
Activités internes
Posté le : 01 mai 2025 à 23:10:01
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Reconnaissant au moins la valeur du coup de génie qu'il avait orchestré au Gradenbourg, les Hotsaliens l'avaient installé dans ce que d'aucuns parmi les citadins résidant à Troïtsiv aurait qualifié de beau quartier. Celui-ci méritait autant cette appellation que le pouvait un fragment de ville hotsalienne du XXIe siècle. Dans ce pays où la totalité des bâtiments historiques et des constructions pittoresques avaient été vaporisés sous le feu raskenois pendant la guerre de 1994, à l'exception peut-être du centre historique de Lorinsk qui restait la dernière attraction humaine un tant soit peu réputée au-delà des montagnes dont il était cerné, l'architecture fonctionnelle à base de béton brut était devenue la norme contemporaine à l'échelle nationale. Si les édifices de la coquette rue Majevska où logeait désormais Elona Maajsk n'échappait guère à ce cliché, ils avaient le mérite d'avoir été érigés postérieurement au Plan Usenko et son lot de relocalisation de réfugiés à la situation sociale compliquée, que la plupart des habitants du quartier auraient eu tendance à qualifier de problématique.
Conscient qu'il était entouré de gens de bien, l'Illiréen commença à descendre la rue Majevska, sa serviette de cuir en main. Alors que ses élégantes chaussures de ville à la pointe allongée foulaient d'un pas tranquille le bitume déjà longuement chauffé par le soleil en ce début d'après-midi de juin, ses petits yeux profondément sertis derrière d'épaisses lunettes au cadre noir scrutaient avec enthousiasme chaque détail de l'environnement nouveau qui s'offrait à lui. Enfin en mesure de contempler la capitale hotsalienne à la lumière du jour pour la première fois depuis son arrivée, Maajsk ressentait une excitation semblable à celle d'un étudiant partant explorer son campus universitaire à la veille du commencement des cours. Les rayons solaires qui venaient s'accoupler à la courbe parfaite de son crâne lisse, sur lequel les perles de sueur invoquées par la chaleur pouvaient rouler sans la moindre entrave capillaire, contribuaient indubitablement à cette atmosphère de fin de vacances qui lui rappelait ses jeunes années. Les détails qui s'offraient à son champ de vision venaient par ailleurs alimenter cette résurgence de ses souvenirs passés, à commencer par l'omniprésence de la jeunesse parmi les passants qu'il croisait. La flagrance était telle que c'en était à peine croyable. La forme atypique de la pyramide des âges de l'Hotsaline, large et plate à sa base avant de s'amincir considérablement dès les échelons supérieurs pour venir percer le haut du graphique à la manière d'une aiguille acérée, telle une tour édifiée au milieu d'un terrain vague pour aller chatouiller le ciel, était un fait largement connu, ainsi façonné par les pertes dues à la guerre et l'explosion démographique qui avait suivi le conflit de 1994. Mais c'était autre chose que d'en constater la réalité concrète en se promenant dans les rues de la capitale. Cela faisait déjà plusieurs minutes qu'il marchait, et l'Illiréen ne semblait pas avoir croisé quelque individu de moins de quarante ans sur ces larges trottoirs. Il avait pourtant déjà vu passer du monde, la densité des villes hotsaliennes étant ce qu'elle est.
Ce fait surprenant était loin de lui déplaire. À mesure qu'il voyait défiler ces visages inconnus et si facilement oubliables, son regard s'attardait de plus en plus longuement sur la multitude de jeunes femmes de moins trente ans qui lui faisaient la faveur de croiser son chemin. Vêtues tantôt de tenues formelles, tantôt de chemises ou de robes claires brodées de motifs typiquement slaves qui épousaient tout aussi amoureusement leurs agréables formes que le plus élégant des tailleurs de bureau, leur défilement successif devant les yeux avides d'Elona Maajsk ne faisait mûrir qu'une seule pensée dans les arcanes de l'écrin sphérique qui renfermait l'ingénieux esprit de l'Illiréen. Celui-ci ne se demandait non pas s'il allait pouvoir croquer les mets somptueux qui se présentaient devant lui, mais quand. Le soir même, ou seulement le lendemain ? Rien ne retenait désormais plus les ardeurs d'Elona, qui avait laissé son ancienne vie derrière lui à Tirgon, où femme et enfants n'avaient plus la moindre raison de l'attendre. La pauvre Jolanda, son épouse, n'était guère plus que l'ombre de ce qu'elle était au lendemain de son mariage. Une ombre massive, flétrie, repoussante, envers laquelle Elona Maajsk s'était abstenu de toute obligation conjugale depuis le lendemain de la naissance de ses fils. Fils avec lesquels, par ailleurs, il n'entretenait plus la moindre relation depuis déjà plusieurs années. Si son affectation au Gradenbourg avait été un bon moyen de s'éloigner temporairement de cette prison infernale, son retournement au profit de l'Hotsaline, qui excluait tout retour de sa personne sur le territoire d'Illirée, l'en avait définitivement libéré. Il pouvait désormais se consacrer à des projets plus excitants.
Alors que ces quelques pensées fusaient sous son crâne dépeuplé, il remarqua que sa destination se trouvait de l'autre côté de la rue. Un immeuble de béton, semblable aux autres par son architecture, à ceci près qu'il arborait sur sa facade une large pancarte de verre portant le sceau du Conseil de Réclamation Nationale, l'organe exécutif actuel de l'Hotsaline. Face à lui trônait ainsi le Ministère de la Réintégration des Territoires Occupés, tel que son nom était gravé sur la surface de verre, dont il se trouvait séparé par le torrent des véhicules qui circulaient le long de la rue dans un vacarme assourdissant. Si les ressortissants de contrées plus éloignées auraient pu trouver insupportable le bruit ambiant généré par tous ces moteurs grondant à l'unisson, ce n'était pas le cas d'Elona Maajsk, qui s'y était déjà habitué en travaillant à Brugberg. Il connaissait bien ces voitures dont les moteurs pétaradaient en dégageant de larges volumes de fumée noire : elles étaient de conception raskenoise. Il faut croire qu'en dépit de l'hostilité patente qui s'exprimait entre Rasken et la Kresetchnie et la fermeture des deux pays à la moindre relation commerciale, le marché trouvait toujours le moyen de faire son chemin. Dieu sait d'où ces voitures étaient importées. Un ancien pays de l'UEE, peut-être, ou un autre partenaire commercial de l'Empire Raskenois qui servait malgré lui de plateforme de transit. Quoi qu'il en soit, il apparaissait que les Hotsaliens n'avaient que faire de la provenance véritable de leur voiture, du moment qu'elle roulait. Ce constat suffit à faire naître dans l'esprit d'Elona quelques considérations fugaces et fort peu originales, mais non moins vraies, sur l'articulation instable entre les grands principes des hommes et la poursuite de leurs intérêts matériels.
