
Activités intérieures en Mährenie
Posté le : 29 mai 2025 à 19:24:59
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Ça parle de grèves
Ce n’est plus une idée neuve en Karbachia, ni même en ailleurs en Mährenie. La graine kah–tanaise a bien poussée, et ses fleurs sont rouge sang. On avait retenu les leçons du 11 juin 2008, de cette invasion qu’on baptisait révolution. Révolution à posteriori. Révolution parce qu’on avait trouvé quelques sympathisants du Valheim pour tirer sur des postes de garde, et parce qu’après la bataille de Sankt Josef, Ustarine et Laschborn s’étaient libérées toutes seules. Révolution sans péril, prétendront d’autres, parce qu’à ce stade l’Ordre Rosique n’avait plus d’oppresseur que le nom et le passif. Son sang avait coulé dans le caniveau, et dans les grands couloirs feutrés de ses cénacles sourds. La bête était vidée, on l’avait ouverte, et on voulait maintenant tanner sa peau pour couvrir les nouveaux livres d’Histoire.
Mais révolution tout de même. Et pour la première fois en huit ans, on ressentait le besoin impérieux de se raccrocher à ce souvenir, encore frais, encore tangible, encore animé et incarné par quelques figures clefs et grands moments. Quelque chose, dans l’air, imposait plus que l’action, le désir d’action. C’était plus dangereux encore, car le recul et le temps que l’on passait à désirer sans agir modifiait profondément le besoin même, et son résultat. On le respirait, on le buvait, on le parlait à la pause de midi dans les grands champs collectifs et les ateliers coopératifs. Il y avait un danger. C’était dix ans de stabilité, de bonheur honnête, dix années à apprendre la forme du nouveau monde, sa partition, les pas de sa danse leste et élégante. Et tout pouvait encore changer.
L’Inquisition avait été formelle, à sa façon discrète et silencieuse. Elle ignorait les nombreuses sollicitations, répondait avec douceur aux plus insistants : elle n’ingérerait pas dans les affaires politiques Mährenienne.
Certains acceptaient cette idée. Après tout il fallait couper le cordon avec le Grand Kah, rejoindre la Kaulthie et seulement après travailler à l’Union de chaque travailleur et travailleuse, d’où qu’il ou elle soit. D’autres, au contraire, ne comprenaient pas : pourquoi ne pas intervenir ? Pourquoi l’Égide restait ainsi silencieuse ? Pourquoi cet organe, qui avait construit sa réputation sur la rectification du désordre, la réécriture du réel au profit du plus grand nombre, adoptait maintenant une posture attentiste ? Il devait y avoir une bonne raison, se disait–on enfin. Le débit amenait à cette conclusion : il devait y avoir quelque chose, qui échappait encore à la compréhension.
C’était effectivement le cas.
Le pays était de gauche, cela ne faisait aucun doute, mais cela pouvait encore changer; Les fondations de sa démocratie étaient fraîches, peut-être fragiles. Et le gouvernement, lui, appartenait à leurs détracteurs. Cela ne suffisait pas à provoquer une intervention des kah–tanais. Tout s’était fait dans les règles. Une punition pour la caste politique locale, sûrement. Ou – plus probable quand on y pensait – un appel du pied à ce peuple qui avait voté, et perdu, de la faute de ses élites.
Mais la démocratie Mährenienne était bien conçue, et existait ailleurs que dans les partis et institutions. Restait les mairies, les syndicats, les chambres locales de commerce et d’affaire. Et dans ces structures, où un important peuple se pressait, peuple radical, peuple démocrate, peuple en colère contre ce qu’on voulait maintenant lui imposer, peuple dont la jeune culture politique ne tolérait pas encore qu’un gouvernement puisse aller contre le sens du pays, ce peuple-là, en guerre contre l’abstraction, parlait de grèves. Dans tout le pays, on commençait à chercher des solutions concrètes, portées par une poignée d’orateurs.
Nils Pilzer était l’un de ceux-là. Il n’était pas à proprement dit un travailleur, ce qui avait évidemment le don de prêter à la critique de ses opposants. C’était pire encore, il était un homme d’Église, ordonné du temps des Rosiques quoi qu’à une époque où ils ne contrôlaient pas toute la région, et dans l’une des trois républiques indépendantes. Ce grand homme, svelte et toujours bien parfumé, allait sur ses quarante ans avec une certaine légèreté. Aimable, élégant, extrêmement cultivé et lettré, on avait été surpris de le voir rejoindre plusieurs mouvements de gauche, tour à tour, qu’il avait utilisé comme plateforme pour tenir un discours social ouvriériste et agrarien que l’on jugea d’abord surprenant pour un homme de son état. Loin d’être un animal d’appareil, il avait toujours refusé d’être nommé candidat, encore moins à la convention nationale, qui l’aurait, disait–il, éloigné de sa femme et de ses deux fils. Il se contentait ainsi de participer aux cercles agricoles et syndicaux, et de faire remonter, pour les défendre, les idées retenues par ces « gens de la base » . En tout cas sa popularité était importante.
Aujourd’hui, donc, c’était Nils qui parlait, et qui défendait devant ses pairs l’idée de l’action directe. La grève. Même si l’on possédait l’outil de production, même si l’engin agricole était celui du paysan, et la machine outils celle de la communauté. La grève restait un langage que parlait le peuple et ses ennemis. Sankt Josef était aux mains de l’ennemi, à nouveau. Un ennemi moins sauvage, peut-être. Plus policé, souriant, propre. Un ennemi qui avait l’amabilité de parler de démocratie, et qui était sans doute compatible avec une grande partie des gouvernements s’en prétendant. Mais un ennemi tout de même, et existentiel. La démocratie n’existait pas du tout si elle n’existait pas partout, et c’était clair : tous ces pays où l’on allait huit, dix, onze heures par jour travailler dans un espace échappant à la démocratie, n’en étaient pas. C’était ces conditions que la droite de gouvernement cherchait à reproduire ici. Restreindre le champ de la démocratie, offrir l’économie aux oligarques, sous des prétextes économiques – donc fatalement fallacieux. Et peut–être qu’ils avaient raisons sur certains points : peut-être que la « libéralisation » du marché aurait un effet positif sur les finances, que tout irait plus vite, mais tout irait plus vite au mauvais endroit, dans les mauvaises poches. Qu’on construise dix usines, si leur bénéfice ne revient pas à l’homme qui travail, il faudrait les raser.
C’était un rare éclat de radicalité, en fait assez éloigné des sensibilités de Nils. Homme doux et aimable, il avait toujours favorisé le dialogue et le consensus. Il ne haïssait pas la droite, car il aimait trop l’être humain pour oublier qu’ils en étaient. Pour beaucoup, au moins dans l’électorat, il y avait l’espoir d’un monde meilleur, ou la peur de ce que deviendrait le communalisme. Espoir, peur, des moteurs puissants. Ici, ce qui le poussait à parler ainsi, c’était la colère. Pas la sienne, mais celle des ouvriers, des paysans, des fonctionnaires, des étudiants et des artistes, de ce peuple de Karbachie qui cherchait à comprendre ce qui était en train de se passer au sommet de l’État, et avait besoin de voir ses craintes au moins entendues. Il fallait donc leur promettre non pas de la violence, mais l’idée, la sensation, l’impression d’une violence. Et au fond oui, ces hypothétiques usines, construites dans une logique capitaliste, elles finiraient par changer de statut. Alors il ne mentait pas, jamais. Il parlait en sachant que l’on arriverait jamais à la destruction pure et simple, mais pour offrir un horizon, déterminer le champ du possible, rendre tangible ce qui pouvait suivre.
Il termina simplement en incitant toutes celles et creux qui le voulaient à rejoindre un syndicat, et ceux qui l’avaient déjà fait à se tenir informés. Il en était sûr, la confusion laisserait bientôt place à l’action, et le pays serait libéré de ce mauvais rêve. L’expérience de la droite de gouvernement était trop fondamentalement incompatible avec le désir des masses pour être tolérée, elle cesserait donc.
Il quitta les lieux avec quelques autres. Vieux camarades, élus locaux, conventionnels présents de façon exceptionnelle. Tous se rendirent au Vieux Gustave, un petit restaurant gastronomique, de bonne réputation et qui avait longtemps servi de cantine aux travailleurs de la fabrique de corde voisin, et découvert par Ada Bach, la rédactrice en cheffe de la Tribune, l’organe de la gauche d’Ustarine, dont les locaux étaient situés à quelques rues de là. Il y avait aussi Augustin Taussig, avec son cou épais et son visage plat, pas très grand, qui représentant l’intersyndicale révolutionnaire dans la région, Roland Veiel, grand, dégingandé, compagnons de route de longue date qui représentait depuis peu les Verts & Agraires à la Convention, Mara Gessler, habillée comme un homme, qui avait fait deux fois le tour du monde et était rentrée au pays du temps de la révolution. Médecin de profession, discrète sur ses activités. Certains prétendaient qu’elle était de l’Égide – un mensonge qu’elle laissait courir parce qu’il l’amusait beaucoup.
Il y avait toujours une table disponible pour eux, au Gustave, et le patron commençait à connaître leur goût. Ils ne dirent rien mais reçurent du vin blanc et des truites avec un chausson au champignon et à la crème. L’air chaud était évacué par trois grandes fenêtres ouvertes sur les quais, un peu de musique rentrait, une formation orchestrale jouait dans le parc. Il faisait bon. Une chaleur douce de fin d’après-midi, et on riait volontiers aux blagues les plus simples.
Au début les discussions ne tournèrent autour de rien. Les dernières informations, la famille, ce que devenaient les uns et les autres. Le facteur humain, ne somme. Se rappeler qu’on était amis en plus de compagnons de lutte, que l’on était ici rassemblé autour d’une mission, cela allait sans dire, mais que cette mission n’enlevait rien au reste. Que les liens tissés autour du politique étaient vrais, sensibles. Les cliquetis des couverts, les traits d’esprit, cohabitaient avec une bonne humeur badine et sans enjeux. Mara, notamment, anima beaucoup la table en racontant comment elle avait croisé une star de la musique nazumis en se baladant en forêt. La pauvre était totalement perdue, aussi Mara – qui ne la connaissait pas, c’était sa fille qui avait fait le lien plus tard – l’avait raccompagné à la civilisation. Elle montra une photo de l’incident pour appuyer ses dires. Ce genre de choses n’arrivait, en définitif, qu’à elle.
Puis on jugea qu’on en avait assez dit, et ce fut Roland recentra le débat. Il pivota vers Ada, avala une gorgée de vin et fit un geste de menton dans sa direction. L’air s’alourdit d’un coup. Pas d’une lourdeur sèche, mais du sérieux de la tâche restant à faire. Méthodique, nécessaire. Comment ça se passait, à la Tribune ? Elle lui sourit, un peu mal à l’aise, puis acquiesça. Bien. Les autres sourirent. Les ventes du journal avaient explosées depuis les élections, et des petits auteurs locaux commençaient à se faire un nom, à force de textes critiques et d’articles acerbes. On structurait vraisemblablement une gauche locale plus encrée dans la réalité du terrain. Augustin renchérit : il était plus que temps ! Ada rit et fit signe à Nils de lui tendre le pichet d’eau. Puis elle secoua la tête.
« On s’en sort bien, c’est vrai ! Trop au goût de certains, je crois. »
Nils s’arrêta brièvement dans son geste, la fixa. Quelque chose dans son regard avait changé.
« C’est-à-dire ? »
Elle secoua la tête à nouveau la tête, hésita. C’était une remarque idiote, il n’était pas utile d’épiloguer. Le regard de ses camarades s’appesantit. Il y avait du silence. On ne se taisait jamais, à cette table, or là, il y avait du silence. Nils insista « C’est-à-dire, Ada ? »
Alors elle lors parla des lettres de menace, et vit à leur réaction qu’elle n’était pas la seule concernée.
Anni Rheingold ne se serait jamais considérée comme une fanatique. Elle réservait ce mot aux fous de dieux, aux rouges, et à certains camarades futuristes qui avaient, de leur propre aveux, atteint le paroxysme de leurs idées.
Contrairement à tous ces gens, elle essayait tant que possible d’agir selon ce qui lui semblait logique et raisonnable. De faire en sorte de ne pas laisser ses sentiments, la fameuse émotivité dont on savait bien qu’elle animait les gauchistes, contrôler ses actes et animer ses raisons. De fait, et cela allait de soi, elle considérait défendre une forme de vérité objective. Le mot l’avait trouvé lorsqu’il avait été prononcé pour la première fois par cette Anna Ziegler, quel dommage que le champ de ses perspectives soit limité à l’économie quand – et à ce titre Anni reconnaissait au moins une conclusion digne d’intérêt aux rouges – la société était composée de bien plus que ça.
Objective, donc, et animée d’un sens profond de son devoir. Si elle avait raison, les autres avaient tort. Et le pays marchait, somnambule, droit vers le vide. Il devenait urgent de le réveiller.
Pourtant, et c’était le plus agaçant, on aurait pu croire que les choses iraient mieux. Comme beaucoup des siens elle avait ressenti un authentique sentiment de libération en voyant le triomphe de la Liste Nationale. Si le nom lui semblait usurpé – deux des trois composantes du gouvernement était d’un centrisme des plus désolants – on pouvait au moins lui reconnaître le mérite d’avoir vaincu la gauche. Cet attelage, Anni n’en doutait pas, vivrait de missions simples. Bouter l’Égide hors du pays, éliminer l’influence kah–tanaise, briser l’échine de la gauche, de ses fausses promesses et créer, enfin, une Mährenie indépendante, où chacun serait libre de trouver sa voie, d’établir son avenir. C’était la thèse de toute la droite du pays : le succès de la jeune république n’était due qu’à d’importantes subventions kah–tanaise, dont il fallait impérativement se défaire pour espérer bâtir une indépendance, quelle qu’elle fut. Ce constat posé, il y avait différentes façons d’y arriver.
Si les centristes étaient des mous et des parasites, Ewald Einer, de l’Union Nationale, était un bon élément. C’était ce qu’avait dit la citoyenne Kranz von Velden. Et la représentante de la Ligue de Droite, bien réduite à sa portion la plus congrue après l’interdiction de ses éléments pro–rosiques, xénophobes, et la scission des futuristes, imposait un respect certain chez ce qu’il restait de ses troupes. Alors c’était acté, parce qu’Einer était membre du gouvernement, on le laisserait avancer, lentement, vers la bonne direction. Le temps viendrait de prendre le pouvoir, mais plus tard. Quand les conditions seraient plus adaptées, que la balance ne serait plus lestée vers la gauche.
Car enfin, tous les signaux étaient au vert, non ? 4,5 % des votes. C’était énorme ! Peut–être pas dans l’absolu, mais dans un pays où les nationalismes avaient, en quelques années, essentiellement réussi se décrédibiliser. Et les Futuristes, environs 5 % à leur point le plus fort ! Auraient–ils continué de croître ? Il y avait eu une vraie dynamique, qu’un complot de la presse, la dénonciation d’actions violentes sans envergure, une enquête bien placée de l’Égide, une action rapide du système immunitaire du régime, avaient condamnés.
