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Vie Politique


  • Poids d'ÉtatMai 2016 - Face à la montée d’une opposition portée par Isabela Pareja, le Président Salvador Aparicio accepte à contrecœur une surveillance discrète, marquant ainsi un tournant stratégique et moral dans son rapport au pouvoir, entre fidélité à ses idéaux révolutionnaires et pressions pour préserver un régime vacillant.
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Poids d’État

Mai 2016

Savador Aparicio


Bureau présidentiel, Maravilla / 10 Mai 2016, 22h10

La pièce était silencieuse, comme si le poids des années s’était déposé sur les murs. Le Président Salvador Aparicio, silhouette immobile dans un fauteuil de cuir un peu usé, regardait une carte du pays punaisée derrière son bureau. Il ne buvait plus beaucoup, mais ce soir-là, un reste d’armagnac avait trouvé sa place entre les rapports empilés.

Tadeo Nuñez entra, toujours tiré à quatre épingles, les gestes précis, presque chirurgicaux. Il salua d’un simple mouvement de tête. Pas de courbettes. Ils se connaissaient trop bien pour ça.

— Président. Nous avons un problème. La Lisière vient de publier un manifeste. Ouvertement signé. Ils parlent d’autonomie locale et de démocratie directe. Et Pareja est en première ligne.

Salvador ne répondit pas tout de suite. Il observa la carte, ses villes, ses campagnes rouges. Il savait ce qu’elles représentaient. Du sang, des idéaux, des vies données pour un rêve de justice.

— Elle sait ce qu’elle fait, cette jeune. Elle pousse là où c’est fragile. Mais elle ne ment pas. Et ce qu’elle dit, beaucoup le ressentent.

— Ce qu’elle dit, c’est qu’un régime fondé sur la révolution est incapable de se réinventer sans se trahir. C’est une ligne rouge. Et elle l’a franchie, répliqua Tadeo

Salvador tourna la tête lentement vers lui. Son regard, fatigué mais encore clair, se fixa sur celui de son secrétaire.

— Et si elle n’avait pas tort?
— Ce n’est pas une question de tort ou de raison, Président. C’est une question de structure. On ne peut pas laisser se répandre l’idée qu’on peut réformer le régime hors de lui-même. Sinon, ce n’est plus un régime, c’est une transition.

Un long silence. Salvador se leva. Il marcha lentement vers la fenêtre, mains croisées dans le dos. Il portait encore sa veste d’uniforme civile — pas par goût de l’apparat, mais par mémoire. Chaque bouton était un rappel de la guerre, des compagnons tombés. Il avait rêvé d’un socialisme sans chaînes, d’un pays juste, libre de la peur et du besoin.

— Je n’ai jamais voulu que la Révolution devienne une forteresse, Tadeo. C’était une promesse, pas une clôture. On devait ouvrir, pas enfermer.

Tadeo l’observait avec une attention glacée.

— Vous avez ouvert, Président. Et ce qui est entré n’est pas la liberté — c’est la contestation. Ce n’est pas le marché que vous avez autorisé : c’est l’idée qu’il puisse exister une alternative légitime au Parti. Et ça… ça ne pardonne pas.

— Alors quoi? On les réduit au silence? Isabela, les autres? On recommence en plus discret?

— Non. Mieux. On les délégitime. On sème le doute. On les fatigue. Vous parlez d’idéal, Président. Moi, je parle de stratégie. Vous avez le cœur de la Révolution, moi j’en ai la mécanique.

Salvador se retourna vers lui. Il ne criait pas. Il ne tapait pas du poing. Ce n’était pas son genre. Il posa simplement ses mots, un à un, avec la lenteur d’un homme qui sait ce qu’il sacrifie chaque fois qu’il accepte un compromis.

— Tadeo… tu penses que le peuple a besoin qu’on pense à sa place. Moi, je pense qu’il a besoin qu’on lui rappelle pourquoi il s’est battu. Et je te le dis franchement : si nous devons tenir en écrasant les consciences, alors c’est que nous avons déjà perdu.

Tadeo ne répondit pas. Il se contenta d’un hochement presque imperceptible. Il savait qu’il n’avait pas convaincu. Pas encore. Mais il avait déplacé la ligne. Subtilement. C’est ainsi qu’on gagne, pensait-il. Non pas par la force brute, mais en tordant l’âme jusqu’à ce qu’elle s’y habitue.

Lorsque la porte se referma, Salvador resta seul... Le bureau était dans la pénombre. La seule lumière venait de la veilleuse verte sur le coin du bureau, celle qu'il utilisait pour lire les rapports la nuit. Salvador resta debout quelques instants, les mains à plat sur la table, penché au-dessus des dossiers sans les lire. Puis il se redressa lentement, tendit le bras vers l’antique téléphone noir à cadran. Ce modèle-là n’était pas intercepté — ou plutôt, s’il l’était, c’était par ceux qu’il allait appeler.

Il composa le numéro du Commissariat de l’Intérieur. La tonalité fut brève. Une voix grave, presque sans timbre, répondit simplement.

— Ligne sécurisée.
— Ici Salvador Aparicio. Passez-moi le surintendant Horacio.

Un court silence. Puis une autre voix, plus alerte, plus présente.