Le feu des piétons passé en vert, l'Illiréen s'engagea sur le passage clouté qui le séparait de son objectif. Avant de pénétrer dans le bâtiment, il eut la présence d'esprit de fouiller rapidement dans sa serviette, afin d'en retirer le laisser-passer imprimé à son nom qui lui avait été remis la veille par les services du gouvernement. Il s'engagea alors dans la porte tambour qui marquait l'entrée de l'imposant bâtiment ministériel, pour déboucher dans un hall d'accueil à la décoration minimale. Cerné par des murs nus irradiant d'un blanc clinique, Elona Maajsk remarqua à peine les quelques touches de peinture allant du beige clair au jaunâtre que le décorateur avait dû s'autoriser dans un accès de folie pour recouvrir les plinthes et quelques encadrements de porte. Face à lui, un guichet en bois clair le séparait d'une hôtesse en tailleur, jeune elle aussi, dont le léger sourire offrait un sentiment plus agréable que les regards froids qui lui étaient adressés par les militaires en treillis qui assuraient, fusil d'assaut en main, la sécurité à l'entrée du bâtiment. Suivant aussi bien son cœur que sa raison, Elona s'approcha du comptoir pour aller s'adresser à la jeune femme qui se trouvait assise de l'autre côté. Alors qu'il se penchait au-dessus du guichet, son regard plongea presque malgré lui entre les pans de la chemise entrouverte de la jeune femme.
« Добрий день, пане, lui lança-t-elle tout sourire, faisant mine de n'avoir pas remarqué le regard baladeur de son interlocuteur. L'Illiréen n'avait bien évidemment rien compris à cette formule élémentaire de salutation, lui qui n'avait posé le pied en Hotsaline que la veille. Hors de question pour lui toutefois de répondre dans sa langue maternelle, qui n'avait pour ainsi dire aucune chance d'être comprise par qui que ce soit en des terres aussi reculées. Il opta donc pour le français, qui restait à ce jour le langage le plus largement parlé sur le continent eurysien — si ce n'est dans le monde entier.
— Bien le bonjour, Mademoiselle. On m'a indiqué que je devais remettre ce laisser-passer à mon arrivée au ministère.
Il remit le document à l'hôtesse, qui le survola rapidement avant de relever les yeux vers Elona. Elle lui répondit dans la même langue, avec un accent léger qui laissait présager d'une bonne maîtrise professionnelle de la langue française.
— Bienvenue, Monsieur Maajsk. Vous étiez justement attendu. On m'a demandé de vous conduire à votre bureau. Si vous voulez bien vous donner la peine de me suivre...
— Avec joie, Mademoiselle.
Elle se leva d'un geste vif, quittant son guichet pour aller passer le badge qui pendait à son cou devant le scanner contrôlant les portillons électriques qui gardaient l'accès vers l'intérieur des locaux du ministère. Après avoir émis un bip sonore caractéristique, l'une des quatre barrières métalliques pivota, libérant la voie vers les entrailles bureaucratiques de l'administration gouvernementale hotsalienne. Comme pour guider son hôte, la jeune femme tendit le bras en direction du passage qui venait de s'ouvrir.
— Après vous, lança malicieusement l'Illiréen, accompagnant son invitation d'un geste de la main.
Suivant sagement la prescription, l'hôtesse s'engagea la première à travers le portillon. Elle portait une jupe crayon couleur corail, parfaitement assortie au tailleur qui couvrait sa chemise d'un blanc à peine plus éclatant que celui de ses chaussures à talons hauts. Alors qu'il lui emboîtait la marche, Elona savourait toute l'harmonie du galbe si finement enlacé par ces vêtements qui s'étiraient gracieusement tels un accordéon au rythme des pas veloutés de la jeune femme. Il manqua presque de lui rentrer dedans lorsqu'elle s'arrêta pour appeler l'ascenseur, qui par chance se trouvait déjà au rez-de-chaussée, provoquant une ouverture instantanée des portes métalliques coulissantes. Après que tous deux furent montés à bord de la cage étroite, l'Illiréen vit l'hôtesse appuyer sur le bouton portant le chiffre quinze. C'était heureux, pensa-t-il, que son bureau se trouve dans les étages supérieurs de l'immeuble, non pas seulement parce que la hauteur d'un bureau était généralement le reflet de celle de son occupant dans la hiérarchie d'une organisation, mais aussi pour la vue qu'il aurait depuis sa fenêtre. L'ascension le long de la tour fut aussi lente qu'elle fut rapide, selon les points de vue. Elle ne dura que le temps d'un battement de cil pour Elona Maajsk, qui ne quittait guère des yeux son hôtesse, laquelle s'efforçait de répondre à cette œillade prolongée par des sourires polis qu'elle espérait compenser son propre regard fuyant, rivé plutôt sur le compteur électronique qui voyait défiler les numéros des étages. Lorsque retentit le bip salvateur annonçant l'ouverture des portes, la jeune femme bondit en dehors de la cellule métallique, avant d'indiquer à l'Illiréen la direction à suivre en étendant son bras gracile.
— Après vous, Monsieur Maajsk tenta-t-elle à nouveau auprès du celui qui répondit en reproduisant des deux bras son geste d'invitation.
— Mais je vous en prie, lança-t-il avec un sourire qui se voulait bienveillant.
L'hôtesse ne bougea pas, se contentant de déployer son index en agitant le bras.
— C'est juste ici, au bout du couloir !