Les futuristes avaient cru pouvoir précipiter une révolution, sans consolider leurs bases. Erreur compréhensible, mais à voler trop près du Soleil... C’était, typiquement, une logique émotive qu’Anni regrettait chez la part de potentiels alliés. Ils auraient pu attendre. Ils auraient pu empocher leurs gains, consolider. Mais leur mot d’ordre était la vitesse. Ergo, l’impatience.
Dommage. Il n’était pas difficile d’imaginer une réunion du Futurisme et de la Ligue. Peut-être une intégration du Mouvement pour l’Exception – on pouvait bien leur laisser les champs, à ces passéistes forcenés. Rien que sur les dernières élections, cela aurait placé la Ligue au même niveau que les composantes de la Liste Nationale, si ce n’est un peu au-dessus. Et ensuite ? Tout était possible.
Mais il était inutile de revenir sur ce qui aurait pu se passer. Avec des « si », on recréerait l’empire kaulthe. Et ce n’était pas à l’ordre du jour. Pas encore. Il fallait faire avec ce qui s’était passé : deux députés de la Ligue à la Convention, aucun futuriste, des mouvements de jeunesse déstabilisés et désorganisés, une gauche éclatée, une Liste Nationale qui devait, impérativement, réussir à mener son programme à bien, et la gauche qui sabotait le résultat du vote démocratique.
Ce dernier point, plus que les fractures au sein du gouvernement, plus que la présence d’une majorité de centriste en sont sein, avait mis en évidence la nécessité d’agir. Il fallait trouver une solution rapide, ou voir la fenêtre d’opportunité de la droite se refermer dans un claque sec et sinistre.
Heureusement pour la Mährenie, il existait une base militante capable d’agir. Et Anni, qui du reste était comme nous l’avions vu, très raisonnable, savait déjà quoi faire.
C’était une jeune femme, de taille moyenne, front haut, cheveux abîmés, avec des airs d’éternelle étudiante. Elle avait ratée le barreau après de longues études en droit et hésitait maintenant entre intégrer la fonction publique – une perspective assez déplaisante – ou une compagnie quelconque. Elle avait surtout vécu de petits boulots et, il fallait le dire, des très beaux restes de sa famille, ses deux parents tenaient encore une grande boutique près du centre ville d’Ustarine. Dans les faits elle avait donnée tout son corps à la politique. D'abord au sein de la Ligue de la Pureté, puis du Front Mährenien Nationaliste, juste avant l'interdiction du premier. Un coup de chance qui lui avait sans doute évité d'être fichée par l'Inquisition. Ensuite, elle avait rejoint l'Union Anti–Inquisition, jugée plus modérée que le Front, c'était d'un meilleur goût pour sa carrière. Sa longue carrière d’apatride au sein des mouvements de la ligue avait motivé qu’on lui propose la direction de ses mouvements de jeunesse. Elle comptait alors intégrer des Futuristes à son cabinet, proposition anodine qui devint une erreur politique impardonnable lors la scission du groupe. On nomma quelqu’un d’autre au poste et, petit lot de consolation, la plaça en charge de la rédaction programmatique.
Depuis elle était un peu désœuvrée, et avait coordonné, comme elle pouvait, l’action des militants. Elle n’était pas naturellement portée vers la violence. Sur ce point elle était claire. Et de toute façon le contraire aurait été étonnant : elle s’était élevée contre durant la campagne électorale, notamment lors de l'agression d'artistes futuristes par des jeunes de la Ligue. Les actes d’intimidation et d’agression contre les leaders syndicaux avaient, pour leur part, remportés une adhésion plus franche. Mais c’était la méthode futuriste, l’incendie de fermes coopératives, qui avait retenu son attention. À l’époque elle trouvait la tactique passablement idiote ; l’Histoire lui avait donné raison puisque ces attaques avaient donné tout ce dont il avait besoin au gouvernement, qui avait pu multiplier les condamnations et enquête.
Cependant, avec l’arrivée de la Liste Nationale au sommet de l’État, la résistance passive des institutions coopératives et syndicales, elle avait analysée les faits, et déterminée une constante : la protection civile et l’Égide n’intervenaient que lorsque les militants attaquaient des structures officielles. Les violences inter–partisanes, entre groupes militants, ne recevaient pas la même attention des forces de l’Ordre et puisqu’il fallait agir, elle décida d’agir.
Plus spécifiquement, on était venu la trouver, elle et quelques uns de ses sergents, dans le bar où elle aimait passer son temps après d’intenses journées à ne rien faire dans les locaux du parti. Deux hommes, dans des gros manteaux, l’un d’eux portait une mallette. Pas tout à fait à leur place dans le coin, ça se sentait, mais qui avaient en apparence les codes de l’extrême droite Mährenienne. Ils glissaient à travers les clients, sous la lumière sombre des ampoules nues, et avaient demandé s’ils pouvaient s’installer à la table d’Anni. Elle avait acceptée, goguenarde, et leur avait très ouvertement demandé s’ils représentaient le gouvernement. L’un d’eux avait sourit, l’autre, qui était un peu plus petit, secoua la tête. Il sortit un mouchoir de sa poche et essuya durement la surface de la table, devant lui, avant d’y poser les mains.
« Vous êtes Anni Rheingold ? »
Elle acquiesça, et indiqua le comptoir à ses camarades, qui se levèrent pour la laisser seule à la table. L’homme qui avait parlé en premier continua.
« Kai Grundmann, et mon collègue s’appelle Alfred Schwerin. Vous voulez des cartes de visite ?
– Ça ira. » La question l’avait un peu surprise, mais elle essaya de ne pas le montrer. Après un moment, elle haussa les épaules. « Pas intéressée, foutez nous la paix.
– Mademoiselle, il faut que vous sachiez que nous ne représentons pas le gouvernement, mais un groupe d’intérêts privés qui ont grand intérêt à voir les Ligues prospérer.
– Alors allez voir les pontes du parti. »
Le dénommé Kai haussa les sourcils. Elle remarqua à son expression qu’il ne semblait pas particulièrement à l’aise. L’autre, Alfred, présentait mieux. Il se pencha pour attraper sa mallette, et la posa sur la table. Il la fit glisser jusqu’à Anni, et lui sourit. Elle se pencha vers son contenu : des billets. Les chiffres sur le tissu rouge étaient élevés. Elle se redressa.
Alfred Schwerin se passa une main sur le front. Il ressemblait un peu à une espèce d’énorme limace, une énorme limace qui se forçait à sourire.
« Nous comprenons tout à fait votre méfiance. Mais vous avez fait du droit, vous savez donc que l’Égide n’est pas autorisée à agir sans une demande du gouvernement. C’est dans les accords de 2011. Et le gouvernement actuel ne souhaite pas particulièrement voir les kah–tanais ingérer dans nos affaires nationales.
– Pourquoi elle respecterait ces conditions ?
– Pour ne pas se retrouver en porte–à–faux avec une institution qui a le contrôle des forces de l’ordre et des renseignements ? Écoutez, franchement ce n’est pas important. Nous venons vous voir parce que nous savons, jusqu’à un certain point, que certains des militants des Ligue mènent des actions contre un certain nombre d’individus réfractaires au changement. »
Elle ne dit rien. Il tapota la valise et renifla.
« Tout le monde sait ça, mademoiselle. En fait nous aimerions vous soumettre une liste de nom. »
Il sortit un second tissu, avec lequel il se moucha. Son collègue enchaîna, prenant ce qu’il devait s’imaginer être un ton raisonnable.
« Nous sommes prêts à vous financer sur une base mensuelle contre une action plus ciblée et mieux coordonnée. Nous aimons beaucoup ce que vous faites. »
Elle le fixa encore, sans rien dire. Kai posa un papier sur la mallette, puis se leva, imité par son collègue. Ils se regardèrent mutuellement, puis Kai pivota une dernière fois vers Anni.
« Pensez–y, de toute façon ce n’est pas comme si vous alliez arrêter vos actions.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez. Mais si des membres de la Ligue faisaient un truc pareil... Je n’y prendrais pas part.
– D’accord, nous comprenons. » Son regard descendit jusqu’à la mallette sur la table, puis il revint à Anni. « Bonne soirée, mademoiselle. »
Elle avait pris l’argent, pris la liste de nom, et constatée sans déplaisir qu’elle correspondait peu ou prou à la solution qu’elle avait concoctée pour débloquer la situation sur le terrain.
Mais révolution tout de même. Et pour la première fois en huit ans, on ressentait le besoin impérieux de se raccrocher à ce souvenir, encore frais, encore tangible, encore animé et incarné par quelques figures clefs et grands moments. Quelque chose, dans l’air, imposait plus que l’action, le désir d’action. C’était plus dangereux encore, car le recul et le temps que l’on passait à désirer sans agir modifiait profondément le besoin même, et son résultat. On le respirait, on le buvait, on le parlait à la pause de midi dans les grands champs collectifs et les ateliers coopératifs. Il y avait un danger. C’était dix ans de stabilité, de bonheur honnête, dix années à apprendre la forme du nouveau monde, sa partition, les pas de sa danse leste et élégante. Et tout pouvait encore changer.
L’Inquisition avait été formelle, à sa façon discrète et silencieuse. Elle ignorait les nombreuses sollicitations, répondait avec douceur aux plus insistants : elle n’ingérerait pas dans les affaires politiques Mährenienne.
Certains acceptaient cette idée. Après tout il fallait couper le cordon avec le Grand Kah, rejoindre la Kaulthie et seulement après travailler à l’Union de chaque travailleur et travailleuse, d’où qu’il ou elle soit. D’autres, au contraire, ne comprenaient pas : pourquoi ne pas intervenir ? Pourquoi l’Égide restait ainsi silencieuse ? Pourquoi cet organe, qui avait construit sa réputation sur la rectification du désordre, la réécriture du réel au profit du plus grand nombre, adoptait maintenant une posture attentiste ? Il devait y avoir une bonne raison, se disait–on enfin. Le débit amenait à cette conclusion : il devait y avoir quelque chose, qui échappait encore à la compréhension.
C’était effectivement le cas.
Le pays était de gauche, cela ne faisait aucun doute, mais cela pouvait encore changer; Les fondations de sa démocratie étaient fraîches, peut-être fragiles. Et le gouvernement, lui, appartenait à leurs détracteurs. Cela ne suffisait pas à provoquer une intervention des kah–tanais. Tout s’était fait dans les règles. Une punition pour la caste politique locale, sûrement. Ou – plus probable quand on y pensait – un appel du pied à ce peuple qui avait voté, et perdu, de la faute de ses élites.
Mais la démocratie Mährenienne était bien conçue, et existait ailleurs que dans les partis et institutions. Restait les mairies, les syndicats, les chambres locales de commerce et d’affaire. Et dans ces structures, où un important peuple se pressait, peuple radical, peuple démocrate, peuple en colère contre ce qu’on voulait maintenant lui imposer, peuple dont la jeune culture politique ne tolérait pas encore qu’un gouvernement puisse aller contre le sens du pays, ce peuple-là, en guerre contre l’abstraction, parlait de grèves. Dans tout le pays, on commençait à chercher des solutions concrètes, portées par une poignée d’orateurs.
Nils Pilzer était l’un de ceux-là. Il n’était pas à proprement dit un travailleur, ce qui avait évidemment le don de prêter à la critique de ses opposants. C’était pire encore, il était un homme d’Église, ordonné du temps des Rosiques quoi qu’à une époque où ils ne contrôlaient pas toute la région, et dans l’une des trois républiques indépendantes. Ce grand homme, svelte et toujours bien parfumé, allait sur ses quarante ans avec une certaine légèreté. Aimable, élégant, extrêmement cultivé et lettré, on avait été surpris de le voir rejoindre plusieurs mouvements de gauche, tour à tour, qu’il avait utilisé comme plateforme pour tenir un discours social ouvriériste et agrarien que l’on jugea d’abord surprenant pour un homme de son état. Loin d’être un animal d’appareil, il avait toujours refusé d’être nommé candidat, encore moins à la convention nationale, qui l’aurait, disait–il, éloigné de sa femme et de ses deux fils. Il se contentait ainsi de participer aux cercles agricoles et syndicaux, et de faire remonter, pour les défendre, les idées retenues par ces « gens de la base » . En tout cas sa popularité était importante.
Aujourd’hui, donc, c’était Nils qui parlait, et qui défendait devant ses pairs l’idée de l’action directe. La grève. Même si l’on possédait l’outil de production, même si l’engin agricole était celui du paysan, et la machine outils celle de la communauté. La grève restait un langage que parlait le peuple et ses ennemis. Sankt Josef était aux mains de l’ennemi, à nouveau. Un ennemi moins sauvage, peut-être. Plus policé, souriant, propre. Un ennemi qui avait l’amabilité de parler de démocratie, et qui était sans doute compatible avec une grande partie des gouvernements s’en prétendant. Mais un ennemi tout de même, et existentiel. La démocratie n’existait pas du tout si elle n’existait pas partout, et c’était clair : tous ces pays où l’on allait huit, dix, onze heures par jour travailler dans un espace échappant à la démocratie, n’en étaient pas. C’était ces conditions que la droite de gouvernement cherchait à reproduire ici. Restreindre le champ de la démocratie, offrir l’économie aux oligarques, sous des prétextes économiques – donc fatalement fallacieux. Et peut–être qu’ils avaient raisons sur certains points : peut-être que la « libéralisation » du marché aurait un effet positif sur les finances, que tout irait plus vite, mais tout irait plus vite au mauvais endroit, dans les mauvaises poches. Qu’on construise dix usines, si leur bénéfice ne revient pas à l’homme qui travail, il faudrait les raser.
C’était un rare éclat de radicalité, en fait assez éloigné des sensibilités de Nils. Homme doux et aimable, il avait toujours favorisé le dialogue et le consensus. Il ne haïssait pas la droite, car il aimait trop l’être humain pour oublier qu’ils en étaient. Pour beaucoup, au moins dans l’électorat, il y avait l’espoir d’un monde meilleur, ou la peur de ce que deviendrait le communalisme. Espoir, peur, des moteurs puissants. Ici, ce qui le poussait à parler ainsi, c’était la colère. Pas la sienne, mais celle des ouvriers, des paysans, des fonctionnaires, des étudiants et des artistes, de ce peuple de Karbachie qui cherchait à comprendre ce qui était en train de se passer au sommet de l’État, et avait besoin de voir ses craintes au moins entendues. Il fallait donc leur promettre non pas de la violence, mais l’idée, la sensation, l’impression d’une violence. Et au fond oui, ces hypothétiques usines, construites dans une logique capitaliste, elles finiraient par changer de statut. Alors il ne mentait pas, jamais. Il parlait en sachant que l’on arriverait jamais à la destruction pure et simple, mais pour offrir un horizon, déterminer le champ du possible, rendre tangible ce qui pouvait suivre.
Il termina simplement en incitant toutes celles et creux qui le voulaient à rejoindre un syndicat, et ceux qui l’avaient déjà fait à se tenir informés. Il en était sûr, la confusion laisserait bientôt place à l’action, et le pays serait libéré de ce mauvais rêve. L’expérience de la droite de gouvernement était trop fondamentalement incompatible avec le désir des masses pour être tolérée, elle cesserait donc.
