11/05/2017
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La fille du Président Po

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La fille du Président Po


    Suite de ce passage


    Xiaoming s'approcha de Shaya. Ils étaient entourés de militaires, tous les deux avaient peur. La présence fraternelle du garçon rassurait Shaya qui tremblait d'effroi. Ses joues sales portaient la trace de ses larmes.
    — Je suis là. Tout ira bien.
    Le garçon tentait d'apaiser la fillette, mais lui-même n'y croyait pas vraiment. Il ne savait pas où on les amenait, ni ce que l'on ferait d'eux. Et l'absence de vitre à l'arrière du camion les empêchait de voir où ils se dirigeaient.
    — Dès qu'on peut, on s'enfuit. Et on retrouvera nos mères.
    — Ferme-la !
    Un militaire gronda et lui planta un coup de fusil dans les côtes. Le garçon se plia de douleur. Shaya le prit dans ses bras, comme sa mère faisait quand elle avait mal quelque part. Au bout de quelques heures, le camion s'arrêta, et Shaya sentit le moteur s'éteindre. Pour finir, les militaires ouvrirent les portes et descendirent.


    Palais du président Dongfang Po

    La salle de repas était une grande pièce bien décorée. Des tableaux marquants de l'histoire du Baïshan tapissaient les murs, les rideaux d'un rouge communiste encadraient les fenêtres. Les lustres illuminaient la pièce de leur lumière jaune. Au centre, une longue table pouvait recevoir de nombreux convives, peut-être une vingtaine, si ce n'est plus. Mais aujourd'hui, seul le président Po y déjeunait, tranquillement, en lisant les dernières nouvelles du pays. Entre la dernière intervention de Yu Mu et l'actualité internationale, il y avait de quoi s'occuper l'esprit. La grande porte s'ouvrit soudainement, rompant le silence qui régnait dans la grande pièce. Le garde présidentiel s'avança et murmura à l'oreille du dirigeant, comme si d'autres personnes pouvaient entendre. Des fantômes peut-être.
    — Faîtes-les venir. Dit alors le président.
    Le garde quitta la salle par où il était entré. Dongfang se leva, abandonnant son repas, et se dirigea vers la porte. Là, commencèrent à entrèrent une quinzaine d'enfants. Tous étaient sales, maigres, les cheveux en bataille et les dents abîmés. Tous pleuraient des larmes qui lavaient leurs joues crasseuses. Sauf une fille, qui avait la curiosité de contempler les dorures du palais, les chefs d’œuvre de décoration qui ornaient les murs.
    Le Président Po défila comme un général de l'armée devant la bande d'enfants, bientôt trop occupés à pleurer pour prêter attention au vieil homme. Ce dernier examina plusieurs d'entre eux, levant leur tête de ses doigts, soulevant les lèvres de certains pour vérifier leur dentition.
    — Vous n'avez plus rien à craindre. Leur dit-il d'un ton faussement paternel. Vous êtes désormais en sécurité. Pendant trop d'années, vous avez été livrés à vous même, vous avez été négligés, sous-éduqués, traités comme de la vermine sans même que vous vous en rendiez compte. À partir d'aujourd'hui, vous serez entre les mains du Parti, vous aurez une vraie éducation. Nous vous donnerons enfin l'espoir d'intégrer la société, la possibilité d'apprendre et d'avoir une vie correcte. Un jour, vous aurez un métier, de l'argent, une vie réussie et l'honneur de servir une cause dont vous serez fiers. Vous ne serez plus des bons à rien, des reclus de la société. Vous serez des communistes, vous serez des Baïshanais.
    Le discours du Président Po ne prenait pas vraiment essence dans le groupe des enfants. Tous continuaient de pleurer tandis que l'adulte défilait devant eux. Le président Po s'arrêta alors devant la petite fille qui ne pleurait pas. Il l'examina en soulevant son menton, puis vérifia ses dents. C'était peut-être la seule à avoir toutes ses canines intactes.
    — Comment tu t'appelles ? Demanda-t-il.
    — Shaya. Répondit l'enfant.
    — Shāyā, comme le canard ?
    — Shāyǎ ! Corrigea l'enfant de manière agacée.
    L'attitude presque insolente de l'enfant amusa l'adulte, qui ne laissa toutefois rien transparaître.
    — Shāyǎ, pourquoi tu ne pleures pas comme les autres ?
    Sans répondre, l'enfant demanda :
    — Tu t'appelles comment, toi ?
    L'homme ignora la question et s'éloigna, toujours dans la même allure militaire. Il fit signe aux gardes :
    — Vous pouvez les emporter. Sauf elle, qu'elle reste ici un instant.
    Il pointa la jeune Shaya. Les gardes firent alors signe aux enfants de les suivre, poussant un peu ceux qui traînaient la patte. Shaya se tourna alors vers Xiaoming, le regard triste et apeuré. Le garçon la regarda en s'éloignant, poussé par un garde. Les portes se refermèrent.
    Le président s'approcha de la petite Shaya.
    — Suis-moi.
    Il l'accompagna la main sur l'épaule en direction de la table.
    — Assied-toi là.
    Il lui indiqua la chaise à côté de laquelle il mangeait précédemment. Alors que Dongfang prit place devant son assiette, Shaya tenta de tirer le siège que lui avait indiqué l'homme. L'enfant n'avait pas l'habitude des chaises aussi lourdes. Elle prit finalement place à la grande table. Les dorures brillaient dans ses yeux, son regard se posa sur les lustres somptueux. Tout était si grand, si propre, si... inconnu. Le président Po poussa son assiette vers elle.
    — Tiens, mange.
    Alors, sans attendre, la fille se jeta sur la nourriture. Elle découvrit des saveurs qu'elle ne connaissait pas. Des légumes cuits à la perfection enrobée d'une sauce aux parfums délicats qu'elle n'avait jamais goûtés. Était-ce donc ça que d'être civilisé ?... Elle, elle ne l'était pas vraiment. Ses mains crasseuses prenaient généreusement la nourriture pour les engouffrer dans sa bouche, comme si le vieil homme s'apprêtait à lui retirer l'assiette. La bouche pleine, elle répéta sa question :
    — T'es qui ? C'est ta maison ?
    Le président lui dit alors calmement.
    — Je suis Dongfang Po, mais maintenant, tu peux m'appeler Shūshu(1).
    À l'écoute de ce nom, un frisson parcourut le corps de la petite Shaya. Elle s'arrêta immédiatement de manger.