Sentant qu'il deviendrait absurde de réitérer son invitation, tout en ne saisissant pas la raison de l'insistance de la jeune femme, Elona Maajsk s'exécuta et avança dans la direction indiquée, suivi cette fois par sa guide. L'esthétique — si tant est que le terme avait sa pertinence ici — du couloir était en tout point similaire à celle du hall d'accueil. Blanche, froide, minimale. À mesure qu'il arpentait le corridor, le duo voyait défiler des portes en bois identiques, couvertes d'un blanc légèrement plus sale que celui des murs, et cernées par un encadrement jaunâtre. Elles étaient pour la plupart identifiées par des appellations numériques ineptes, affichées sur un petit cartel en plastique vissé à gauche de la poignée en PVC grise. Parvenu devant l'entrée de ce qui devait être son bureau, Maajsk remarqua que la porte ne portait cette fois pas seulement un numéro, mais également un petit texte gravé en alphabet cyrillique sur une plaque de cuivre vissée directement dans le bois, à hauteur de vue. L'ancien agent valinoréen déduit que ce devait être son propre nom qui était inscrit, bien qu'il fût incapable de le lire. Cette information confirma son pressentiment initial. Il n'était pas amené à devenir un simple numéro perdu entre les rouages de la bureaucratie gouvernementale hotsalienne. Il était quelqu'un, un nom qui méritait d'être gravé sur une plaque en métal massif, là où le fonctionnaire moyen n'avait droit qu'à une pauvre étiquette en plastique.
— C'est ouvert, Monsieur. La clé se trouve à l'intérieur. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous pouvez appeler le standard n'importe quand sur les heures de bureau, de sept heures à vingt heures. Bonne journée !
— Merci bien. Bonne journée, Mademoiselle !
Alors que l'hôtesse tournait les talons pour regagner l'ascenseur, Elona prit plusieurs longues secondes avant de se décider à entrer dans la pièce. Un délai qui avait moins vocation à ménager le suspense de la découverte qu'à lui donner le temps d'admirer une dernière fois la croupe soyeuse qui s'éloignait le long du couloir. Au vu de ce départ précipité — cette fuite même — il ne faisait guère de doute que la petite avait été vivement impressionnée, ce qui présageait du meilleur pour la suite. Cette distraction passée, il se résolut à tourner la poignée grise pour pénétrer dans son nouveau bureau. Le premier élément qui le frappa alors fut la taille de la pièce. Elle était gigantesque, tout du moins pour un bureau personnel. Elle devait bien faire trente ou quarante mètres carrés, soit la surface d'un studio plutôt confortable. Seulement, pas de lit dans celui-ci ; pas de table à manger, pas de cuisinière, ni de salle de bain. Uniquement un grand bureau en bois clair posé au fond d'une grande pièce vide aux allures de chambre d'hôpital. Les murs d'un blanc éblouissant embaumaient encore des effluves de la peinture fraîche, tandis que le mobilier semblait tout aussi neuf que les cloisons dont il était cerné. Neuf, non pas seulement parce qu'il avait été installé ici récemment, mais également dans sa conception. C'étaient des meubles tout ce qu'il y a de plus moderne, tant dans leur design que dans leurs matériaux. Elona Maajsk s'assit dans le fauteuil couvert d'un faux cuir blafard à l'odeur encore légèrement pétrolée, remuant subtilement du postérieur pour en tester l'assise. Il était plutôt confortable. Il se pencha en avant pour effleurer de la main la surface du bureau, et remarqua que le relief boisé qu'il avait pu apercevoir de plus loin n'était pas le fait des rognures naturelles du bois, mais une sorte de motif décoratif, imperceptible au toucher, apposé sur ce qui devait probablement être un plateau en contreplaqué. En se redressant, il constata que son fauteuil était doté d'accoudoirs pivotants. Bon point.
Il se releva pour aller voir la baie vitrée. En passant, il s'attarda sur ce qui était sans doute le seul élément de la pièce que l'on pouvait qualifier de décoratif, à l'exception des deux ou trois plantes vertes qui venaient garnir ici et là les coins du bureau d'Elona. Attachés à d'épaisses hampes qui dépassaient en hauteur l'Illiréen, les trois drapeaux pendaient face à lui avec une légère inclinaison, tels un rang de gardes d'honneur s'inclinant face à leur souverain. Le premier était le drapeau de la République d'Hotsaline, associant au fond blanc ses bandes bleues-vertes à la teinte indéfinissable. Il était suivi par l'étendard, plus politique, de l'État de Réclamation Nationale, qui troquait la couleur insolite de son prédécesseur pour un noir spartiate, chargé d'un kolovrat orange et d'une épée blanche si caractéristiques de l'époque. Le dernier drapeau était hideux : un amas bleuâtre censé évoquer une montagne, surplombé d'un motif traditionnel pixellisé au teint pourpre et d'un gouvernail noir à la présence incompréhensible. C'était très certainement celui de la Confédération de Kresetchnie, dont Elona Maajsk ne savait finalement presque rien en dehors de la situation du Gradenbourg. Cette distraction passée, il alla enfin contempler la vue que lui offrait la baie vitrée. L'immeuble d'en face ne lui laissait pas percevoir grand-chose du panorama de la ville. En revanche, s'il baissait son regard, il pouvait scruter les passants qui circulaient sur les trottoirs de sa rue. Il les regardait faire leur vie, comme un enfant observant les cortèges des fourmis dans son jardin. Du haut de son quinzième étage, il ne voyait que de petits points colorés qui se mouvaient en agitant des membres minuscules sans avoir la moindre idée du regard qui était ainsi posé sur eux. C'était là le privilège des puissants.
Il se rappela alors ce que lui avait dit l'hôtesse quelques minutes plus tôt. La clé ; elle devait être quelque part ici. Il se retourna pour confirmer ce qu'il lui semblait avoir déjà aperçu : son bureau restait parfaitement immaculé. Pas un dossier, pas un stylo, pas un grain de poussière n'y traînait. Et encore moins une clé. Il se rapprocha, et remarqua qu'il y avait encore un endroit qu'il n'avait pas inspecté : les tiroirs. Sans prendre la peine de se rassoir dans le fauteuil blanc, il s'accroupit derrière le meuble et commença à tirer une à une les poignées des petites boîtes au teint pâlot qui garnissaient la face antérieure du meuble en bois.
— Bien installé ?