Il quitta les lieux avec quelques autres. Vieux camarades, élus locaux, conventionnels présents de façon exceptionnelle. Tous se rendirent au Vieux Gustave, un petit restaurant gastronomique, de bonne réputation et qui avait longtemps servi de cantine aux travailleurs de la fabrique de corde voisin, et découvert par Ada Bach, la rédactrice en cheffe de la Tribune, l’organe de la gauche d’Ustarine, dont les locaux étaient situés à quelques rues de là. Il y avait aussi Augustin Taussig, avec son cou épais et son visage plat, pas très grand, qui représentant l’intersyndicale révolutionnaire dans la région, Roland Veiel, grand, dégingandé, compagnons de route de longue date qui représentait depuis peu les Verts & Agraires à la Convention, Mara Gessler, habillée comme un homme, qui avait fait deux fois le tour du monde et était rentrée au pays du temps de la révolution. Médecin de profession, discrète sur ses activités. Certains prétendaient qu’elle était de l’Égide – un mensonge qu’elle laissait courir parce qu’il l’amusait beaucoup.
Il y avait toujours une table disponible pour eux, au Gustave, et le patron commençait à connaître leur goût. Ils ne dirent rien mais reçurent du vin blanc et des truites avec un chausson au champignon et à la crème. L’air chaud était évacué par trois grandes fenêtres ouvertes sur les quais, un peu de musique rentrait, une formation orchestrale jouait dans le parc. Il faisait bon. Une chaleur douce de fin d’après-midi, et on riait volontiers aux blagues les plus simples.
Au début les discussions ne tournèrent autour de rien. Les dernières informations, la famille, ce que devenaient les uns et les autres. Le facteur humain, ne somme. Se rappeler qu’on était amis en plus de compagnons de lutte, que l’on était ici rassemblé autour d’une mission, cela allait sans dire, mais que cette mission n’enlevait rien au reste. Que les liens tissés autour du politique étaient vrais, sensibles. Les cliquetis des couverts, les traits d’esprit, cohabitaient avec une bonne humeur badine et sans enjeux. Mara, notamment, anima beaucoup la table en racontant comment elle avait croisé une star de la musique nazumis en se baladant en forêt. La pauvre était totalement perdue, aussi Mara – qui ne la connaissait pas, c’était sa fille qui avait fait le lien plus tard – l’avait raccompagné à la civilisation. Elle montra une photo de l’incident pour appuyer ses dires. Ce genre de choses n’arrivait, en définitif, qu’à elle.
Puis on jugea qu’on en avait assez dit, et ce fut Roland recentra le débat. Il pivota vers Ada, avala une gorgée de vin et fit un geste de menton dans sa direction. L’air s’alourdit d’un coup. Pas d’une lourdeur sèche, mais du sérieux de la tâche restant à faire. Méthodique, nécessaire. Comment ça se passait, à la Tribune ? Elle lui sourit, un peu mal à l’aise, puis acquiesça. Bien. Les autres sourirent. Les ventes du journal avaient explosées depuis les élections, et des petits auteurs locaux commençaient à se faire un nom, à force de textes critiques et d’articles acerbes. On structurait vraisemblablement une gauche locale plus encrée dans la réalité du terrain. Augustin renchérit : il était plus que temps ! Ada rit et fit signe à Nils de lui tendre le pichet d’eau. Puis elle secoua la tête.
« On s’en sort bien, c’est vrai ! Trop au goût de certains, je crois. »
Nils s’arrêta brièvement dans son geste, la fixa. Quelque chose dans son regard avait changé.
« C’est-à-dire ? »
Elle secoua la tête à nouveau la tête, hésita. C’était une remarque idiote, il n’était pas utile d’épiloguer. Le regard de ses camarades s’appesantit. Il y avait du silence. On ne se taisait jamais, à cette table, or là, il y avait du silence. Nils insista « C’est-à-dire, Ada ? »
Alors elle lors parla des lettres de menace, et vit à leur réaction qu’elle n’était pas la seule concernée.
Anni Rheingold ne se serait jamais considérée comme une fanatique. Elle réservait ce mot aux fous de dieux, aux rouges, et à certains camarades futuristes qui avaient, de leur propre aveux, atteint le paroxysme de leurs idées.
Contrairement à tous ces gens, elle essayait tant que possible d’agir selon ce qui lui semblait logique et raisonnable. De faire en sorte de ne pas laisser ses sentiments, la fameuse émotivité dont on savait bien qu’elle animait les gauchistes, contrôler ses actes et animer ses raisons. De fait, et cela allait de soi, elle considérait défendre une forme de vérité objective. Le mot l’avait trouvé lorsqu’il avait été prononcé pour la première fois par cette Anna Ziegler, quel dommage que le champ de ses perspectives soit limité à l’économie quand – et à ce titre Anni reconnaissait au moins une conclusion digne d’intérêt aux rouges – la société était composée de bien plus que ça.
Objective, donc, et animée d’un sens profond de son devoir. Si elle avait raison, les autres avaient tort. Et le pays marchait, somnambule, droit vers le vide. Il devenait urgent de le réveiller.
Pourtant, et c’était le plus agaçant, on aurait pu croire que les choses iraient mieux. Comme beaucoup des siens elle avait ressenti un authentique sentiment de libération en voyant le triomphe de la Liste Nationale. Si le nom lui semblait usurpé – deux des trois composantes du gouvernement était d’un centrisme des plus désolants – on pouvait au moins lui reconnaître le mérite d’avoir vaincu la gauche. Cet attelage, Anni n’en doutait pas, vivrait de missions simples. Bouter l’Égide hors du pays, éliminer l’influence kah–tanaise, briser l’échine de la gauche, de ses fausses promesses et créer, enfin, une Mährenie indépendante, où chacun serait libre de trouver sa voie, d’établir son avenir. C’était la thèse de toute la droite du pays : le succès de la jeune république n’était due qu’à d’importantes subventions kah–tanaise, dont il fallait impérativement se défaire pour espérer bâtir une indépendance, quelle qu’elle fut. Ce constat posé, il y avait différentes façons d’y arriver.
Si les centristes étaient des mous et des parasites, Ewald Einer, de l’Union Nationale, était un bon élément. C’était ce qu’avait dit la citoyenne Kranz von Velden. Et la représentante de la Ligue de Droite, bien réduite à sa portion la plus congrue après l’interdiction de ses éléments pro–rosiques, xénophobes, et la scission des futuristes, imposait un respect certain chez ce qu’il restait de ses troupes. Alors c’était acté, parce qu’Einer était membre du gouvernement, on le laisserait avancer, lentement, vers la bonne direction. Le temps viendrait de prendre le pouvoir, mais plus tard. Quand les conditions seraient plus adaptées, que la balance ne serait plus lestée vers la gauche.
Car enfin, tous les signaux étaient au vert, non ? 4,5 % des votes. C’était énorme ! Peut–être pas dans l’absolu, mais dans un pays où les nationalismes avaient, en quelques années, essentiellement réussi se décrédibiliser. Et les Futuristes, environs 5 % à leur point le plus fort ! Auraient–ils continué de croître ? Il y avait eu une vraie dynamique, qu’un complot de la presse, la dénonciation d’actions violentes sans envergure, une enquête bien placée de l’Égide, une action rapide du système immunitaire du régime, avaient condamnés.
Les futuristes avaient cru pouvoir précipiter une révolution, sans consolider leurs bases. Erreur compréhensible, mais à voler trop près du Soleil... C’était, typiquement, une logique émotive qu’Anni regrettait chez la part de potentiels alliés. Ils auraient pu attendre. Ils auraient pu empocher leurs gains, consolider. Mais leur mot d’ordre était la vitesse. Ergo, l’impatience.
Dommage. Il n’était pas difficile d’imaginer une réunion du Futurisme et de la Ligue. Peut-être une intégration du Mouvement pour l’Exception – on pouvait bien leur laisser les champs, à ces passéistes forcenés. Rien que sur les dernières élections, cela aurait placé la Ligue au même niveau que les composantes de la Liste Nationale, si ce n’est un peu au-dessus. Et ensuite ? Tout était possible.
Mais il était inutile de revenir sur ce qui aurait pu se passer. Avec des « si », on recréerait l’empire kaulthe. Et ce n’était pas à l’ordre du jour. Pas encore. Il fallait faire avec ce qui s’était passé : deux députés de la Ligue à la Convention, aucun futuriste, des mouvements de jeunesse déstabilisés et désorganisés, une gauche éclatée, une Liste Nationale qui devait, impérativement, réussir à mener son programme à bien, et la gauche qui sabotait le résultat du vote démocratique.
Ce dernier point, plus que les fractures au sein du gouvernement, plus que la présence d’une majorité de centriste en sont sein, avait mis en évidence la nécessité d’agir. Il fallait trouver une solution rapide, ou voir la fenêtre d’opportunité de la droite se refermer dans un claque sec et sinistre.
Heureusement pour la Mährenie, il existait une base militante capable d’agir. Et Anni, qui du reste était comme nous l’avions vu, très raisonnable, savait déjà quoi faire.
C’était une jeune femme, de taille moyenne, front haut, cheveux abîmés, avec des airs d’éternelle étudiante. Elle avait ratée le barreau après de longues études en droit et hésitait maintenant entre intégrer la fonction publique – une perspective assez déplaisante – ou une compagnie quelconque. Elle avait surtout vécu de petits boulots et, il fallait le dire, des très beaux restes de sa famille, ses deux parents tenaient encore une grande boutique près du centre ville d’Ustarine. Dans les faits elle avait donnée tout son corps à la politique. D'abord au sein de la Ligue de la Pureté, puis du Front Mährenien Nationaliste, juste avant l'interdiction du premier. Un coup de chance qui lui avait sans doute évité d'être fichée par l'Inquisition. Ensuite, elle avait rejoint l'Union Anti–Inquisition, jugée plus modérée que le Front, c'était d'un meilleur goût pour sa carrière. Sa longue carrière d’apatride au sein des mouvements de la ligue avait motivé qu’on lui propose la direction de ses mouvements de jeunesse. Elle comptait alors intégrer des Futuristes à son cabinet, proposition anodine qui devint une erreur politique impardonnable lors la scission du groupe. On nomma quelqu’un d’autre au poste et, petit lot de consolation, la plaça en charge de la rédaction programmatique.
Depuis elle était un peu désœuvrée, et avait coordonné, comme elle pouvait, l’action des militants. Elle n’était pas naturellement portée vers la violence. Sur ce point elle était claire. Et de toute façon le contraire aurait été étonnant : elle s’était élevée contre durant la campagne électorale, notamment lors de l'agression d'artistes futuristes par des jeunes de la Ligue. Les actes d’intimidation et d’agression contre les leaders syndicaux avaient, pour leur part, remportés une adhésion plus franche. Mais c’était la méthode futuriste, l’incendie de fermes coopératives, qui avait retenu son attention. À l’époque elle trouvait la tactique passablement idiote ; l’Histoire lui avait donné raison puisque ces attaques avaient donné tout ce dont il avait besoin au gouvernement, qui avait pu multiplier les condamnations et enquête.
Cependant, avec l’arrivée de la Liste Nationale au sommet de l’État, la résistance passive des institutions coopératives et syndicales, elle avait analysée les faits, et déterminée une constante : la protection civile et l’Égide n’intervenaient que lorsque les militants attaquaient des structures officielles. Les violences inter–partisanes, entre groupes militants, ne recevaient pas la même attention des forces de l’Ordre et puisqu’il fallait agir, elle décida d’agir.
Plus spécifiquement, on était venu la trouver, elle et quelques uns de ses sergents, dans le bar où elle aimait passer son temps après d’intenses journées à ne rien faire dans les locaux du parti. Deux hommes, dans des gros manteaux, l’un d’eux portait une mallette. Pas tout à fait à leur place dans le coin, ça se sentait, mais qui avaient en apparence les codes de l’extrême droite Mährenienne. Ils glissaient à travers les clients, sous la lumière sombre des ampoules nues, et avaient demandé s’ils pouvaient s’installer à la table d’Anni. Elle avait acceptée, goguenarde, et leur avait très ouvertement demandé s’ils représentaient le gouvernement. L’un d’eux avait sourit, l’autre, qui était un peu plus petit, secoua la tête. Il sortit un mouchoir de sa poche et essuya durement la surface de la table, devant lui, avant d’y poser les mains.
« Vous êtes Anni Rheingold ? »
Elle acquiesça, et indiqua le comptoir à ses camarades, qui se levèrent pour la laisser seule à la table. L’homme qui avait parlé en premier continua.
« Kai Grundmann, et mon collègue s’appelle Alfred Schwerin. Vous voulez des cartes de visite ?
– Ça ira. » La question l’avait un peu surprise, mais elle essaya de ne pas le montrer. Après un moment, elle haussa les épaules. « Pas intéressée, foutez nous la paix.
– Mademoiselle, il faut que vous sachiez que nous ne représentons pas le gouvernement, mais un groupe d’intérêts privés qui ont grand intérêt à voir les Ligues prospérer.
– Alors allez voir les pontes du parti. »
Le dénommé Kai haussa les sourcils. Elle remarqua à son expression qu’il ne semblait pas particulièrement à l’aise. L’autre, Alfred, présentait mieux. Il se pencha pour attraper sa mallette, et la posa sur la table. Il la fit glisser jusqu’à Anni, et lui sourit. Elle se pencha vers son contenu : des billets. Les chiffres sur le tissu rouge étaient élevés. Elle se redressa.
Alfred Schwerin se passa une main sur le front. Il ressemblait un peu à une espèce d’énorme limace, une énorme limace qui se forçait à sourire.
« Nous comprenons tout à fait votre méfiance. Mais vous avez fait du droit, vous savez donc que l’Égide n’est pas autorisée à agir sans une demande du gouvernement. C’est dans les accords de 2011. Et le gouvernement actuel ne souhaite pas particulièrement voir les kah–tanais ingérer dans nos affaires nationales.
– Pourquoi elle respecterait ces conditions ?
– Pour ne pas se retrouver en porte–à–faux avec une institution qui a le contrôle des forces de l’ordre et des renseignements ? Écoutez, franchement ce n’est pas important. Nous venons vous voir parce que nous savons, jusqu’à un certain point, que certains des militants des Ligue mènent des actions contre un certain nombre d’individus réfractaires au changement. »
Elle ne dit rien. Il tapota la valise et renifla.
« Tout le monde sait ça, mademoiselle. En fait nous aimerions vous soumettre une liste de nom. »
Il sortit un second tissu, avec lequel il se moucha. Son collègue enchaîna, prenant ce qu’il devait s’imaginer être un ton raisonnable.
« Nous sommes prêts à vous financer sur une base mensuelle contre une action plus ciblée et mieux coordonnée. Nous aimons beaucoup ce que vous faites. »
Elle le fixa encore, sans rien dire. Kai posa un papier sur la mallette, puis se leva, imité par son collègue. Ils se regardèrent mutuellement, puis Kai pivota une dernière fois vers Anni.
« Pensez–y, de toute façon ce n’est pas comme si vous alliez arrêter vos actions.
– Je ne vois pas de quoi vous parlez. Mais si des membres de la Ligue faisaient un truc pareil... Je n’y prendrais pas part.
