
Erik VonEcker, le secrétaire général, savait pertinemment que sa situation était fortement délicate. Sur son bureau, c'était presque trois piles de dossiers avec la mention "URGENCE" inscrite dessus qui lui faisait face et chaque fois qu'il entrait dans son maudit bureau, il ne pouvait que suer à grosses gouttes à l'idée de découvrir quelles horreurs, quelles ignominies, quelles manigances allaient-ils découvrir à travers ces dossiers. Il lisait quasiment en diagonale la plupart des paragraphes, cherchant à aller à l'essentiel, il savait qu'il avait un délai relativement court pour agir. La situation économique ? Déplorable. La situation militaire ? Médiocre. La situation politique ? Inquiétante. La situation à l'international ? Désespérée. Partout, il était en mauvaise posture. Entre une économie ayant encore du mal à redémarrer, les inefficiences bureaucratiques qui s'accumulent, la montée en puissance de l'économie de la RT (devenue la première puissance eurysienne en matière de PIB/habitant, au-dessus même de Velsna), la faiblesse évidente du complexe militaro-industriel, le manque d'innovation dans le tissu productif, l'armée en désordre à la suite du départ des instructeurs et des conseillers loduariens, le manque de réforme et d'organisation des forces armées ; rien que la situation domestique faisait peine à voir mais Erik VonEcker devait maintenant faire face aux conséquences de ses choix sur la scène politique : le CCA est furieux. Entre un PET dont la popularité chute jour après jours du fait de ses propres divisions internes, entre la montée en puissance des communalistes et des husakistes face à la perte de crédibilité des eurycommunistes et surtout le renforcement de la base électorale des sociaux-démocrates qui, fort du modèle de la RT, gagne en popularité. La tentation de l'union se fait de plus en plus tentante jour après jour pour ces sociaux-démocrates qui voient dans l'existence même de la DCT une insulte au peuple translave lui-même : le pays aurait plus à gagner en s'unissant dans un accord de compromis qu'en s'entêtant dans un modèle eurycommuniste dont le principal flambeau a prouvé son échec flagrant. Bien sûr, les sociaux-démocrates sont bien les seuls à penser ainsi : ni les communalistes, ni les husakistes et encore moins les eurycommunistes ne veulent entendre parler de cette réunification pour le moment, ce n'est ni le moment, ni le lieu. La situation géopolitique avait cependant de quoi faire oublier tous les problèmes du monde à VonEcker : la Loduarie a disparu, la RT gagne en puissance, l'OND n'a plus de garde-fou qui mobilise la majorité de ses forces militaires et politiques et surtout, la DCT a perdu son principal, pour ne pas dire son unique, allié. VonEcker sait aussi cependant une chose : la DCT ne peut survivre seule et bien que ça lui fasse mal de l'admettre, il sait que s'il souhaite que le modèle eurycommuniste survive malgré lui en DCT, il lui faut trouver un protecteur, un autre allié.
Soudain, un homme entra dans le bureau du Secrétaire général, visiblement un militaire vu son uniforme. VonEcker soupira de soulagement. Certes, il ne pouvait plus faire réellement confiance au PET, miné par les divisions internes omniprésentes, mais il pouvait faire confiance aux militaires : radicaux mais pragmatiques pour la plupart et souvent eurycommunistes jusqu'à l'os. Le militaire se présenta :
- Enchanté, camarade général. Je crois avoir vu votre nom défiler sur certains de mes dossiers.
- C'est exact, camarade Secrétaire. Le Secrétaire fit signe au général de s'asseoir, ce qu'il fit promptement.
- Eh bien, camarade général, puis-je connaître l'objet de votre visite ?
- Je crois que nous savons tous les deux pourquoi je suis ici, camarade Secrétaire. Vous le savez tout comme moi que la situation actuelle est dramatique. Nos ennemis gagnent en puissance chaque jour alors que nous stagnons et nos alliés loduariens ne peuvent plus assurer notre protection.