Mariya Dovhan, la Ministre de la Réintégration des Territoires Occupés et Vice-Présidente du Conseil de Réclamation Nationale, était venue en personne accueillir le nouvel arrivant. Elle se tenait dans l'encadrement de la porte, altière, le bras droit légèrement plié au niveau du poignet dans une pose typiquement féminine. Sa veste ample arborait un ton bleu ciel qui rayonnait dans l'immensité blanche de ce décor ascétique. Les boucles blondes qui descendaient sur ses épaules, appendices d'une chevelure abondante cernant un visage pâle serti de deux grands yeux d'un bleu profond, participaient de cette clarté vivace qui se dégageait de sa personne. Elle portait un parfum discret — une eau de parfum pour être plus précis — à base d'extrait floral, destiné à couvrir l'odeur de son chien Stanislav qui avait fini, bien malgré elle, par embaumer la totalité de son abondante garde-robe. De là où elle l'était, elle ne pouvait guère apercevoir que le bout des chaussures noires d'Elona Maajsk, accroupi derrière son bureau pour en fouiller les tiroirs. Au son de la voix de la ministre, il se redressa, jaillissant derrière le meuble tel un diable sortant de sa boîte. C'est alors que Mariya Dovhan le vit pour la première fois.
Ce fut comme une apparition.
La sphère brillait au sommet du corps piriforme de l'Illiréen telle la lampe d'un phare guidant les espions en perdition. Le crâne d'Elona Maajsk, désert d'ivoire, aussi lisse qu'une dune polie par les vents, la captivait comme un astre solaire piège dans son champ gravitationnel les étoiles égarées. Elle savait que sous cette montagne ronde dormait le dragon qui gardait le trésor d'un esprit de génie — celui qui, en manigançant ce plan d'une audacieuse lâcheté, avait ridiculisé Rasken et lui avait livré le Gradenbourg sur un plateau d'argent ; à elle, à son ministère, et à l'Hotsaline. Raidement monté sur ses jambes courtes, ce grand petit monsieur exprimait une présence envoutante, un volontarisme et une fougue exotiques qui par trop souvent manquaient aux esprits froids et apathiques de cette contrée. Attirée comme une comète à l'approche de la terre, Mariya Dovhan avança sans quitter des yeux l'orbe de marbre qu'elle contemplait avec la fascination d'une enfant captivée par une boule à neige. Ses pupilles se dilataient à mesure qu'elle s'en approchait, malgré l'éclat éblouissant des rayons lumineux qui rebondissaient sur la surface de ce globe chatoyant. Lorsque le vieil homme prit la parole, le piquant de son accent acheva de faire fondre intérieurement la vice-présidente aux yeux devenus vitreux.
— Plutôt bien, je vous remercie. Madame Dovhan, je présume ?
Il lui tendit une main qu'elle s'empressa de saisir. La moiteur du membre suscita en elle un frisson qui traversa son corps entier. Elle ne savait guère plus si la sueur qui huilait le rouage de leurs paumes enlacées était la sienne ou celle de son interlocuteur.
— C'est tout à fait ça. Vous venez d'arriver ? Je vois que vous n'avez encore déballé aucune de vos affaires.
— Je viens d'arriver, c'est vrai. Mais il est peu probable que ce bureau change de visage demain. Je déteste surcharger inutilement mon environnement de travail. Au contraire, un bureau tel qu'il est maintenant, où aucun dossier ne traîne, c'est... parfait.
La ministre ne répondit mot, toute perdue qu'elle était dans la contemplation du galbe parfait de la colline nue que tout son être l'exhortait à partir escalader. Légèrement troublé par ce silence, l'Illiréen entreprit de briser ce blanc.
— Un instant, il y a quelque chose que je dois vérifier.
Elona Maajsk alla fermer la porte, avant d'introduire dans la serrure la clé qu'il venait de trouver dans l'un des tiroirs de son bureau, qu'il tourna dans un cliquetis métallique caractéristique.
— Ah oui, c'est bien celle-là. Toutes mes excuses !
Il revint sur ses pas pour retourner se positionner face à la numéro quatre du gouvernement.
— Tel que vous me voyez, je suis prêt à me mettre au travail. Que pensez-vous me confier en priorité ? La coordination des opérations de mes anciens agents restés au Gradenbourg ? Ou l'élaboration d'une campagne d'information pour canaliser les résistances populaires sur place ?
— Un petit conseil, Monsieur Maajsk... Si vous restez travailler pour cette administration, évitez de désigner le régime d'occupation raskenois simplement comme « le Gradenbourg ». Certains... beaucoup en fait, ici, pourraient très mal le prendre. Utilisez plutôt son appellation d'Administration Militaire, ou parlez-en comme des « territoires occupés ». Vous comprenez ? fit-elle en accompagnant cette recommandation d'un sourire qui se voulait bienveillant, tout en dissimulant sa propre crispation.
— Je vois... Je vous remercie pour ce conseil, Madame la Vice-Présidente, et je ne manquerai pas de l'appliquer. Alors, concernant mon affectation...
— Je vais être honnête avec vous, Elona. Au cours des prochaines semaines, vous ne passerez probablement que peu de temps dans ce vaste et charmant bureau. Je pense que nous vous enverrons plutôt faire le tour des plateaux télé et des rédactions de journaux, afin que vous puissiez raconter à tout le monde toutes les... vilaines méchantes choses que Valinor et Rasken ont essayé de vous faire faire dans les territoires occupés. Et surtout comment vous avez réussi à retourner la situation à l'avantage de l'Hotsaline et devenir, ce faisant, un héros national !
— Ah, je suis un héros national !
— Vous allez le devenir, Elona. Vous allez le devenir ! Ce que vous avez fait est exceptionnel, un coup quasi fatal porté à la machine d'occupation raskenoise. Et je suis convaincue que vous pourrez en faire encore beaucoup pour ca pays, pour mon ministère... et pour moi.
Nouveau blanc. Mariya Dovhan le brisa cette fois en retirant sa veste bleue, dévoilant un chemisier précieux de couleur crème en soie satinée.
— Il fait terriblement chaud dans ce bureau... Il faudra que vous pensiez à faire réparer la climatisation. Bon, où en étais-je... Ah oui, le programme !
— Et au sujet de ma protection...
— C'est ça ! J'y venais. Cet immeuble est sous protection directe de l'armée. Logique, me direz-vous, pour une administration militarisée comme la nôtre. Ce n'est pas avec des machines à bulles que nous récupérerons notre territoire ! Mais bref, pour ce qui est de vos déplacements, vous serez bien évidemment placé sous la protection des services de l'État. De même que votre appartement, d'ailleurs. Vous ne l'aurez peut-être pas remarqué — et c'est heureux — mais il est sous surveillance.
Les sourcils du transfuge illiréen se froncèrent légèrement.
— Pas sous surveillance directe, bien entendu. Les services surveillent les entrées et sorties de la résidence depuis l'étage du dessus, je crois... à moins que ce soit l'immeuble d'en face... Merde, je ne sais plus. Quoiqu'il en soit, ne vous en faîtes pas. Nous allons prendre bien soin de vous...
