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Not Taxi Driver
23 Mai 2016
San Bacho, 04h12.
Le talkie crache un souffle de parasites avant qu’une voix brouillée ne perce :
— Plaque confirmée… zéro-un-trois… déplacement sud-ouest… possible cible…
Le lieutenant Carillo tapote son oreillette, agacé. Le signal saute sans arrêt depuis une demi-heure. Trop d’humidité, trop de câbles de fortune. On a beau se dire force nationale restructurée, ici, les moyens restent ceux d’un pays qui bricole sa sécurité avec du fil de fer et de la foi.
— On bouge. Maintenant. Qu’on le perde pas.
Les deux véhicules d’intervention, de vieux modèles blindés kah-tanais réaffectés, s’élancent en même temps… mais pas dans la même direction. Une mauvaise communication. L’un tourne trop tôt. L’autre pile au milieu de la chaussée. Freins qui crissent, klaxons d’un bus de nuit, un chien qui détale. C’est le bordel pendant huit secondes. Le taxi, surpris par l’agitation, tente de manœuvrer — trop tard. Un des blindés, mal positionné, heurte l’arrière du véhicule. Pas fort, mais assez pour plier la tôle et déclencher les alarmes.
— ¡Carajo! — grogne Carillo en sautant hors de la voiture.
Arme au poing, il fonce vers le chauffeur déjà dehors, mains en l’air. Il tremble à peine. Peut-être parce qu’il s’y attendait. Peut-être parce qu’il ne croit pas qu’ils iront jusqu’au bout.
Un des agents, nerveux, glisse sur un sac plastique et tombe lourdement sur le bitume. L’autre oublie d’enclencher sa caméra-piéton. Carillo siffle entre ses dents.
— Vous m’foutez la honte, putain. Bande de merdes. Bougez. Cherchez.
Ils ouvrent le coffre. Une valise de sport. Puis deux autres. Puis une troisième, coincée sous un faux plancher. Pas besoin de flair. Les coutures suintent presque. L’odeur chimique monte aussitôt.
— Bingo, murmure Carillo.
Il s’écarte et sort son téléphone, les doigts un peu moites.
— Saisie confirmée. Trois sacs. Cocaïne, non coupée, estimée à quarante-cinq kilos. Aucun tir, aucune perte. Juste… un peu de tôle froissée.
Pause.
— Et un agent au sol, mais c’est rien. Juste son ego.
Il raccroche. Derrière lui, le chauffeur du taxi est emmené, tête baissée. Personne ne dit un mot. Même les chiens du quartier semblent retenir leur souffle. Il n’y a pas de témoins directs, mais tout San Bacho saura dès l'aube. Et quelque part, derrière les stores d’un appartement, des yeux ont vu.
Commissariat de l’Intérieur, Bloc Administratif Central – 08h17.
L’odeur du vieux cuir et du café réchauffé plane encore dans le bureau du Commissaire Cienfuegos, un homme de cinquante-sept ans, sec comme une lame et tenu par une haine froide, rationnelle, contre tout ce qui échappe à son contrôle. Quand on lui déposa le dossier de l’opération de San Bacho, il le lut sans émotion apparente. Il ne commenta pas tout de suite. Ses yeux, sombres et persistants, allèrent de la première photo – un taxi cabossé – à la dernière ligne du rapport : Le suspect refuse de coopérer. Aucun lien formel établi avec Raúl Montoya à ce stade.
Il posa le dossier. Puis, lentement…
— Et vous me dites que ça s’arrête là?
— Pour l’instant, Commissaire, oui. Le conducteur ne parle pas. Pas un mot. Pas même une négation. On dirait un automate. Et il a demandé ni avocat, ni eau.
— De la loyauté, ou de la peur. Les deux nous desservent.
Cienfuegos se leva, dos droit, uniforme impeccable, le col fermé jusqu’au cou. Rien chez lui ne respirait la détente. Il marcha jusqu’à la fenêtre étroite qui donnait sur l’avenue Dos de Julio, théâtre d’innombrables défilés, cérémonies.
— Montoya est un animal intelligent. Trop pour être pris sur un coup de chance. Il faut cesser de croire qu’on le fera tomber avec de la poudre mal dissimulée dans un coffre de taxi.
Il se tourna. Sa voix était calme, presque douce.
— On cherche à capturer un homme qui a fondé un empire sous notre nez. Un homme qui finance des écoles pendant qu’il noie le pays et nos voisins dans la cocaïne. Et tout ça… avec la bénédiction muette du peuple.
L’un des assistants risqua.
— Il est populaire, oui. Et tant que les preuves ne remontent pas directement à lui…
— Tant que, répéta Cienfuegos. C’est là qu’il nous tient. Il ne vend rien lui-même, ne transporte rien lui-même, et achète des silences.
Il se rassit, sortit un stylo noir de sa veste et nota quelque chose sur une fiche vierge.
— Je veux que le dossier du conducteur soit revu. Ses fréquentations. Ses origines. Son école, sa cousine, son vétérinaire. Je veux savoir ce qu’il mangeait à midi il y a deux mois.
— Bien, Commissaire.
— Et qu’il reste là. Pas en cellule avec les autres. Chambre d’observation. Isolement. Discret. Prévenez le poste de police où il habite. On ne doit pas provoquer de réaction visible chez Montoya. Pas encore.
Un silence se fit. Un de ces silences administratifs qui suintent la gravité.
Cienfuegos leva alors les yeux vers son haut secrétaire.
— Il y a une chose que vous devez comprendre. Ce pays peut tolérer beaucoup. Le Parti peut tolérer beaucoup. Mais moi, je ne tolérerai pas qu’un criminel devenu philanthrope nous donne des leçons de stabilité.
Un battement.
— Qu’on ne puisse pas le toucher est une chose. Qu’on ait l’air de ne même pas essayer, en est une autre. Et ça, je ne l’autoriserai pas.