— Président. À votre service.
— Bonsoir, Horacio. J’ai une requête… confidentielle. Il ne s’agit pas d’une opération. Pas encore. Mais j’aimerais que vous placiez sous écoute… la ligne principale de la librairie de San Aurelio. Celle tenue par Isabela Pareja.

Un instant, il crut que sa propre voix allait trembler. Mais elle était restée ferme, presque administrative.

— Très bien, dit Horacio. Et les communications privées?
— Non. Seulement la ligne du commerce. Et les allées et venues, si vous pouvez faire un relevé régulier. Rien d’intrusif. Je veux… comprendre ce qui s’y trame. C’est une mesure de veille, pas une mesure de neutralisation.

— Bien noté, Président. Discrétion absolue.

La ligne se coupa. Salvador reposa le combiné avec une lenteur mesurée. Il resta figé là, un doigt sur la roulette du téléphone. Dans son esprit, il s’adressa à lui-même, comme s’il écrivait un discours intérieur : Il ne s’agit pas de trahison. Il s’agit de prudence. Tu dois veiller. Tu n’espionnes pas une ennemie — tu surveilles une voix instable, une variable politique.

Mais même à cette heure tardive, avec les couloirs vides et la ville somnolente, il sentait que quelque chose avait changé. En lui. Il se rassit lentement. Sur le bord du bureau, la carte du pays, toujours punaisée au mur, semblait l’observer. Les contours n’avaient pas bougé. Mais un cap avait sûrement été franchi. Et il le savait.


Lendemain...

Tadeo Nuñez ferma le dossier sans un mot. Il ne regardait pas le rapport — il connaissait déjà son contenu. L’information lui était parvenue plus tôt dans la matinée, par un canal non officiel. Salvador avait donné l’ordre. Pas frontalement, pas en fanfare. Un appel. Un nom. Une ligne à surveiller. Rien de spectaculaire, mais suffisamment clair. Il ne sourit pas. Ce n’était pas son genre. Mais il prit une profonde inspiration, comme s’il cochait une étape de plus dans un plan qu’il n’admettait même pas formuler.

Il sortit de son bureau et traversa le couloir du quatrième étage. À cette heure-là, le bâtiment du Comité Central était encore calme. Les murs étaient tapissés de portraits de figures révolutionnaires. Il ne les regardait plus depuis longtemps.

Il arriva au Palais présidentiel, annoncé par un aide de camp. Salvador le reçut sans formalités, toujours dans son bureau nu, les volets entrouverts, la chemise ouverte au col.

— Tu voulais me voir, Tadeo?
— Oui. Juste un point rapide. J’ai été informé — officieusement, bien sûr — que tu avais demandé une mesure de suivi sur Pareja.

Salvador resta impassible. Il acquiesça simplement.

— Ce n’est pas une opération politique, Tadeo. Juste de la vigilance. Elle devient centrale dans plusieurs cercles militants. Si on veut éviter la confrontation, mieux vaut anticiper.

Tadeo ne commenta pas. Il s’assit doucement, comme on poserait une pièce sur un échiquier.

— C’est une décision responsable, dit-il. Pas facile, mais nécessaire.
— Ce n’est pas une décision que j’ai prise de gaîté de cœur.
— Je le sais.

Il y eut un silence. Mais pas un silence pesant, comme la dernière fois. Un silence d’entre-deux, comme si quelque chose venait de se stabiliser. Tadeo reprit, plus bas.

— Je ne suis pas ici pour te féliciter. Mais il faut que tu saches : ce type de précaution, même modérée, est un message. À nous, à elle, au reste du pays. Les gens sentent ces choses-là. Tu as franchi un seuil, Salvador.

Un bref silence. Salvador leva les yeux vers lui, puis les laissa retomber sur sa tasse encore tiède. Il parla sans brusquerie, presque comme s’il parlait à un collègue de longue date.

— Tu sais, ce qui m’inquiète le plus, ce n’est pas ce que les gens sentent. C’est ce qu’ils oublient.

Tadeo pencha légèrement la tête, intrigué.

— Ils oublient que ce régime n’est pas né d’un plan. Ni d’un manuel. Il est né d’un soulèvement. D’un refus. D’un besoin. Et on ne gouverne pas un besoin avec des calculs.

Il marqua une pause. Tadeo écoutait, prudent. Salvador poursuivit.

— Tu crois que j’ai franchi un seuil. Je crois que j’ai posé un jalon. Mais je garde la carte, Tadeo. Et c’est moi qui décide si l’on avance, ou si l’on attend.

Il ne souriait pas. Il ne cherchait pas l’effet. Mais ces mots-là pesaient, d’un poids que Tadeo reconnut aussitôt. Il venait d’être rappelé, non par un coup de fouet, mais par une ligne qu’on trace calmement sur le sol : jusqu’ici, pas plus loin.

— Bien sûr, répondit Tadeo simplement, en hochant la tête. Je comprends.

Il se leva, reprit sa mallette d’un geste fluide, déjà recomposé.

— Tu as toujours été maître du tempo, Salvador. Je n’ai jamais prétendu le contraire.

— Je sais, dit Salvador sans ironie.

Et c’est tout.

Tadeo s’éloigna en silence. Cette fois, il ne cherchait pas à interpréter. Il savait qu’il avait rencontré une limite — non pas une fermeture brutale, mais une force tranquille, la pire à contourner. Celle qui ne claque pas les portes mais qui t’empêche de les ouvrir sans y perdre quelque chose.
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