– D’accord, nous comprenons. » Son regard descendit jusqu’à la mallette sur la table, puis il revint à Anni. « Bonne soirée, mademoiselle. »
Elle avait pris l’argent, pris la liste de nom, et constatée sans déplaisir qu’elle correspondait peu ou prou à la solution qu’elle avait concoctée pour débloquer la situation sur le terrain.
Posté le : 29 mai 2025 à 19:27:40
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Des impératifs de la politique
Quelque chose avait changé à la table des rouges. Pour autant que Falco Hasenclever fut capable d’en juger, toute bonne humeur avait quitté les lieux, remplacée par une espèce d’agitation qu’il avait un peu de mal à discerner. Les rires n'étaient plus francs, les regards se faisaient plus fuyants, comme si une menace invisible, une angoisse diffuse, s'était invitée à leur festin de mots et de vin. On sentait la tension, la peur peut-être, ou pire, l'ennui d'une cause qui s'effilochait sous le poids des réalités. Ces révolutionnaires de salon, hier si prompts à refaire le monde entre la poire et le fromage, semblaient soudain mesurer la distance entre leurs proclamations enflammées et le vide sidéral de leurs actions concrètes.
C’était pour le mieux, songea Falco en serrant les dents pour réprimer une envie pressante. L'ennui, c'était l'antichambre de la défaite. Et cette vessie qui le tiraillait depuis le milieu du repas, cette pression désagréable qui lui nouait le bas-ventre, c'était aussi une alliée de sa propre impatience, de sa propre tension accumulée. Il maudissait intérieurement cette faiblesse physique, cette trivialité organique qui le rappelait à sa condition mortelle au moment même où il se sentait l’instrument d’une force supérieure, d’une volonté de puissance qui transcendait le vulgaire.
Lui et sa petite bande – Axel, le colosse au regard bovin, et Flori, l'ombre agile et silencieuse, deux appendices fidèles taillés pour la besogne nocturne – étaient attablés depuis des heures interminables au "Vieux Gustave". Le restaurant, avec ses nappes à carreaux élimées, ses chaises boiteuses et son odeur persistante de friture rance et de vin bon marché, était devenu leur observatoire, leur poste de commandement improvisé. Ils mangeaient grassement, des plats lourds et épicés qui pesaient sur l'estomac mais réchauffaient les corps. Ils buvaient sec, un vin âpre et fort qui brûlait la gorge mais déliait les langues – du moins celles de leurs cibles. Car eux, ils restaient maîtres d'eux-mêmes, les coudes sur la table poisseuse, les yeux rivés sur la tablée d'en face : Nils Pilzer, l'homme d'Église à la voix melliflue et à la rhétorique ouvriériste, une insulte vivante à la virilité et à la foi véritable ; Ada Bach, la plumitive au regard acéré de la Tribune d'Ustarine, distillant son venin progressiste dans les colonnes de son torchon ; Augustin Taussig, le syndicaliste au cou de taureau et à la pensée épaisse, beuglant ses certitudes prolétariennes ; Roland Veiel, le grand échalas Vert, l'idéaliste à la mie de pain, celui qui pleurait sur le sort des arbres avant de se soucier de celui des hommes ; et cette Mara Gessler, médecin aux allures de baroudeuse, dont les rumeurs disaient tout et son contraire, espionne de l'Égide pour les uns, sainte laïque pour les autres, mais certainement une femme qui en savait trop. De la belle ouvrage, cette brochette de "consciences de la gauche", tout juste bonne à garnir une potence ou à servir de paillasson à la nouvelle Mährenie.
Depuis plusieurs jours, c'était le même manège, la même surveillance patiente et haineuse. Anni Rheingold, depuis les hauteurs hiératiques de la Ligue des Droites, avait été claire dans ses instructions et généreuse dans ses subsides. L'argent, discret mais substantiel, avait coulé à flots, suffisant pour la location de la voiture anonyme aux plaques interverties chaque matin avec une précision d'horloger, pour la réservation de la chambre d'hôtel sordide mais idéalement située, offrant une vue imprenable sur les allées et venues de leurs proies, pour les repas pantagruéliques arrosés de ce vin râpeux qui leur permettaient de tenir le siège sans éveiller les soupçons des autres consommateurs, eux-mêmes trop absorbés par leurs propres misères pour prêter attention à ce trio d'ombres. Anni voulait du résultat, du concret, du palpable. Elle en avait assez des atermoiements de la Liste Nationale, de la mollesse suspecte de Richter, de l'arrogance libérale d'Anna Ziegler qui parlait économie quand il fallait parler sang et acier. « Ces gens nous paralysent, Falco, » lui avait-elle dit, son regard de glace brillant d'une impatience mauvaise, presque fébrile. « Ils parlent, ils écrivent, ils se plaignent, ils dissèquent le sexe des anges pendant que la Mährenie brûle. Il faut leur rappeler, de manière… Pédagogique... Que la politique, c'est aussi, et surtout, une affaire de tripes, de volonté, et de silence. Le silence des autres. »
Falco avait compris, comme toujours. Lui, le Futuriste proclamé, il n'avait jamais eu beaucoup de patience pour les circonlocutions verbales, pour les délicatesses de la pensée bourgeoise. La vitesse, l'action, la destruction créatrice, la purification par la violence, voilà son credo. Il avait déjà fracassé du crâne pour la Ligue durant la campagne électorale, ses mains se souvenaient encore du contact jouissif avec l'os qui cède. Il avait tabassé du militant "Garde Rouge" quand le vent de la politique avait tourné, incendié quelques permanences syndicales pour le plaisir pur, esthétique, de la flamme et de la panique qu'elle engendre. La réconciliation nationale, les grands principes humanistes, la démocratie parlementaire, très peu pour lui. Il n'y avait que la force brute, et ceux qui, comme lui, comme Anni, savaient l'utiliser sans états d'âme, sans cette sensiblerie débilitante qui était la marque des faibles. Ce soir, il surveillait, la mâchoire serrée, la haine froide et méthodique montant en lui à chaque rire gras de Taussig, à chaque envolée lyrique de Pilzer, à chaque regard entendu échangé entre Bach et Gessler.
Et cette envie de pisser qui ne le lâchait pas, lancinante, exaspérante. Aller aux toilettes ? Impossible. Trop risqué. Manquer LE moment, l'instant précis où l'un d'eux se lèverait, seul, offrant enfin une ouverture ? Impensable. Il fallait tenir, serrer les sphincters comme on serrait les poings, transformer cette gêne triviale en une tension supplémentaire, un carburant pour la fureur à venir. Chaque pulsation douloureuse dans sa vessie était une insulte de plus, une humiliation que ces phraseurs inconscients lui infligeaient. Ils allaient payer. Ils allaient payer pour tout. Pour leur arrogance, pour leur verbosité, pour leur socialisme de pacotille, et même, ironiquement, pour cette torture urologique qu'il s'infligeait par leur faute.
La soirée s'étira, interminable. Les truites aux champignons, furent suivies de fromages à l'odeur forte, presque agressive. Les pichets de vin se vidèrent, les discussions s'animaient, s'enflammaient au gré des libations, puis retombaient dans une sorte de torpeur satisfaite. L’histoire de Mara Gessler et de la star de la musique nazumis fit son effet attendu, provoquant des rires aimables et des commentaires badins qui firent monter le sang au visage de Falco. Il les voyait, vautrés dans leur complaisance petite-bourgeoise, se gavant de nourriture et de bons mots, inconscients du sort qui les attendait, de ce que l’Histoire réservait à leur caste.
Enfin, le signal. La tablée se disloqua dans un brouhaha de chaises raclées et d'au-revoir pâteux. Chacun prit un chemin différent, se dispersant dans la nuit comme une volée de moineaux effarouchés. Falco fit un signe imperceptible à ses hommes, le visage soudain vidé de toute expression, transformé en un masque de prédateur. La cible était désignée depuis la veille, après une observation minutieuse de leurs habitudes, de leurs trajets, de leurs petites manies. Roland Veiel, le grand dégingandé, l'écologiste à la voix de fausset, celui qui pleurait sur les arbres abattus. Le plus inoffensif en apparence, donc le plus symboliquement irritant pour ceux qui, comme Anni, comme Falco, ne croyaient qu'à la loi du plus fort et au droit du béton.
Ils quittèrent le restaurant sans un mot, laissant quelques pièces sur la table pour le tenancier. Dehors, l'air frais de la nuit chairiait l’impression, il le sentait confusément, que ce soir prendait une saveur toute particulière.
Roland Veiel s'engagea dans le dédale des ruelles tortueuses du vieux Karbachie, un quartier où les cicatrices de la guerre civile et les fantômes de l'Ordre Rosique n'avaient pas encore été effacés par les promesses clinquantes de la Confédération naissante. Il fredonnait un de ces hymnes à la "Terre Mère Mährenienne" dont il abreuvait la Convention Nationale, sa silhouette dégingandée se découpant sur la lueur blafarde des lampadaires. Il était seul. Les victoires récentes de la Liste Nationale et l'arrogance libérale de la Commissaire Ziegler ne semblaient pas avoir entamé sa foi presque mystique en la "pureté originelle" du peuple et en la supériorité morale de ses coopératives agricoles.
Anni Rheingold, la nouvelle égérie de la Ligue des Droites purgée de ses éléments les plus ouvertement pro-Rosiques mais pas de sa haine pour la gauche "décadente", avait été pourtant explicite. « Pas de martyrs inutiles, Falco. Une leçon de réalisme. Une frousse mémorable. Qu'il comprenne, lui et ses semblables, qu'on ne peut pas impunément cracher sur les valeurs fondatrices de la Mährenie et saper le travail de ceux qui veulent redresser ce pays. » Suivre Veiel, le coincer, se montrer, peut-être quelques gifles bien senties dans une ruelle sombre pour rafraîchir ses idées, une présence menaçante et quelques mots bien choisis sur les dangers de l'idéalisme déconnecté. Voilà le plan initial. Un simple avertissement, dans le style un peu direct, un peu "énergique", de la nouvelle politique que la Ligue entendait imposer face à la mollesse du gouvernement Richter. Mais la politique, Falco le savait d'expérience, avait cette fâcheuse tendance à déraper, à échapper au contrôle de ceux qui croyaient la maîtriser. Surtout quand l'alcool fort du Laschborn, la haine recuite des déclassés et l'ennui pesant d'une surveillance prolongée s'en conjuguent.
Falco Hasenclever, accompagné de Axel – le colosse au front bas, ancien des milices rurales du Prince de Laschborn reconverti dans les basses œuvres de la Ligue – et de Flori, fine lame sortie des bas-fonds d'Ustarine, emboîtèrent le pas au député Vert. Ils le connaissaient, ce Veiel. L'avaient vu pérorer à la tribune de la Convention, défendre avec une passion jugée par eux parfaitement dérisoire ses projets de "parcs naturels confédéraux" et ses utopies agrariennes pendant que la Mährenie, la vraie, celle des usines pétrochimiques, des accords commerciaux avec Rasken et des jeux d'influence à Sankt Josef, se jouait ailleurs, dans les cercles fermés du pouvoir. Un intellectuel perdu dans ses chimères, un rêveur impénitent, un de ces hommes d'hier que la renaissance Mährenienne, la vraie, celle que prônait la Ligue, celle du nationalisme viril et de l'ordre d'acier, balayerait sans le moindre état d'âme, comme une poussière importune.
La filature se prolongea, tendue et silencieuse. Le député semblait toujours ignorer la menace qui se resserrait, pas à pas, dans son dos. Au coin de la Rue des Tanneurs, un boyau obscur et malodorant où les effluves âcres des anciennes usines se mêlaient encore à l'odeur de la misère urbaine, l'occasion se présenta, ou peut-être l'impatience des chasseurs, aiguisée par l'attente et le mépris, prit-elle le dessus. Axel, sur un signe discret de Falco, accéléra le pas, son ombre massive et menaçante se projetant soudain devant Roland Veiel. Ce dernier sursauta, s'arrêta net, le souffle court. La surprise, puis une terreur abjecte et paralysante, se peignirent sur son visage émacié, soudainement dégrisé. Il ouvrit la bouche pour crier, pour appeler à l'aide, mais Flori fut plus rapide. Une main énorme, calleuse comme l'écorce d'un vieux chêne, s'abattit sur sa bouche, étouffant le son naissant dans un gargouillis étranglé.
Ce qui suivit ne fut pas l'intimidation prévue, la leçon de choses froidement administrée. Ce fut une éruption de violence pure, bestiale, libérée de toute entrave. Falco, plus tard, jurerait qu'il avait simplement voulu « le secouer un peu, lui remettre les idées en place ». Ses poings, comme animés d'une volonté propre, d'une haine ancestrale pour tout ce que représentait cet homme – l'intellectuel, le faible, le rêveur –, s'abattirent sur le député avec une sauvagerie inouïe. Le premier coup, un direct brutal au plexus, expulsa l'air des poumons de Veiel dans un sifflement aigu. Il s'affaissa, les genoux flageolants, le corps soudain vidé de toute consistance. Flori le maintint debout, presque avec tendresse, le visage collé contre le mur froid et suintant, offrant sa proie sans défense à la fureur de ses compagnons.
Alors commença le passage à tabac, la lente et méthodique destruction d'un corps réduit à l'état d'objet. Falco, ses traits fins déformés par un rictus mauvais, menait la danse, ses poings s'abattant avec une précision chirurgicale et cruelle sur le visage, le torse, le ventre du député. On entendait le bruit mat et répugnant des articulations rencontrant la chair qui cède, le craquement sinistre des cartilages du nez qui se brisent, le son humide d'une lèvre qui éclate. Axel et Flori, dans une sorte d'émulation bestiale, se concentraient sur les jambes, les reins, les parties molles, utilisant la pointe et le talon de leurs lourdes chaussures à bouts ferrés avec une application d'artisans consciencieux. Des cris rauques, étranglés, plus animaux qu'humains, s'échappaient parfois de la gorge de Veiel, immédiatement étouffés par la poigne de fer de Flori.
La chair se tuméfiait à une vitesse effrayante, prenant sous la lueur blafarde et incertaine d'un lointain réverbère des teintes violacées, bleuâtres, presque noires. La peau, fine et délicate d'un homme peu habitué aux travaux manuels, se déchirait aux pommettes saillantes, aux arcades sourcilières, laissant apparaître l'os blême et nu. Le sang commençait à couler, d'abord en filets minces, puis en nappes plus épaisses, tièdes et poisseuses, se mêlant à la sueur glacée, aux larmes de douleur et de terreur de la victime. Un œil était déjà clos, boursouflé, transformé en une fente sanguinolente. L'autre, révulsé, hagard, ne voyait plus qu'un tourbillon informe de douleur pure, un kaléidoscope cauchemardesque de visages grimaçants et de poings vengeurs. Son corps, secoué de spasmes incontrôlables, n'était plus qu'un pantin désarticulé entre les mains de ses bourreaux.
Les agresseurs, eux, semblaient entrés dans une sorte de transe macabre. Une joie féroce, primitive, presque extatique, illuminait leurs visages congestionnés. Leurs rires étaient gaillards, scandés, obscènes, contrastant de manière grotesque avec la brutalité sordide de leurs gestes. Chaque coup porté était une affirmation de leur pouvoir, une jouissance brute, une revanche sur les frustrations accumulées, sur la complexité insupportable d'un monde qu'ils ne comprenaient pas mais qu'ils voulaient soumettre à la loi simple et directe du plus fort.
