentiel déstabilisateur.

L'auteur fut aperçu le lendemain matin, assis sur le capot d'un camion militaire abandonné, mangeant une conserve au milieu d'une rue jonchée de débris, entouré d'enfants loqueteux hésitant à s'approcher. Lorsqu'un officier du Comité Transitoire vint l'inviter formellement à la première réunion de coordination post-libération, il déclina poliment, affirmant avoir déjà préparé son départ et avoir « laissé ce qu'il avait à dire en haut de la pyramide ». Peu après, il monta à bord d'un véhicule blindé banalisé saisi par ses troupes dans un ancien poste de contrôle impérial et disparut par la route menant au sud, vers les collines et son refuge de Ciudad Convention.

Les spéculations sur ses intentions – fondation d'un mouvement autonome, préparation d'un retour politique lorsque le chaos serait installé, simple retraite littéraire – restèrent sans confirmation immédiate. Andrean Gabriel d'Alcyon se retira effectivement dans sa ville d’avant-guerre. Les informations ultérieures le décrivent absorbé par la lecture, la réorganisation de sa bibliothèque considérable, et la reprise de son roman interrompu, Le Temps des Cendres. Ses contacts avec l'extérieur se limitèrent, pour un temps, à la réception distante de quelques journaux et bulletins du Comité, et à de rares cartes postales laconiques et énigmatiques envoyées en réponse à ceux qui tentaient de le joindre. Son silence calculé ne fit qu'alimenter davantage les craintes et les fantasmes à son sujet au sein du nouveau pouvoir en formation.
Chute définitive du régime

La prise d'Axis Mundis, en avril 1992, n'eut pas l'allure d'une conquête triomphale. Il n'y eut ni bastonade finale, ni duel théâtral entre chefs, ni dernier carré héroïque. Lorsque les premières colonnes de la Résistance, prudentes et épuisées, atteignirent le centre administratif, les bureaux étaient vides. Les dossiers calcinés flottaient encore en cendres dans l'air. Les uniformes impériaux, impeccables et amidonnés, laissés sur des portemanteaux, comme des coquilles vides témoignant d'une fuite précipitée. Ceux qui s'étaient battus jusqu'au bout étaient morts la veille, dans les faubourgs, lors d'ultimes combats de rue aussi désespérés qu'inutiles. Ceux qui restaient n'avaient plus rien à défendre.

Le pouvoir ne fut pas défait. Il s'évapora. Laissant derrière lui non pas une structure, mais un vide sidéral.
Mais il laissa des corps.

La première à être retrouvée fut Noroyo Yikada, l'ordonnatrice glaciale de la machine impériale, capturée par une unité auxiliaire composée de combattants civils – anciens syndicalistes, voisins vigilants – encadrés par d'anciens ouvriers de la Régie électrique qui connaissaient chaque recoin du quartier ministériel. Elle avait été repérée dans un bâtiment secondaire du Ministère de la Sûreté, dissimulée dans une cellule de crise aménagée à la hâte dans une chaufferie surchauffée, en compagnie de deux aides de camp au regard hagard. Elle portait une tenue civile, un manteau usé, et tenait encore un sac de toile contenant plusieurs documents administratifs concernant les régions sensément encore contrôlées par la Junte. À l'intérieur, on retrouva un exemplaire annoté du fameux décret n°44 autorisant les exécutions sommaires et une clé sans affectation, dont l'usage reste à ce jour un mystère mineur pour les historiens de la période.

La rumeur de son arrestation se propagea dans la capitale en moins de trois heures, comme une traînée de poudre dans une ville avide de justice ou de vengeance. Lorsqu'elle fut transférée dans un véhicule de fortune – un vieux camion de livraison réquisitionné – pour être remise à la Délégation militaire du Comité, un attroupement se forma presque aussitôt autour du convoi. Il grossit. Très vite, ce ne fut plus un public mais une foule, compacte, sonore, nerveuse, un mélange de survivants des purges, de familles de disparus, et de simples curieux galvanisés par l'effervescence de la libération. À quelques mètres seulement du pont suspendu de l'Arche-de-l'Exode, symbole ironique, le camion fut bloqué. Les gardes résistants, jeunes et dépassés, hésitèrent. Un officier cria des ordres inaudibles dans le tumulte. Une pierre fut lancée. Puis une autre. Puis ce fut un effondrement total du protocole, une rupture de la mince digue qui séparait encore la justice de la vindicte populaire.

Yikada fut arrachée du véhicule, traînée par les cheveux sur les pavés sales, frappée, insultée. Les gardes reculèrent, incapables ou peu désireux d'intervenir. Personne ne tira. Tout se fit très vite. Elle tenta de se relever, une fois, puis tomba à nouveau. Son visage, autrefois impassible, était désormais méconnaissable, couvert de sang et de poussière. Certains la reconnurent à peine. D'autres se persuadèrent que c'était bien elle, l'architecte de leur souffrance. Il n'y eut ni procès sommaire, ni simulacre de justice. Juste une haine accumulée, longtemps contenue, relâchée d'un seul coup dans une explosion de violence brute. Ainsi s'acheva, dans la poussière et les cris, le règne de l'abstraction. La grande ordonnatrice, celle qui avait cru pouvoir réduire l'histoire à des tableaux de chiffres et la souffrance à des statistiques, fut rattrapée par la matérialité la plus crue. La foule, en la démembrant presque avant de la pendre, ne cherchait pas la justice ; elle effaçait simplement, à sa manière désordonnée et instinctive, une erreur de calcul devenue insupportable. La bureaucratie la plus froide rencontrait la chaleur la plus animale.

Elle fut pendue par les pieds à un lampadaire de fortune, avec un câble industriel arraché à un tram désaffecté gisant sur le côté de la chaussée.

Plus tard, on graverait une plaque à cet endroit, retirée trois mois plus tard sur ordre du Comité Transitoire soucieux d'éviter la création de lieux de culte vengeurs, remplacée par une borne sans nom.

Des images, floues, prises par des téléphones primitifs ou des caméras amateur, circulèrent dans les jours suivants. On y voit un corps désarticulé, pendu trop bas, le crâne presque au sol, les yeux ouverts fixant un ciel vide, le manteau couvert de cendres. On n'entend rien. Mais ceux qui étaient là dirent avoir perçu un silence, juste après. Une stupeur. Comme si la foule elle-même était soudain effrayée par la violence qu'elle venait de déchaîner.

Quelque chose de terrible, mais aussi, d'une certaine manière, de pathétique.

Une journaliste clandestine reavienne – peut-être Nore Haska elle-même, bien que l'article ne soit pas signé – écrivit, dans un numéro spécial du Miroir Rouge :

« Cette femme s'était sans doute crue l'architecte d'un régime qui durerait longtemps. Elle a été rendue à la poussière par ceux qu'elle pensait avoir effacés. »

Ce fut le sort le plus brutal. Mais pas le plus étrange.

Le Baron Célice ne fut pas capturé. On sait seulement qu'il était toujours présent dans le Palais la veille de la chute. Plusieurs témoignages concordants mais jamais totalement vérifiés font état de sa silhouette élégante et sombre dans les couloirs, ordonnant encore, inspectant les lignes d'évacuation des derniers loyalistes, donnant des instructions calmes et précises aux officiers restants de la Section de protection impériale. Puis il disparut. Comme s'il s'était volatilisé dans l'air vicié du Palais.

Un mois plus tard, un rapport partiel rédigé par une unité de sécurisation du Comité évoqua la découverte d'un tunnel secondaire, relié à un ancien réseau d'égouts impériaux datant du Premier Empire, dans lequel on retrouva un uniforme impeccablement plié, un rasoir de voyage en argent, et une bouteille à demi vide de cognac impérial d'une cuvée rare. À quelques mètres, un treuil portatif et un plan griffonné sur un carnet d'état-major, indiquant une sortie vers l'ancien cimetière diplomatique d'Elsaran, un lieu réputé pour ses cryptes oubliées et ses passages secrets.
On n'en apprit pas plus. La piste s'arrêtait là, dans l'humidité des souterrains.

Certains affirmèrent l'avoir vu à Nazum, dans un hôtel de transit sous un nom d'emprunt. D'autres à Westalia, escorté par d'anciens chevaliers synarchistes dans une voiture aux vitres teintées. D'autres encore soutinrent qu'il n'avait jamais quitté le Grand Kah,
et qu'il se cachait parmi les ruines d'un ancien sanatorium impérial dans le nord, préparant une contre-révolution improbable.
Aucune trace n'a été confirmée. Il devint un nom à chercher, un souvenir opérationnel, une incarnation du mal insaisissable qui hante parfois les transitions politiques.

Crevier, lui, était simplement introuvable. Sa disparition fut encore plus totale, presque métaphysique. On ne retrouva ni ses effets, ni ses archives, ni ses collaborateurs immédiats. Ses appartements, pourtant lourdement fortifiés, avaient été vidés jusqu'au dernier meuble, ne laissant que des marques sur les murs là où les tableaux de propagande avaient été décrochés. Des cartons de propagande partiellement brûlés furent retrouvés dans une chaudière industrielle. Un carnet à spirale, contenant des brouillons de slogans et de discours inédits d'une violence glaçante, fut saisi dans un marché de contrebande plusieurs mois plus tard, authentifié mais jamais revendiqué. La rumeur persistante était qu'il avait anticipé sa chute depuis longtemps, et qu'il s'était fondu dans l'appareil résiduel de l'exil monarchiste, peut-être même auprès d'Aldous Sukaretto à Carnavalle.
Officiellement, il fut porté disparu. Un fantôme idéologique dont l'influence néfaste continuerait de planer.

Quant au colonel Kaname, il avait en fait réussi à quitter Lac-Rouge pour Chan Chimu. dernier officier en fonction à détenir un commandement militaire cohérent – notamment dans les provinces du nord et de l'est où quelques unités refusaient encore de se rendre – il reçut, le 14 avril, un ultimatum signé conjointement par Edgar Alvaro et les représentants militaires de Heon-Kuang. Il ne répondit pas immédiatement. Il passa la journée, dit-on, à observer le paysage depuis la fenêtre de son bureau. Il fit venir ses aides de camp, demanda un état des stocks, relut les cartes. Puis il reposa les documents, se leva, et dit d'une voix lasse mais ferme qu'il refusait de sacrifier davantage d'hommes pour une cause qui n'existait plus. C'était la reconnaissance froide de la fin. Le lendemain, il fit remettre ses insignes – soigneusement nettoyés – à un lieutenant de liaison envoyé par Maxwell Bob. Il demanda seulement à être jugé dans la commune même où il avait reçu son premier commandement, un geste interprété comme une forme de repentance territoriale. Il ne fit ni déclaration, ni résistance.

Il salua. Et se tut. Un silence définitif qui contrastait avec le chaos des années précédentes.

L'Empire n'eut pas de dernier mot. Mais une série de fins disloquées, sans cohérence ni grandeur. Des exécutions populaires, des disparitions mystérieuses, des redditions pragmatiques. Et puis, très vite, l'après. Un après à construire sur des ruines encore fumantes.

Dans les jours qui suivirent la chute effective d'Axis Mundis, alors que les colonnes résistantes s'employaient à sécuriser les quartiers périphériques et que les administrations temporaires se mettaient en place dans un désordre relatif, le Palais impérial restait encore entre les mains d'un noyau irréductible. La Garde personnelle de Sukaretto III, certains détachements fanatisés de la Section de protection impériale, et plusieurs centaines de Camelots Impériaux, coupés de toute réalité extérieure, armés jusqu'aux dents, avaient décidé de ne pas céder, transformant les derniers étages du bâtiment en réduit absurde.

On sait peu de choses sur les dernières heures de leur résistance, sinon qu'elle fut chaotique, féroce, et tournée contre les civils eux-mêmes – les rares domestiques et fonctionnaires encore piégés dans l'enceinte. Le régime n'avait plus de cibles militaires cohérentes. Il frappa au hasard. Des unités armées traversèrent les quartiers administratifs encore occupés, vidant des bâtiments résidentiels à la grenade, incendiant les librairies du personnel et les centres de soins improvisés, ouvrant le feu sur les files d'attente de ravitaillement formées par les derniers loyalistes. Certains témoignages rapportent des exécutions en pleine rue, des enfants abattus sous les yeux de leurs parents, des femmes traînées par les cheveux hors des immeubles pour être “jugées sur place” par des tribunaux improvisés de Camelots.

C'était un baroud d'honneur sans armée ennemie, une guerre sans front, une cruauté terminale, déconnectée de toute tactique. Il ne restait que la terreur nue, performée comme un dernier acte rituel par des hommes qui savaient leur fin proche.

