Suite de ce passage
Xiaoming s'approcha de Shaya. Ils étaient entourés de militaires, tous les deux avaient peur. La présence fraternelle du garçon rassurait Shaya qui tremblait d'effroi. Ses joues sales portaient la trace de ses larmes.
— Je suis là. Tout ira bien.
Le garçon tentait d'apaiser la fillette, mais lui-même n'y croyait pas vraiment. Il ne savait pas où on les amenait, ni ce que l'on ferait d'eux. Et l'absence de vitre à l'arrière du camion les empêchait de voir où ils se dirigeaient.
— Dès qu'on peut, on s'enfuit. Et on retrouvera nos mères.
— Ferme-la !
Un militaire gronda et lui planta un coup de fusil dans les côtes. Le garçon se plia de douleur. Shaya le prit dans ses bras, comme sa mère faisait quand elle avait mal quelque part. Au bout de quelques heures, le camion s'arrêta, et Shaya sentit le moteur s'éteindre. Pour finir, les militaires ouvrirent les portes et descendirent.
Palais du président Dongfang Po
La salle de repas était une grande pièce bien décorée. Des tableaux marquants de l'histoire du Baïshan tapissaient les murs, les rideaux d'un rouge communiste encadraient les fenêtres. Les lustres illuminaient la pièce de leur lumière jaune. Au centre, une longue table pouvait recevoir de nombreux convives, peut-être une vingtaine, si ce n'est plus. Mais aujourd'hui, seul le président Po y déjeunait, tranquillement, en lisant les dernières nouvelles du pays. Entre la dernière intervention de Yu Mu et l'actualité internationale, il y avait de quoi s'occuper l'esprit. La grande porte s'ouvrit soudainement, rompant le silence qui régnait dans la grande pièce. Le garde présidentiel s'avança et murmura à l'oreille du dirigeant, comme si d'autres personnes pouvaient entendre. Des fantômes peut-être.
— Faîtes-les venir. Dit alors le président.
Le garde quitta la salle par où il était entré. Dongfang se leva, abandonnant son repas, et se dirigea vers la porte. Là, commencèrent à entrèrent une quinzaine d'enfants. Tous étaient sales, maigres, les cheveux en bataille et les dents abîmés. Tous pleuraient des larmes qui lavaient leurs joues crasseuses. Sauf une fille, qui avait la curiosité de contempler les dorures du palais, les chefs d’œuvre de décoration qui ornaient les murs.
Le Président Po défila comme un général de l'armée devant la bande d'enfants, bientôt trop occupés à pleurer pour prêter attention au vieil homme. Ce dernier examina plusieurs d'entre eux, levant leur tête de ses doigts, soulevant les lèvres de certains pour vérifier leur dentition.
— Vous n'avez plus rien à craindre. Leur dit-il d'un ton faussement paternel. Vous êtes désormais en sécurité. Pendant trop d'années, vous avez été livrés à vous même, vous avez été négligés, sous-éduqués, traités comme de la vermine sans même que vous vous en rendiez compte. À partir d'aujourd'hui, vous serez entre les mains du Parti, vous aurez une vraie éducation. Nous vous donnerons enfin l'espoir d'intégrer la société, la possibilité d'apprendre et d'avoir une vie correcte. Un jour, vous aurez un métier, de l'argent, une vie réussie et l'honneur de servir une cause dont vous serez fiers. Vous ne serez plus des bons à rien, des reclus de la société. Vous serez des communistes, vous serez des Baïshanais.
Le discours du Président Po ne prenait pas vraiment essence dans le groupe des enfants. Tous continuaient de pleurer tandis que l'adulte défilait devant eux. Le président Po s'arrêta alors devant la petite fille qui ne pleurait pas. Il l'examina en soulevant son menton, puis vérifia ses dents. C'était peut-être la seule à avoir toutes ses canines intactes.
— Comment tu t'appelles ? Demanda-t-il.
— Shaya. Répondit l'enfant.
— Shāyā, comme le canard ?
— Shāyǎ ! Corrigea l'enfant de manière agacée.
L'attitude presque insolente de l'enfant amusa l'adulte, qui ne laissa toutefois rien transparaître.
— Shāyǎ, pourquoi tu ne pleures pas comme les autres ?
Sans répondre, l'enfant demanda :
— Tu t'appelles comment, toi ?
L'homme ignora la question et s'éloigna, toujours dans la même allure militaire. Il fit signe aux gardes :
— Vous pouvez les emporter. Sauf elle, qu'elle reste ici un instant.
Il pointa la jeune Shaya. Les gardes firent alors signe aux enfants de les suivre, poussant un peu ceux qui traînaient la patte. Shaya se tourna alors vers Xiaoming, le regard triste et apeuré. Le garçon la regarda en s'éloignant, poussé par un garde. Les portes se refermèrent.
Le président s'approcha de la petite Shaya.
— Suis-moi.
Il l'accompagna la main sur l'épaule en direction de la table.
— Assied-toi là.
Il lui indiqua la chaise à côté de laquelle il mangeait précédemment. Alors que Dongfang prit place devant son assiette, Shaya tenta de tirer le siège que lui avait indiqué l'homme. L'enfant n'avait pas l'habitude des chaises aussi lourdes. Elle prit finalement place à la grande table. Les dorures brillaient dans ses yeux, son regard se posa sur les lustres somptueux. Tout était si grand, si propre, si... inconnu. Le président Po poussa son assiette vers elle.
— Tiens, mange.
Alors, sans attendre, la fille se jeta sur la nourriture. Elle découvrit des saveurs qu'elle ne connaissait pas. Des légumes cuits à la perfection enrobée d'une sauce aux parfums délicats qu'elle n'avait jamais goûtés. Était-ce donc ça que d'être civilisé ?... Elle, elle ne l'était pas vraiment. Ses mains crasseuses prenaient généreusement la nourriture pour les engouffrer dans sa bouche, comme si le vieil homme s'apprêtait à lui retirer l'assiette. La bouche pleine, elle répéta sa question :
— T'es qui ? C'est ta maison ?
Le président lui dit alors calmement.
— Je suis Dongfang Po, mais maintenant, tu peux m'appeler Shūshu(1).
À l'écoute de ce nom, un frisson parcourut le corps de la petite Shaya. Elle s'arrêta immédiatement de manger.