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Chroniques messaliotes

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Chroniques messaliotes

messalie


Ici sont relatés les faits, histoires et événements liés à Messalie. Ils peuvent concerner autant les plus grands secrets de l'Etat que des événements banals. Pour plus d'information sur l'histoire longue, ou les événements plus récents, ou encore la chronologie des événements, consulter cette page.

Chapitre 1
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Au commencement était l'argent.

Juillet 2005

trésor d'antiphamos


Le 7 juillet 2005, quelques jours avant le début du championnat de Première Ligue de football entre les clubs citadins, la nouvelle déferle comme une vague sur les plages de Messalie. Une équipe de plongeurs amateurs, sautée à l'eau au large des îlots de Phamos, Antiphamos et Xaros, à quelques kilomètres de la côte, découvre les restes d'une épave. Les débris de bois ont depuis longtemps été absorbé par la mer, laissant derrière eux un amoncellement de coraux et surtout, d'amphores, que le déplacement de l'océan a fait réapparaître. Les plongeurs s'emparent de ces trouvailles où logent poissons et crustacés et les ramènent à la surface. Plusieurs des jarres renferment des pièces d'argent et d'or, des drachmes frappées entre le IIIème et le Ier siècle avant notre ère. Le chef de l'équipe, soucieux du respect des lois, ordonne à ses jeunes camarades de rapporter le trésor à la Préfecture maritime. Les autorités, convaincues de l'importance de la découverte, font appel à des experts qui certifient que les amphores découvertes dans une ancienne épave de l'Antiquité appartiennent à un trésor marchand datant de l'époque de la Cité de Messalie. L'ampleur du stock de pièces, dénombrées à près de vingt-six milles espèces d'or et d'argent, fait de ce trésor le plus important jamais découvert dans les eaux territoriales messaliotes. Les experts font rapidement le lien entre cette épave et le rythme effréné du commerce de l'époque, notamment au IIème siècle avant notre ère, durant lequel les liaisons maritimes entre le Golfe de Leucytalée et l'Eurysie occidentale sont à leur comble. Ce qui est désormais appelé le « trésor d'Antiphamos » serait une tentative malheureuse, pour des négociants venus échanger à la Messalie antique des marchandises du sud comme des draperies, de l'ivoire, des dattes séchées ou des céramiques fines contre des espèces monétaires d'or et d'argent, de rapatrier leur capital vers le bassin hellénique d'Aros et de la Leucytalée orientale. Le naufrage d'un des navires de cette équipée au large des îlots messaliotes aura précipité la perte d'une part substantielle du butin, mais redécouvert en 2005, il constitue un fleuron et une preuve matérielle incontestable de la grandeur de la cité à l'époque antique. En majorité des drachmes, associant également des pièces frappées dans l'ouest et le nord de l'Eurysie, ce trésor reflète aussi le basculement de la prospérité à l'aune de l'ère actuelle, qui vit l'émergence des grands domaines occidentaux plus tard appelés à devenir les bassins de pouvoir politique et économique de l'empire rémien. Le « trésor d'Antiphamos » a été constitué comme Bien Patrimonial de la Cité de Messalie, et a d'abord fait l'objet d'un inventaire à la Préfecture Maritime, avant d'être cédé gracieusement par le gouvernement à la Banque Océane. Déplacé en son siège, il est accessible par les visiteurs pour consulter une petite partie des magnifiques oboles, drachmes, deniers et dinars qui en font le caractère unique et symbolique de la puissance messaliote antique.

Ce jour-là, le 7 juillet 2005, ce n'est pas à un trésor grec englouti que songe Alexandre Nagy-Bocsa, homme d'affaires et membre influent du Parti républicain, mais bien au pécule et au prestige contemporains. La journée, très ensoleillée, tombe lourdement sur la ville. Le Palais du Pharo, élégante demeure du XIXème siècle qui trône sur la pointe protégeant le Port Ancien, est plein de silence et de torpeur. Les bruits des pas sur le marbre se répercute dans les couloirs, entre les hautes fenêtres ; Alexandre s'apprête à rencontrer Soledano. Les tics nerveux qui agitent son épaule lui font, par intermittence, sursauter à moitié.