Le Comité Transitoire, alerté par les premières images terrifiantes remontées par les équipes de terrain, hésita à envoyer un assaut direct, craignant un massacre inutile. C'est finalement une unité conjointe de la protection civile et des sœurs de lâme – aguerries, mobiles, disciplinées et connaissant parfaitement les lieux – qui pénétra le périmètre encore tenu par les souterrains. L'affrontement dura moins de six heures. Ce fut bref, précis, et sans pitié.

Ce qu'ils trouvèrent ne fut pas un État en repli. Mais une caverne, un théâtre de murs effondrés, de vitres noircies, d'escaliers piégés par des explosifs artisanaux. Les derniers Camelots s'étaient enfermés dans les salons d'apparat. Certains avaient écrit leurs slogans au sang sur les murs. D'autres s'étaient barricadés avec des enfants de fonctionnaires comme boucliers. On ne fit pas de prisonniers. La plupart furent abattus sur place lors de l'assaut final. Certains se donnèrent la mort. L'un d'eux sauta du balcon central, un portrait de l'Empereur serré contre lui, plongeant dans le vide comme une dernière offrande à une cause perdue.

Au centre du bâtiment, dans une salle obscure aux rideaux tirés, seul au milieu du chaos final, Sukaretto III attendait encore. Il portait son uniforme d'apparat, curieusement impeccable. Il était seul. Il n'avait pas dormi depuis deux jours. L’empereur ne résista pas.

Il fut arrêté sans cérémonie. On dit qu'il parla longtemps pendant son transfert vers un lieu de détention secret. Qu'il évoqua les constellations, les oracles. Qu'il se croyait toujours en mission. Qu'il avait “pressenti cette phase”. Certains de ses officiers, plus tard, déclarèrent qu'il était lucide à sa manière : convaincu d'un effondrement provisoire, persuadé d'un retour cyclique, certain que le Grand Kah n'avait pas encore “achevé son cycle impérial”. C'était une religion morte. Il en était encore le prêtre. Le dernier croyant d'un culte dont il était le seul dieu.

Dans les jardins ravagés du Palais, on retrouva l'Impératrice Héloïse Iʳᵉ, assise sur un banc en bois sous le tulipier, la petite Rai recroquevillée contre elle. Elles ne fuyaient plus. Elles n'avaient jamais fui. Elles attendaient, simplement. Héloïse se leva doucement, remit en place la veste trop grande de sa fille avec un geste tendre et mécanique. Elle présenta ses papiers à l'officier résistant qui s'approchait. Elle ne prononça aucune justification. Elle demanda brièvement si ce qu’elle avait entendu concernant « la citoyenne Yikada » était vrai. On lui répondit par l’affirmative. Son visage était un masque de fatigue. Elle ne résista pas.

Sa nationalité teylaise, son origine étrangère, son absence prouvée d'implication directe dans les crimes du régime, et la mémoire discrète de quelques gestes passés en faveur de détenus politiques suffirent à la protéger du sort réservé à beaucoup des plus proches familiers du pouvoir. Elle fut exfiltrée avec sa fille vers une résidence sécurisée en périphérie. Certains au sein du Comité demandèrent des comptes. D'autres – notamment et curieusement au sein des anciens membres du comité de volonté publique – s'y opposèrent, plaidant pour une clémence pragmatique. Le débat resta ouvert, mais la décision de l'épargner fut tacitement maintenue. Rai, elle, ne parla pas. Du moins, pas tout de suite. Elle observait le monde nouveau avec des yeux trop vieux pour son âge.

Dans les semaines suivantes, les unités de recensement et d'archives de la nouvelle Confédération commencèrent leur travail de fouilles macabres. Les charniers apparurent d'abord dans les sous-sols du Palais. Puis dans les caves des commissariats. Puis dans les jardins d'hiver où les fleurs avaient été remplacées par des monticules de terre fraîche. Puis, dans les banlieues, dans les anciens gymnases, dans les stations techniques, dans les enceintes désaffectées des écoles-camps. Chaque excavation révélait d'autres fosses. D'autres murs calcinés. D'autres corps liés, sans nom. Une comptabilité de l'horreur qui semblait sans fin.

Les camps officiels furent découverts dans un état semi-abandonné. Les gardes avaient fui. Les machines – broyeurs, incinérateurs improvisés – tournaient encore à vide. Des documents trempés dans les éviers, des cages ouvertes, des registres à moitié brûlés. Les rescapés – ceux qui avaient survécu aux phases d'extermination grâce à une chance inouïe ou à une résistance silencieuse – erraient parmi les baraquements, certains incapables de parler, d'autres tenant encore des listes de noms à la main, cherchant des visages familiers parmi les ombres.

Les découvertes macabres se poursuivirent, culminant avec la révélation glaçante de Lac-Rouge où un ancien entrepôt administratif, reconverti en chambre de tri logistique, s'avéra être un abattoir humain détenant plus de deux mille corps entassés. Alors que de tels chiffres commencèrent à circuler, l'incrédulité initiale céda la place à une prise de conscience écrasante : la réalité dépassait l'entendement. Le Grand Kah n'était pas seulement à reconstruire ; il était à exhumer, à déterrer littéralement et métaphoriquement les fondations empoisonnées laissées par le régime. Car ce qui s'était effondré n'était pas qu'une simple dictature, mais bien un système industriel d'effacement, méthodique et déshumanisé. La guerre, dans sa forme la plus brute, était enfin terminée. Mais la tâche immense, douloureuse et nécessaire de la mémoire, elle, ne faisait que commencer.


Documents d'époque

Note interne du Comité Transitoire Général – Cellule de Coordination Opérationnelle
Date : 11 avril 1992
Diffusion : Commandants Alvaro, Mikami, Argento – STRICTEMENT CONFIDENTIEL
« Objet : Convergence Axis Mundis – Rappel Protocole Unifié


  • La progression vers les secteurs centraux doit impérativement respecter les plans de coordination validés le 9 avril. Aucune initiative individuelle, quelle que soit sa justification tactique apparente, ne sera tolérée sans validation préalable du Poste de Commandement Avancé "Griffon".
  • Priorité absolue demeure la sécurisation des populations civiles et la neutralisation méthodique des dernières poches de résistance impériales identifiées (cf. rapport reconnaissance aérienne du 10/04).
  • Répétons : l'entrée dans le périmètre administratif central se fera sous bannière unifiée du Comité Transitoire. Toute autre configuration est proscrite. La discipline est la première condition de la victoire finale.

Signé : Pour le Comité, M. Bob (transmission validée E. Alvaro) »



Transcription fragmentaire d'une communication radio impériale interceptée
Canal : Garde impériale – Secteur Palais
Date/Heure : 13 avril 1992, approx. 04:30
« ...répétons, Secteur 3 ne répond plus... demande confirmation position Unité Tigre... [Bruits de tirs lointains, interférences] ...ordre de repli non confirmé... Colonel Kaname injoignable... [Voix paniquée] Ils sont partout... les barricades ne tiennent pas... où est la Section Célice ? Répondez, pour l’amour de Dieu ! [Silence radio prolongé, puis coupure nette] »

Extrait du carnet personnel d'une combattante de la Citizen Militia (unité "Acier")
Entrée datée (approximativement) : 15 avril 1992
« Entrés dans le centre ce matin. L'odeur... pire que les docks après la bataille navale. Cendre froide, et autre chose. Quelque chose de sucré, de malade. Les bâtiments officiels sont vides. Des papiers partout, comme si le vent avait soufflé à l'intérieur. On a trouvé des uniformes, bien pliés, sur des chaises. Comme s'ils attendaient quelqu'un. Personne ne crie victoire. On marche en silence. On regarde les murs. Les slogans impériaux sont encore là, à côté des nôtres, griffonnés à la craie. C'est bizarre. On a gagné, mais ça ne ressemble pas à une victoire. Ça ressemble à une autopsie. »

Dépêche – Agence Générale de Presse(AGP) – Bureau Sylvois
Date : 16 avril 1992
Objet : Situation Grand Kah
« AXIS MUNDIS (Grand Kah) – Selon des sources concordantes mais non officiellement confirmées, les forces de la coalition résistante seraient entrées dans la capitale impériale kah-tanaise au cours des dernières 48 heures. Des combats sporadiques auraient été signalés dans certains quartiers administratifs. Le sort de l'Empereur Sukaretto III et des principaux dignitaires du régime demeure incertain. Les communications avec la capitale restent extrêmement difficiles. Plusieurs chancelleries attendent une clarification de la situation. »

Note manuscrite de Maxwell Bob (Archives du Comité Transitoire)
Date : ~ 20 avril 1992
[i]« Sukaretto capturé. Kaname s'est rendu. Yikada exécutée par la foule. Célice, Crevier, volatilisés. La victoire a un goût amer. Ce n'est pas la fin espérée. Pas l'ordre restauré. Juste le chaos qui change de mains. Maintenant, le plus dur commence : reconstruire sur des cendres, avec des citoyens qui réclament justice et des héros potentiellement dangereux. Comment bâtir une Confédération quand la première tentation sera celle du pouvoir absolu, même au nom de la Révolution ? La mémoire est une arme lourde. Il faudra l'utiliser avec une prudence infinie. »
CHAPITRE 8

Épilogue : Procès, reconstruction et spectres d'avenir


Nouvel ordre communal

La guerre ne se termina pas d'un seul coup net. Il n'y eut pas de signature solennelle dans un wagon isolé, ni de défilé triomphal sous des arcs reconstruits à la hâte. Il n'y eut ni capitulation formelle signée en grande pompe par des généraux défaits devant des vainqueurs magnanimes, ni traité gravé dans le marbre d'une chancellerie restaurée, ni image officielle du dernier drapeau impérial abaissé dans une cérémonie calculée et diffusée à l'international. L'empire s'éteignit comme une structure vide, sans signal, un corps dont l'âme – si tant est qu'il en eût jamais possédé une distincte de la volonté divisée de ses maîtres – s'était retirée bien avant l'arrêt du cœur. Ce fut le Comité Transitoire Général – cette coalition hétéroclite née dans l'urgence de la résistance unifiée – qui, au lendemain de la prise d'Axis Mundis – elle-même plus une occupation progressive et chaotique qu'une conquête militaire –, devint autorité de fait. Puis, très vite, autorité de droit, par la simple nécessité d'un interlocuteur dans le vide laissé par l'évaporation soudaine du pouvoir impérial. L'ancienne Résistance polyforme et souvent divisée – hier encore réseau clandestin de cellules autonomes et de maquis rivaux – devint malgré elle gouvernement provisoire. Les responsables de l'insurrection – stratèges militaires, organisateurs clandestins, figures politiques exilées revenues à la hâte – furent brutalement sommés d'administrer un territoire en ruines et une société à vif, une tâche pour laquelle rien, dans leur expérience de la lutte armée ou de l'exil politique, ne les avait véritablement préparés.

Il fallut agir vite. Car le silence qui suivit l'effondrement n'était pas la paix, mais l'attente angoissée de ce qui allait suivre. La désintégration du pouvoir central laissait craindre l'émergence de conflits locaux, de vengeances incontrôlées, ou pire, d'une nouvelle intervention étrangère sous prétexte de rétablir l'ordre. Le vide laissé par l'effondrement impérial menaçait d'aspirer le pays dans un chaos plus profond encore. L'économie était désorganisée, les circuits de production paralysés par des années de réquisition ou de destruction. Les infrastructures délabrées (routes coupées, ponts détruits, réseaux énergétiques sabotés par les deux camps). Les circuits de distribution désarticulés, laissant des régions entières sans approvisionnement fiable en nourriture ou en médicaments. Les réseaux politiques de terrain – ceux qui avaient survécu à la répression méthodique de Célice – à peine stabilisés et traversés de méfiances anciennes entre factions rivales de la Résistance – entre les urbains et les ruraux, les modérés et les radicaux, les partisans d'Alvaro et ceux d'Argento. La capitale elle-même était impraticable par endroits, truffée de pièges laissés par les derniers Camelots fanatisés, de décombres fumants, de sédiments bureaucratiques brûlés dans les sous-sols des ministères par une Yikada prévoyante jusqu'au bout. Les campagnes proches, vidées par les combats ou les purges, ou ouvertement hostiles aux nouveaux arrivants – qu'ils soient perçus comme des libérateurs ou de nouveaux maîtres –, échappaient encore à tout contrôle effectif. Le pays était une mosaïque fracturée, un corps politique exsangue.