- Certes mais que voulez-vous faire dans ce cas, camarade général ? Nous avons les moyens de nous défendre contre la RT mais pas contre leurs alliés onédiens. Le seul moyen pour notre nation de survivre serait de trouver quelqu'un d'autre...un autre-
- Un autre protecteur.
- Exact. Je crois que vous avez compris la situation dans laquelle le pays se trouve. Le Secrétaire enleva ses lunettes et regarda le général d'un air vif, l'invitant par son regard à lui parler avec franchise Camarade général, j'ai toujours apprécié le soutien de l'armée lors des moments de crise, ce sont des hommes comme vous qui nous ont débarrassés de la vermine scientiste. Vous connaissez la situation autant que moi. J'ai besoin de vos précieux conseils.
Le général Gorny prit un instant pour réfléchir avant de regarder à son tour le secrétaire.
- La situation est dramatique mais pas désespérée si vous voulez mon avis.
- Développez.
- Certes, la Loduarie a disparu mais ce n'est pas le seul pays socialiste sur Terre. Cependant, il faut avouer que nos choix sont...limités. Si on s'en tient à des alliés idéologiquement alignés sur l'eurycommunisme loduarien, le seul allié eurysien auquel on aurait droit serait l'Illirée.
- Ce n'est pas une option souhaitable.
- C'est vrai : leur nation est militairement faible, ils sont éloignés et il me semble que nous n'entretenons pas de relations régulières avec eux. En bref, vous l'aurez compris, camarade Secrétaire, ce n'est pas chez nos alliés "naturels" que nous devrions nous tourner. Mais vers les libertaires.
- Je me doutais que vous arriveriez à cette conclusion.
- Vous y êtes arrivé aussi ?
- Oui mais j'avais besoin que quelqu'un d'autre me le fasse entendre.
- C'est un choix cornélien mais compréhensible auquel on fait face : les libertaires seraient d'accord à l'idée de nous protéger, je n'en doute pas mais disons que ce ne sera pas sans conséquences.
- Je ne vois que deux choix qui s'offrent à nous : l'Estalie et le Grand Kah.
- Et c'est là où les ennuis commencent. Le Grand Kah est un choix souhaitable, bien que risqué : le risque d'ingérence communaliste est réel et surtout, bien que j'ai entendu qu'ils aient déployés des hommes en Estalie, c'est une force symbolique. Je ne connais pas les tenants et les aboutissants de la politique militaire kah-tanaise mais leur capacité de projection jusqu'à notre pays peut être...difficile en cas d'intervention onédienne.
- En somme, l'option kah-tanaise est une voie d'incertitude, nous n'avons aucune garantie que leur éloignement ne soit pas un problème et puis je crains que cela ne provoque l'entrisme de leur part. De l'autre, on a l'Estalie.
- J'y viens justement : les Estaliens ont tout intérêt à nous défendre. On est un partenaire économique important pour eux, on est leur principale voie d'accès à la mer pour leur commerce et entre nous, on doit certainement être une des seules nations à leur être amicale dans la région. Depuis la Kartvélie, qui fait confiance aux Estaliens ?
- Pas grand-monde, je suppose. Le problème, camarade général, c'est qu'accepter la protection des Estaliens, malgré leur proximité et leur souhait réel de nous défendre, c'est faire entrer le loup dans la bergerie.
- J'en suis conscient, camarade secrétaire, en tant que chef du renseignement militaire. Bien que je n'ai pas formellement de preuves, je crois comprendre que les Estaliens influencent déjà fortement notre politique interne avec leurs propres services de renseignements. Cependant, il y a quelque chose qui m'interpelle à leur sujet : est-ce qu'accepter leur protection militaire et politique changera leur attitude envers nous ?
- C'est une idée intéressante, développez ?