Alexandre a l'esprit entièrement concentré sur son objectif ; la Banque Océane. L'institution vénérable est aussi ancienne que tentaculaire. Elle est une vieille pieuvre fatiguée, assise au coeur du système financier et politique de la République de Messalie. Principale banque de la métropole, historiquement reconnue, la vieille maison est aujourd'hui un peu mal en point ; quelques journalistes marginaux s'échinent à en éplucher les comptes, pointant quelques irrégularités. Bah, rien de bien grave, se dit Alexandre ce 7 juillet 2005 en entrant dans le bureau du chef du gouvernement. Soledano le regarde bien en face. Les deux hommes se saluent poliment. La porte se referme.

Le 7 juillet 2005, Edouard Laurens Soledano, Premier Directeur, chef du gouvernement de la République de Messalie, refuse à Alexandre Nagy-Bocsa sa demande que soit cédées à sa famille de nouvelles parts au conseil d'administration de la Banque Océane, qui permettraient à cette haute famille messaliote de revenir au capital de l'institution qu'elle a un jour présidée. Alexandre insiste, invoque la mémoire de son père Raoul, le vieux, l'ancien, et l'amitié qui l'unissait à Paul Carrieù. Le nom de Carrieù devrait bien dire quelque chose à ce poisson froid qu'est Soledano, espère Nagy-Bocsa ; c'est celui du Papa, Premier Directeur entre 1990 et 2002, qu'il repose en paix. Carrieù, maître politique, patriarche du Parti républicain, a été le mentor et le prédécesseur de Soledano à la plus haute fonction de la République. Au nom de l'amitié de nos pères, il est temps, espère Alexandre, que le gouvernement autorise, par une manoeuvre officieuse consistant à écouler discrètement ses parts au capital de la Banque Océane, le retour des Nagy-Bocsa au conseil d'administration de la vieille maison. Ce ne serait qu'un service rendu contre les maints services que feu Raoul à son époque, puis Alexandre ensuite, avaient rendu au clan de Carrieù et de Soledano dans leur lutte implacable pour conserver la tête du Parti et du gouvernement. Ce ne serait, somme toute, que le juste retour de bâton.

Sauf que c'est non. Non ? Alexandre cille. Edouard ne flanche pas. Alexandre s'énerve. Edouard lui indique la porte. Le silence. Le souffle coupé, Nagy-Bocsa comprend que Soledano l'expulse. Le passé, c'est le passé. Soledano veut le pouvoir pour lui seul. Le soleil immense fait briller la mer à travers les fenêtres, et ses reflets aveuglants illuminent le bureau du Premier Directeur. C'est sans issue. La porte est close. Alexandre sombre dans une rage froide. Dans la voiture qui le ramène chez lui, il contemple le palais du Pharo qui se découpe. L'hôtel élégant, isolé du reste de la ville par des jardins ras, ressemble à un promontoire face à l'océan. C'est un repaire de solitude. Alexandre en maudit son occupant, et se promet d'accomplir sa vengeance. Il se promet d'occuper ce bureau, ce palais, et d'en chasser Soledano.

Nous sommes le 7 juillet 2005. Lentement mais sûrement, le sable s'écoule vers l'issue inéluctable, encore invisible, cachée sous la surface comme un monstre marin ; la crise qui ébranlera tout le pays, et fera chuter les pions du damier dans l'abîme.


nagy bocsa


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Chapitre 2


Automne 2005

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Ses doigts se desserrent ; le verre froid et carré retrouve un peu d'air. Il détache ses yeux de la liqueur brune ; perdu dans le vague, son regard absorbe indifféremment une gorgée de whiskey menkelt. Attablé au bar de sa cuisine en épicéa d'Eurysie du Nord, il tourne le dos au jardin, dont la baie vitrée ouverte apporte le murmure entêtant du vent dans la pinède. Le soir décline. Les lumières du port scintillent devant ses yeux. Dans la soirée qui s'enfonce, le découpage en arêtes de la côte face à la mer ressemble à la silhouette d'un dragon endormi. Le dragon c'est moi, songe-t-il. La villa regarde vers le sud ; à l'occident rougeoie une teinte à peine cuivrée, que la nuit et ses étoiles vont bientôt recouvrir.

Amore, tu vas venir à table ?

La voix provient de la salle à manger. Sur la nappe grise, Chiara a disposé les assiettes de porcelaine esthétiques et les longs verres à vin. Elle débouchonne une bouteille et s'en sert une grande rasade de rouge. Dehors le vent passe et repasse, caressant les pins maritimes. L'automne est avancé mais l'air est doux comme le Sud.