Dans ce contexte de vide vertigineux, les anciens chefs de la Résistance formèrent un gouvernement provisoire. Leur légitimité reposait moins sur un mandat formel – inexistant – que sur leur rôle historique dans la lutte et la nécessité urgente d'une direction pour éviter la désintégration totale. La transition fut officiellement annoncée depuis Lac-Rouge, dans une déclaration lue sans cérémonial ni emphase, par une commission conjointe représentant les principales factions – un équilibre précaire dès le premier jour. Fait notable, aucun des chefs militaires ne prit la parole ce jour-là, signe délibéré d'une volonté de rupture avec la militarisation omniprésente du pouvoir sous l'empire. L'acte portait un nom sobre mais lourd de sens : Proclamation de la Quatrième Confédération. Le chiffre seul indiquait la fragilité historique et la nature cyclique – faite de chutes et de refondations – du projet kah-tanais.

Il ne s'agissait pas d'un retour à l'état antérieur. Le modèle communaliste historique fut reconvoqué comme référence idéologique, mais non restauré à l'identique. Il fut reconfiguré, sur la base des leçons douloureuses accumulées depuis la chute du gouvernement technocratique en 1985 et, surtout, de l'expérience traumatisante de la Junte et de la guerre civile. Il fut question d'équilibre nouveau entre les communes centrales (souvent perçues comme privilégiées par le passé et trop liées aux appareils centraux) et les communes maritimes et rurales (longtemps marginalisées mais foyers essentiels de la Résistance), de représentativité accrue des minorités culturelles et linguistiques niées par l'impérialisme culturel, de création d'une garde populaire fédérée sous contrôle strict des assemblées locales pour remplacer l'armée centralisée déchue, d'un conseil des exclaves doté de compétences élargies pour reconnaître leur rôle crucial dans la victoire. Certains textes préparatoires – souvent rédigés dans l'urgence par des comités ad hoc – parlèrent de “redémocratisation organique”, insistant sur un processus venant de la base et respectant les initiatives locales. D'autres, plus prudents et peut-être plus conscients des résistances bureaucratiques ou idéologiques, de “permanence républicaine décentralisée”. Le langage lui-même cherchait à éviter les écueils du passé, à nommer différemment
pour construire différemment, même si la réalité du terrain restait chaotique.

En pratique, les premières décisions furent techniques, dictées par l'urgence absolue et la nécessité de montrer une action concrète à une population épuisée :

  • Libération immédiate des prisons politiques et des camps de redressement encore actifs, où des milliers de détenus attendaient, entre espoir et terreur, souvent dans des conditions sanitaires déplorables.
  • Réquisition et inventaire rapide des stocks logistiques impériaux avant qu'ils ne soient pillés ou détruits, pour assurer le ravitaillement minimal des populations affamées, créant parfois de nouvelles tensions locales sur la répartition.
  • Réactivation prioritaire des circuits postaux et alimentaires pour rétablir un semblant de normalité et de lien social entre des communes isolées pendant des années.
  • Et surtout, décision symbolique et morale majeure, adoptée malgré certaines réticences logistiques, démantèlement systématique et irréversible des camps d'extermination et de travail forcé.

Les unités spécialisées dans les interventions sanitaires – souvent composées d'anciens médecins et infirmiers résistants ayant eux-mêmes connu la clandestinité ou les prisons – furent converties en brigades de désarmement administratif et mémoriel. Le terme "désarmement" était ici à prendre au sens large : il s'agissait de démanteler les structures physiques et psychologiques de la terreur. Elles avaient pour mission de vider les installations, de désactiver les systèmes de surveillance sophistiqués mis en place par Célice, de documenter les lieux avec une rigueur quasi scientifique – photographier, cartographier, recueillir les derniers artefacts avant leur destruction programmée. L'ordre était clair et sans appel : aucune réaffectation. Tout devait être détruit. Brûlé. Désossé. Rendu à la terre ou à la ruine. Rendue inhabitable, chaque enceinte du système d'extermination. Il n'y aurait pas de réutilisation, pas de musées de l'horreur construits sur les lieux mêmes du crime, jugés trop susceptibles de devenir des lieux de pèlerinage malsains ou des symboles politiques récupérables. Il fallait effacer l'effacement, mais en documentant l'acte pour les générations futures. Ce processus de démantèlement fut lui-même une épreuve, confrontant les libérateurs à l'ampleur industrielle du crime.

À Nagoya Lamanai, où la flotte impériale avait sombré, une Commission Historique sur les Crimes Impériaux fut instaurée dès la fin janvier, mais ses travaux furent ralentis par le manque d'archives et la disparition de nombreux témoins clés. À Heon-Kuang, forte de son autonomie préservée, des archives orales citoyennes furent ouvertes dans chaque quartier, recueillant les témoignages précieux des réfugiés continentaux qui affluaient encore. À Axis Mundis, un espace de mémoire fut improvisé dans les ruines fumantes du lycée de Narev, là où le charnier avait été découvert, devenant un lieu de recueillement spontané et douloureux, où les familles venaient déposer des fleurs et des photographies jaunies. À Esperanza, les écoles reprirent en priorité les enfants des anciens détenus, tentant de recréer un semblant de normalité éducative dans des classes souvent surchargées et sous-équipées, où les enseignants devaient gérer autant les traumatismes que les programmes.

L'ensemble de ces décisions ne fut pas mené dans l'unanimité. Il y eut des tensions, parfois vives, au sein même du Comité Transitoire, reflétant les fractures idéologiques et stratégiques de la résistance elle-même. Argento, figure intransigeante et populaire auprès des milices urbaines, favorable à un démantèlement immédiat et brutal des institutions héritées de l'Empire – y compris des structures administratives jugées compromises –, s'opposa à plusieurs reprises à Bob, partisan d'un maintien temporaire de certaines structures de coordination pour éviter un effondrement administratif total et préserver un minimum de continuité fonctionnelle, quitte à intégrer d'anciens fonctionnaires impériaux jugés "récupérables". Mikami, fidèle à une ligne d'unité et soucieux de l'efficacité logistique, joua l'arbitre avec une patience souvent mise à rude épreuve, cherchant des compromis techniques pour masquer les désaccords politiques. Alvaro, partisan d'une transition ordonnée et légaliste, privilégia les purges juridiques ciblées contre les responsables majeurs aux dissolutions brutales des corps constitués qui risquaient de créer de nouveaux chaos et d'alimenter des vengeances locales. Mais tous s'accordaient sur un point fondamental, un dogme négatif né de l'expérience traumatisante des empires précédents : plus jamais d'appareil central vertical. Le spectre de Yikada et de son Commissariat tout-puissant planait encore sur leurs délibérations, rappel constant des dérives possibles du pouvoir concentré.

Le gouvernement provisoire n'était pas encore une démocratie pleinement fonctionnelle. Il était une structure d'urgence, un échafaudage sur un champ de ruines, naviguant à vue dans une mer d'incertitudes. Mais il n'était plus une guerre. Et cela, en soi, représentait une transformation radicale. Une structure où le commandement militaire cédait – non sans résistance parfois de la part de certains chefs de maquis habitués à l'autonomie – la place à la coordination civile. Où les ordres aboyés devenaient protocoles discutés dans d'interminables réunions. Où les consignes n'étaient plus des injonctions arbitraires venues d'en haut, mais des décisions collectives signées, fussent-elles prises dans l'urgence et la confusion des premiers jours de paix.

On parla, parfois, de fatigue. De lassitude du pouvoir après tant d'années de lutte épuisante. Mais ce n'était pas cela. Ou pas seulement. C'était aussi et surtout une rigueur née du désastre. Une conscience aiguë et douloureuse de la fragilité de toute construction politique face à l'histoire et à la nature humaine. L'Empire avait montré avec une clarté terrifiante ce que pouvait devenir un État lorsqu'il s'affranchit de tout contrôle populaire, lorsqu'il devient une fin en soi au service d'une idéologie ou d'une lignée. Le Comité, désormais, héritier de cette leçon sanglante, devait inventer – ou plutôt réinventer, en évitant les erreurs passées – ce que pouvait devenir une société qui refuse activement cette pente fatale, une communauté politique fondée sur la vigilance permanente et la responsabilité constamment renégociée et partagée. Un chantier immense, dont l'issue restait, en 1992, totalement incertaine.


Sort des dignitaires

La justice ne fut pas immédiate. Elle ne pouvait l'être. Dans les semaines qui suivirent la chute d'Axis Mundis, le gouvernement provisoire du Comité Transitoire hésita, visiblement tiraillé, entre procès publics exemplaires et exécutions sommaires expéditives, entre le devoir de mémoire et l'urgence de la purge. Ce fut finalement une logique hybride qui l'emporta : un équilibre précaire mais jugé nécessaire entre le besoin d'exemplarité pour satisfaire une population meurtrie et celui de non-reproduction des cycles de violence. On choisit quelques figures emblématiques. Pas toutes. On nomma quelques responsabilités claires. On en laissa d'autres se diluer dans le chaos administratif ou l'oubli volontaire. Ce n'était pas un Nuremberg kah-tanais, avec ses longs procès documentés et sa quête de vérité historique absolue. C'était un nettoyage d'urgence dans une ville encore sous tension, une forme de justice pragmatique, presque chirurgicale, rendue nécessaire par les circonstances.

La décision d'exécuter Sukaretto III fut prise à l'unanimité du Comité. Le débat, rapportent les minutes, fut bref et sans passion. Il n'y avait plus rien à discuter. Il ne fut pas jugé pour ses idées confuses, ni pour son nom hérité, mais pour les décrets signés, les camps ordonnés, les commandements datés ayant conduit à la mort de millions de personnes. Les preuves accumulées par la Résistance et découvertes dans les ministères étaient irréfutables. Il ne demanda pas de défenseur. On l'informa de la date et du lieu. Il hocha la tête, dit-on, avec une sorte de fatalisme las. Il demanda seulement que l'exécution ait lieu dans un lieu “digne de l'Empire” – une dernière requête teintée d'orgueil déplacé ou d'une incompréhension totale de la situation. La réponse, qui fut de choisir le lieu même du pouvoir déchu, plus tard, le fit sourire paraît-il. Un sourire énigmatique, que personne ne sut interpréter.

Le 7 mai 1992, à l'aube, la grande pyramide d'Axis Mundis fut à nouveau investie. Non plus par des troupes impériales, mais par les forces de la nouvelle Confédération. La veille, des travailleurs communaux avaient nettoyé les marches maculées de sang séché, renforcé les dalles fissurées, sécurisé le périmètre contre d'éventuels nostalgiques ou provocateurs. Une estrade de bois brut avait été montée au sommet, surplombant les places basses et les escaliers cérémoniels. Les anciens symboles impériaux, gravés à même la pierre lors de la pseudo-restauration de 1985, avaient été burinés dans la nuit, laissant des creux visibles comme des blessures dans la roche, un effacement symbolique brutal.

Le Comité Transitoire, après délibération, avait validé la demande populaire : que le jugement de l'Empereur soit non seulement rendu, mais visibilisé, inscrit dans un espace public. Ce ne serait pas une exécution bureaucratique dans une cour de prison. Ce serait un acte politique collectif. Comme au temps de la Première Révolution, quand les derniers ministres du Daïmio avaient été précipités du haut des plateformes en l'honneur du renversement communaliste, il s'agissait ici d'une ritualisation publique et assumée du basculement historique.

Le peuple, cette fois, était là.

Massé dès la veille au pied de la pyramide. Familles entières. Militants aux visages graves. Survivants des camps,
silencieux. Ouvriers aux mains calleuses. Comités d'autodéfense encore en armes. Étudiants aux yeux brillants d'une conviction nouvelle. Curieux. Vendeurs ambulants proposant des boissons chaudes dans le froid matinal. Les haut-parleurs réquisitionnés diffusaient des chansons révolutionnaires entrecoupées de silences tendus. Certains portaient des pancartes aux slogans vengeurs ou pleins d'espoir. D'autres, des fragments d'objets du régime : morceaux d'uniforme, débris de statues, portraits arrachés de Sukaretto III.

La foule, nombreuse, compacte, était dans une attente sans drame. Une forme de joie tendue, contenue, comme une cérémonie de réparation collective et silencieuse.