    (1) Shūshu : oncle
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    Shaya avait été prise en charge par les maîtresses de maison du palais présidentiel. Ces dernières lui avaient fait visiter les pièces auxquelles elle avait le droit ainsi que les jardins. Tout était immense. Le palais était bien plus grand que le Pinminku dans lequel elle avait grandi. Il n'y avait aucune saleté, seul elle et ses vêtements crasseux faisaient tâches dans ce paysage de dorures et de richesse. Et les jardins, ils étaient bien plus verts que les forêts qu'elles avaient pu traverser en fuyant le nord-ouest du pays. Tous les buissons étaient taillés, fleurissaient de mille couleurs et abritaient les plus jolis papillons qui pouvaient sortir en cette période de l'année.
    On l'avait ensuite conduit dans l'une des salles de bain de la résidence. Tout était fait de marbre blanc. Shaya ne connaissait même pas cette pierre lisse et précieuse. On lui fit enlever ses vêtements pour entrer dans un baignoire remplie d'eau chaude parfumée. La petite baïshanaise avait eu quelques réticences à se mettre nue devant les femmes qui l'avaient conduite ici, mais elle s'était finalement laissé faire. Jamais elle n'avait senti une eau avec une odeur aussi florale. Les maîtresses de maison la frottèrent à grands coups de brosse, la petite fille culpabilisait presque de voir l'eau se noircir au fur et à mesure qu'on la décrassait. Puis on la sortit, on l'essuya, et on lui fournit un vêtement rouge fleuri. Une qipao. Un vêtement traditionnel élégant comme elle en avait jamais vu. Elle l'enfila, et elle se regarda dans le miroir. Ses cheveux étaient propres, sa peau s'était éclaircie. Avec la qipao, elle ne ressemblait plus à celle qu'elle était en arrivant. Elle était belle. Elle semblait venir d'un autre monde. Ce n'était pas vraiment elle, si ?