— Je vous en remercie ! Et ce bureau... il est aussi sous surveillance ?
— Non, pas que je sache. Comme vous pouvez le voir, il n'y a aucune caméra ici. Vous pourrez travailler en tout quiétude. Et de toute manière, nous ne risquons rien... Il me semble que la porte est fermée à clé, non ?
— C'est vrai...
Un cours silence suivit. La vice-présidente laissa échapper un soupir, tandis que leurs respirations mutuelles se faisaient de plus en plus sonores. Elona Maajsk fut le premier à rompre cette tension. Agrippant l'Hotsalienne par la taille, il la souleva d'un geste vif pour la déposer sans ménagement sur le bureau. Alors qu'il commençait à déboucler lui-même sa ceinture, il s'écria.
— Au travail, pour l'Hotsaline !
Posté le : 22 jui. 2025 à 21:28:57
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To: Roman Morozov <roman.morozov@hotsaldef.kr>
Général Morozov,
Je souhaiterais mettre à contribution vos qualités d'expert militaire en vous demandant votre avis quant à certaines réflexions qui ont récemment parcouru mon esprit concernant l'avenir stratégique de l'Hotsaline. Conformément à sa vocation initiale, l'État de Réclamation Nationale consacre la quasi totalité de ses moyens financiers et de ses efforts de développement militaire à la poursuite d'un rapport de force favorable face à l'Empire Raskenois, dans le but non seulement de réintégrer pleinement les territoires kresetchniens occupés, mais également de prémunir notre pays contre une éventuelle nouvelle invasion.
En considérant les récents développements qui ont eu lieu dans la guerre entre Carnavale et l'OND, il m'est venu une idée que je souhaiterais vous soumettre. Imaginons que, demain, nous parvenions à contraindre Rasken à cesser l'occupation de la Kresetchnie et laisser l'Hotsaline et l'Avène réintégrer leurs territoires nationaux, tout en accordant au Gradenbourg d'être restauré au sein de la Confédération. Le péril existentiel qui nous menace à l'ouest serait-il éteint pour autant ? Aujourd'hui, l'empereur à mèche blanche tend vers un abandon de l'occupation, non pas par choix, mais parce que les circonstances, et notamment la résistance de la population locale, l'y contraignent fortement. Mais qu'adviendrait-il si, quelques années ou quelques décennies plus tard, le gouvernement raskenois estimait que les circonstances sont favorables pour lancer une nouvelle invasion et tenter à nouveau d'annexer notre pays ? Rasken est un ennemi mortel et éternel de l'Hotsaline et de la Kresetchnie, ce depuis des temps immémoriaux bien antérieurs à la guerre de 1994. Il est évident que nos différends n'en resteront pas là, et tant que Rasken existera, l'Hotsaline sera en danger.
Les exemples forgés par Carnavale en Afarée et en Aleucie ouvrent toutefois de nouvelles perspectives, qui pourraient bien apporter la solution dont nous avons besoin pour remédier à ce problème. Deux millions de morts, c'est là le bilan estimé de la frappe carnavalaise sur la capitale de l'Empire du Nord, tandis que seuls les dieux connaissent le nombre de nègres et assimilés que les actes fondateurs de CRAMOISIE© ont rayé de la surface du désert afaréen, aujourd'hui marbré de rouge. Voici donc le cœur de ma réflexion : pourquoi ne pas reproduire ces mêmes faits d'arme, mais à Rasken ? Le massacre intégral de la population de cette décharge pétrolière immonde serait sans conteste le moyen le plus sûr de s'assurer que jamais Rasken ne se relève et menace à nouveau la survie de notre peuple.
Bon, j'imagine bien l'ampleur des moyens incommensurables dont il faudrait disposer pour nettoyer totalement la superficie du territoire de cette saloperie, mais qu'en serait-il d'obtenir un résultat similaire à celui dont les Carnavalais peuvent se targuer dans l'Empire du Nord ? Une frappe massive sur Eberstadt, exterminant la majorité de sa population tout en s'assurant de rayer de la carte Stanislâche et toute sa famille d'aristocrates consanguins serait au moins l'assurance d'une déstabilisation de l'empire suffisante pour nous assurer une bonne période de tranquillité, en plus de créer un trou démographique qui retardera encore davantage le moment ou le chat finira par retomber sur ses pattes.
Ce n'est pas optimal, je le sais. Et je dois bien vous avouer qu'en envoyant ce mail, une petite pointe d'espoir me traverse quant au fait que vous m'annonciez qu'il est en fait possible de faire davantage avec les moyens dont nous disposons. Mais je ne me fais pas non plus d'illusion, partant donc du principe que le projet que je viens de vous présenter constitue une perspective réaliste, qui n'en reste pas moins satisfaisante. Après tout, mieux vaut toujours arracher quelques mauvaises herbes ici et là, quand bien même on n'aurait pas le temps de désherber tout le parterre, que de les laisser pulluler jusqu'à temps qu'elles aient envahi tout le jardin. Les Raskenois sont la mauvaise herbe d'Eurysie centrale. Lorsque j'en vois qui poussent derrière chez moi, dans mon jardin, je les arrache, je les mets en tas, et je les brûle. Aucune passion, aucun affect : c'est ce qu'on fait avec les mauvaises herbes, c'est tout ! 😆
J'espère de tout cœur que vous reviendrez rapidement vers moi avec des éléments favorables concernant la faisabilité de ce projet !
Cordialement,
Envoyé depuis mon smartphone
Mariya Dovhan
Présidente du Conseil de Réclamation Nationale
Pour suivre mon compte Echo, c'est ici!