Sukaretto III fut amené peu après six heures. Il portait la tunique blanche, sans insigne, des condamnés à mort. Deux gardes aux visages fermés l'encadraient. Il monta les marches à pas lents. Il ne parla pas. Il regardait droit devant lui, le regard vide ou fixé sur un horizon invisible. Certains dans la foule le huèrent. D'autres se turent, observant la scène avec une intensité presque religieuse. Il atteignit le sommet, fut conduit jusqu'à l'autel improvisé, situé au centre exact de la dalle terminale – la même sur laquelle, selon la tradition nahuatlisée ancienne, mais largement réinterprétée par les révolutionnaires, les sacrifices de fondation étaient jadis pratiqués.
L'outil avait été choisi en conséquence. Un symbole puissant pour marquer la rupture. Pas une guillotine, jugée trop mécanique. Pas une corde, trop associée aux lynchages. Pas un peloton, trop militaire.

Mais une lame d'obsidienne fixée sur un manche de cuivre poli. Le bourreau, membre d'un comité de justice populaire tiré au sort parmi les volontaires, avait été sélectionné pour sa rigueur, son calme, son absence totale d'engagement personnel dans les factions de la Résistance. Il devait être un instrument neutre de la volonté collective.

Sukaretto fut plaqué au sol, bras étendus. Une simple incision fut tracée au-dessus du sternum. Puis, selon l'ancien rite réinventé pour l'occasion, le cœur fut extrait – rapidement, sans exhibition, selon un protocole réduit aux gestes nécessaires et validé par le Comité. Aucun mot ne fut prononcé. Le sang fut recueilli dans un bol de terre cuite ancestral. Le corps, ensuite, fut roulé vers les marches et transporté à l'arrière du site pour inhumation anonyme, quelque part dans une fosse commune avec d'autres victimes de l'Histoire.

La foule acclama. Il n'y eut pas de cri de victoire triomphal, mais des applaudissements soutenus, des chants révolutionnaires repris en chœur, des slogans anciens repris sans coordination. On parla de purification, de retour à la dignité, de justice enfin rendue. Certains pleurèrent. D'autres rirent, d'un rire nerveux et libérateur. La terreur n'était pas vengée. La vengeance était impossible face à l'ampleur du désastre. Mais la page, en apparence, avait été tournée. Un chapitre sombre se fermait.

Sur la plateforme d'observation, tenue à distance, se tenaient deux silhouettes féminines : Héloïse Iʳᵉ, l'ancienne impératrice, et Rai Sukaretto, sa fille.

Elles n'avaient pas été conviées ; mais étaient venues. Peut-être par devoir, par curiosité morbide, ou par une forme de résignation stoïque. La mère, selon les témoins, ne cessa de trembler durant la montée lente de son époux vers l'autel. Certains crurent qu'elle allait tomber. D'autres virent ses lèvres remuer, sans son, comme une prière silencieuse. Au moment de l'incision, elle se détourna, le visage blême. Un garde dut la retenir. Elle perdit presque connaissance. Plus tard, un rapport laconique du Comité nota froidement qu'elle “avait pourtant dû en voir d'autres, dans les couloirs du Palais.” Le cynisme administratif survivait même à la Révolution.

Noroyo Yikada, pendue sans procès par la foule en colère, était morte depuis près d'un mois déjà. Le Baron Célice, quant à lui, restait introuvable. Plusieurs pistes avaient été ouvertes, aucune ne fut confirmée. Un rapport partiel mentionna une possible évacuation par avion léger à partir d'un aérodrome privé de la vallée de Surimaru, quelques heures avant la chute finale. D'autres affirmaient l'avoir vu à Nazum, ou sur les quais de Columbia, se fondant dans la foule des exilés. Le Comité émit un mandat, sans suite. Célice était entré dans la zone grise, celle des fantômes politiques dont on ne sait jamais s'ils sont morts ou simplement cachés.

Léo Nodvomir et Endors Legal – les deux agents synarchistes qui avaient organisé, depuis l'ombre, les attentats sous faux drapeau, les campagnes de désinformation et l'infiltration de plusieurs cellules – restaient également insaisissables. Des documents retrouvés dans un entrepôt de la Section Cécilia indiquaient un plan de repli vers l'ouest, via le réseau des anciens services blancs. On perdit leur trace après l'été 1992. Ce n'est qu'en 2004, douze ans plus tard, qu'ils revinrent au cœur de l'histoire : auteurs d'une tentative de putsch synarchiste avortée dans la région métropolitaine de Lac Sud, ils furent arrêtés, jugés cette fois dans les formes, et exécutés eux aussi sur la grande pyramide, dans une cérémonie dépouillée, cette fois sans public ni discours, comme pour clore définitivement un chapitre trouble.

Kaname, le dernier officier supérieur à s'être rendu, fut traduit devant un tribunal militaire ordinaire. Il ne contesta rien. Il admit ses ordres. Il refusa de plaider la pression, ou la discipline. Il parla peu. Il écouta les témoins sans manifester d'émotion. À la fin, il demanda à être assigné aux travaux de déminage du district de Kheran, commune supérieure particulièrement meurtrie par les combats. Le tribunal accepta. Il passa les sept années suivantes à superviser le déblaiement des zones minées, avant de se retirer dans l'anonymat. Aucun autre procès ne fut organisé à son encontre. On le considéra comme un exécutant de haut rang, mais non un idéologue. Un rouage essentiel mais remplaçable de la machine impériale. Il disparut des publications officielles à partir de 1999.

Crevier, enfin, demeurait le grand absent.

Le propagandiste, théoricien des Camelots, architecte de la terreur idéologique, n'avait laissé ni papiers, ni corps, ni duplicata. Une évaporation parfaite. Mais en 1993, un premier indice émergea : un agent civil affecté à la surveillance des réseaux monarchistes signala une silhouette ressemblante dans un salon politique privé de Carnavalle, la capitale mondaine des exilés réactionnaires. On parla d'un homme “grisonnant, discret, entouré de figures secondaires”, assistant à une conférence sur “la réhabilitation de la vertu impériale”. Une photographie floue fut transmise. Jamais confirmée.
On considéra, dès lors, que Crevier était en vie, probablement protégé par l'aile synarchiste exilée, en attente d'un climat politique plus favorable. Il devint une figure de roman. Un mythe de complot. Une ombre qui ressurgirait peut-être un jour, ou jamais. En 1997, une commission d'enquête nota, laconiquement et avec une pointe d'ironie involontaire :

“Il est des spectres que la justice ne convoquera que si le siècle les réveille.”

Dans les jours qui suivirent l'exécution de Sukaretto III, Héloïse Iʳᵉ adressa une demande formelle de sortie du territoire. Elle y sollicitait un exil sous statut civil dans la République Teylaise, dont elle conservait la nationalité. La requête fut transmise au Bureau des affaires extérieures de la Confédération provisoire. Elle ne faisait mention ni d'indemnisation ni de protection spéciale. L'examen du dossier fut rapide. Le départ fut autorisé.

Cependant, la situation juridique de sa fille Rai Sukaretto ne relevait pas du même régime. Le statut administratif de Rai, considéré comme résident permanent sous tutelle indirecte du régime impérial précédent, ne permettait pas de sortie automatique du territoire. Le Comité statua que la mineure devait rester au sein de la Confédération, placée sous suivi éducatif et surveillance civile rapprochée. Cette décision ne fut pas rendue publique, mais fut transmise à l'intéressée par voie administrative.

Héloïse Iʳᵉ, confrontée à ce refus qui la liait définitivement au sort de sa fille, notifia aux autorités sa renonciation volontaire à son titre impérial et à ses droits associés. Elle décida de rester sur place. Une solution de logement lui fut proposée à Lac-Rouge, dans un appartement civil modeste encadré par une structure de suivi social. Elle bénéficia d'un encadrement réduit, sans statut particulier, vivant dans une sorte de liberté surveillée et silencieuse.

Durant les mois suivants, elle se retira de toute vie publique. Aucune intervention, publication ni communication n'émanèrent d'elle. Elle vécut avec sa fille, dont elle accompagna la scolarité dans une structure d'enseignement ordinaire du quartier.

Le 18 juin 1994, elle fut hospitalisée pour une infection à évolution rapide. Elle décéda dans un établissement de soins communaux de Lac-Rouge en moins de 96 heures. Le certificat médical mentionne une septicémie foudroyante consécutive à une infection nosocomiale contractée à l'hôpital. Une enquête administrative interne exclut la négligence volontaire. Aucune plainte ne fut déposée par les représentants légaux (inexistants ou désintéressés).

Sa mort suscita plusieurs théories non officielles, relayées notamment par des organes de presse liés aux milieux monarchistes en exil, évoquant un possible empoisonnement ou un suicide assisté. Aucun élément matériel ne permit de confirmer ces hypothèses. Aucun complément d'enquête ne fut ouvert. Son décès passa presque inaperçu dans un pays encore occupé à panser ses plaies.

Suite à ce décès, Rai Sukaretto fut placée sous tutelle communale par décision conjointe du Bureau de l'Enfance et de la commission de transition d'Axis Mundis. Conformément à la législation de la Quatrième Confédération, aucune famille
d'accueil individuel ne fut désignée. La prise en charge fut confiée à un collectif éducatif dépendant d'une cellule civile, dans le cadre du programme d'intégration des mineurs issus de l'ancien régime. Elle devint une pupille anonyme de la Confédération.

Aucune cérémonie funéraire publique ne fut organisée pour Héloïse. L'inhumation ou incinération fut prise en charge par la commune. L'acte de décès fut publié au registre des anciens dignitaires, sans mention honorifique. Rai Sukaretto poursuivit sa scolarité selon les standards confédéraux. Elle ne fit l'objet d'aucune déclaration ultérieure de la part des autorités. La dernière impératrice et sa fille entraient, chacune à sa manière, dans l'anonymat de l'après-guerre. Du moins jusqu’à un certain stade, comme nous le savons bien.


Aldous : le Régent en exil


À la chute du Troisième Empire, alors que les ruines fumaient encore à Axis Mundis et que la nouvelle Confédération tentait péniblement de naître dans le chaos des lendemains incertains, Aldous Sukaretto, resté prudemment et confortablement tout au long du conflit hors du territoire kah-tanais, s'affirma comme l'unique prétendant survivant ayant une once de crédibilité à la légitimité dynastique. Son absence calculée du théâtre des opérations, couplée à son refus public de cautionner les excès du régime de son cousin Sukaretto III, lui conférait une aura paradoxale d'intégrité relative au sein d'une dynastie largement discréditée et désormais associée aux massacres et à la défaite. Il n'avait pas pris part aux opérations militaires, ni directement soutenu le gouvernement violent et erratique de Sukaretto III. Cependant, les archives diplomatiques du Comité Transitoire – et les notes personnelles parfois acerbes de Maxwell Bob – font état de contacts informels mais répétés entre Aldous et certains membres jugés plus présentables de la diplomatie impériale (ou simplement plus opportunistes) dans les mois ayant précédé la fin du régime, notamment via l'intermédiaire calculateur et toujours élégant de Bario Vidal. Ces échanges, bien que jamais conclusifs, suggéraient une tentative de positionnement en vue de l'après, une manière de tâter le terrain pour une éventuelle succession moins sanglante et peut-être plus acceptable aux yeux de certaines puissances étrangères.

Dès mai 1992, profitant du vide politique et de la confusion générale, dans une lettre circulaire rédigée avec soin et diffusée largement aux cercles monarchistes établis en Westalia et ailleurs (Eurysie, Nazum), il se proclama Régent de la Couronne de l'Exil. L'argumentaire était habilement construit, invoquant à la fois la disparition présumée de l'Empereur (dont l'exécution n'était pas encore officiellement confirmée à l'étranger, laissant planer un doute utile), la minorité évidente de Rai Sukaretto (désormais orpheline et pupille de la Confédération, donc techniquement incapable de régner et, surtout, sous contrôle communaliste), et l'obligation, selon lui, de maintenir une continuité symbolique de l'institution impériale en dehors du Grand Kah pour préserver "l'âme de la nation". Ce geste fut interprété par beaucoup – y compris au sein de la diaspora elle-même fracturée – comme une prise de pouvoir opportuniste au sein des décombres de la diaspora, un coup de force symbolique faute de pouvoir militaire. Il s'installa durablement dans un quartier résidentiel huppé de Columbia, Westalie, loin des tumultes de sa terre ancestrale, dans une villa dont le luxe discret contrastait avec l'austérité de la reconstruction kah-tanaise, et dont les salons devinrent rapidement le centre névralgique de l'opposition monarchiste en exil.