    Avec toutes les visites et le décrassage, l'heure du dîner était arrivée bien vite. Et on l'emmena dans la même pièce que celle qui l'avait accueillie. Cette fois, elle avait sa propre assiette, bien garnie. Shaya, qui s'était déjà goinfrée à midi, ne ressentait pas la faim. Mais elle commença à planter sa main dans son assiette. Une des maîtresses de maison lui tapa le poignet d'un mouvement sec, mais indolore.
    — Il faut attendre tout le monde. Lui dit-elle en lui indiquant la présence de deux autres assiettes.
    Alors, Shaya attendit dans le silence. Elle n'avait pas faim, mais elle savait que la nourriture devant ses yeux avaient des saveurs qu'elle n'avait jamais goûtées, et ses papilles réclamaient cette découverte. Le président Po entra par l'une des portes et se plaça en bout de table, à côté de Shaya.
    — Tu es bien plus jolie comme ça. Dit-il. Demain, on te fera voir un médecin pour t'examiner un peu. Et un dentiste, ce serait pas mal de réaligner un peu tes dents.
    Shaya passa ses doigts sur ses dents. De toute évidence, elle ne comprenait pas le souci qu'il y avait avec sa dentition.
    — Vas-y, tu peux manger. Lui permit Dongfang.
    La fillette plongea ses mains dans son assiette.
    — Pas comme ça ! Gronda le vieil homme.
    La fillette retira sa main, un peu apeuré par la réaction de l'adulte. Puis elle commença à se lécher les doigts pleins de sauce. Le politicien, lui, prit ses baguettes.
    — Tu connais, ça ?
    La fillette secoua la tête en négation.
    — Tiens, regarde. Tu prends celui-ci entre tes doigts, comme ça. Et celui-là, comme ceci, ça fait comme une pince. Essaie.
    Shaya s'empara des baguettes et essaya. Sans succès. Ça avait l'air si simple quand le président Po lui montrait. Elle réessaya une paire de fois, mais ne parvint pas à pincer un seul aliment. Les bois se croisaient, tombaient, n'attrapaient rien.
    Alors que la fillette tentait en vain de manger, une femme entra dans la pièce et se plaça en face d'elle, de l'autre côté du président Po. Elle posa son regard sur Shaya, intriguée, et demanda au vieil homme :
    — C'est quoi, ça ?
    — Yuming, je te présente Shaya. C'est notre nouvelle résidente.
    — Nouvelle résidente ?
    — Shaya, voici Yuming. C'est ma fille aînée. Tu peux l'appeler Jiejie.
    — Jiejie ? Comment ça ?
    Shaya n'accorda pas d'importance à la querelle qui débutait entre les deux adultes. Voyant que les regards s'étaient détournés d'elle, elle lâcha ses baguettes et prit les morceaux de viande à la main pour les manger.
    — Donc tu laisses entrer la première fille de clochard que tu croises dans le palais et tu veux qu'elle m'appelle "grande soeur" ?
    — Yuming. Comment peux-tu parler ainsi ? Shaya est une réfugiée, qui a grandi dans des conditions désastreuses, dans l'insécurité. Il est du rôle du Parti de prendre soin de ces enfants. Et imagine quand le peuple apprendra que le président lui-même œuvre à l'éducation des baishanais en détresse...
    — C'est donc ça ? C'est ta caution de notoriété ?... Commence à lui apprendre à manger correctement ! Regarde-là !
    Shaya s'arrêta de mâcher, notant que les regards s'étaient à nouveau diriger sur elle. Elle avait une main dans la bouche dégoulinante de sauce, l'autre main dans son assiette prête à attraper le morceau suivant.
    — Ça suffit, Yuming. Gronda sévèrement le père de famille. À partir de demain, c'est toi qui te chargera de son éducation.
    Le président se leva et fit signe à Shaya de le suivre.
    — Je vais te montrer ta chambre. Essuie-toi les mains d'abord.
    La fillette passa ses mains grossièrement dans sa serviette et suivit l'homme. Ce dernier posa sa main dans son dos pour l'accompagner. Mais Shaya n'avait pas l'habitude et ne se sentait pas vraiment à l'aise, alors elle repoussa la main du Président Po. Mais les doigts du président revinrent sur les épaules de la petite, se serrant un peu plus fort sur l'enfant. Shaya leva les yeux vers le visage du vieil homme, comprenant qu'elle n'avait pas le dessus sur l'individu. Comme l'objet d'un marionnettiste fou.
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    — Qu'est-ce que c'est ?
    Yuming déroula une grande affiche sur le bureau. Dessus, il y avait de grands dessins abstraits que Shaya n'avait jamais vus. Et de nombreux caractères chinois qu'elle ne savait pas lire.
    — C'est une carte. Indiqua Yuming.
    Shaya s'appuya sur la table pour observer la carte déroulée dans ses détails. Elle lâcha un "ooh" de surprise tout en essayant de comprendre.
    — C'est tout le monde, ça ?
    Yuming souffla, exaspérée de parler à une enfant aussi inculte.
    — Non, ça, c'est le Baïshan.
    — Oh, c'est tellement grand.
    Yuming leva les yeux.
    — Le Baïshan est un grand pays. Tu devrais le savoir.
    L'enfant ne prêta pas davantage attention à la remarque. Elle avait les yeux qui pétillaient de curiosité.
    — On est où, nous ? Est-ce qu'on est... ici ? Tenta-t-elle de deviner en pointant un lieu au hasard.
    — Que tu es sotte. Ça, c'est l'océan. Lui répondit sèchement Yuming. On est ici, tu ne sais pas lire ?
    Shaya leva les yeux vers sa mentor, et secoua la tête négativement. En réponse, Yuming souffla à nouveau. Décidément, cet enfant était encore plus stupide qu'elle ne le pensait.
    — On est ici. Haijing. C'est la capitale du pays. La plus grande ville, si tu veux. Tu peux lire les caractères : ici, c'est 海 hǎi, ça veut dire "la mer". Tu vois, il y a les 3 points au début du symbole, c'est la clef de l'eau. Et ici, 京 jīng, signifie "la capitale".
    — Pourquoi ils ont pas dessiné notre maison sur la carte ?
    Yuming soupira devant l'absurdité de la question.
    — À ton avis ?
    — C'est trop dur. En plus, si on coupe l'herbe du jardin, ils doivent changer le dessin.
    — Stupide... J'en ai marre de parler avec toi, je vais finir par devenir bête en te parlant. Je vais demander à une gouvernante de t'apprendre à lire.
    Shaya se laissa retomber sur sa chaise, les mains croisaient. C'est que les mots de Yuming n'étaient pas agréables à entendre.