Quand Veiel, enfin, s'effondra définitivement, masse inerte et sanguinolente au pied du mur, simple amas de chair meurtrie sur le pavé humide et sale, ils ne s'arrêtèrent pas tout de suite. Encore quelques coups de pied vicieux dans les côtes, pour le plaisir sadique, pour s'assurer que cette loque humaine ne se relèverait pas, qu'elle avait bien compris la leçon. Enfin, Falco, le souffle court, fit un signe las. Assez. La besogne était accomplie.
Axel et Flori, essoufflés, les jointures en sang, reculèrent d'un pas, contemplant leur œuvre avec une sorte de satisfaction animale et repue. Falco s'approcha du corps pantelant, tressaillant encore de soubresauts agoniques. Il y eut un moment de silence pesant, seulement troublé par les râles déchirants de Veiel et le bruit lointain d'une fête qui s'achevait dans un quartier voisin.
Et soudain, cette envie qui le tenaillait depuis des heures, cette pression intolérable dans le bas-ventre, revint avec une force décuplée. Une envie irrépressible, presque douloureuse. Il s'avança vers le corps du député. Sans un mot, il ouvrit sa braguette. Un jet chaud et puissant, libérateur, se déversa sur la silhouette pantelante. L'urine se mêla au sang, à la boue, dans une sorte de baptême immonde et dérisoire. Il y eut un ricanement rauque, celui de Axel, puis Flori l'imita.
Et tandis qu'ils se soulageaient ainsi, accomplissant ce dernier outrage, un chant monta dans la nuit profanée. Falco reconnut l'air, un de ces hymnes virils et brutaux que les jeunes militants hurlaient dans leurs expéditions punitives, un chant qui parlait de jeunesse triomphante, de force et d'un avenir radieux forgé dans l’effort et la violence.
« Jugend, Jugend, frühling der schönheit,
Für das Leben, in der härte erklingt,
Dein lied und geht... »
Le liquide chaud se répandit, achevant de souiller le peu de dignité qui restait à ce corps brisé. Falco Hasenclever, enfin, se sentit soulagé. Profondément, nauséeusement soulagé. Un travail bien fait. Propre.
La politique, décidément, avait aussi ses impératifs physiologiques.
C’était pour le mieux, songea Falco en serrant les dents pour réprimer une envie pressante. L'ennui, c'était l'antichambre de la défaite. Et cette vessie qui le tiraillait depuis le milieu du repas, cette pression désagréable qui lui nouait le bas-ventre, c'était aussi une alliée de sa propre impatience, de sa propre tension accumulée. Il maudissait intérieurement cette faiblesse physique, cette trivialité organique qui le rappelait à sa condition mortelle au moment même où il se sentait l’instrument d’une force supérieure, d’une volonté de puissance qui transcendait le vulgaire.
Lui et sa petite bande – Axel, le colosse au regard bovin, et Flori, l'ombre agile et silencieuse, deux appendices fidèles taillés pour la besogne nocturne – étaient attablés depuis des heures interminables au "Vieux Gustave". Le restaurant, avec ses nappes à carreaux élimées, ses chaises boiteuses et son odeur persistante de friture rance et de vin bon marché, était devenu leur observatoire, leur poste de commandement improvisé. Ils mangeaient grassement, des plats lourds et épicés qui pesaient sur l'estomac mais réchauffaient les corps. Ils buvaient sec, un vin âpre et fort qui brûlait la gorge mais déliait les langues – du moins celles de leurs cibles. Car eux, ils restaient maîtres d'eux-mêmes, les coudes sur la table poisseuse, les yeux rivés sur la tablée d'en face : Nils Pilzer, l'homme d'Église à la voix melliflue et à la rhétorique ouvriériste, une insulte vivante à la virilité et à la foi véritable ; Ada Bach, la plumitive au regard acéré de la Tribune d'Ustarine, distillant son venin progressiste dans les colonnes de son torchon ; Augustin Taussig, le syndicaliste au cou de taureau et à la pensée épaisse, beuglant ses certitudes prolétariennes ; Roland Veiel, le grand échalas Vert, l'idéaliste à la mie de pain, celui qui pleurait sur le sort des arbres avant de se soucier de celui des hommes ; et cette Mara Gessler, médecin aux allures de baroudeuse, dont les rumeurs disaient tout et son contraire, espionne de l'Égide pour les uns, sainte laïque pour les autres, mais certainement une femme qui en savait trop. De la belle ouvrage, cette brochette de "consciences de la gauche", tout juste bonne à garnir une potence ou à servir de paillasson à la nouvelle Mährenie.
Depuis plusieurs jours, c'était le même manège, la même surveillance patiente et haineuse. Anni Rheingold, depuis les hauteurs hiératiques de la Ligue des Droites, avait été claire dans ses instructions et généreuse dans ses subsides. L'argent, discret mais substantiel, avait coulé à flots, suffisant pour la location de la voiture anonyme aux plaques interverties chaque matin avec une précision d'horloger, pour la réservation de la chambre d'hôtel sordide mais idéalement située, offrant une vue imprenable sur les allées et venues de leurs proies, pour les repas pantagruéliques arrosés de ce vin râpeux qui leur permettaient de tenir le siège sans éveiller les soupçons des autres consommateurs, eux-mêmes trop absorbés par leurs propres misères pour prêter attention à ce trio d'ombres. Anni voulait du résultat, du concret, du palpable. Elle en avait assez des atermoiements de la Liste Nationale, de la mollesse suspecte de Richter, de l'arrogance libérale d'Anna Ziegler qui parlait économie quand il fallait parler sang et acier. « Ces gens nous paralysent, Falco, » lui avait-elle dit, son regard de glace brillant d'une impatience mauvaise, presque fébrile. « Ils parlent, ils écrivent, ils se plaignent, ils dissèquent le sexe des anges pendant que la Mährenie brûle. Il faut leur rappeler, de manière… Pédagogique... Que la politique, c'est aussi, et surtout, une affaire de tripes, de volonté, et de silence. Le silence des autres. »
Falco avait compris, comme toujours. Lui, le Futuriste proclamé, il n'avait jamais eu beaucoup de patience pour les circonlocutions verbales, pour les délicatesses de la pensée bourgeoise. La vitesse, l'action, la destruction créatrice, la purification par la violence, voilà son credo. Il avait déjà fracassé du crâne pour la Ligue durant la campagne électorale, ses mains se souvenaient encore du contact jouissif avec l'os qui cède. Il avait tabassé du militant "Garde Rouge" quand le vent de la politique avait tourné, incendié quelques permanences syndicales pour le plaisir pur, esthétique, de la flamme et de la panique qu'elle engendre. La réconciliation nationale, les grands principes humanistes, la démocratie parlementaire, très peu pour lui. Il n'y avait que la force brute, et ceux qui, comme lui, comme Anni, savaient l'utiliser sans états d'âme, sans cette sensiblerie débilitante qui était la marque des faibles. Ce soir, il surveillait, la mâchoire serrée, la haine froide et méthodique montant en lui à chaque rire gras de Taussig, à chaque envolée lyrique de Pilzer, à chaque regard entendu échangé entre Bach et Gessler.
Et cette envie de pisser qui ne le lâchait pas, lancinante, exaspérante. Aller aux toilettes ? Impossible. Trop risqué. Manquer LE moment, l'instant précis où l'un d'eux se lèverait, seul, offrant enfin une ouverture ? Impensable. Il fallait tenir, serrer les sphincters comme on serrait les poings, transformer cette gêne triviale en une tension supplémentaire, un carburant pour la fureur à venir. Chaque pulsation douloureuse dans sa vessie était une insulte de plus, une humiliation que ces phraseurs inconscients lui infligeaient. Ils allaient payer. Ils allaient payer pour tout. Pour leur arrogance, pour leur verbosité, pour leur socialisme de pacotille, et même, ironiquement, pour cette torture urologique qu'il s'infligeait par leur faute.
La soirée s'étira, interminable. Les truites aux champignons, furent suivies de fromages à l'odeur forte, presque agressive. Les pichets de vin se vidèrent, les discussions s'animaient, s'enflammaient au gré des libations, puis retombaient dans une sorte de torpeur satisfaite. L’histoire de Mara Gessler et de la star de la musique nazumis fit son effet attendu, provoquant des rires aimables et des commentaires badins qui firent monter le sang au visage de Falco. Il les voyait, vautrés dans leur complaisance petite-bourgeoise, se gavant de nourriture et de bons mots, inconscients du sort qui les attendait, de ce que l’Histoire réservait à leur caste.
Enfin, le signal. La tablée se disloqua dans un brouhaha de chaises raclées et d'au-revoir pâteux. Chacun prit un chemin différent, se dispersant dans la nuit comme une volée de moineaux effarouchés. Falco fit un signe imperceptible à ses hommes, le visage soudain vidé de toute expression, transformé en un masque de prédateur. La cible était désignée depuis la veille, après une observation minutieuse de leurs habitudes, de leurs trajets, de leurs petites manies. Roland Veiel, le grand dégingandé, l'écologiste à la voix de fausset, celui qui pleurait sur les arbres abattus. Le plus inoffensif en apparence, donc le plus symboliquement irritant pour ceux qui, comme Anni, comme Falco, ne croyaient qu'à la loi du plus fort et au droit du béton.
Ils quittèrent le restaurant sans un mot, laissant quelques pièces sur la table pour le tenancier. Dehors, l'air frais de la nuit chairiait l’impression, il le sentait confusément, que ce soir prendait une saveur toute particulière.
Roland Veiel s'engagea dans le dédale des ruelles tortueuses du vieux Karbachie, un quartier où les cicatrices de la guerre civile et les fantômes de l'Ordre Rosique n'avaient pas encore été effacés par les promesses clinquantes de la Confédération naissante. Il fredonnait un de ces hymnes à la "Terre Mère Mährenienne" dont il abreuvait la Convention Nationale, sa silhouette dégingandée se découpant sur la lueur blafarde des lampadaires. Il était seul. Les victoires récentes de la Liste Nationale et l'arrogance libérale de la Commissaire Ziegler ne semblaient pas avoir entamé sa foi presque mystique en la "pureté originelle" du peuple et en la supériorité morale de ses coopératives agricoles.
Anni Rheingold, la nouvelle égérie de la Ligue des Droites purgée de ses éléments les plus ouvertement pro-Rosiques mais pas de sa haine pour la gauche "décadente", avait été pourtant explicite. « Pas de martyrs inutiles, Falco. Une leçon de réalisme. Une frousse mémorable. Qu'il comprenne, lui et ses semblables, qu'on ne peut pas impunément cracher sur les valeurs fondatrices de la Mährenie et saper le travail de ceux qui veulent redresser ce pays. » Suivre Veiel, le coincer, se montrer, peut-être quelques gifles bien senties dans une ruelle sombre pour rafraîchir ses idées, une présence menaçante et quelques mots bien choisis sur les dangers de l'idéalisme déconnecté. Voilà le plan initial. Un simple avertissement, dans le style un peu direct, un peu "énergique", de la nouvelle politique que la Ligue entendait imposer face à la mollesse du gouvernement Richter. Mais la politique, Falco le savait d'expérience, avait cette fâcheuse tendance à déraper, à échapper au contrôle de ceux qui croyaient la maîtriser. Surtout quand l'alcool fort du Laschborn, la haine recuite des déclassés et l'ennui pesant d'une surveillance prolongée s'en conjuguent.
Falco Hasenclever, accompagné de Axel – le colosse au front bas, ancien des milices rurales du Prince de Laschborn reconverti dans les basses œuvres de la Ligue – et de Flori, fine lame sortie des bas-fonds d'Ustarine, emboîtèrent le pas au député Vert. Ils le connaissaient, ce Veiel. L'avaient vu pérorer à la tribune de la Convention, défendre avec une passion jugée par eux parfaitement dérisoire ses projets de "parcs naturels confédéraux" et ses utopies agrariennes pendant que la Mährenie, la vraie, celle des usines pétrochimiques, des accords commerciaux avec Rasken et des jeux d'influence à Sankt Josef, se jouait ailleurs, dans les cercles fermés du pouvoir. Un intellectuel perdu dans ses chimères, un rêveur impénitent, un de ces hommes d'hier que la renaissance Mährenienne, la vraie, celle que prônait la Ligue, celle du nationalisme viril et de l'ordre d'acier, balayerait sans le moindre état d'âme, comme une poussière importune.
La filature se prolongea, tendue et silencieuse. Le député semblait toujours ignorer la menace qui se resserrait, pas à pas, dans son dos. Au coin de la Rue des Tanneurs, un boyau obscur et malodorant où les effluves âcres des anciennes usines se mêlaient encore à l'odeur de la misère urbaine, l'occasion se présenta, ou peut-être l'impatience des chasseurs, aiguisée par l'attente et le mépris, prit-elle le dessus. Axel, sur un signe discret de Falco, accéléra le pas, son ombre massive et menaçante se projetant soudain devant Roland Veiel. Ce dernier sursauta, s'arrêta net, le souffle court. La surprise, puis une terreur abjecte et paralysante, se peignirent sur son visage émacié, soudainement dégrisé. Il ouvrit la bouche pour crier, pour appeler à l'aide, mais Flori fut plus rapide. Une main énorme, calleuse comme l'écorce d'un vieux chêne, s'abattit sur sa bouche, étouffant le son naissant dans un gargouillis étranglé.
Ce qui suivit ne fut pas l'intimidation prévue, la leçon de choses froidement administrée. Ce fut une éruption de violence pure, bestiale, libérée de toute entrave. Falco, plus tard, jurerait qu'il avait simplement voulu « le secouer un peu, lui remettre les idées en place ». Ses poings, comme animés d'une volonté propre, d'une haine ancestrale pour tout ce que représentait cet homme – l'intellectuel, le faible, le rêveur –, s'abattirent sur le député avec une sauvagerie inouïe. Le premier coup, un direct brutal au plexus, expulsa l'air des poumons de Veiel dans un sifflement aigu. Il s'affaissa, les genoux flageolants, le corps soudain vidé de toute consistance. Flori le maintint debout, presque avec tendresse, le visage collé contre le mur froid et suintant, offrant sa proie sans défense à la fureur de ses compagnons.
Alors commença le passage à tabac, la lente et méthodique destruction d'un corps réduit à l'état d'objet. Falco, ses traits fins déformés par un rictus mauvais, menait la danse, ses poings s'abattant avec une précision chirurgicale et cruelle sur le visage, le torse, le ventre du député. On entendait le bruit mat et répugnant des articulations rencontrant la chair qui cède, le craquement sinistre des cartilages du nez qui se brisent, le son humide d'une lèvre qui éclate. Axel et Flori, dans une sorte d'émulation bestiale, se concentraient sur les jambes, les reins, les parties molles, utilisant la pointe et le talon de leurs lourdes chaussures à bouts ferrés avec une application d'artisans consciencieux. Des cris rauques, étranglés, plus animaux qu'humains, s'échappaient parfois de la gorge de Veiel, immédiatement étouffés par la poigne de fer de Flori.