Il fonda dans la foulée une structure nommée Maison de la Continuité Kah-tanaise, à but affiché “culturel et patrimonial”, mais dont les archives – saisies bien plus tard et analysées par la Commission Mémoire – témoignent d'une activité principalement politique : édition de manifestes nostalgiques sur la grandeur perdue et la nécessité d'une restauration, tentatives de mobilisation financière auprès de mécènes conservateurs aleuciens et eurysiens (souvent d'anciens soutiens discrets de la Junte), contacts irréguliers avec des anciens officiers impériaux exilés et parfois recherchés pour crimes de guerre par le Comité Transitoire, leur offrant un refuge discret et une aide logistique. Il reprit la publication du Livre des Mutations, registre familial légendaire utilisé depuis plusieurs générations pour consigner les naissances, disparitions, et crises successives de la dynastie Sukaretto. Dans ses entrées, rédigées d'une écriture élégante mais parfois teintée d'une ironie mordante et d'une obsession pour les signes astrologiques, il qualifia la période 1992–2004 de “cycle d'interruption légitime”, formule ambiguë qui laissait ouverte la porte à une restauration future, nourrissant les espoirs des fidèles les plus irréductibles.

Cependant, l'existence même de Rai Sukaretto, l'héritière directe bien que mineure et sous tutelle communaliste, constituait un obstacle juridique et symbolique majeur à ses ambitions personnelles. Aldous, bien que se proclamant Régent, ne pouvait ignorer que selon les lois dynastiques traditionnelles – celles-là mêmes qu'il prétendait défendre –, Rai restait l'héritière légitime du trône. Cette épine légale empoisonna son règne en exil. Entre 1992 et 2004, ses déplacements restèrent limités à l'espace diasporique monarchiste d'Aleucie et d'Eurysie, naviguant entre salons privés, conférences discrètes dans des hôtels de luxe, et résidences d'aristocrates déchus. Au cours de ces années, il tenta à plusieurs reprises, mais sans succès, de rassembler un "Conseil de Régence" élargi, composé de figures influentes de l'exil, dans le but avoué de faire réviser les anciennes règles de succession dynastique. Il espérait obtenir une dérogation ou une réinterprétation des textes qui lui permettrait, en tant que membre le plus proche et le plus apte de la famille, de supplanter Rai, jugée "contaminée" par l'éducation communaliste et de toute façon inaccessible. Ces tentatives échouèrent face aux divisions internes de la diaspora et à la réticence de beaucoup à s'engager dans une manœuvre juridique aussi risquée et potentiellement illégitime. Il évita donc tout contact direct avec la nouvelle administration kah-tanaise – qui n'aurait de toute façon jamais accepté de négocier sur ce point – et ne formula aucune demande officielle de retour, préférant observer de loin la reconstruction chaotique de son ancienne patrie, tout en consolidant patiemment ses propres réseaux d'influence et en attendant que la situation de Rai se clarifie ou que le temps joue en sa faveur.

Il maintint une ligne idéologique fluctuante, voire contradictoire, signe peut-être d'un opportunisme calculé ou d'une réelle indécision intellectuelle face à un avenir incertain et à la complexité de sa propre position. Dans certaines lettres adressées à des parlementaires eurysiens, il affirmait son attachement à une monarchie restaurée de type parlementaire, moderne et constitutionnelle, capable de s'insérer dans le concert des nations "civilisées". Dans d'autres, retrouvées dans ses papiers après sa mort et destinées à des cercles plus ésotériques et radicaux, il considérait la chute de l'Empire comme un “revers prophétique” destiné à éprouver la Maison impériale avant son rétablissement sous une forme plus pure et spirituelle, voire mystique. Il entretenait des correspondances fournies avec plusieurs loges synarchistes européennes et sud-aleuciennes et publia sous pseudonyme – « Le Veilleur d'Albâtre » fut l'un des plus connus – au moins deux brochures virulentes dans les milieux contre-révolutionnaires d'Eurysie, dénonçant la « barbarie communaliste » et appelant à une croisade morale contre le Grand Kah. Cette duplicité lui permettait de maintenir des appuis dans des cercles très divers de l'opposition en exil.
Autour de l'année 2000, sentant peut-être que le climat politique en Westalia devenait moins favorable à ses activités – les autorités locales commençant à voir d'un mauvais œil cette cour en exil aux activités parfois troubles – ou cherchant un terrain plus neutre pour consolider son emprise sur une diaspora divisée et pour tenter à nouveau de régler la question dynastique, Aldous se rendit à Carnavalle, rejoignant les cercles impériaux exilés réunis dans la région depuis la fin du conflit. Comme l'a analysé la très sulfureuse journaliste d'extrême droite Antigone Ornan Munch après son auto-exil du Grand Kah en 2005, ce déplacement stratégique visait moins à fuir qu'à rassembler, sur un terrain jugé plus propice et moins surveillé, l'ensemble des courants monarchistes, des plus modérés prêts à accepter une solution négociée aux plus radicaux rêvant d'une reconquête armée, en vue d'une réédification future de l'Empire sous sa propre égide, une fois la question de Rai résolue ou devenue obsolète. Il y installa un bureau semi-permanent au sein de la Fondation Patrimoniale du Grand Kah, avec pour objectif affiché de “préserver la mémoire structurante de l'ordre dynastique dans les populations expatriées”. Il y organisa des conférences feutrées, des expositions d'artefacts impériaux (souvent d'authenticité douteuse) et des levées de fonds discrètes mais efficaces, renforçant son image de gardien de la tradition.

À cette date, il se présentait encore comme Régent provisoire en attente d'un “retour de circonstances”. Aucun État ne reconnut jamais officiellement son titre ni sa régence. La Quatrième Confédération ne réagit toujours pas publiquement à ses déclarations, affectant une indifférence qui confinait parfois au mépris, mais qui masquait mal une surveillance attentive de ses faits et gestes. Toutefois, certaines notes internes du Bureau central de vigilance kah-tanais faisaient état d'une attention discrète portée à ses activités
et à ses réseaux financiers. Aucun mandat ne fut émis à son encontre, le Comité jugeant probablement plus prudent de le laisser s'agiter en exil et se discréditer par ses propres contradictions que de lui offrir une tribune par une confrontation directe. Son nom cessa d'être mentionné dans les rapports officiels de vigilance après 2010, tombant progressivement dans une relative obscurité politique, bien qu'il continuât d'animer les cercles monarchistes et ésotériques jusqu'à ce jour. Il restera une figure ambiguë de l'après-guerre : ni véritable menace concrète, ni simple fantôme, mais une présence élégante et cultivée de l'ancien régime, habile manipulateur de symboles et d'intrigues de cour, maître dans l'art de l'ambiguïté politique, attendant en vain un « retour de circonstances » qui ne vint jamais, hanté par l'ombre de l'héritière légitime qu'il n'avait jamais pu écarter.


Procès et mémoire

Entre 1992 et 1996, dans un climat encore lourd des séquelles du conflit et sous la pression d'une opinion publique avide de clarté, la Quatrième Confédération organisa une série de procès de masse visant les membres identifiés de l'ancien appareil impérial. Ces procès, loin d'être une simple catharsis collective ou une vengeance organisée, furent conçus comme une étape essentielle de la refondation institutionnelle et morale du pays. Il s'agissait de juger le passé non pour l'effacer, mais pour comprendre les mécanismes qui avaient permis l'horreur et s'assurer qu'ils ne puissent se reproduire. Ces procédures, coordonnées par le Bureau central de justice transitoire – une instance créée spécifiquement pour cette tâche et composée de juristes issus de la Résistance, d'anciens magistrats restés intègres durant la dictature, et même, de manière controversée, de quelques experts légaux internationaux invités comme observateurs –, eurent lieu dans plusieurs juridictions régionales, les plus importantes et les plus médiatisées se tenant à Axis Mundis, Lac-Rouge et Reaving, villes symboliques de la répression ou de la résistance. La logique retenue, après d'intenses débats au sein du Comité Transitoire, fut celle d'un traitement différencié entre les hauts responsables (les architectes et ordonnateurs de la terreur, jugés individuellement pour leurs crimes spécifiques, avec une attention particulière portée à la chaîne de commandement) et les cadres de rang intermédiaire ou exécutant (souvent jugés collectivement dans le cadre de juridictions civiques ou de commissions communales de vérité, où l'accent était mis sur la reconnaissance des faits et la participation à la reconstruction). L'objectif n'était pas tant la vengeance que l'établissement factuel des responsabilités et la compréhension rationnelle des mécanismes de la machine impériale, afin d'en tirer des leçons pour l'avenir.

Les premiers procès s'ouvrirent dès l'été 1992, dans une atmosphère tendue où la soif de justice côtoyait la crainte de nouvelles violences. Ils furent concentrés sur les commandants de camp retrouvés vivants – souvent capturés par les résistants lors de la libération des sites, les membres identifiés des unités de la Section de protection impériale ayant participé aux enlèvements et aux tortures, les anciens procureurs d'exception ayant validé les exécutions sommaires, et les agents notoires des polices politiques dont les noms figuraient sur les listes noires de la Résistance. À partir de 1993, à mesure que les archives livraient leurs secrets, ils s'élargirent aux administrateurs logistiques des camps, intendants, gestionnaires d'archives ayant participé à l'effacement des preuves, et formateurs des corps idéologiques comme les Camelots Impériaux – ceux qui avaient théorisé et enseigné la haine. En 1995, un dernier cycle – le plus controversé et complexe, car touchant aux ramifications économiques du régime – visa les entreprises de sous-traitance civile ayant sciemment collaboré avec les programmes de travail forcé (fournissant matériel, transport ou services aux camps), les régies de transport associées aux déportations, et certains établissements scientifiques liés aux protocoles de surveillance (développement de technologies d'écoute ou de fichage) et de “rééducation” (élaboration de programmes de lavage de cerveau) – révélant l'étendue de la complicité, active ou passive, d'une partie de l'appareil productif et intellectuel avec le régime, et posant la question difficile de la responsabilité collective.

Les procès donnèrent lieu à des condamnations dans plus de 12 000 cas individuels, dont plus de 1 600 peines maximales (généralement l'assignation à des travaux de reconstruction dans les zones les plus dévastées par la guerre, parfois la réclusion à perpétuité dans des centres de détention communaux sécurisés mais non punitifs). Un nombre élevé de prévenus – souvent les exécutants ou les cadres intermédiaires ayant exprimé des remords ou collaboré avec la justice transitoire – écopa de peines de travaux d'intérêt public, de bannissement temporaire ou définitif (surtout pour les étrangers ou les binationaux ayant rejoint la Junte) ou de réaffectation dans des unités de désarmement ou de déminage – une forme de rédemption par le risque assumé. Les exécutions, rares et décidées uniquement par le Comité Transitoire sur avis conforme de la commission de justice, furent réservées aux figures de premier plan capturées sur le territoire et impliquées directement dans l'orchestration des massacres, et dont la culpabilité dans des crimes contre l'humanité était jugée écrasante et sans appel (comme Sukaretto III, ou les synarchistes en 2004). Cette retenue dans l'application de la peine capitale, malgré la pression populaire, marqua une volonté de rompre avec la violence d'État systématique de l'Empire. L'essentiel du dispositif reposa sur une logique de vérité administrative, de consignation méticuleuse des responsabilités, et de publication partielle mais significative des verdicts et des attendus des jugements dans les journaux communaux et sur le réseau Communet restauré, afin d'informer la population et de construire une mémoire juridique.

Parallèlement à ces procès, et souvent pour les alimenter en preuves, plusieurs fonds d'archives impériales considérables furent mis au jour. Les fouilles conduites dans les ministères abandonnés, les caves humides de la chancellerie, les entrepôts secrets de l'Égide – dont certains furent révélés par d'anciens agents repentis – et les dépôts secondaires de la Section C révélèrent des volumes massifs de documentation. Certains bâtiments contenaient des registres intacts, indexant des dizaines de milliers de dossiers personnels avec une précision bureaucratique glaçante. D'autres renfermaient des instruments d'écoute sophistiqués, des carnets de bord d'officiers détaillant leurs opérations quotidiennes, des rapports d'inspection édulcorés des camps, des ordres signés à la main par les plus hauts dignitaires, parfois sur de simples bouts de papier. La découverte de ces archives fut un choc en soi, révélant la nature méthodique et documentée de la terreur.

Ces documents furent d'abord centralisés au sein de la Commission pour l'Établissement de la Mémoire, puis progressivement versés aux archives publiques communales, sous encadrement strict pour protéger les données personnelles des victimes survivantes et éviter leur exploitation politique. À mesure que leur contenu fut étudié par des équipes d'historiens, de juristes et d'archivistes volontaires – un travail colossal qui prit des années –, ils révélèrent l'ampleur et la nature systémique des pratiques du régime : rafles préprogrammées selon des critères ethniques, politiques ou sociaux, tableaux de quotas d'exécution par région, matrices de répartition carcérale par commune d'origine pour briser les solidarités locales, tests médicaux forcés sur détenus à des fins pseudo-scientifiques, consignes idéologiques délirantes pour les écoles réformées, circulaires secrètes de coordination entre la Section de protection impériale et les autorités civiles locales parfois complices. L'image d'un régime simplement brutal céda la place à celle d'une machine administrative conçue pour l'effacement.

