
La salle de réception était une élégante pièce aux grandes baies vitrées en surplomb sur les jardins. Les décors, minimalistes au possible, étaient conçus pour laisser court à la discussion autour de fauteuils design et d’une table basse sur laquelle des rafraîchissements étaient posés. La Grande Ouléma Shima Kashani était assise sur l’un de ces fauteuils, relisant à nouveau ses derniers messages. Sumalee Saeloo la regarda d’un air interdit. La Troisième République du Jashuria était un Etat laïc, qui ne se mêlait que peu d’affaires religieuses, afin de ne pas privilégier une religion sur une autre. Si la Seconde Ambassadrice voyait d’un mauvais œil que les religieux se mêlent de la politique, la politique internationale du Jashuria en Afarée nécessitait la présence de la Grande Ouléma des Tariqas Unifiées du Jashuria. Cette dernière, bien qu’étant la cadette de la Seconde Ambassadrice, avait ses propres objectifs, mais ils coïncidaient parfaitement avec ceux de la Troisième République, qui entendait bien étendre son influence en Afarée Orientale.
La Seconde Ambassadrice était toujours méfiante envers la Grande Ouléma. Traditionaliste jusqu’au bout des ongles, Sumalee Saeloo était issue de ces grandes familles jashuriennes dont les liens avec les élites hindoues n’étaient plus à prouver. Ainsi, elle se montrait assez distante vis-à-vis des représentants des autres formations religieuses du pays, en cachant cette distance sous le paravent commode de la neutralité de l’Etat jashurien. Mais il fallait se rendre à l’évidence : les religieux étaient un moyen commode de porter l’influence jashurienne au-delà des frontières, sans que personne ne s’en émeuve. A ce titre, la présence de la Grande Ouléma était stratégique, et Sumalee Saeloo, malgré tout le dédain qu’elle éprouvait pour ces spiritualités absconses, savait qu’elle pouvait retirer quelques avantages de la situation. Les relations entre la Seconde et la Grande Ouléma étaient cordiales, mais les deux savaient parfaitement qu’elles étaient les instruments de la politique de l’autre et aucune ne se faisait d’illusion quant à la situation : l’Etat avait besoin de l’influence des musulmans du Nazum en Afarée, et les musulmans du Nazum avaient besoin du discret appui politique de la diplomatie jashurienne.
Sharukh Kapoor, en tant que nouveau diplomate assigné aux relations naissantes entre l’Etat jashurien et le Sultanat, était un choix parfait pour les projets de Sumalee Saeloo. De deux ans son cadet, il était réputé pour être un véritable charmeur et savait mener ses dossiers avec sérieux et diligence, ce qui convenait parfaitement à la Seconde Ambassadrice. Il avait pris sa nomination à ce poste avec joie, l’homme aimant les défis et ayant rejoint l’équipe de Sumalee Saeloo pour ressentir la sensation grisante du dépaysement.
“Madame l’Ambassadrice ? Le Sultan et les représentants religieux viennent d’arriver dans le hall principal.”
L’une des aides de camp de la Seconde venait de pénétrer dans la salle de rencontres.
“Faites les entrer. Nous sommes prêts.”
Quelques minutes plus tard, le Sultan du Ghamdan pénétrait dans la salle de réunion, avec à sa suite les imams officiels du Sultanat. Les trois représentants jashuriens se tenaient au milieu de la pièce, comme l’exigeait le protocole, et accueillirent leurs invités avec politesse. Les mains furent serrées et les politesses échangées, puis tout le monde fut convié à prendre place dans les sièges prévus à cet effet tandis que le personnel du Hall des Ambassades versait de délicieux rafraîchissements aux hôtes et aux invités.
“Vos excellences, c’est un plaisir de vous recevoir ici au Hall des Ambassades, dit Sumalee Saeloo pour rompre la glace. J’ai pris la peine de faire venir pour l’occasion monsieur le diplomate Sharukh Kapoor, qui va prendre ses fonctions dans votre pays afin d’assurer la liaison diplomatique. Il m’a semblé important que vous le rencontriez avant qu’il ne s’envole pour l’Afarée.
- Enchanté de faire votre connaissance. J’ai à coeur de faciliter les relations entre nos deux pays, ajouta Kapoor d’un ton avenant.
- Et je souhaitais aussi vous présenter madame Shima Kashani, Grande Ouléma des Tariqas Unifiées du Jashuria. Madame Kashani a récemment été élue par les oulémas soufis pour représenter le clergé musulman du Jashuria à l’international. Elle fait partie des instigatrices de cette rencontre car elle a beaucoup de projets à vous faire part.”
Dame Kashani sourit à la Seconde Ambassadrice et présenta un visage avenant aux représentants du Ghamdan.
”La paix d’Allah soit sur vous … Je suis ravie que vous ayez pu venir jusqu’ici pour converser en toute transparence sur les sujets qui viseront à rapprocher nos deux communautés.”
Shima Kashani jouait gros sur cette affaire. Elle se devait de présenter sa communauté sous un visage avenant et ouvert à l'échange. Les relations entre les musulmans afaréens et les musulmans du Nazum avaient toujours été complexes. Il n'était pas rare que des ministres du culte conspuent l'Islam nazuméen, au prétexte que celui-ci se serai fourvoyé dans l'idolâtrie ou dans des considérations spirituelles indignes des paroles des savants de l'Islam afaréen. Mais dame Kashani était une artisan de la concorde, et elle espérait pouvoir dresser des ponts, là où tant d'autres s'étaient entêtés à les brûler. Il en allait de l'avenir des communautés musulmanes du Nazum, qui recherchaient leur propre légitimité au sein de l'Oummah.