La chair se tuméfiait à une vitesse effrayante, prenant sous la lueur blafarde et incertaine d'un lointain réverbère des teintes violacées, bleuâtres, presque noires. La peau, fine et délicate d'un homme peu habitué aux travaux manuels, se déchirait aux pommettes saillantes, aux arcades sourcilières, laissant apparaître l'os blême et nu. Le sang commençait à couler, d'abord en filets minces, puis en nappes plus épaisses, tièdes et poisseuses, se mêlant à la sueur glacée, aux larmes de douleur et de terreur de la victime. Un œil était déjà clos, boursouflé, transformé en une fente sanguinolente. L'autre, révulsé, hagard, ne voyait plus qu'un tourbillon informe de douleur pure, un kaléidoscope cauchemardesque de visages grimaçants et de poings vengeurs. Son corps, secoué de spasmes incontrôlables, n'était plus qu'un pantin désarticulé entre les mains de ses bourreaux.
Les agresseurs, eux, semblaient entrés dans une sorte de transe macabre. Une joie féroce, primitive, presque extatique, illuminait leurs visages congestionnés. Leurs rires étaient gaillards, scandés, obscènes, contrastant de manière grotesque avec la brutalité sordide de leurs gestes. Chaque coup porté était une affirmation de leur pouvoir, une jouissance brute, une revanche sur les frustrations accumulées, sur la complexité insupportable d'un monde qu'ils ne comprenaient pas mais qu'ils voulaient soumettre à la loi simple et directe du plus fort.
Quand Veiel, enfin, s'effondra définitivement, masse inerte et sanguinolente au pied du mur, simple amas de chair meurtrie sur le pavé humide et sale, ils ne s'arrêtèrent pas tout de suite. Encore quelques coups de pied vicieux dans les côtes, pour le plaisir sadique, pour s'assurer que cette loque humaine ne se relèverait pas, qu'elle avait bien compris la leçon. Enfin, Falco, le souffle court, fit un signe las. Assez. La besogne était accomplie.
Axel et Flori, essoufflés, les jointures en sang, reculèrent d'un pas, contemplant leur œuvre avec une sorte de satisfaction animale et repue. Falco s'approcha du corps pantelant, tressaillant encore de soubresauts agoniques. Il y eut un moment de silence pesant, seulement troublé par les râles déchirants de Veiel et le bruit lointain d'une fête qui s'achevait dans un quartier voisin.
Et soudain, cette envie qui le tenaillait depuis des heures, cette pression intolérable dans le bas-ventre, revint avec une force décuplée. Une envie irrépressible, presque douloureuse. Il s'avança vers le corps du député. Sans un mot, il ouvrit sa braguette. Un jet chaud et puissant, libérateur, se déversa sur la silhouette pantelante. L'urine se mêla au sang, à la boue, dans une sorte de baptême immonde et dérisoire. Il y eut un ricanement rauque, celui de Axel, puis Flori l'imita.
Et tandis qu'ils se soulageaient ainsi, accomplissant ce dernier outrage, un chant monta dans la nuit profanée. Falco reconnut l'air, un de ces hymnes virils et brutaux que les jeunes militants hurlaient dans leurs expéditions punitives, un chant qui parlait de jeunesse triomphante, de force et d'un avenir radieux forgé dans l’effort et la violence.
« Jugend, Jugend, frühling der schönheit,
Für das Leben, in der härte erklingt,
Dein lied und geht... »
Le liquide chaud se répandit, achevant de souiller le peu de dignité qui restait à ce corps brisé. Falco Hasenclever, enfin, se sentit soulagé. Profondément, nauséeusement soulagé. Un travail bien fait. Propre.
La politique, décidément, avait aussi ses impératifs physiologiques.
Posté le : 31 mai 2025 à 17:37:03
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De l'impuissance de l’Égide
Traditionnellement, quand on mentionnait le chapitre de l’Égide en Mährenie, toute l’attention des médias était généralement concentrée sur la forteresse de Sankt Josef. Son histoire rocambolesque et sa mémorable prise des mains de l’Ordre Rosique en avait fait, au-delà d’un quartier général et d’une caserne dédiée aux enquêteurs et agents du redoutable service de sécurité, un symbole dont le sens dépendait des inclinaisons politiques. Rappel constant de la libération du pays, ou de son occupation silencieuse par la vermine communaliste. Entrave à l’indépendance de la région ou garant de sa sécurité. Quand on parlait Inquisition, on pensait de moins en moins à la Protectrice de la Mährenie, dont le pouvoir politique était inexistant depuis six ans, à sa circulaire perpétuelle, dont la rédaction s’était ralentie, à ses agents – dont le rôle se cantonnait peu ou prou à seconder la protection civile – mais bien à cette construction, ancienne et iconique, et aux fantasmes que sa forme gothique alimentait.
L’Inquisition s’en félicitait parfaitement: ainsi, on oubliait l’implantation de son véritable centre administratif dans la région, un discret temple-tribunal implanté dans des locaux modernes, dans une ancienne école d’architecture ayant déménagé pour un bâtiment plus grand, et qui offrait un confort autrement moins rudimentaire que les alcôves aménagées du temps de feu l’Ordre Rosique. Godeliève Thiers avait assez prosaïquement considéré que puisque sa mission allait exiger d’elle qu’elle ne s’éternise dans la région, elle pouvait au moins faire en sorte de travailler dans de bonnes conditions, c’est-à-dire confortablement. Un point de vue que les deux enquêteurs en charge du dossier Mährenien, Pervenche et Horizon, avaient approuvé lors de leur dernière visite.
« J’espère que ça vous va de ne pas dormir dans la forteresse, avait-elle lâché après une visite des bureaux du Chapitre. Elle fascine tout le monde, allez savoir pourquoi.
–Franchement, capitaine, répondit Pervenche en s'étirant, mon dos apprécie moyennement la vieille pierre mal isolée d'Eurysie. L'expérience parle.
–Et la Mährenie a heureusement son lot de modernité, ajouta Horizon. Vous avez bien fait d'en profiter, et nous avec. »
Godeliève avait perçu leur soulagement non dissimulé en découvrant les quartiers modernes. Elle sourit intérieurement, les imaginant redouter les courants d'air des anciennes loges monacales ou, pire, l'opulence figée des appartements des maîtres de l'Ordre. Ces deux là n’aimaient ni l’austérité, ni l’ostentatoire, et furent ravis de voir que dix années d’investissement kah-tanais avaient transformé Sankt Josef, l’arrachant à un siècle victorien jamais pleinement évacué pour la projeter dans l’élégante modernité communaliste.
Bien sûr tout n’était pas idéal, et tout le voisinage Kaulthe faisait office d’État plus ou moins faillis. La Kaulthie pensait encore ses plaies, la Kresechtnie était un pays de seconde zone, le Rasken n’avait pas grand-chose à offrir en biens de bonne qualité, et il était parfois assez coûteux d’importer des meubles ou du matériel de l’Union. Enfin, rien que le budget quasi-illimité du Chapitre ne puisse réellement combler. Par souci de praticité et par respect pour les Mähreniens, Godeliève avait cependant limité les importations lointaines au maximum, et son bureau était, jusqu’à un certain stade, entièrement meublé et décoré en centre-Eurysien. Tables et chaises d’un artisan local, bibliothèque issue d’une manufacture récente, tapis de sol d’une bonne marque Raskenoise, ainsi de suite. Elle s’y était progressivement habituée, et ce qui avait commencé comme un geste adressé à la population de la région était devenu, avec l’habitude, son « chez soi ». Rentrer au Grand Kah, exister dans ses environnements, dans ses meubles, ses décorations, son style, lui aurait sans doute et curieusement fait un choc culturel. À vrai dire, avant la Mährenie, la capitaine-inquisitrice n’avait jamais réellement pris la peine de s’accoutumer à où que ce soit.
Elle avait ça dans le sang, sans doute. Fille de deux marins, elle avait traversé le monde en navire avant de rejoindre la Protection Civile. Pour combattre la piraterie, initiellement. Godeliève y avait connu des dizaines de ports et cinq ou six navires. On l’avait nommé officier, proposé un déploiement dans le sud, sur la terre ferme. Elle aurait refusé si ça n’avait été sous le commandement du citoyen MacUalraig, qui l’intriguait profondément. Là, elle avait fait ses armes contre les insurrections damanistes. L’embrun et les vagues laissèrent place à la jungle, aux préfabriqués, aux villages évacués en urgence. D’excellents états de service et une recommandation de celui qui deviendrait Directeur de la Garde l’amenèrent à la tête de l’Opération en Mährenie, qui s’était éternisée.
Enfin un peu de stabilité. Elle ne s’en plaignait pas. Mais quand elle se retournait sur son passé, elle voyait une suite d’évènements échappant à toute cohérence. Si les choses se suivaient de façon logique, alors elle serait encore dans la flotte, ou bien au Communaterra, à faire de la contre insurrection.
Mais la Roue, elle le savait, fonctionnait de bien étrange façon. Elle lui avait tracé un sillon atypique, mais il ne lui revenait pas d’en sortir, puisqu’il lui paraissait juste. Et puis il y avait des avantages à cette mission. Pour chaque nuit d’angoisse, chaque livre de théorie avalé en urgence, chaque réunion insupportable avec les gouvernements successifs, pour tout le stress qui avait accompagné le gouvernorat judiciaire de la région, avant qu’elle ne passe enfin la main, il y avait des petites raisons de respirer un bon coup, de sourire franchement, et de se dire que la vie était – parfois – plutôt agréable. Il y avait les restaurants qu’elle appréciait, le climat doux des montagnes, la beauté simple de la vieille ville. Et il y avait, cela allait de soi, l’ancienne commissaire Rosenstock, qu’elle avait appris à n’appeler que par son prénom.
« Comment tu te sens Layla? Et réponds-moi sincèrement. »
Maintenant, toutes leurs rencontres ne prêtaient pas à sourire. Surtout ces derniers temps. Cette fois, elles ne s’étaient pas retrouvés dans un de ces charmants bistrot en bord de quai, ni dans ces salons réputés du centre-ville où certaines populations avaient pris l’habitude de se rassembler, comme au Grand Kah, pour parler politique ou faits d’actualité. Le décor, autrement plus sobre, était celui de son bureau. Espace rectangulaire, généreusement éclairé par une baie vitrée – blindée, évidemment – laissant entrer le soleil et une jolie perspective sur la ville. La commissaire ne répondit pas à la question, se contentant de traverser la place pour s’installer dans un des fauteuils faisant face à la perspective. Son expression était fermée.
Cette rencontre avait un caractère plus officiel, qui imposait une certaine distance. Cela n’effaçait pas le reste, et Godeliève persista à la tutoyer.
« Je suis désolé pour ce qui est arrivé. »
Elle vint s’installer dans le fauteuil voisin, et attendit une réaction. Il s’agissait de Roland Veiel. La cheffe du parti Vert et Agraire n’avait pas précisé les raisons de sa venue dans le court appel qui l’avait précédée, mais c’était inutile. Tout le monde ne parlait de que de ça. Et c’était de « ses » députés qui avait été massacré dans une ruelle.
Après encore un moment, Layla pivota vers la capitaine-inquisitrice.
« Ce sont des gars des ligues de droite. Vous le savez.
– On ne peut pas le prouver. »
Elle sembla trouver l’argument raisonnable, car elle sembla réfléchir quelques secondes avant de reprendre.
« Si vous ne faites rien ils vont recommencer.
– Nous ne pouvons pas simplement arrêter tous les militants. » Elle hésita. « Et faire pression pour interdire ces mouvements ? Bah. »
Elle fit un vague geste devant elle, dirigé vers la ville, ses rues, ruelles. Une immensité abstraire, impossible à surveiller, impossible à comprendre. Godeliève secoua la tête.
« Ils se disperseraient dans la nature. On a bien vu ce que ça a fait la dernière fois.
– Mais il faut faire quelque chose Liève ! »
La commissaire s’était levée. Elle resta là un instant, puis se força lentement à se réinstaller. Un abus de pouvoir. Au fond, ce qu’elle demandait, c’était un abus de pouvoir de l’Inquisition. Pas sans raison, certes. Elle passa une main sur le visage, sa voix prit une inflexion étrange, raide.
« Là, là… Là Veiel s’est fait massacrer. Je l’ai vu. On dirait plus quelqu’un. On dirait un tas de chair, posé sur un lit d’hôpital. Je sais qu’ils sont violents, mais de voir ça en personne… Et si vous ne faites rien, ils recommenceront. Il se sera fait massacrer pour rien. Et ce ne sera pas le dernier.
– Je sais. Layla, je sais mais... »
Mais rien de ce qu’elle pouvait dire ne pouvait la satisfaire. Elle n’avait rien de nouveau à lui apprendre, rien que des règles, de façons de fonctionner, une distance entre l’Inquisition et le pays, instaurée pour éviter toute complaisance, et laisser la Mährenie libre de son destin. Et Layla le savait, et c’était peut-être le pire dans tout ça. Alors Godeliève rappela les faits, lentement, patiemment, parce qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire. Pas dans le cadre de son rôle, pas même face à son amie.
« Si nous agissons sans mandat ou demande du gouvernement, nous ouvrons la voie à tous ceux qui n’attendent qu’à traiter le pays de mandat kah-tanais.
– Comme s’ils s’en privaient.
– En attendant ils se trompent. Mais si j’agis, si je donne un ordre illégal, sans approbation. Même si les prêtres-juges, les hauts enquêteurs, et le gouvernement Mährenien me donnaient finalement raison, même si on ne me retirait pas mon commandement, et ceux des officiers ayant appliqué mes ordres, et même si l’on ne fermait pas ce chapitre pour avoir manqué à ses devoirs, ce serait pire. Ce serait la preuve que nous avons effectivement tous les pouvoirs. Que la confédération est bien une chose kah-tanaise. »
C’était une hypothèse qu’elle refusait d’entretenir. Elle secoua la tête.
« Notre seule force c’est que nous défendons la vérité. Nous devons impérativement la conserver.
– Donc, » conclu Layla, « vous n’allez rien faire.Tu ne vas rien faire. »
Quelque chose d’accusateur, dans le ton, qui déplu immédiatement à la capitaine-inquisitrice. Elle souffla.
« Parce que tu crois que je n’ai pas envie d’agir? Tu le penses sincèrement? Mais j’en crève d’envie ! Je suis arrivée ici comme une étrangère, d’accord. Mais la Mährenie est devenue mon pays. Je le ressens dans ma chair, en moi. Tu sais ce que ça veut dire, au moins ? » Elle se leva et se mit à faire les cents pas. « On a construit quelque chose de beau, au prix de vies et d’efforts. Et ces petits merdeux essaient de tout foutre en l’air. Tentative après tentative, attentat après attentat. Coup raté après coup raté. Et ils gagnent du terrain. Et je le sais. » Elle s’immobilisa, droite comme un piquet, et croisa les bras, basculant légèrement la tête en arrière. « Sauf… Sauf que nous ne pouvons rien faire. Ce n’est plus notre mission.
– Je sais.
– C’est toi et moi qui avons signé ces accords.
– Je pensais que le gouvernement resterait entre nos mains, que nous pourrions toujours faire appel à vous aux moments opportuns.