To: Mariya Dovhan <mariya.dovhan@hotsalgov.kr>
Madame la Présidente,
J'ai bien pris connaissance de votre suggestion. Bien que je comprenne vos préoccupations, je me dois de porter à votre connaissance le fait que le matériel balistique impliqué dans la frappe chimique opérée par la Principauté de Carnavale sur la capitale de l'Empire du Nord représente à elle seule un investissement supérieur à l'ensemble des moyens militaires dont dispose aujourd'hui notre pays. Détourner nos efforts d'armement actuels pour nous reconcentrer sur un objectif purement balistique ouvrirait la porte à une prise de retard notable dans la course à l'armement contre l'Empire Raskenois, introduisant le risque que nos ennemis tentent de lancer préventivement une invasion que nous ne serions plus en mesure de repousser de notre seul fait. D'un point de vue stratégique, le jeu n'en vaudrait certainement pas la chandelle, une frappe de cette ampleur n'étant par ailleurs pas nécessairement suffisante à faire s'effondrer l'État raskenois et son armée, laissant ainsi notre pays vulnérable à une attaque conventionnelle sur son territoire. Je me dois également de souligner la vigueur avec laquelle la communauté internationale réagit à la nouvelle des évènements qui ont secoué l'Aleucie, ce qui tend à montrer que la réutilisation de méthodes similaires n'est pas opportun si l'Hotsaline et la Kresetchnie souhaitent pouvoir continuer de bénéficier du soutien de leurs alliés.
Par ailleurs, il est de mon devoir de vous informer qu'en ma qualité de chef d'état-major, si vous décidiez d'orienter la politique défensive de notre nation sur cette nouvelle voie en dépit de mes mises en garde quant à son inefficacité stratégique présumée, je ne saurais prendre part à un projet militaire visant à employer de tels moyens sur des cibles civiles, surtout dans l'objectif d'obtenir des résultats similaires à ceux de Carnavale en Afarée et en Aleucie pour ce qui est du bilan humain. J'ai accepté d'être nommé à la tête de l'Armée de Réclamation Nationale afin de contribuer à mon échelle à la réintégration des territoires nationaux occupés par l'ennemi, mais en aucun cas avec l'intention de prendre part à l'organisation d'un génocide ou de tout autre type de massacre injustifiable d'un point de vue militaire.
Malgré ces réserves sur ce point particulier, restez assurée de ma pleine et entière dévotion à la cause nationale et ainsi qu'envers le Conseil que vous avez l'honneur de présider.
Roman Morozov
Chef d'état-major de l'Armée de Réclamation Nationale de la République d'Hotsaline
To: Roman Morozov <roman.morozov@hotsaldef.kr>
Bon, laissez tomber.
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Mariya Dovhan
Présidente du Conseil de Réclamation Nationale
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Posté le : 31 jui. 2025 à 02:53:40
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J'ai encore fait un cauchemar cette nuit. C'est toujours le même. Au tout début, je suis dans la maison familiale à Chesava. Autour de moi je vois mes parents et mes frères et sœurs, qui m'attendent autour de la table pour prendre le dîner. Alors que je m'approche pour les rejoindre, le toit s'effondre sur eux dans un vacarme terrible et je suis projetée en arrière. Je reprends conscience quelques minutes plus tard dans notre maison éventrée et en proie aux flammes, et je vois les cadavres des membres de ma famille qui jonchent le sol. Je reconnais le bras de mon frère Ilya dans un coin, séparé du reste de son corps qui doit être réduit à l'état de charpie sous les décombres de la toiture. En bref, je revis le souvenir de la mort de ma famille, dans les moindres détails, tel que cet évènement figure dans ma mémoire. Habituellement, je me réveille en sursaut à ce moment-là, car c'est aussi à cet instant que je me suis évanouie sous l'effet du choc pour me réveiller seulement plusieurs jours plus tard à l'hôpital, là où m'a appris que tous étaient morts exceptée ma sœur Hanna. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé cette fois. Je voyais le toit ouvert au-dessus de moi, et les bombardiers raskenois qui fendaient le ciel dans la nuit. C'est assez absurde, quand j'y pense a posteriori, car il me semble que c'est un missile qui a détruit notre maison... mais bref.
Je ne me suis pas attardée sur les corps sans vie qui gisaient autour de moi, et je suis directement sortie pour aller voir ce qui se passait dehors. C'est là que j'ai entendu les Raskenois qui s'approchaient. Ils parlaient dans une langue totalement incompréhensible, qui ne devait sûrement pas être du véritable allemand vu que je ne parle pas un mot de cette langue de sauvages, bien que cela m'ait semblé tout à fait crédible à ce moment là. Ils ont déboulé de derrière les rochers, en uniforme et casqués, leurs fusils à la main, tandis que leurs bombardiers continuaient de survoler la maison en proie aux flammes. Leurs visages n'étaient pas tout à fait humain, ils étaient mélangés avec des traits de rats. Je doute que les Raskenois ressemblent véritablement à cela dans la réalité. Quoique... Bref, ils m'ont vue et ont commencé à se précipiter vers moi. Mais je n'avais pas peur. Il ne me semble pas que je savais que je rêvais à ce moment-là, et pourtant c'était tout comme. Sans ressentir la moindre frayeur, je me suis précipitée vers le premier Raskenois venu, lui ai arraché son arme des mains, et l'ai projeté contre le rocher avec un puissant coup de pied d'une force que je ne me serais jamais crue capable d'avoir. L'arme que j'avais désormais en ma possession était étrangement un fusil d'assaut hotsalien de dernière génération, un modèle qui n'existait pas encore en 1994, et encore moins de l'autre côté de la frontière. Mais c'est le seul modèle que j'ai jamais manié dans la réalité, ce qui explique sûrement qu'il se soit retrouvé là. Je l'ai brandi et j'ai massacré les autres Raskenois en hurlant, criblant leurs corps de munitions qui semblaient illimitées jusqu'à réduire leurs corps en charpie. Puis j'ai pointé mon fusil vers le ciel et j'ai descendu leurs bombardiers, les uns après les autres, qui venaient s'écraser en file indienne quelque part derrière moi. Quand je me suis retournée, il n'y avait plus aucune carcasse d'avion, mais uniquement celles des Raskenois eux-mêmes, empilées sur le sol telles un immense charnier à moitié carbonisé.
C'est là que je me suis réveillée, trempée de sueur. Habituellement, lorsque je fais ce cauchemar qui me fait revivre la mort de ma famille, je ressens au réveil une tristesse énorme, et je fonds en larme dans mon lit. Mais cette fois, la seule émotion qui me parcourait était la RAGE. La RAGE d'avoir vu ma famille se faire tuer encore une fois. La RAGE de m'être réveillée sans avoir pu finir de tuer tous les Raskenois. La RAGE que l'Hotsaline reste occupée par ces salopards. La RAGE que Rasken existe encore. Je me suis agitée, j'ai déchiré les draps, je me suis levée, j'ai tout retourné ; les meubles, les bibelots, les tableaux : tout a fini par terre. En entendant le raffut des objets s'écrasant au sol couplé à mes hurlements de RAGE, une femme de chambre est venue toquer à la porte. Je me suis déchaînée sur elle. Je lui ai collé droite sur droite, lui ai lacéré le visage avec mes ongles, et elle a fini en boule sur le sol, en train de sangloter comme une gamine. Mais je n'en avais rien à foutre. Je suis la Présidente, et l'appartement que je venais de démolir était payé par l'État de toute façon.