Leur publication progressive, souvent sous forme d'extraits commentés dans des rapports officiels ou des ouvrages historiques diffusés largement, provoqua un traumatisme sociétal majeur. Le choc fut immense, dépassant souvent la capacité collective d'absorption. Le pays découvrait, horrifié, l'étendue du système qui l'avait opprimé.

Dans les quartiers populaires, les témoignages de survivants commencèrent à circuler plus librement dans les écoles, les assemblées, les lieux de culte – brisant parfois des années de silence et révélant des histoires personnelles tragiques. Des cérémonies improvisées furent organisées devant les anciens centres de détention, transformant ces lieux de souffrance en espaces de recueillement. À Lac-Rouge, les murs d'un ancien centre logistique furent recouverts de milliers de noms de disparus, gravés par les familles à la main, transformant le lieu en mémorial spontané et poignant. Dans les communes rurales, des journées de silence furent instaurées chaque 4 juillet, jour anniversaire du coup d'État, devenant un moment de recueillement national et de réflexion sur la fragilité de la liberté.

Au-delà de la violence physique brutale, c'est la structure rationnelle des crimes qui frappa les consciences : leur planification, leur régularité, leur inscription dans une chaîne de commandement minutieuse allant jusqu'au sommet de l'État. Le régime n'apparaissait plus comme une folie passagère ou l'œuvre de quelques individus sadiques, mais comme un système fonctionnel, une machine administrative froide et efficace dédiée à l'effacement des opposants et de la mémoire communaliste.

Le récit national dut être recomposé. Il fallait réécrire l'histoire
récente, intégrer l'horreur sans céder au désespoir. L'histoire officielle, celle enseignée avant 1985, semblait soudain naïve, incomplète, voire mensongère. L'histoire de la Résistance, jusqu'alors fragmentée en récits locaux ou héroïsés par la propagande de guerre, fut consolidée autour d'un ensemble de récits validés par le Comité de Coordination Historique, tentant de créer une narration plus cohérente et inclusive, mettant en lumière la diversité des formes de lutte. Plusieurs figures secondaires émergèrent dans l'opinion publique : enseignants déportés ayant maintenu l'espoir dans les camps, enfants survivants des camps portant les cicatrices invisibles, archivistes clandestins ayant sauvé des documents cruciaux au péril de leur vie, soldats déserteurs ayant protégé des familles contre leurs propres camarades. À l'inverse, certains héros auto-proclamés de la première heure de la Résistance furent discrédités par les archives, accusés d'avoir collaboré par opportunisme ou d'avoir tu des exactions commises par leurs propres unités. La mémoire devint un champ de bataille symbolique, où la vérité historique se heurtait parfois aux nécessités politiques de l'unité retrouvée.

À partir de 1997, le Commissariat de la Mémoire Écrite proposa l'intégration obligatoire de ces matériaux – témoignages, documents, analyses critiques – dans les programmes scolaires, afin que les nouvelles générations comprennent l'ampleur de la tragédie et les fondements de la Quatrième Confédération. Une base de données centralisée des victimes connues fut créée, mise à jour tous les trimestres sur le Communet, accessible à tous les citoyens. Elle reste partielle. Des milliers de noms manquent encore. Des zones d'ombre persistent sur le sort de nombreux disparus. La liste définitive des morts, disparus et déportés n'a jamais été finalisée. Elle constitue aujourd'hui encore l'un des chantiers mémoriels les plus lourds et les plus douloureux de la Confédération. C'est une plaie ouverte dans le corps social, un travail de deuil collectif qui se heurte à l'indicible, qui se poursuit, génération après génération, dans une quête de vérité et de justice toujours inachevée, rappelant constamment que la paix est une construction fragile, bâtie sur les fondations instables de la mémoire.


Documents d'époque

Extrait du réquisitoire du Procureur Communal lors du procès des cadres de la Section Z (Axis Mundis, septembre 1992)
« [...] Il ne s'agit pas ici de juger des hommes égarés par la guerre ou l'idéologie. Il s'agit de juger une méthode. Une rationalité froide appliquée à l'extermination. Les documents que nous avons sous les yeux – plannings d'exécution, quotas de déportation validés, rapports d'efficacité sur les techniques d'interrogatoire – ne témoignent pas d'une barbarie primitive, mais d'une modernité administrative terrifiante. Ces hommes, assis devant vous, n'étaient pas de simples soldats ; ils étaient les ingénieurs d'un système dont l'unique produit final était la disparition. Leur crime n'est pas seulement d'avoir tué, mais d'avoir transformé le meurtre en procédure, l'effacement en objectif quantifiable. C'est cette logique même que nous devons condamner aujourd'hui, non seulement pour rendre justice aux victimes, mais pour nous assurer que jamais plus une telle machine ne puisse être reconstruite sur notre sol. »


Témoignage recueilli par la Commission pour l'Établissement de la Mémoire (Archive Orale – Heon-Kuang, 1994)
Sujet : Ancien détenu du camp de redressement Itzel-Appac (matricule 7B-443)
« Ils nous ont sortis des cellules le 15 avril [1992]. On ne savait pas si c'était pour une autre purge ou pour la libération. Dehors, il y avait des soldats... différents. Pas les Camelots. Des jeunes, avec des brassards rouges et noirs. Ils nous regardaient, silencieux. Certains pleuraient. Ils nous ont donné de l'eau, du pain sec. Puis ils nous ont dit : "C'est fini. Vous êtes libres." Libre... le mot n'avait plus de sens. On était juste... vides. On a marché vers la sortie. Certains sont tombés, n'ont pas pu se relever. On est passé devant le bureau du Commandant. La porte était ouverte. Sur son bureau, il y avait encore une pile de fiches. Des noms, des dates. Juste des noms et des dates. »


Directive interne du Commissariat de la Mémoire Écrite
Date : 12 juin 1997
Objet : Intégration des archives impériales dans les programmes éducatifs
« Suite aux recommandations du Comité de Coordination Historique et aux débats tenus dans les assemblées communales, il est décidé l'intégration progressive mais obligatoire des matériaux documentaires relatifs à la période 1985-1992 dans l'ensemble des cursus éducatifs (niveau secondaire et supérieur).
Objectifs pédagogiques :


  • Faire comprendre aux nouvelles générations la nature systémique de la dictature impériale et de ses mécanismes répressifs.
  • Analyser les processus de résistance, de collaboration et de survie.
  • Renforcer la vigilance citoyenne face aux risques de dérive autoritaire.
  • Promouvoir une mémoire critique, fondée sur les faits documentés et la confrontation des témoignages.

Modalités : Les équipes pédagogiques communales sont invitées à développer des modules spécifiques, en s'appuyant sur les ressources centralisées (base de données des victimes, extraits d'archives déclassifiés, témoignages validés) et en favorisant une approche analytique plutôt qu'émotionnelle. L'accent sera mis sur la compréhension des structures et des logiques à l'œuvre, plutôt que sur une simple commémoration victimaire ou héroïque. Des formations spécifiques seront proposées aux enseignants. »



Article paru dans "Le Réveil Communal" (Journal local de Lac-Rouge)
Date : 4 juillet 1996 (Journée du Souvenir)
« Les Murs Parlent Encore
Quatre ans après la libération, les murs de l'ancien centre logistique, sur les quais sud, portent encore les noms. Des milliers de noms, gravés à la main, à la craie, parfois simplement tracés du doigt dans la poussière accumulée. Ils sont le visage de nos disparus, l'écho silencieux du système qui a tenté de les effacer. Chaque jour, des familles viennent. Elles ajoutent un nom, déposent une fleur fanée, restent là, en silence. Ce n'est pas un monument officiel. C'est une cicatrice collective, entretenue par la mémoire populaire. Un lieu où la ville se souvient, non pas pour haïr, mais pour ne jamais oublier la fragilité de ce que nous avons reconstruit. N'oublions jamais Narev-Est. N'oublions jamais les noms sur les murs. Ils sont notre vigilance. »



Extrait d'une lettre personnelle de Maxwell Bob à Edgar Alvaro
(Retrouvée dans les archives privées d'Alvaro, non datée mais estimée fin 1995)
« [...] Edgar, les procès avancent, mais la vraie justice reste à construire. Juger les hommes est une chose nécessaire, mais insuffisante. Le véritable défi est de démanteler les structures mentales qui ont permis cela. L'obéissance aveugle, la peur de l'autre, la tentation de l'ordre par la force... Ces spectres n'ont pas disparu avec l'Empire. Ils sommeillent en nous, dans nos institutions parfois. Notre vigilance ne doit pas seulement regarder vers le passé, mais scruter attentivement notre présent. La Quatrième Confédération sera forte si elle accepte sa propre fragilité, si elle fait de la mémoire non pas un musée, mais un outil critique permanent. C'est un travail ingrat, sans gloire, mais c'est le seul qui vaille. »


CONCLUSION

Une société exsangue : reconstruction, transformation, miracle


La guerre avait brisé la trame sociale du Grand Kah, laissant derrière elle un paysage humain et institutionnel dévasté, une topographie de la désolation où les ruines physiques n'étaient que le reflet visible de fractures plus profondes. En 1992, la population totale recensée sur les anciens territoires de l'Union avait diminué de près de 18 %, chiffre terrifiant masquant des réalités locales encore plus sombres, avec des zones entières vidées de leur population active, transformées en campagnes silencieuses où seuls les vieillards et les enfants perdus subsistaient, des registres civils irrémédiablement perdus dans les incendies administratifs – effaçant l'existence légale de milliers de citoyens –, des écarts démographiques majeurs entre les régions tenues par l'Empire (souvent vidées par les purges ou les fuites éperdues vers les frontières) et celles sous contrôle communal (parfois surpeuplées de réfugiés vivant dans des conditions précaires). Les villes côtières avaient mieux résisté, relativement épargnées par les combats terrestres les plus durs, mais la ceinture industrielle de l'intérieur du pays demeurait, en grande partie, à l'état de ruine ou de désorganisation prolongée, ses usines silencieuses, ses infrastructures démantelées, un cœur économique arrêté.

Le bilan humain, forcément incomplet et encore sujet à révision par les commissions mémorielles, faisait état de plus de deux millions de morts directs – combattants, civils pris dans les feux croisés, victimes des massacres organisés et des camps d'effacement –, et de centaines de milliers de disparitions recensées péniblement dans les archives reconstituées. À cela s'ajoutaient les mutilés, les déplacés internes errant sans ressources sur les routes défoncées, les enfants orphelins traumatisés et muets, les populations déplacées de force ou assignées à résidence sous le régime impérial dont le sort restait incertain. Une génération entière portait les stigmates physiques et psychologiques du conflit, une blessure collective dont la cicatrisation prendrait des décennies.

Sur le plan psychologique, les structures de santé mentale – déjà marginales et sous-financées avant 1985 – furent totalement débordées dès les premiers mois de la libération. Les soignants eux-mêmes, souvent issus de la Résistance, étaient épuisés et démunis face à l'ampleur du traumatisme. Les anciens détenus des camps de redressement, les
membres des brigades civiles ayant participé aux combats les plus brutaux, les enfants issus des camps éducatifs impériaux et les survivants des écoles-camps transformées en centres d'extermination présentaient des séquelles lourdes et souvent irréversibles – cauchemars récurrents, mutisme, méfiance pathologique, addictions. Une politique de prise en charge lente, hésitante, à dominante communautaire (faute de moyens centralisés et par choix idéologique), fut progressivement mise en place entre 1993 et 1997, reposant largement sur la solidarité des réseaux de quartier et des initiatives locales. Le système éducatif, refondé péniblement à partir de l'exemple reavien d'éducation populaire et résiliente – intégrant l'histoire orale et le travail manuel comme outils thérapeutiques –, devint l'un des principaux vecteurs de cette tentative de réhabilitation psychosociale et de reconstruction du lien social.