– Raté. »
Elle rit. Ce n’était pas un rire joyeux. Puis en voyant le visage déconfis de l’ancienne commissaire, elle approcha de son fauteuil et lui posa une main sur l’épaule. Layla soupira.
– La coalition gouvernementale...
– Je sais, Layla. Vous devez vous reprendre, et impérativement. Sinon...
– C’est foutu.
– Je ne sais pas. » Elle s’éloigna tranquillement. « Je crois que le pays est plus solide que ça; Les gens sont plus solides que ça.
– Mais il y aura des violences. »
Elle parlait de manière générale. Pas uniquement des attaques ciblés contre les députés, ou des épisodes de grève. Oui. La politique du gouvernement semblait fondamentalement incompatible avec l’humeur du pays. Et donc, si personne ne faisait de concession, il y aurait des violences. Personne n’avait intérêt à jouer la médiation dans ce qui promettait d’être une révolution victorieuse. Il y avait quelque chose de profondément cynique, limite vicieux, là-dedans. L’espace d’un instant, Godeliève se demanda si c’est ce qui avait poussé les kah-tanais à ne pas empêcher l’implosion de la gauche Mährenienne. La perspective d’une révolution par la base, qui viendrait remplacer celle imposée par l’Égide. Reconstruire quelque chose, maintenant que le pays était mûr.
Elle chassa cette idée, qui lui semblait insupportable.
« Ouais, il y aura des violences. »
Puis un silence, qui s’installa et se prolongea. Finalement l’ex-commissaire se leva de son fauteuil. Elle lança un regard à l’inquisitrice, puis se dirigea vers la porte du bureau. Elle s’immobilisa devant, pivota une dernière fois vers Godeliève.
« J’aimerais… J’aurais aimé…
– Je sais. » Elle haussa les épaules. « Moi aussi. »
La mährenienne ouvrit et commença à s’éloigner. L’inquisitrice hausa le ton.
« Layla?
– Oui?
– Encore désolé pour Roland Veiel. »
Elle acquiesça et lui sourit. Un sourire manifestement forcé, mais qui gardait en lui un fond de sincérité. Elle acquiesça, hésita, fit un pas pour retourner dans le bureau, et ferma la porte derrière elle.
« J’y pense, on organise une soirée en son honneur avec ses proches, ses amis, sa famille. Tu veux venir ?
– En quel honneur? »
Elle haussa les épaules.
« Je t’invite. Ce sont des gens biens, tu verras..
– Je ne serais pas si c’est politiquement avisé. »
Nouvel haussement d’épaules, cette fois accompagné d’un sourire froid.
« Franchement Liève, je m’en moque.
– Je vois ça.
– Tu viendras ? »
Un temps.
« Je vais y penser.
– Ne tarde pas trop à te décider. C’est après-demain.
– D’accord. »
Layla rouvrit la porte. Godeliève soupira.
« Je serai là. On pourra venir ensemble si tu veux.
– Oh ! » Nouveau sourire, cette fois radieux. « Eh bien ça me plairait beaucoup. »
Puis elle quitta les lieux.
L'inquisitrice resta devant la porte, un long moment. Elle ne lui avait pas tout dit, et commençait déjà à s'en vouloir.
L’Inquisition s’en félicitait parfaitement: ainsi, on oubliait l’implantation de son véritable centre administratif dans la région, un discret temple-tribunal implanté dans des locaux modernes, dans une ancienne école d’architecture ayant déménagé pour un bâtiment plus grand, et qui offrait un confort autrement moins rudimentaire que les alcôves aménagées du temps de feu l’Ordre Rosique. Godeliève Thiers avait assez prosaïquement considéré que puisque sa mission allait exiger d’elle qu’elle ne s’éternise dans la région, elle pouvait au moins faire en sorte de travailler dans de bonnes conditions, c’est-à-dire confortablement. Un point de vue que les deux enquêteurs en charge du dossier Mährenien, Pervenche et Horizon, avaient approuvé lors de leur dernière visite.
« J’espère que ça vous va de ne pas dormir dans la forteresse, avait-elle lâché après une visite des bureaux du Chapitre. Elle fascine tout le monde, allez savoir pourquoi.
–Franchement, capitaine, répondit Pervenche en s'étirant, mon dos apprécie moyennement la vieille pierre mal isolée d'Eurysie. L'expérience parle.
–Et la Mährenie a heureusement son lot de modernité, ajouta Horizon. Vous avez bien fait d'en profiter, et nous avec. »
Godeliève avait perçu leur soulagement non dissimulé en découvrant les quartiers modernes. Elle sourit intérieurement, les imaginant redouter les courants d'air des anciennes loges monacales ou, pire, l'opulence figée des appartements des maîtres de l'Ordre. Ces deux là n’aimaient ni l’austérité, ni l’ostentatoire, et furent ravis de voir que dix années d’investissement kah-tanais avaient transformé Sankt Josef, l’arrachant à un siècle victorien jamais pleinement évacué pour la projeter dans l’élégante modernité communaliste.
Bien sûr tout n’était pas idéal, et tout le voisinage Kaulthe faisait office d’État plus ou moins faillis. La Kaulthie pensait encore ses plaies, la Kresechtnie était un pays de seconde zone, le Rasken n’avait pas grand-chose à offrir en biens de bonne qualité, et il était parfois assez coûteux d’importer des meubles ou du matériel de l’Union. Enfin, rien que le budget quasi-illimité du Chapitre ne puisse réellement combler. Par souci de praticité et par respect pour les Mähreniens, Godeliève avait cependant limité les importations lointaines au maximum, et son bureau était, jusqu’à un certain stade, entièrement meublé et décoré en centre-Eurysien. Tables et chaises d’un artisan local, bibliothèque issue d’une manufacture récente, tapis de sol d’une bonne marque Raskenoise, ainsi de suite. Elle s’y était progressivement habituée, et ce qui avait commencé comme un geste adressé à la population de la région était devenu, avec l’habitude, son « chez soi ». Rentrer au Grand Kah, exister dans ses environnements, dans ses meubles, ses décorations, son style, lui aurait sans doute et curieusement fait un choc culturel. À vrai dire, avant la Mährenie, la capitaine-inquisitrice n’avait jamais réellement pris la peine de s’accoutumer à où que ce soit.
Elle avait ça dans le sang, sans doute. Fille de deux marins, elle avait traversé le monde en navire avant de rejoindre la Protection Civile. Pour combattre la piraterie, initiellement. Godeliève y avait connu des dizaines de ports et cinq ou six navires. On l’avait nommé officier, proposé un déploiement dans le sud, sur la terre ferme. Elle aurait refusé si ça n’avait été sous le commandement du citoyen MacUalraig, qui l’intriguait profondément. Là, elle avait fait ses armes contre les insurrections damanistes. L’embrun et les vagues laissèrent place à la jungle, aux préfabriqués, aux villages évacués en urgence. D’excellents états de service et une recommandation de celui qui deviendrait Directeur de la Garde l’amenèrent à la tête de l’Opération en Mährenie, qui s’était éternisée.
Enfin un peu de stabilité. Elle ne s’en plaignait pas. Mais quand elle se retournait sur son passé, elle voyait une suite d’évènements échappant à toute cohérence. Si les choses se suivaient de façon logique, alors elle serait encore dans la flotte, ou bien au Communaterra, à faire de la contre insurrection.
Mais la Roue, elle le savait, fonctionnait de bien étrange façon. Elle lui avait tracé un sillon atypique, mais il ne lui revenait pas d’en sortir, puisqu’il lui paraissait juste. Et puis il y avait des avantages à cette mission. Pour chaque nuit d’angoisse, chaque livre de théorie avalé en urgence, chaque réunion insupportable avec les gouvernements successifs, pour tout le stress qui avait accompagné le gouvernorat judiciaire de la région, avant qu’elle ne passe enfin la main, il y avait des petites raisons de respirer un bon coup, de sourire franchement, et de se dire que la vie était – parfois – plutôt agréable. Il y avait les restaurants qu’elle appréciait, le climat doux des montagnes, la beauté simple de la vieille ville. Et il y avait, cela allait de soi, l’ancienne commissaire Rosenstock, qu’elle avait appris à n’appeler que par son prénom.
« Comment tu te sens Layla? Et réponds-moi sincèrement. »
Maintenant, toutes leurs rencontres ne prêtaient pas à sourire. Surtout ces derniers temps. Cette fois, elles ne s’étaient pas retrouvés dans un de ces charmants bistrot en bord de quai, ni dans ces salons réputés du centre-ville où certaines populations avaient pris l’habitude de se rassembler, comme au Grand Kah, pour parler politique ou faits d’actualité. Le décor, autrement plus sobre, était celui de son bureau. Espace rectangulaire, généreusement éclairé par une baie vitrée – blindée, évidemment – laissant entrer le soleil et une jolie perspective sur la ville. La commissaire ne répondit pas à la question, se contentant de traverser la place pour s’installer dans un des fauteuils faisant face à la perspective. Son expression était fermée.
Cette rencontre avait un caractère plus officiel, qui imposait une certaine distance. Cela n’effaçait pas le reste, et Godeliève persista à la tutoyer.
« Je suis désolé pour ce qui est arrivé. »
Elle vint s’installer dans le fauteuil voisin, et attendit une réaction. Il s’agissait de Roland Veiel. La cheffe du parti Vert et Agraire n’avait pas précisé les raisons de sa venue dans le court appel qui l’avait précédée, mais c’était inutile. Tout le monde ne parlait de que de ça. Et c’était de « ses » députés qui avait été massacré dans une ruelle.
Après encore un moment, Layla pivota vers la capitaine-inquisitrice.
« Ce sont des gars des ligues de droite. Vous le savez.
– On ne peut pas le prouver. »
Elle sembla trouver l’argument raisonnable, car elle sembla réfléchir quelques secondes avant de reprendre.
« Si vous ne faites rien ils vont recommencer.
– Nous ne pouvons pas simplement arrêter tous les militants. » Elle hésita. « Et faire pression pour interdire ces mouvements ? Bah. »
Elle fit un vague geste devant elle, dirigé vers la ville, ses rues, ruelles. Une immensité abstraire, impossible à surveiller, impossible à comprendre. Godeliève secoua la tête.
« Ils se disperseraient dans la nature. On a bien vu ce que ça a fait la dernière fois.
– Mais il faut faire quelque chose Liève ! »
La commissaire s’était levée. Elle resta là un instant, puis se força lentement à se réinstaller. Un abus de pouvoir. Au fond, ce qu’elle demandait, c’était un abus de pouvoir de l’Inquisition. Pas sans raison, certes. Elle passa une main sur le visage, sa voix prit une inflexion étrange, raide.
« Là, là… Là Veiel s’est fait massacrer. Je l’ai vu. On dirait plus quelqu’un. On dirait un tas de chair, posé sur un lit d’hôpital. Je sais qu’ils sont violents, mais de voir ça en personne… Et si vous ne faites rien, ils recommenceront. Il se sera fait massacrer pour rien. Et ce ne sera pas le dernier.
– Je sais. Layla, je sais mais... »
Mais rien de ce qu’elle pouvait dire ne pouvait la satisfaire. Elle n’avait rien de nouveau à lui apprendre, rien que des règles, de façons de fonctionner, une distance entre l’Inquisition et le pays, instaurée pour éviter toute complaisance, et laisser la Mährenie libre de son destin. Et Layla le savait, et c’était peut-être le pire dans tout ça. Alors Godeliève rappela les faits, lentement, patiemment, parce qu’il n’y avait pas grand-chose d’autre à faire. Pas dans le cadre de son rôle, pas même face à son amie.
« Si nous agissons sans mandat ou demande du gouvernement, nous ouvrons la voie à tous ceux qui n’attendent qu’à traiter le pays de mandat kah-tanais.
– Comme s’ils s’en privaient.
– En attendant ils se trompent. Mais si j’agis, si je donne un ordre illégal, sans approbation. Même si les prêtres-juges, les hauts enquêteurs, et le gouvernement Mährenien me donnaient finalement raison, même si on ne me retirait pas mon commandement, et ceux des officiers ayant appliqué mes ordres, et même si l’on ne fermait pas ce chapitre pour avoir manqué à ses devoirs, ce serait pire. Ce serait la preuve que nous avons effectivement tous les pouvoirs. Que la confédération est bien une chose kah-tanaise. »
C’était une hypothèse qu’elle refusait d’entretenir. Elle secoua la tête.
« Notre seule force c’est que nous défendons la vérité. Nous devons impérativement la conserver.
– Donc, » conclu Layla, « vous n’allez rien faire.Tu ne vas rien faire. »
Quelque chose d’accusateur, dans le ton, qui déplu immédiatement à la capitaine-inquisitrice. Elle souffla.
« Parce que tu crois que je n’ai pas envie d’agir? Tu le penses sincèrement? Mais j’en crève d’envie ! Je suis arrivée ici comme une étrangère, d’accord. Mais la Mährenie est devenue mon pays. Je le ressens dans ma chair, en moi. Tu sais ce que ça veut dire, au moins ? » Elle se leva et se mit à faire les cents pas. « On a construit quelque chose de beau, au prix de vies et d’efforts. Et ces petits merdeux essaient de tout foutre en l’air. Tentative après tentative, attentat après attentat. Coup raté après coup raté. Et ils gagnent du terrain. Et je le sais. » Elle s’immobilisa, droite comme un piquet, et croisa les bras, basculant légèrement la tête en arrière. « Sauf… Sauf que nous ne pouvons rien faire. Ce n’est plus notre mission.
– Je sais.
– C’est toi et moi qui avons signé ces accords.
– Je pensais que le gouvernement resterait entre nos mains, que nous pourrions toujours faire appel à vous aux moments opportuns.
– Raté. »
Elle rit. Ce n’était pas un rire joyeux. Puis en voyant le visage déconfis de l’ancienne commissaire, elle approcha de son fauteuil et lui posa une main sur l’épaule. Layla soupira.
– La coalition gouvernementale...
– Je sais, Layla. Vous devez vous reprendre, et impérativement. Sinon...
– C’est foutu.
– Je ne sais pas. » Elle s’éloigna tranquillement. « Je crois que le pays est plus solide que ça; Les gens sont plus solides que ça.
– Mais il y aura des violences. »
Elle parlait de manière générale. Pas uniquement des attaques ciblés contre les députés, ou des épisodes de grève. Oui. La politique du gouvernement semblait fondamentalement incompatible avec l’humeur du pays. Et donc, si personne ne faisait de concession, il y aurait des violences. Personne n’avait intérêt à jouer la médiation dans ce qui promettait d’être une révolution victorieuse. Il y avait quelque chose de profondément cynique, limite vicieux, là-dedans. L’espace d’un instant, Godeliève se demanda si c’est ce qui avait poussé les kah-tanais à ne pas empêcher l’implosion de la gauche Mährenienne. La perspective d’une révolution par la base, qui viendrait remplacer celle imposée par l’Égide. Reconstruire quelque chose, maintenant que le pays était mûr.
Elle chassa cette idée, qui lui semblait insupportable.
« Ouais, il y aura des violences. »
Puis un silence, qui s’installa et se prolongea. Finalement l’ex-commissaire se leva de son fauteuil. Elle lança un regard à l’inquisitrice, puis se dirigea vers la porte du bureau. Elle s’immobilisa devant, pivota une dernière fois vers Godeliève.