- Je crois que si les Estaliens veulent à tout prix nous influencer, c'est surtout pour des intérêts économiques en premier lieu, je ne crois pas les Estaliens suffisamment bêtes pour nous poignarder dans le dos. Si nous acceptons de les laisser nous protéger, ils auront ce qu'ils veulent : un moyen de protéger eux-mêmes leurs intérêts économiques chez nous. Je crois que l'attitude ambivalente estalienne réside davantage dans la protection de leurs intérêts qu'une quête salvatrice idéologique à notre encontre. "
VonEcker tergiverse en écoutant le général. Il ne sait pas si ce que le militaire en face de lui dit vrai, si son analyse est effectivement correcte ou si elle est biaisée par quelque chose de plus profond. Néanmoins, le raisonnement se tient et puis avait-il véritablement le choix ? Il savait la DCT incapable de résister aux opérations du SRR dans tous les cas : plus le temps avance, plus les tentacules de la méduse estalienne s'étendaient dans la société translave pour en saisir le contrôle. C'est un désir de contrôle, certes, mais ce désir n'est pas sans justifications tout de même. Le secrétaire se remémore de la Conférence d'Anslav, il y a deux ans, et essaie de connecter le raisonnement de son général avec l'attitude de la délégation estalienne durant la conférence. Il se souvient de cette altercation entre le général Francis, en charge des troupes loduariennes en Translavya, et l'ambassadeur estalien Milov Vidik. Les Estaliens n'avaient pas très bien pris ce coup d'arrêt des Loduariens et en y réfléchissant, VonEcker se demande si la pomme de la discorde n'a pas été consumée ce jour-là : VonEcker connaissait désormais la sensation d'être dépendant de quelqu'un pour quelque chose qui lui appartient. Il savait que les Estaliens n'avaient pas investis en Translavya par gaité de cœur mais aussi pour des objectifs économiques et commerciaux concrets. Une diplomatie froide et pragmatique de fait, auquel il n'avait rien personnellement mais qui l'avait prit au piège. Maintenant, il semble comprendre le raisonnement du général : dire non aux Estaliens, c'est faire signe au SRR de les renverser définitivement. Si VonEcker veut conserver l'eurycommunisme en DCT, il doit contenter les demandes du camp husakiste en premier lieu car bien qu'il se méfie par expérience des communalistes, l'Anarchisme Renouvelé est une variable...inconnue. Une anomalie dont il ne connaît ni le comportement, ni la direction empruntée et croyez-moi, l'Homme a peur ce qu'il ne connaît pas. Les husakistes lui procurent personnellement plus de peur que les communalistes, dont les méthodes sont aujourd'hui bien connues. Cette peur allait-il le forcer à céder ? Certainement.
- Que voulez-vous dire ?
- Je vais contacter Vidik dans les plus brefs délais.
- On dirait que vous avez décidé de vous tourner vers Mistohir.
- Je dois obtenir des garanties de l'Estalie. Vous l'avez dit vous-même : ils cherchent à protéger leurs intérêts. Je leur donnerais une telle protection, tant qu'ils protègeront notre patrie.
- Je ne peux dire si je suis d'accord ou non avec votre décision, camarade secrétaire, je ne suis pas un politique. J'espère seulement que vous savez ce que vous faites."
Le général prit alors congé, laissant VonEcker seul, assis à son bureau, scrutant le téléphone fixe. Dans cet instant de silence, qui semblait durer une éternité, l'hésitation planait en lui. Cette hésitation fut brutalement arrêtée par un bruit à l'extérieur. Un son inaudible, d'une multitude de voix différentes, qui semblaient venir de l'extérieur. "Merde, une autre manifestation", les manifestations depuis la mort de Lorenzo à Anslav étaient devenues étrangement fréquentes. Les dires du général se confirmaient petit à petit : ces manifestations étaient husakistes pour la plupart, organisées par la FDA bien souvent et bien que VonEcker n'y prêta guère attention au départ, leur nombre avait singulièrement grossi en moins de deux mois. Tout le PET était en panique et immobilisé et le Secrétaire n'avait ni la volonté, ni la force de réprimer la manifestation par la force, de peur de mettre le feu aux poudres. Il devait temporiser. C'est décidé : je vais appeler ce foutu Estalien, en espérant qu'il ne me cuisine pas trop.