Politiquement, la Quatrième Confédération fut proclamée dans un état d'urgence prolongée, reconnaissant implicitement la fragilité extrême de la situation et la nécessité d'un cadre exceptionnel pour la reconstruction. Le système communal fut restauré, mais sur des bases transformées, tirant les leçons amères des échecs passés et intégrant les innovations nées de la Résistance. Il ne s'agissait pas d'un retour nostalgique au modèle initial d'avant 1985, jugé trop vulnérable, mais de l'ouverture d'un nouveau cycle révolutionnaire, non plus contre un empire ancien et clairement identifié, mais contre les risques structurels internes mis en lumière par la catastrophe : centralisme rampant, bureaucratisation étouffante, césarisme populaire potentiellement incarné par des figures charismatiques comme d'Alcyon. La méfiance envers toute forme de pouvoir concentré devint le principe cardinal. Les textes fondateurs adoptés en 1993 et 1994 faisaient explicitement référence à la nécessité d'un « communalisme vigilant », ancré dans les assemblées locales, mais constamment réactif aux menaces nouvelles, internes comme externes, capable de détecter et neutraliser les germes de l'autoritarisme.

Cette période de reconstruction institutionnelle laborieuse coïncida, de manière inattendue et presque miraculeuse pour certains observateurs internationaux qui prédisaient un effondrement durable, avec un redémarrage économique rapide. Dès 1995, plusieurs clusters artisanaux – notamment dans les régions dévastées mais résilientes de Narev, Yanaoca, et la périphérie ouvrière de Lac-Rouge – réussirent à rétablir des circuits de production coopératifs, souvent basés sur la récupération ingénieuse d'infrastructures impériales réhabilitées par des collectifs locaux – transformant les ruines en ateliers. L'artisanat technique, l'ingénierie urbaine légère (réparation des réseaux d'eau et d'électricité), les circuits d'échange communaux réactivés grâce au réseau Communet partiellement restauré et à la débrouillardise des habitants, et les pôles de développement biocybernétique (héritage paradoxal des projets technocratiques d'avant la Junte, récupérés et adaptés par des ingénieurs résistants) permirent une relance rapide de la circulation des biens de première nécessité. Ce modèle d'autonomie partielle, inspiré par les réseaux clandestins de la Résistance qui avaient fonctionné en autarcie pendant des années, fut stabilisé par une série d'accords commerciaux pragmatiques passés avec les zones franches de Reaving, les marchés informels mais dynamiques de Nazum et les ports reconvertis de Heon-Kuang. Une économie de la résilience, fondée sur le localisme et la coopération horizontale.

Entre 1995 et 2000, les indicateurs économiques montrèrent une croissance constante – certes partant de très bas, mais significative –, une répartition plus égale des ressources que dans les périodes antérieures (résultat direct de la destruction des anciennes élites et de la mise en commun forcée par la guerre, mais aussi d'une volonté politique affichée), et une remontée significative des capacités de stockage, de transformation et de distribution énergétique. Cette phase, d'abord observée avec scepticisme par les économistes étrangers et certains cadres plus étatistes du Comité, fut rapidement désignée par les analystes internes et externes comme le “miracle kah-tanais”. Un terme peut-être excessif, voire dangereux dans sa tendance à occulter les difficultés persistantes, mais qui traduisait le soulagement et l'étonnement face à la capacité de résilience d'une société laissée pour morte et sa faculté à innover hors des schémas dominants.

Ce miracle ne reposait pas sur une libéralisation brutale à la mode occidentale, ni sur un retour à l'État développeur centralisé à la manière eurycommuniste, mais sur une logique d'adaptation autonome des unités communales, une forme de résilience organique née des ruines, s'appuyant sur l'intelligence collective et les savoir-faire locaux. Les anciens ministères furent dissous, remplacés par des plateformes d'échange inter-communes légères et flexibles, gérées par roulement, avec des mandats courts et une rotation stricte des délégués pour éviter toute concentration de pouvoir et toute sclérose bureaucratique.

L'économie post-conflictuelle se caractérisa par sa capacité à fonctionner sans centre stable, par un tissu dense d'initiatives locales, soutenues par une ingénierie légère et des infrastructures réutilisées. Ce redémarrage fut possible parce que les structures de base de la solidarité et de l'auto-organisation avaient été pensées et testées dès la guerre, au sein même de la Résistance. Elles n'étaient pas une invention de la paix, mais le prolongement organisé de la survie. La nécessité avait accouché d'une forme d'efficacité décentralisée, un modèle fragile mais potentiellement porteur d'avenir.

La Confédération n'avait pas retrouvé l'équilibre. Elle n'avait jamais vraiment connu d'équilibre durable dans son histoire tumultueuse. Elle s'était recomposée à partir du désastre, sans modèle préexistant fiable, improvisant au jour le jour dans un monde toujours hostile. C'était une reprise sans retour possible vers un passé idéalisé ou maudit. Et elle allait devoir tenir sans relâche, vigilante face aux spectres de son histoire – les fantômes des empires, la tentation de l'autorité, la menace extérieure – et aux défis d'un avenir toujours incertain, où chaque acquis restait à défendre, chaque jour. Le travail, comme l'avait dit Bob, ne faisait que commencer, et ne finirait probablement jamais.


Coalition modérée, remilitarisation encadrée

La guerre avait brisé la trame sociale du Grand Kah, laissant derrière elle un paysage humain et institutionnel dévasté, une topographie de la désolation où les ruines physiques n'étaient que le reflet visible de fractures plus profondes. En 1992, la population totale recensée sur les anciens territoires de l'Union avait diminué de près de 18 %, chiffre terrifiant masquant des réalités locales encore plus sombres, avec des zones entières vidées de leur population active, transformées en campagnes silencieuses où seuls les vieillards et les enfants perdus subsistaient, des registres civils irrémédiablement perdus dans les incendies administratifs – effaçant l'existence légale de milliers de citoyens –, des écarts démographiques majeurs entre les régions tenues par l'Empire (souvent vidées par les purges ou les fuites éperdues vers les frontières) et celles sous contrôle communal (parfois surpeuplées de réfugiés vivant dans des conditions précaires). Les villes côtières avaient mieux résisté, relativement épargnées par les combats terrestres les plus durs, mais la ceinture industrielle de l'intérieur du pays demeurait, en grande partie, à l'état de ruine ou de désorganisation prolongée, ses usines silencieuses, ses infrastructures démantelées, un cœur économique pourtant autrefois symbole de la planification communaliste centralisée des années 20, arrêté.

Le bilan humain, forcément incomplet et encore sujet à révision par les commissions mémorielles, faisait état de plus de deux millions de morts directs – combattants, civils pris dans les feux croisés, victimes des massacres organisés et des camps d'effacement –, et de centaines de milliers de disparitions recensées péniblement dans les archives reconstituées. À cela s'ajoutaient les mutilés, les déplacés internes errant sans ressources sur les routes défoncées, les enfants orphelins traumatisés et muets, les populations déplacées de force ou assignées à résidence sous le régime impérial dont le sort restait incertain. Une génération entière portait les stigmates physiques et psychologiques du conflit, une blessure collective dont la cicatrisation prendrait des décennies et dont l'ombre planerait longtemps sur les assemblées communales.

Sur le plan psychologique, les structures de santé mentale – déjà marginales et souvent gérées localement, conformément à l'idéal communaliste mais limitant leur portée avant 1985 – furent totalement débordées dès les premiers mois de la libération. Les soignants eux-mêmes, souvent issus de la Résistance et eux-mêmes traumatisés, étaient épuisés et démunis face à l'ampleur du traumatisme. Les anciens détenus des camps de redressement, les membres des brigades civiles ayant participé aux combats les plus brutaux, les enfants issus des camps éducatifs impériaux et les survivants des écoles-camps transformées en centres d'extermination présentaient des séquelles lourdes et souvent irréversibles – cauchemars récurrents, mutisme, méfiance pathologique, addictions. Une politique de prise en charge lente, hésitante, à dominante communautaire (conforme à l'idéal mais insuffisante face à l'urgence), fut progressivement mise en place entre 1993 et 1997, reposant largement sur la solidarité des réseaux de quartier et des initiatives locales. Le système éducatif, refondé péniblement à partir de l'exemple reavien d'éducation populaire et résiliente – intégrant l'histoire orale et le travail manuel comme outils thérapeutiques –, devint l'un des principaux vecteurs de cette tentative de réhabilitation psychosociale et de reconstruction du lien social, réaffirmant la primauté de l'éducation communale face aux dérives passées.

Politiquement, la Quatrième Confédération fut proclamée dans un état d'urgence prolongé, reconnaissant implicitement la fragilité extrême de la situation et la nécessité d'un cadre exceptionnel pour la reconstruction. Le système communal lui-même fut non pas restauré – car il n'avait jamais cessé d'être le référentiel idéologique, même sous les déviations impériales ou technocratiques – mais profondément reconfiguré, sur la base des leçons douloureuses accumulées depuis les échecs de la centralisation planificatrice, les ambiguïtés de la libéralisation technocratique et surtout la catastrophe de la Junte en 1985. Il s'agissait de revenir aux fondamentaux, mais en les renforçant. Il fut question d'équilibre nouveau entre les communes centrales et les communes maritimes et rurales, de représentativité accrue des minorités culturelles et linguistiques, de renforcement d'une garde populaire fédérée sous contrôle strict des assemblées locales, d'un conseil des exclaves doté de compétences élargies. Certains textes fondateurs adoptés en 1993 et 1994 faisaient explicitement référence à la nécessité d'un « communalisme vigilant », ancré dans les assemblées locales, mais constamment réactif aux menaces nouvelles, internes comme externes, capable de détecter et neutraliser les germes de l'autoritarisme. Ce n'était pas une rupture, mais une purification et un approfondissement de l'idéal historique kah-tanais.

Cette période de reconstruction institutionnelle laborieuse coïncida, de manière inattendue mais peut-être logique compte tenu de la résilience intrinsèque du modèle communal, avec un redémarrage économique rapide. Dès 1995, plusieurs clusters artisanaux – notamment dans les régions dévastées mais résilientes de Narev, Yanaoca, et la périphérie ouvrière de Lac-Rouge – réussirent à rétablir des circuits de production coopératifs, souvent basés sur la récupération ingénieuse d'infrastructures impériales réhabilitées par des collectifs locaux – transformant les ruines en ateliers. Ce fut le triomphe de l'initiative locale et de l'autogestion face à l'effondrement des superstructures. L'artisanat technique, l'ingénierie urbaine légère (réparation des réseaux d'eau et d'électricité), les circuits d'échange communaux réactivés grâce au réseau Communet partiellement restauré et à la débrouillardise des habitants, et les pôles de développement biocybernétique (héritage paradoxal des projets technocratiques d'avant la Junte, récupérés et adaptés par des ingénieurs fidèles à l'idéal communaliste) permirent une relance rapide de la circulation des biens de première nécessité. Ce modèle d'autonomie partielle, inspiré par les réseaux clandestins de la Résistance qui avaient fonctionné en autarcie pendant des années, fut stabilisé par une série d'accords commerciaux pragmatiques passés avec les zones franches de Reaving, les marchés informels mais dynamiques de Nazum et les ports reconvertis de Heon-Kuang. Une économie de la résilience, fondée sur le localisme et la coopération horizontale, renouant avec les principes fondateurs après les errements centralisateurs ou libéraux.

Entre 1995 et 2000, les indicateurs économiques montrèrent une croissance constante – certes partant de très bas, mais significative –, une répartition plus égale des ressources que dans les périodes antérieures (résultat direct de la destruction des anciennes élites et de la mise en commun forcée par la guerre, mais aussi d'une volonté politique affichée de revenir à l'équité communaliste), et une remontée significative des capacités de stockage, de transformation et de distribution énergétique. Cette phase, d'abord observée avec scepticisme par les économistes étrangers et certains cadres plus étatistes du Comité, fut rapidement désignée par les analystes internes et externes comme le “miracle kah-tanais”. Un terme peut-être excessif, voire dangereux dans sa tendance à occulter les difficultés persistantes, mais qui traduisait le soulagement et l'étonnement face à la capacité de résilience d'une société laissée pour morte et sa faculté à innover en s'appuyant sur ses propres principes d'autogestion.

Ce miracle ne reposait pas sur une libéralisation brutale à la mode occidentale, ni sur un retour à l'État développeur centralisé que le Grand Kah avait déjà expérimenté et rejeté, mais sur une logique d'adaptation autonome des unités communales, une forme de résilience organique née des ruines, s'appuyant sur l'intelligence collective et les savoir-faire locaux. Les anciens ministères furent dissous, remplacés par des plateformes d'échange inter-communes légères et flexibles, gérées par roulement, avec des mandats courts et une rotation stricte des délégués pour éviter toute concentration de pouvoir et toute sclérose bureaucratique – un retour aux sources de la démocratie directe kah-tanaise.