— Je crois que je me suis calmé.

Elle s'approche de lui, ses yeux en amandes écarquillés par l'étonnement. Elle ne s'attendait pas à ça. Son Alessandro n'est pas du genre à laisser tomber, lui qui se nourrit essentiellement de la colère. Lui qui fixe, de manière obsessionnelle, pulsionnelle, intensément charnelle, un objectif moins financier que transcendantal ; retrouver le trésor de son père, reprendre le contrôle de la Banque qu'il avait toute sa vie présidé, avant d'en être ignominieusement écarté ; cette Banque qu'il aime, qu'il convoite, au point de nommer, d'après elle, sa fille Océane.

— Tu t'es calmé ?

Son épouse s'approche de lui. Son visage de mannequin à peine marqué par l'émotion, elle caresse la tronche d'Alexandre, confuse.

— Enfin, j'ai mûri.

Il reprend une lampée de whisky. S'éclaircissant la gorge, il déclare :

Soledano nous a trahi. Il n'y a plus rien à espérer de lui, ni de tous ceux qui le suivent.

Elle passe sa main sur l'épaule de son mari. Ses paupières délicatement fardées l'incitent à parler. C'est difficile à sortir, c'est rare, mais malgré la vanité de leur classe, l'obscénité de leur luxe, c'est bien d'un amour véritable qu'elle l'aime.

— Je vais le faire sauter.

Surprise, elle fronce un peu les sourcils. Ses yeux tombent sur la main de l'homme, dont elle comprend alors ce qu'elle contient : une simple petite clé USB rouge.

— Tu ne vas pas...

— Je vais mettre fin à sa carrière.

Ils se regardent droit dans les yeux. Elle acquiesce. Puis elle tourne les talons.

— A table, Alexandre.



* * *



Le club est situé sur un rooftop qui domine les Savonneries. Ancien atelier réaménagé, il est plein d'une atmosphère vintage ; il y a même une ancienne extrudeuse en fonte, qui trône comme un vieil éléphant dans l'une des grandes salles en bas. Ces bâtiments industriels, récemment désamiantés, accueillent guirlandes de couleurs, musique, et débit de bières artisanales. Autour de planches de fromages et de charcuterie, chemisettes et barbichettes côtoient tresses africaines et vestes en cuir. Antigone regarde autour d'elle, un peu intimidée. Elle s'ancre à sa patronne, Esmeralda, dont le rire cristallin éclaire la soirée. Champagne dans des flûtes, elles brillent dans cette soirée de lancement du film Toujours jamais peut-être de Santocielo, ce réal' génial, fine fleur du cinéma du Paltoterra oriental, qui devrait bientôt crouler sous les prix pour son scénario et ses scènes dépouillées.

— Oh, Chiara !

Esmeralda et l'actrice se saluent d'un sourire mondain et réjoui, par une bise coquette.

— Mon assistance, Antigone.

L'étudiante stagiaire change sa flûte de main pour tendre la droite au mannequin qui se présente, d'une voix douce presque basse, comme Chiara Vespa ; un grand nom sous la caméra et dans le mannequinat. Le petit homme hideux qui l'accompagne, au sourire fourbe mais appliqué ce soir, les salue également.

— Alexandre Nagy-Bocsa.

— Enchantée, Alexandre.

Esmeralda a le don de paraître aussi décontractée que sympathique dès le premier contact ; à côté d'elle, Antigone sourit gauchement. Avec sa veste en cuir et sa coupe à la garçonne, elle craint de n'être pas tout à fait à la bonne place ; dans les soirées de Beaumonts, on croise tant de célébrités ! Mais elle n'a pas le talent d'une langue déliée ; c'est la plume qu'elle manie. De son école de scénariste, elle s'est trouvé ce stage en or dans la grande compagnie de distribution cinématographique, au cabinet d'Esmeralda de Angusa qui par chance est une femme délicieuse autant en public qu'en privé — deux faces équivalentes d'une pièce étonnamment franche. Maître de stage adorable et prévenante, elle emmène la jeune femme partout ; dans ce milieu, comme dans tous les autres, c'est par le contact humain qu'on se fait sa place ; le réseau, le réseau ! Ne compte pas seulement sur Link&Deen !

— Je vous ai déjà vue, je crois.