    — Qu'as-tu appris, aujourd'hui ?
    — J'ai appris que le Baïshan est un grand pays. J'ai aussi commencé à apprendre à lire. Je sais même écrire mon prénom.
    — Très bien.
    — Shushu...
    Le président Po s'arrêta avant de quitter la chambre de l'enfant. C'était son nouveau rituel : demander à la petite Shaya ce qu'elle avait appris dans la journée. Non comme un père qui s'inquiète pour sa fille, mais plutôt comme le manager qui vérifie que le projet avance.
    — Est-ce que je peux revoir Xiaoming ?
    — Xiaoming ? C'est qui Xiaoming ?
    — C'est comme mon frère. Il était avec moi ici quand je suis arrivée.
    Le président Po se rapprocha de la petite Shaya.
    — Tu n'as pas besoin de le revoir, Shaya. Tu as ici tout ce dont tu as besoin et peux avoir envie.
    — Mais il me manque un peu... Et j'aimerais revoir mes parents aussi.
    Des larmes commençaient à couler de ses joues. Dongfang s'occupa de les sécher avec son pouce.
    — Est-ce que tes parents et Xiaoming t'ont appris à lire ? T'ont-ils appris où se trouvait Haijing ?
    Elle secoua la tête négativement.
    — Que t'ont-ils appris ?
    — Xiaoming, il m'a appris à faire des ricochets.
    — Qu'est-ce qui est le plus utile à ton avis pour diriger un pays : savoir lire des livres et des cartes, ou faire des ricochets ?
    — Lire... Admit l'enfant.
    Le président Po passa sa main sur la tête de l'enfant, comme on donne une caresse à un chien qui vient d'obéir à un ordre.
    — Ici, tu apprends vraiment. Nous te donnons ce que tes parents ne t'ont jamais donné. Nous sommes les seuls à t'aimer, à vouloir que tu t'améliores. Et une fois que tu seras grande, que tu sauras toutes les choses que nous connaissons, tu verras à quel point ta vie passée était un désert infertile, souillé par l'ignorance et la misère. Et là, tu seras fière d'être baïshanaise. En attendant, dors bien.
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