L'économie post-conflictuelle se caractérisa par sa capacité à fonctionner sans centre stable, par un tissu dense d'initiatives locales, soutenues par une ingénierie légère et des infrastructures réutilisées. Ce redémarrage fut possible parce que les structures de base de la solidarité et de l'auto-organisation avaient été pensées et testées dès la guerre, au sein même de la Résistance, elles-mêmes héritières de siècles de pratique communaliste. Elles n'étaient pas une invention de la paix, mais le prolongement organisé de la survie et la réaffirmation d'un modèle endogène. La nécessité avait accouché d'une forme d'efficacité décentralisée, un modèle fragile mais potentiellement porteur d'avenir, car fidèle à l'identité profonde du Grand Kah.

La Confédération n'avait pas retrouvé l'équilibre. Elle n'avait jamais vraiment connu d'équilibre durable dans son histoire tumultueuse, faite de cycles de crise et de refondation. Elle s'était recomposée à partir du désastre, sans modèle préexistant fiable autre que ses propres principes fondamentaux, constamment réinterprétés, improvisant au jour le jour dans un monde toujours hostile. C'était une reprise sans retour possible vers un passé idéalisé ou maudit. Et elle allait devoir tenir sans relâche, vigilante face aux spectres de son histoire – les fantômes des empires, la tentation de l'autorité centralisée, les sirènes du libéralisme, la menace extérieure – et aux défis d'un avenir toujours incertain, où chaque acquis restait à défendre, chaque jour. Le travail, comme l'avait dit Bob, ne faisait que commencer, et ne finirait probablement jamais. Car le communalisme vigilant n'est pas un état final, mais un processus continu.


Coalition modérée, remilitarisation encadrée

À partir de l'année 2000, le paysage politique kah-tanais, stabilisé par la relance économique et la pacification progressive des marges, entra dans une nouvelle phase : celle d'une gestion institutionnelle prudente, dominée par une coalition issue de la Résistance, regroupée au sein du fameux Comité de Volonté Publique dit Estimable.

Cette coalition, dirigée nominalement par Maxwell Bob et Edgar Alvaro Maximus de Rivera, mais intégrant de nombreuses autres figures issues des combats, bénéficia d'un large soutien civique initial. Elle incarnait une ligne de compromis souvent tendue : ni restauration idéologique, ni recentralisation autoritaire. Composée de figures reconnues de l'insurrection, mais excluant délibérément les personnalités les plus polarisantes comme d'Alcyon, elle permit l'instauration d'une gouvernance modérée, tournée vers la stabilisation de long terme. Sa base sociale s'appuyait principalement sur les classes techniques urbaines, les syndicats des zones libérées ayant survécu aux purges, et une frange importante des conseils communaux de Reaving et de la région d'Arkan.
Le programme du Comité Estimable se concentra sur trois axes consensuels mais limités :
– l'extension progressive des garanties civiques dans les zones rurales encore méfiantes,
– l'unification lente des standards éducatifs pour combler les fossés creusés par la guerre,
– la pérennisation d'une politique de mémoire commune sans mécanisme de réparation judiciaire formel, privilégiant la documentation et l'éducation.

Mais une question lancinante restait ouverte : celle de la sécurité extérieure et intérieure dans un monde perçu comme toujours hostile.

Entre 1992 et 2004, la Quatrième Confédération ne disposait d'aucune armée régulière digne de ce nom. Seule subsistait la Garde d'Axis Mundis, unité permanente à vocation strictement urbaine, dont le commandement fut confié dès 1993 à Alt Mikami. Cette force, encadrée par les textes constitutionnels provisoires, avait pour mission la sécurisation de la capitale, la protection des infrastructures de mémoire, et l'intervention en cas de résurgence insurrectionnelle – rôle symbolique autant qu'opérationnel.

Son effectif resta limité, son budget contrôlé par une commission rotative issue du Comité de Coordination Sécuritaire. Mais à mesure que le contexte géopolitique régional évoluait – notamment avec l'instabilité persistante dans les anciennes colonies afaréennes et la militarisation croissante de plusieurs États côtiers d'Aleucie – la question d'une force de dissuasion permanente fut réintroduite dans le débat public et au sein du Comité.

En 2004, la proposition portée par Aquilon Mayahuasca, alors président influent de la commission diplomatique du Comité Estimable et figure montante des courants plus radicaux, aboutit à l'adoption de la loi de remilitarisation sous régime civique contrôlé. Cette loi, préparée en étroite collaboration – et non sans tensions – avec les structures communales, prévoyait la création d'un Commissariat à la Paix, entité non hiérarchique, composée de quatre directions complémentaires, avec pour mandat :
– la coordination intercommunale en cas de menace extérieure,
– la surveillance stratégique extérieure,
– l'appui logistique en situation d'urgence nationale,
– la formation et la supervision de forces de maintien de la paix non permanentes destinées aux interventions internationales sous mandat communal.

Le Commissariat fut installé à Lac-Rouge, dans un bâtiment administratif reconverti et hautement sécurisé, et placé sous la direction d'un collège composé de quatre responsables nommés à mandat tournant de cinq ans. Les deux premiers noms confirmés furent Alt Mikami, reconduit pour ses fonctions antérieures et sa réputation de modéré, et Zephreïne Argento, revenue des zones portuaires après une période de retrait et représentant une ligne plus opérationnelle et peut-être plus dure. Deux officiers issus de la nouvelle génération, anciens membres de la Garde d'Axis Mundis, complétaient l'organe dirigeant, incarnant une forme de renouvellement contrôlé.
Le rôle du Commissariat ne fut pas contesté à ses débuts. Son encadrement strict, sa composition mixte équilibrant les différentes sensibilités, et l'absence de forces déployées en temps de paix contribuèrent à sa légitimation rapide. Il fonctionnait comme une structure de vigilance civile armée, marquant un tournant dans la normalisation post-conflictuelle.
La Confédération, ainsi, réintroduisait la capacité armée, non pas sous forme de verticalité militaire à l'ancienne, mais comme extension encadrée du communalisme sécuritaire. C'était une militarisation minimale, conçue non comme héritage glorieux ou maudit, mais comme instrument théoriquement temporaire de prévention, placé sous contrôle populaire continu via les assemblées. Aucun chef militaire ne fut autorisé à cumuler avec un mandat exécutif, garde-fou essentiel hérité des traumatismes passés.


Rai Sukaretto : la réinvention silencieuse

À partir de la seconde moitié des années 1990, Rai Itzel Sukaretto, jusque-là connue principalement comme orpheline de l'ancien régime et pupille discrète de la commune d'Axis Mundis, accéda progressivement à une notoriété publique sans précédent pour une survivante directe de la dynastie impériale. Son parcours devint un symbole inattendu de la complexité de l'après-guerre.
Dès l'adolescence, elle s'engagea dans les milieux culturels alternatifs de Lac-Rouge et de Reaving. Formée aux arts textiles dans un atelier communal – choix interprété comme une rupture symbolique avec l'héritage aristocratique –, elle initia une série de projets de création mêlant vêtements de réemploi, imagerie communale stylisée, et détournements esthétiques subtils mais critiques des symboles impériaux. Son travail circula rapidement dans les réseaux artistiques autonomes, puis gagna l'attention de la presse culturelle dès 1999, à l'occasion d'une exposition organisée par la Maison libre des Arts de l'Union.

Entre 2000 et 2004, elle s'imposa comme l'une des figures centrales de la “nouvelle esthétique communale” : ni militante, ni post-révolutionnaire au sens strict, elle promouvait un style qualifié par plusieurs observateurs comme “post-traumatique joyeux”. Cette esthétique, parfois critiquée pour sa légèreté apparente face à la gravité de l'histoire récente, participa néanmoins à la reconstruction symbolique de l'espace public dans les générations nées après la guerre, offrant une forme de résilience créative.

Sa posture publique, rigoureusement apolitique dans un premier temps, évolua progressivement. À partir de 2005, elle commença à s'exprimer dans les tribunes civiques, notamment autour des questions de représentation culturelle, de mémoire partagée, et de transmission générationnelle. Elle fut sollicitée par plusieurs conseils communaux en tant que représentante culturelle, puis, à la surprise de beaucoup, élue au Comité de Volonté Publique Estimable en 2006.

Au sein du Comité, elle prit la parole principalement sur les questions de politiques culturelles, de transformation des espaces urbains et d'éducation esthétique. Son positionnement idéologique resta volontairement ambigu : elle ne renia pas son nom, symbole lourd, mais ne s'en revendiqua jamais politiquement. Elle refusa systématiquement de commenter publiquement la guerre, sa famille ou les événements de 1992. Un silence interprété diversement comme une prudence calculée, un traumatisme insurmontable, ou une forme de dignité.

Cette attitude, initialement perçue comme équivoque, fut rapidement interprétée par la majorité des commentateurs et par le pouvoir en place comme une forme d'intégration réussie : ni réhabilitation officielle (impossible), ni rupture spectaculaire (inutile), mais transformation d'un héritage personnel encombrant en ressource sociale commune. Elle fut régulièrement invitée à représenter la Confédération dans des festivals artistiques internationaux. Des journalistes la surnommèrent "princesse rouge".

Rai Sukaretto demeure, dans les publications ultérieures du Bureau de la Mémoire Écrite, une figure hors-catégorie : ni victime à proprement parler, ni héritière au sens politique. Elle est reconnue comme symbole d'un passage de seuil, entre la mémoire active et douloureuse du conflit et les formes de vie civile reconstruites après lui. Elle n'occupe plus de fonction exécutive, mais son influence culturelle est durable. Elle a contribué à définir l'image extérieure d'un Kah post-impérial, créatif, stable, et tourné vers l'avenir sans négation – mais sans oubli – du passé.


La mémoire fragmentée, la vigilance comme travail

Les procès ont eu lieu. Les principales figures de l'appareil impérial capturées ont été jugées, certaines exécutées, d'autres internées ou rendues à la vie civile sous conditions. Les documents saisis dans les camps, les ministères, les commissariats ont été classés, publiés en partie, transmis aux communes, versés dans les bases de données éducatives et judiciaires. Les institutions ont été refondées : nouvelles structures décisionnelles, contrôle tournant des exécutifs, recentrage du pouvoir sur les assemblées de base, redéfinition des responsabilités militaires et mémorielles.

Mais l'ensemble n'a pas produit un récit stabilisé. L'histoire officielle reste contestée, incomplète.

La mémoire reste fragmentée. Certaines régions ont organisé des semaines commémoratives grandioses, d'autres ont préféré garder le silence pudique ou coupable. Les anciens détenus n'ont pas toujours reçu de reconnaissance uniforme. Les figures de la Résistance ne sont pas toutes honorées de la même manière, certaines étant même tombées dans l'oubli ou la disgrâce. Les lieux de mémoire improvisés dans l'urgence n'ont pas tous été conservés. Certains noms – notamment ceux des enfants disparus dans les camps ou les écoles-prisons – restent absents des relevés centraux, laissant des vides béants dans les généalogies familiales et communales.

Le consensus politique existe, mais il est fonctionnel, pragmatique. Il repose sur la méfiance mutuelle héritée des luttes intestines de la Résistance et des purges plus que sur la conviction partagée d'un avenir radieux. Ce qui s'est effondré en 1985 n'a pas été reconstruit sous une forme identique, et ce qui s'est relevé après 1992 ne peut prétendre à l'éternité. Le système confédéral est plus robuste qu'auparavant, plus conscient de ses failles, mais il est profondément conscient de sa propre vulnérabilité.

La Quatrième Confédération ne se veut ni modèle, ni rupture totale. Elle fonctionne sur l'idée d'un cycle historique – ce que certains textes officiels appellent le “rythme communal” – fait d'émergence, d'érosion, de retour. Dans ce cadre, la vigilance est devenue principe. Pas sous la forme d'une surveillance généralisée à la manière impériale, mais comme discipline de la mémoire, comme devoir civique. Non plus pour dénoncer stérilement le passé, mais pour maintenir vivant le souvenir de ce qui peut advenir si la mémoire s'affaisse, si l'on oublie le coût de la liberté et les mécanismes de la tyrannie. La Confédération, vingt ans après sa refondation, tient. Mais rien dans sa structure n'est conçu pour durer sans réinterrogation constante. Les mécanismes de rotation, les procédures de veille documleentaire, les cérémonies sobres du souvenir, tout repose sur un postulat simple et exigeant : la stabilité n'est pas un état, c'est un travail.
Un travail qui continue.
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