Chiara Vespa vient de s'adresser directement à Antigone. Celle-ci rougit immédiatement, s'étrangle, doit le dire une deuxième fois :

— Ah bon ?

— Une soirée chez Kalliope Productions, le mois dernier, non ?

— C'est possible...

Antigone est gênée ; en fait, ça lui revient ; elle se souvient toujours des belles femmes.

— Oui, je me rappelle.

— Nous avions beaucoup échangé avec Imène.

Imène Terraso, la papesse de la presse people, auprès de laquelle Esmeralda l'avait préalablement introduite. Une femme énergique. La seule peut-être, dans une soirée mondaine des années 2000 comme celle-ci, à arborer avec impudence les cheveux courts et la veste en cuir qui soulignent l'angle droit de sa mâchoire. Voix un peu rauque, oreilles ornées de boucles d'argent ; Imène avait eu, à l'égard de la stagiaire, la même tendresse qu'Esmeralda, une prévenance inhabituelle pour ce monde sauvage qu'est celui de la culture.

— Vous aviez l'air assez proches.

Antigone éclate encore plus en écarlates. Elle bafouille un petit oui si on veut. Un sourire fugace passe sur les lèvres fines et parfaites de Chiara.

— Je suis sûr que vous avez de grandes choses à faire ensemble, déclare Alexandre.

Antigone s'étonne de ce tir croisé qui à présent quitte l'anodin. Mais déjà les deux époux prennent congé. Esmeralda a détourné son attention de là. Plus tard, elle songera à cette conversation ; mais pour l'instant, elle n'est qu'une stagiaire qui se destine à l'écriture de scénario.



* * *




Dans la pénombre, le ventilateur bruisse. L'air mou et plein de torpeur bouge à peine, mollement convaincu par les pales surexcitées qui le hachent ; devant son ordinateur qui projette un écran blafard sur son visage, Antigone fume une cigarette ; elle écrase mégots sur mégots dans un cendrier en verre. La fenêtre est grande ouverte sur la rue ; il est 3h47 du matin, le sommeil a déserté sa chambre d'étudiante du dixième arrondissement ; la canicule persiste, coup de chaleur de fin septembre, une énorme bulle de chaud éructée par l'Afarée toute proche. Effet fréquent et prévisible du climat.

La jeune fille travaille sur l'interface blanche et bleue d'un logiciel de traitement de texte. La traduction de ce scénario du guadamo à l'espérantin demande toute son attention pour être revérifiée ; dans les dialogues on a pas le droit à l'erreur. Les dialogues : c'est le plus difficile. Le cinéma méridional a souvent l'élégance de les lécher, mais après ça fait trop écrit. Au Nouveau-Monde, on aime les phrases efficaces, courtes, les échanges qui montent à l'essentiel comme les barreaux d'une échelle, délaissant au passage réalisme du bafouillement, inconfort du silence, charme des erreurs de langue. Mais comment retranscrire les fleurs du langage à travers deux idiomes ? La LV2 guadamo c'est une chose ; de s'inventer interprète, c'en est une autre. Mais il le faut pour demain ; Esmeralda a un rendez-vous important en ville avec le producteur du film et elle veut pouvoir jauger de ça. Beaumonts ne s'abîme pas avec des navets.

Dans la chaleur nocturne, elle referme son écran, épuisée cette fois ; le sommeil va la saisir. Ses boucles d'oreille, une bouteille de bière tiède et le cendrier reposent à côté d'un tas d'écrits et de factures ; elle s'allonge sur le canapé, ayant laissé son lit à un ami de passage. Elle se réinstalle confortablement, passe un drap sur son corps, et ferme les yeux. Elle ignore qu'en bas, une berline noire passe ; le conducteur, activant les feux de détresse, s'arrête devant l'immeuble ; déverrouillant la porte du hall il cherche son nom à la lumière d'une petite lampe, et dans sa boîte aux lettres introduit une enveloppe de kraft. Elle la découvrira demain soir, en rentrant du travail ; montant les escaliers en étudiant interloquée l'aspect de l'enveloppe brune, elle l'ouvrira sur le comptoir de cette même table, pour constater qu'elle ne contient rien d'autre qu'une simple petite clé USB rouge. Curieuse et imprudente, elle la branchera immédiatement à son ordinateur portable ; ce sera le premier jour d'une nouvelle vie.

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