« J’aimerais… J’aurais aimé…
– Je sais. » Elle haussa les épaules. « Moi aussi. »
La mährenienne ouvrit et commença à s’éloigner. L’inquisitrice hausa le ton.
« Layla?
– Oui?
– Encore désolé pour Roland Veiel. »
Elle acquiesça et lui sourit. Un sourire manifestement forcé, mais qui gardait en lui un fond de sincérité. Elle acquiesça, hésita, fit un pas pour retourner dans le bureau, et ferma la porte derrière elle.
« J’y pense, on organise une soirée en son honneur avec ses proches, ses amis, sa famille. Tu veux venir ?
– En quel honneur? »
Elle haussa les épaules.
« Je t’invite. Ce sont des gens biens, tu verras..
– Je ne serais pas si c’est politiquement avisé. »
Nouvel haussement d’épaules, cette fois accompagné d’un sourire froid.
« Franchement Liève, je m’en moque.
– Je vois ça.
– Tu viendras ? »
Un temps.
« Je vais y penser.
– Ne tarde pas trop à te décider. C’est après-demain.
– D’accord. »
Layla rouvrit la porte. Godeliève soupira.
« Je serai là. On pourra venir ensemble si tu veux.
– Oh ! » Nouveau sourire, cette fois radieux. « Eh bien ça me plairait beaucoup. »
Puis elle quitta les lieux.
L'inquisitrice resta devant la porte, un long moment. Elle ne lui avait pas tout dit, et commençait déjà à s'en vouloir.
Posté le : 11 juin 2025 à 19:26:19
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Tout le pouvoir aux communes !
Se trouvait un pays, au sein duquel se trouvait un peuple, au sein duquel bouillonnait une colère.
Se trouvait dans ce pays, extérieure mais citoyen lui-même, un homme qui essayait de la comprendre.
Il avait cette position bâtarde de ceux qui sont, tout à la fois cause et solution. Ces espèces de prophètes lointains, créature de faits extérieurs ou passés, qui élèvent devant eux des constructions chimériques d’avenirs promis. Les maîtres magiciens qui érigent des pays et des empires de perception, metteur en scène d’un spectacle singulier conditionnant les attentes et espoirs. Despote au sens le plus classique du terme, créature qui avait habité une fonction jusqu’à en faire, au-delà de leur, un organe bien vivant et gonflé d’idées comme de sang.
C’était particulier. En fait, ce pari de sa part pouvait tout à fait donner naissance à un échec - un de plus, disait-il parfois avec un sourire faussement modeste. Il voulait construire quelque chose qui n’avait rien de neuf mais en avait tout l’aspect. Travail d’équilibriste que d’importer ici ce qui existait déjà ailleurs. Mais ici était en retard de six siècles, et ailleurs si loi. Pourtant, quand il était à la tête du régime, il n’y pensait qu’à peine. Sa réalité était faite d’un éternel avenir, ponctué des impératifs du présent. Les objectifs de la révolution se bousculaient en lui et autour de lui comme autant de lointaines oriflammes, des guides orientant sa direction et désignant le sens du vent, mais n’indiquant en rien la qualité de la route. Il marchait alors vers cet avenir fait d’un meilleur supposé, avec la certitude sereine de ceux à qui tout réussi, et dont la vie n’est pas tant une question perpétuelle qu’une réponse déjà trouvée, qu’il suffisait d’étoffer, de compléter. Chercher est plus simple, quand on connaît déjà la conclusion.
Ils avaient construit un pays moderne, en cœur d’une région faite de misère et de secrets. On avait refusé ce vieux monde de poussière angoissée et de religiosité frivole, pour construire les spires d’un glorieux demain, des monolithes chroniques, indétachables de leur époque, qui déversaient des rivières sur le passé, lesquels s’enfonçaient jusqu’à l’océan primaire de la première révolution, s’y déversaient et charriaient là-bas chaque obstacle, chaque moment d’indécision contrainte.
Ce pays de présent avait un nom, et un peuple, et des attentes, et tout allait bien pendant de nombreuses années.
Sauf que non. Il y avait toujours eu l’Ennemi. Seule la civilisation et la mythologie sont capables de créer des concepts aussi frappants. La nature ne compte par de rivalité de ce type, si proprement existentielle, absolue. L’Ennemi voulait un pays de passé et de violence, voyait dans l’érection de la structure commune un danger pour sa façon d’être et de voir les choses. L’Ennemi avait été balayé et souffrait d’un puissant besoin de revanche. Un amas sans tête, une anti-hydre, mort-vivante, continuant seule son chemin vers l’abysse. Et l’ennemi avait tué. Attentats, meurtres, et l’ennemi avait réclamé la chute du pays, et l’enchaînement de son peuple, alors même qu’il en était. L’Ennemi était une haine totale et absolue de l’homme avait tenté de construire, avec les siens.
Par un jeu de conséquences et d’échecs - son échec, ses échecs, et les conséquences de ses propres actions - l’Ennemi était maintenant au pouvoir. Pas tout à fait, mais assez pour agir librement, et quelqu’un s’était fait tuer. Massacré en pleine rue, tabassé à mort. Le gouvernement avait promis une réaction, une réaction qui viendrait bientôt. Il avouait joyeusement sa propre castration. Le pays n’appartenait pas à ce gouvernement et il ne pouvait régner sans la Terreur. La Terreur que l’Ennemi fournissait.
Et tout revenait à lui. Ce n’était pas l’analyse que la majorité faisait de la situation, il le savait. La majorité n’analysait de toute façon pas à proprement dit, et se contentait de tracer un lien direct partant du gouvernement à l’Ennemi. Le centre, la droite, l’extrême droite, le fascisme, une grande famille de pourfendeurs. Et aucun ne se demandait si leur victoire électorale, difficile, à la tête d’un attelage inconséquent et bancal, qui trouvait sa source dans la division des gauches, n’était pas de la faute de celle-là. Plutôt, on oubliait pour l’heure les luttes intestines et ceux qui, maintenant, étaient tués dans les rues. Une forme de pitié ou de bon sens. L’un n’excluait évidemment pas l’autre.
La lutte au sein même de son corps, enfin, s’articulait autour de sa personne. C’était sans aucun doute l’élément le plus important. Il était le point focal de la tempête ardente qui avait transformé son pays, la belle construction, en être sans tête. Les fous avaient pris le pouvoir au sein de l’asile. Comment ne pas accuser les gardiens ?
Lui pour sa part ne s’accusait pas. Il comprenait ses erreurs. Au moins une partie d’entre-elles, qui n’étaient pas trop impactantes pour son égo et pouvaient s’assumer avec une fausse humilité du plus bon aloi. Ce n’était donc pas à proprement parler sa faute. C’était celle des autres. Des traîtres. De ceux qui, voyant qu’il luttait contre l’Ennemi avec acharnement, avaient scandé les principes de la révolution, pointés les drapeaux lointains et exprimés leur souhait d’y être. Ils ne voyaient pas la route, se moquaient du trajet, et décrétèrent ici et maintenant que le moment était venu de vivre dans l’idéal attendu. Ils s’opposèrent à son gouvernement sur la base de ses méthodes et politiques. Soit. Il l’entendait.
Il n’en avait de toute façon pas le choix. Il fallait acter la défaite et penser à sa survie. Alors l’homme avait réfléchi. Le modèle qu’il représentait, gouvernemental, centralisé, personnalité, était en train de faire long feu, saccagé par le gouvernement de droite. La coalition au pouvoir avait trois têtes, imbéciles et incompatibles, et tentait de masquer son incohérence en surfant sur les méthodes qu’il avait lui-même initiées; Personnalisation du pouvoir et des enjeux au plus haut niveau, création d’un narratif, se positionner en magiciens, constructeurs, érudits secrets d’un avenir espéré. Le pays avait un goût ancien pour le mystère et l’alchimie.
Alors l’homme décida qu’il ne pouvait plus être le même, et qu’il n’était plus possible de vaincre cet ennemi sans lui-même faire le choix d’une autre méthode. S’armant de patience et de principes volés, il quitta la capitale, erra entre les chambres et les communes, disparu dans le peuple. Il écouta, parla peu, donna en spectacle sa propre dissolution derrière la voix des gens. Peu à peu, il se gorgea du pays, le laissa irriguer son discours, et arriva à devenir un avatar crédible de ses attentes et espoirs.
Ainsi personne ne fut surpris, réellement surpris, quand il réapparut, et que ses mots furent :
« Tout le pouvoir aux communes ! »
Se trouvait dans ce pays, extérieure mais citoyen lui-même, un homme qui essayait de la comprendre.
Il avait cette position bâtarde de ceux qui sont, tout à la fois cause et solution. Ces espèces de prophètes lointains, créature de faits extérieurs ou passés, qui élèvent devant eux des constructions chimériques d’avenirs promis. Les maîtres magiciens qui érigent des pays et des empires de perception, metteur en scène d’un spectacle singulier conditionnant les attentes et espoirs. Despote au sens le plus classique du terme, créature qui avait habité une fonction jusqu’à en faire, au-delà de leur, un organe bien vivant et gonflé d’idées comme de sang.
C’était particulier. En fait, ce pari de sa part pouvait tout à fait donner naissance à un échec - un de plus, disait-il parfois avec un sourire faussement modeste. Il voulait construire quelque chose qui n’avait rien de neuf mais en avait tout l’aspect. Travail d’équilibriste que d’importer ici ce qui existait déjà ailleurs. Mais ici était en retard de six siècles, et ailleurs si loi. Pourtant, quand il était à la tête du régime, il n’y pensait qu’à peine. Sa réalité était faite d’un éternel avenir, ponctué des impératifs du présent. Les objectifs de la révolution se bousculaient en lui et autour de lui comme autant de lointaines oriflammes, des guides orientant sa direction et désignant le sens du vent, mais n’indiquant en rien la qualité de la route. Il marchait alors vers cet avenir fait d’un meilleur supposé, avec la certitude sereine de ceux à qui tout réussi, et dont la vie n’est pas tant une question perpétuelle qu’une réponse déjà trouvée, qu’il suffisait d’étoffer, de compléter. Chercher est plus simple, quand on connaît déjà la conclusion.
Ils avaient construit un pays moderne, en cœur d’une région faite de misère et de secrets. On avait refusé ce vieux monde de poussière angoissée et de religiosité frivole, pour construire les spires d’un glorieux demain, des monolithes chroniques, indétachables de leur époque, qui déversaient des rivières sur le passé, lesquels s’enfonçaient jusqu’à l’océan primaire de la première révolution, s’y déversaient et charriaient là-bas chaque obstacle, chaque moment d’indécision contrainte.
Ce pays de présent avait un nom, et un peuple, et des attentes, et tout allait bien pendant de nombreuses années.
Sauf que non. Il y avait toujours eu l’Ennemi. Seule la civilisation et la mythologie sont capables de créer des concepts aussi frappants. La nature ne compte par de rivalité de ce type, si proprement existentielle, absolue. L’Ennemi voulait un pays de passé et de violence, voyait dans l’érection de la structure commune un danger pour sa façon d’être et de voir les choses. L’Ennemi avait été balayé et souffrait d’un puissant besoin de revanche. Un amas sans tête, une anti-hydre, mort-vivante, continuant seule son chemin vers l’abysse. Et l’ennemi avait tué. Attentats, meurtres, et l’ennemi avait réclamé la chute du pays, et l’enchaînement de son peuple, alors même qu’il en était. L’Ennemi était une haine totale et absolue de l’homme avait tenté de construire, avec les siens.
Par un jeu de conséquences et d’échecs - son échec, ses échecs, et les conséquences de ses propres actions - l’Ennemi était maintenant au pouvoir. Pas tout à fait, mais assez pour agir librement, et quelqu’un s’était fait tuer. Massacré en pleine rue, tabassé à mort. Le gouvernement avait promis une réaction, une réaction qui viendrait bientôt. Il avouait joyeusement sa propre castration. Le pays n’appartenait pas à ce gouvernement et il ne pouvait régner sans la Terreur. La Terreur que l’Ennemi fournissait.
Et tout revenait à lui. Ce n’était pas l’analyse que la majorité faisait de la situation, il le savait. La majorité n’analysait de toute façon pas à proprement dit, et se contentait de tracer un lien direct partant du gouvernement à l’Ennemi. Le centre, la droite, l’extrême droite, le fascisme, une grande famille de pourfendeurs. Et aucun ne se demandait si leur victoire électorale, difficile, à la tête d’un attelage inconséquent et bancal, qui trouvait sa source dans la division des gauches, n’était pas de la faute de celle-là. Plutôt, on oubliait pour l’heure les luttes intestines et ceux qui, maintenant, étaient tués dans les rues. Une forme de pitié ou de bon sens. L’un n’excluait évidemment pas l’autre.
La lutte au sein même de son corps, enfin, s’articulait autour de sa personne. C’était sans aucun doute l’élément le plus important. Il était le point focal de la tempête ardente qui avait transformé son pays, la belle construction, en être sans tête. Les fous avaient pris le pouvoir au sein de l’asile. Comment ne pas accuser les gardiens ?
Lui pour sa part ne s’accusait pas. Il comprenait ses erreurs. Au moins une partie d’entre-elles, qui n’étaient pas trop impactantes pour son égo et pouvaient s’assumer avec une fausse humilité du plus bon aloi. Ce n’était donc pas à proprement parler sa faute. C’était celle des autres. Des traîtres. De ceux qui, voyant qu’il luttait contre l’Ennemi avec acharnement, avaient scandé les principes de la révolution, pointés les drapeaux lointains et exprimés leur souhait d’y être. Ils ne voyaient pas la route, se moquaient du trajet, et décrétèrent ici et maintenant que le moment était venu de vivre dans l’idéal attendu. Ils s’opposèrent à son gouvernement sur la base de ses méthodes et politiques. Soit. Il l’entendait.
Il n’en avait de toute façon pas le choix. Il fallait acter la défaite et penser à sa survie. Alors l’homme avait réfléchi. Le modèle qu’il représentait, gouvernemental, centralisé, personnalité, était en train de faire long feu, saccagé par le gouvernement de droite. La coalition au pouvoir avait trois têtes, imbéciles et incompatibles, et tentait de masquer son incohérence en surfant sur les méthodes qu’il avait lui-même initiées; Personnalisation du pouvoir et des enjeux au plus haut niveau, création d’un narratif, se positionner en magiciens, constructeurs, érudits secrets d’un avenir espéré. Le pays avait un goût ancien pour le mystère et l’alchimie.
Alors l’homme décida qu’il ne pouvait plus être le même, et qu’il n’était plus possible de vaincre cet ennemi sans lui-même faire le choix d’une autre méthode. S’armant de patience et de principes volés, il quitta la capitale, erra entre les chambres et les communes, disparu dans le peuple. Il écouta, parla peu, donna en spectacle sa propre dissolution derrière la voix des gens. Peu à peu, il se gorgea du pays, le laissa irriguer son discours, et arriva à devenir un avatar crédible de ses attentes et espoirs.
Ainsi personne ne fut surpris, réellement surpris, quand il réapparut, et que ses mots furent :
« Tout le pouvoir aux communes ! »