Je suis la Présidente ! C'est la seule explication plausible, je n'en vois pas d'autre. Pendant des années j'ai vu ces souvenirs revenir en boucle à ma mémoire, sans autre choix que de les subir et d'encaisser la peine immense qu'ils suscitent en mon être. Je voyais ma famille mourir, et mourir encore, impuissante à donner la suite que leur sort mérite en toute justice. Mais la situation a changé. Aujourd'hui, je suis à la tête de l'Hotsaline. Aujourd'hui, j'ai le pouvoir de changer les choses. Aujourd'hui, je peux rendre à Rasken la monnaie de sa pièce ! C'est mon avenir que j'ai vu cette nuit, et celui de l'Hotsaline. La RAGE que j'ai ressentie cette nuit et à mon réveil est celle qui embrasera toute la nation pour venir porter la mort chez l'ennemi, de l'autre côté de la frontière. Tout est clair pour moi à présent : la Grande Guerre de Réclamation Nationale sera ! C'est inévitable ! Nos armées entreront dans Rasken et iront massacrer jusqu'au derniers de ces rats immondes qui pullulent en portant la pestilence partout où ils passent. Rasken doit crever !
Ça arrivera. Il me reste un an pour tout planifier. Peut-être que ça n'adviendra pas sous ma présidence — les délais sont trop serrés et les conditions ne sont pas encore forcément réunies. Mais si ça n'est pas sous mon mandat, ce sera sous le suivant. J'ai confiance en Boris, il est le seul à être un peu lucide sur Rasken au sein de ce foutu Conseil de Réclamation Nationale à la con. Inutile de compter sur cette sale pute de bourge qu'est Vasylenko, qui n'existe que pour vendre son cul à l'OND. Levchenko est beaucoup trop mou du gland pour faire quoi que ce soit. Pour lui, tant qu'on peut aller danser à poils dans les forêts, tout va bien. Ce n'est pas que j'ai quelque chose contre le fait de danser à poils, mais j'ai d'autres priorités. Quant à Yavorska, que dire ? Elle est juste complètement conne... Mais bref, j'ai une mission qui m'incombe : préparer la Grande Guerre de Réclamation Nationale pendant le temps qu'il me reste aux commandes. Je ferai tout ce qui est nécessaire à cette fin. Dans quelques années, ma RAGE s'exportera pour aller enflammer toute la Kresetchnie ! La RAGE ! La RAGE, la RAGE, la RAGE !
Posté le : 01 août 2025 à 04:43:53
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J'ai réfléchi un peu plus en détails aux considérations que j'ai consignées il y a quelques jours, suite à mon cauchemar où je revoyais la mort de ma famille et où je massacrais des Raskenois. Je suis toujours aussi déterminée, si ce n'est encore davantage, à préparer l'Hotsaline pour la Grande Guerre de Réclamation Nationale, celle qui vengera enfin mes parents, mes frères, mes sœurs, et tous ceux qui sont tombés sous les bombes raskenoises. Toutefois, je suis lucide. J'ai bien conscience qu'il ne me suffira pas des huit mois restants à mon mandat pour hisser la pays vers un niveau de préparation satisfaisant. Il n'y a pas grand doute quant au fait que, si la guerre avait lieu demain, elle aurait peu de chance de tourner en notre faveur. Non pas que je ne sois pas prête à me sacrifier, moi et tous les autres Hotsaliens, si cela permet de détruire Rasken ! Mais selon toute vraisemblance, les conditions ne sont pas encore réunies. Qu'à cela ne tienne ! Ce n'est qu'une question de temps.
Le principal obstacle à mon entreprise réside dans le fait que beaucoup au sein du gouvernement, et dans les rouages de l'État de manière générale, ne partagent pas ma lucidité quant à la menace proprement existentielle que représente l'Empire Raskenois. Rasken ne doit pas juste être affaibli, privé des territoires qu'il occupe en Kresetchnie, isolé diplomatiquement, ou que sais-je encore de ce qui sortira des cerveaux malades qui se croient intelligents de par le seul fait qu'ils sont « modérés ». Ces crétins finis confondent mollesse avec sagesse, et lâcheté avec bonté. Je comprends maintenant ceux qui, au sein de la Voix des Exilés, mon parti, ne voulaient pas que l'on participe à la coalition gouvernementale aux côtés dei Front de la Liberté ou de l'Alternative Sociale et Démocratique, qui ne cachent pas leur intention de « résoudre pacifiquement » la guerre qui dure avec Rasken depuis trente putain d'années ! Mais c'est aussi grâce à cette coalition que je suis là où je suis aujourd'hui, à la tête du pays. Je vais donc devoir composer avec ces guignols, du moins le temps qu'il faudra pour que tout soit enfin prêt.
Je ne dispose que d'un temps limité, qui ne suffira jamais à mener à bien tous les préparatifs requis avant la fin de mon mandat. Je dois donc faire le nécessaire pour que ces préparatifs continuent d'être peaufinés, même une fois que je ne serai plus la Présidente. C'est précisément ce à quoi j'ai réfléchi. J'ai plusieurs atouts dans ma manche, au-delà de mon statut de ministre et de vice-présidente. Déjà, mon parti contrôle plusieurs ministères clés au sein du Conseil de Réclamation Nationale, ce qui constitue un excellent tremplin si j'arrive à convaincre leurs dirigeants de participer avec moi au projet. Par ailleurs, les tensions économiques ont tendance à se renforcer ces derniers temps, notamment en grande partie parce que l'on n'a pas encore été foutus de reprendre ces putains de territoires occupés ! Mais c'est un avantage que je peux exploiter. Avec le contrôle du Ministère du Développement Économique, si j'arrive à me mettre Yaroslav Soroka dans la poche, je pourrai prendre la situation économique actuelle comme prétexte pour lancer tout un tas d'initiative qui dissimuleront les activités de préparation de la guerre. Les autres ne devraient y avoir que du feu.
