Jardins botaniques de Carnavale

- Monsieur Dalyoha, nous sommes arrivés. Oups, attention à vos bois.
- C’est bas.
- C’est l’ancien système utilisé par les jardiniers, il fallait se faire discret à l’époque et voyager d’un bout à l’autre des jardins rapidement.
- Dire que je ne suis jamais venu ici…
- Vous y êtes venu. Mais pas ce vous-ci. Quand vous étiez votre père, et son père avant lui. Tous ont gardé le cœur des jardins intact. Un morceau de forêt primaire dissimulée au regard des hommes. Nous l’avons protégé pendant des siècles à Bourg-Léon avant la fondation des jardins. Regardez comme ils grandissent !
Blaise approche sa main d’une plante qui semble frémir à son contact.
- Elle vous reconnait. Elle sait que vous êtes de retour.
Blaise rit doucement.
- Non, ce sont des OGM, il y a des follicules qui repèrent les mouvements de l’air autour du pistil. Si j’étais une abeille elle m’aurait aspergé d’acide pour me dévorer.
- A l’origine peut-être mais plus maintenant. Nous ne sommes pas dans une serre où tout peut être contrôlé, les jardins ont suivi leur propre chemin…
- Un chemin que les Dalyoha ont gardé loin du regard des hommes. Toute cette mystique, toute cette conspiration…
- Sur votre ordre monsieur.
- Ceux de mon père.
- Les vôtres. Cernunnos.
Blaise regarde par-dessus son épaule. De larges panaches de fumée noire s’élèvent tout autour d’eux au loin.
- Carnavale brûle.
- Le monde moderne brûle, il a atteint ses limites avec Carnavale, il n’a plus rien à apporter aux hommes. Le temps est venu de leur offrir une nouvelle voie. Nous avons poussé l’expérience dans ses plus abominables retranchements.
- Et ce n’était pas très concluant.
- Non. Maintenant ceux qui s’entêteront n’auront plus d’excuse. Les Dalyoha ont tué le dernier grand mythe. Il va falloir composer avec le nihilisme de l’existence, ou inventer de nouveaux chemins. Mais Carnavale fut une impasse radicale, personne ne peut le nier aujourd’hui.
- Rappelez-moi encore une fois la trame pour laquelle j’ai sacrifié mon confort et ma fortune.
- Nous avons glissé sur un chemin dont on ne revient qu’aux prix de terribles efforts. Le Dieu unique a ouvert la voie à quelque chose de nouveau et d’abominable : l’histoire a cessé de se répéter pour devenir un millénarisme. Désormais, nous les hommes nous avancions. Nous nous sommes mis à marcher dans une direction et ainsi à laisser derrière nous ce que nous étions. Chaque pas nous étions différents et chaque pas ce que nous avions été était irrécupérable. Vers où avancions nous ? Il était difficile de le savoir, lendemain qui chantent ? Dystopie ? Apocalypse ? Mais malgré notre aveuglement, nous nous sommes engagés, curieux, sur ce chemin obscure.
- Au prix de la terre.
- Au prix de tout. Le monde est devenu une guerre généralisée et interminable, tantôt larvée, tantôt frontale. S’il y avait un point d’arrivée quelque part alors la vie devenait une course, pour la croissance, pour les ressources, pour la conquête. Concurrence pour la survie et notre forêt se mourrait.
- Alors mes ancêtres ont fait le choix de tout accélérer.
- Terminer la course pour montrer sa vacuité. Carnavale est devenue en quelques siècles la nation la plus civilisée du monde. Un parangon d’art et de culture, l’épicentre du continent le plus avancé : l’Eurysie. Il ne fallait surtout pas laisser au reste du monde le temps pour s’inspirer de nous alors, au sommet de sa gloire, la Principauté s’est effondrée et est devenue la plus abominable chose de tous les temps. Par notre exemple nous avons asséché la course effrénée au progrès technologique et au millénarisme.
- J’ai l’impression que nous avons surtout apporté beaucoup de chaos.
- Pour le moment, oui. Mais regardez comme tout s’organise sur nos cendres. Regardez comme nous avons jeté le discrédit sur les armes les plus dévastatrices qui soient. Regardez comme le culte du Dieu unique devient vain désormais que nous en avons dévoilé les rouages et les mensonges. Regardez comme le colonialisme est exposé dans son apparence la plus abominable car la plus aboutie. Carnavale brûle si fort et si intensément qu’elle éclaire d’une lumière crue la vacuité de son chemin parcouru.
- Tout ça pour une leçon ?
- Tout ça pour une contre-proposition. Carnavale s’effondre et devient le terreau fertile de quelque chose de nouveau. Déjà graines et plantes se nourrissent des engrais azotés, elles s’infiltrent dans les interstices des ruines effondrées, elles nourriront le monde et poussera une forêt fertile et nouvelle, un nouveau domaine pour le Dalyoha.
- Et Cramoisie ? Que va-t-elle devenir ?
- Elle servira d’exemple à la vacuité des espoirs incarnés par l’Antagoniste et ses suppôts. Cramoisie ne survivra pas dans sa forme actuelle, elle est un embryon rattaché à Carnavale. Si Carnavale chute, Cramoisie devra couper le cordon ou chuter avec elle. Demain ou plus tard Cramoisie chutera sous le poids de sa propre folie, elle est un écho à ce que fut Carnavale, rien de plus, rien de moins.
- Tout cela semble bien vide malgré tout…
Le jardinier sourit.
- Regardez. La nature glorieuse.
Ils sont dans une clairière ombragée. Des animaux inconnus hantent des buissons et les fontaines transformées en marres verdâtres.
- Ils ne sont pas effrayés.
- Pourquoi le seraient-ils ? Les seuls humains qu’ils croisent depuis des décennies sont des jardiniers et nous ne leur faisons jamais de mal. A l’instant où la Principauté comprendra que ses leaders sont morts ou désespérés, ce sera un nouveau chaos, et les jardins s’étendront sur le chemin que nous leur avons pavé de terreau.