Évidemment, il faudra que ces activités soient un minimum coordonnées si je veux que le résultat soit efficace, tout en n'étant pas trop faciles à relier afin d'éviter que l'on découvre trop facilement le pot aux roses. Pour cela, j'aurai besoin d'une organisation discrète qui chapeaute ces différentes branches, sans pour autant avoir d'existence officielle. Un État dans l'État, voilà ce qu'il me faut ! Un État dans l'État qui coordonnera en mon absence les diverses opérations qui trottent déjà ici et là dans les recoins de mon cerveau, et qui donneront à l'Hotsaline les avantages nécessaires pour gagner la guerre une fois pour toute. Tout n'est pas encore précis pour le moment, j'ai quelques points qui restent à éclaircir ici et là, mais très bientôt je commencerai à poser les premières briques de ce formidable projet ! Au diable les boules flasques du général Morozov et consorts ! Mes idées de génie ne feront peut-être pas gagner la guerre à l'Hotsaline, mais ce n'est pas mon sujet. Je ne travaille qu'à détruire Rasken, quel qu'en soit le prix. Et je n'écris pas cela à la légère. QUEL. QU'EN. SOIT. LE. PRIX.
Les autres croient peut-être que je suis folle ? Parce que moi, je veux agir, pendant qu'eux palabrent et attendent passivement que Rasken devienne intouchable pour pouvoir dire qu'il n'y a plus rien à faire ? Ils sont juste lâches, et simplement pas assez intelligents pour avoir ne serait-ce que l'idée des plans à mettre en place pour détruire Rasken. Seul un génie parfaitement stable comme moi dispose des ressources intellectuelles nécessaires pour prévoir ce qui doit l'être. Je ferai tout ce qui doit être fait pour détruire Rasken ! Détruire Rasken ! Détr
Le reste de la page est illisible, lacéré par de multiples coups de stylo assénés frénétiquement contre le cahier.
Posté le : 05 août 2025 à 15:22:34
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Mes projets avancent ! Cette semaine, j'ai posé la première brique de ce qui sera je crois le début d'un plan grandiose pour faire advenir la Grande Guerre de Réclamation Nationale dont je t'ai tant parlé ! L'armée hotsalienne a été considérablement renforcée depuis la création de l'État de Réclamation Nationale, et je crois que nous avons les moyens de donner du fil à retordre à Rasken, mais je doute que ce soit suffisant pour remporter une victoire totale sur l'ennemi. Or, il faut que la prochaine guerre soit aussi la dernière, et que Rasken disparaisse définitivement de la surface de la terre, si nous ne voulons pas que ce conflit se solde par un coup d'épée dans l'eau, voire pire, et que l'Hotsaline et la Kresetchnie meurent en vain en s'offrant en sacrifice à l'ennemi. Il faut absolument détruire Rasken, et pour ce faire, les chars et les avions sont insuffisants.
Je suis convaincue que le bombardement d'Estham, la chute de Carnavale, survenus à ce moment précis de l'Histoire, n'ont rien d'un hasard. Ce sont les dieux qui nous ont montré la marche à suivre ! Le gaz : c'est un moyen simple et efficace d'éliminer des centaines de milliers d'individus, tous en même temps, et à un coût modérément élevé. On a vu toute l'efficacité de ce procédé dans la capitale de l'Empire du Nord : deux millions de personnes éliminées en seulement quelques heures ! À Rasken ce ne sont pas moins de vingt-quatre millions de rats qu'il faut exterminer. Mais le gouvernement a déjà posé, même malgré lui, les premières pierres, en constituant un stock de missiles balistiques, certes encore insuffisant, mais tout de même conséquent. De toute manière, ils ne sont pas la seule manière d'acheminer le gaz, on peut aussi larguer des bombes par avion par exemple. J'en ai rapidement parlé avec un général de l'état-major l'autre jour, l'air de rien. Je préfère garder mes intentions pour moi, car je n'ai plus aucune confiance en ces militaires sans couilles depuis que ce connard de chef d'état-major m'a lamentablement chié au visage quand je lui exposé mon plan. Il a essayé de me faire croire que ce n'était pas possible, avant de me révéler la vraie raison pour laquelle il refuse de participer à mon formidable projet : il a la trouille ! « En aucun cas avec l'intention de prendre part à l'organisation d'un génocide », « eugneugneugneu »... Mais quelle pédale !
* Un dessin raturé à la va vite montre le général dessiné en bâtonnets, pendu au bout d'une corde. *
Pour en venir à mon plan... c'est un coup de génie ! On a beaucoup parlé ces derniers temps dans la presse des problèmes causés par la rodnovérie, les forêts sacrés, et le fait qu'on ne puisse plus construire pour étendre les villes ou aménager des nouveaux champs pour les agriculteurs. Naturellement, la production ne suit plus, mais toute la Kresetchnie dépend de l'Hotsaline pour s'approvisionner en nourriture. J'ai donc proposé tout simplement que l'on augmente la productivité en balançant des engrais et des pesticides dans toutes les fermes du pays ! Non seulement ça va sûrement marcher, donc c'est bien pour l'économie. Mais surtout, j'ai adjoint à ça un plan de développement massif de l'industrie chimique, officiellement pour développer des nouveaux engrais et de nouveaux pesticides et rendre le projet encore plus efficace. Tu vois où je veux en venir !? Évidemment, la majeure partie de l'argent va effectivement servir à cela, parce qu'il faut bien que l'on ait des résultats. Mais le projet reste en partie chapeauté par le Ministère du Développement Économique de Yaroslav Soroka, et j'ai obtenu qu'une de ces nouvelles usines chimiques soit installée dans le massif des Altars, bien cachée sous la montagne à l'abri des regards indiscrets.
C'est là-bas que tout va se dérouler. Sous couvert de développer de nouveaux pesticides révolutionnaires, un groupe d'ingénieurs trié sur le volet y concevra les agents chimiques mortels qui feront passer demain le Prométhée carnavalais pour un désodorisant pour chiottes ! D'ici quelques années, mon gros bébé pourra être chargé dans des dizaines de missiles qui pourront aller s'écraser sur Rasken et éradiquer sa population de la même manière que l'on débarrasse une cave d'une colonie de rats invasive. Je me doute bien que l'on ne pourra pas forcément tuer TOUT LE MONDE d'un coup, mais une fois qu'on aura massacré la majeure partie, ce sera beaucoup plus simple d'aller là-bas et finir les autres à l'ancienne. « À la main ». Si je suis encore de ce monde à ce moment-là, j'espère même pouvoir participer ! Ah ah ah ah !
