« Que voulez-vous qu’un pays si jeune sur la scène internationale joue comme rôle dans un continent aussi divisé qu’il ne l’est actuellement ? »
À ceux-là, je leur répondrais que tous les choix d’une nation, peu importe depuis combien de temps elle est intégrée au monde, peuvent jouer un rôle primordial. L’Everia semble être une nation relativement neutre sur le plan politique. Elle n’est géographiquement pas polarisée non plus. Elle se situe au centre de l’Aleucie, à égale proximité des deux pôles en conflit. Si l’Everia, dans le futur, joue la carte de la neutralité et de l’indépendance stratégique, alors elle pourrait bien s’inscrire dans une politique continentale proactive et être en mesure d’apporter des solutions concrètes et réelles à des problématiques qui concernent l’ensemble des acteurs.
Mais la Fédération reste prudente. Elle sait à quel point ses ennemis aiment et tentent toujours de s’imposer dans les États à proximité de Stérus, quitte parfois à leur donner l’impression que c’est pour leur propre bien. Ainsi, la Fédération sait qu’il est important de surveiller l’Everia autant que faire se peut. Non pas surveiller militairement, non pas espionner, mais tendre l’oreille, observer en silence, et orienter la politique bilatérale des deux nations en fonction. On sait que la Fédération s’est largement plus polarisée dernièrement, notamment avec la Costa, où elle a dû vivement réclamer la non-intégration de ce pays à l’ASEA pour ne pas menacer les intérêts stérusiens. L’Everia est éloignée, ainsi une intégration du pays dans cette organisation dirigée par des fascisto-communistes ne serait pas directement une menace pour la Fédération. Mais faire partie de cette alliance serait à coup sûr un très gros coup porté aux futures relations possibles entre les deux pays. Certes, la Fédération entretient aujourd’hui toujours de bonnes relations avec nombre de membres, mais pour autant, s’intégrer à cette alliance, après tous les conflits traversés, ne serait qu’une preuve de choix politique contraire aux principes de neutralité.
Aujourd’hui, l’Everia est également traversée par une semi-crise diplomatique avec l’Akaltie, nation très proche de la Fédération de Stérus. Comment donc la Fédération va-t-elle articuler ses différentes manœuvres diplomatiques pour ne pas forcer l’Everia à s’éloigner sans donner à l’Akaltie l’impression de trahir l’alliance, plus qu’ancienne, entre les deux pays ? Cette question demeure d’autant plus que la Fédération de Stérus s’est engagée avec l’Alguaréna dans une manœuvre de création d’une nouvelle instance continentale qui aurait pour but d’unir les nations sud-aleuciennes. Et malgré le fait que l’Everia se situe plutôt au nord, elle pourrait être intégrée à ce projet. Mais si, avec l’Akaltie, les deux pays se battent sans cesse sur le plan diplomatique, il deviendra dès lors de plus en plus compliqué d’aboutir à une union. Ainsi, la Fédération devra d’abord jouer la carte de l’apaisement, tenter — en créant des liens avec l’Everia — d’agir en tant que nation d’équilibre. En jouant ce rôle, Stérus espérera faire cesser les intentions impérialistes akaltiennes en Everia tout en proposant des alternatives à son plus proche allié.
Ce matin-là, à l’aéroport international de Barba, tout le monde se tient prêt. Encore, encore une nouvelle délégation qui posera le pied à Barba. Entre la présence de l’ASEA et les nombreuses rencontres que Pandoro avait demandées, nombre de délégations s’étaient rendues sur ces terres. Mais la Fédération était attachée à faire de chaque rencontre diplomatique un moment unique, sortant du cadre habituel de la diplomatie. La priorité pour la Fédération était que l’État invité se sente accueilli comme si nous l’avions attendu depuis toujours. C’est comme ça que fonctionne l’hospitalité stérusienne. C’est d’ailleurs pour cela qu’aucune des rencontres faites à Stérus n’a jamais abouti à un échec. Chaque fois qu’il y avait un risque que la rencontre soit musclée, que la rencontre soit tendue, celle-ci se faisait toujours à l’étranger. C’était presque une tradition, car à Stérus, les étrangers, dès lors qu’ils sont invités, doivent être reçus comme des rois.
Lorsque l’avion officiel atterrit, le Consul était là, seul, sur le tarmac de l’aéroport. Les caméras de tout le pays se hâtaient de filmer ce moment si exceptionnel. Pandoro, le consul si emblématique, si problématique, si charismatique. Ce consul qui avait fait couler des larmes, couler le sang. Ce consul qui était aussi connu pour son humour exceptionnel, sa loyauté rare et son sens aigu de l’honneur. Ce consul, celui qui représentait un pays rien que par son aspect physique, celui qui se considérait comme ayant toujours un coup d’avance. Cet homme, il était là, seul. Le dos droit, le regard vide, et aucune émotion ne se dessinait sur son visage. L’Everia sera accueillie en grande pompe, oui, mais nul ne sait encore comment ce pays se positionnera réellement. Nul ne sait si cette visite n’est pas la préparation future d’un coup bas orchestré avec les ennemis de Stérus. Aujourd’hui, ce sont deux chefs d’État qui se rencontrent, deux chefs d’État qui ne se connaissent pas.
Les dirigeants de l’Everia s’approchent. Le Consul Pandoro leur serre alors la main :
« Soyez les bienvenus à Barba. Je crois savoir que c’est la première fois que vous venez ici. Permettez-moi de vous dire qu’en ce mois de juillet, vous pourrez à coup sûr vous offrir les meilleures vacances du siècle. »
C’était une petite pointe d’humour diplomatique. Il n’y avait pas de quoi rire, non, mais le but était simplement de faire sourire, de marquer la bonne volonté stérusienne et l’intention de s’engager dans des relations basées sur la confiance, l’entente et la coopération.
Pour la suite, les délégations furent emmenées en voiture pour se rendre au palais impérial (ou palais consulaire). Le chemin était ponctué de démonstrations culturelles stérusiennes. Un parcours long avait été délibérément choisi afin de faire passer la délégation devant les plus beaux monuments de la capitale. Le Consul prendrait ainsi le temps d’expliquer à son homologue toute l’histoire et toute la symbolique de ces œuvres d’art urbaines.
Une fois au palais, les délégations furent installées dans la pièce des « Mains de Jupiter », une pièce encore jamais utilisée pour une rencontre officielle. Cette salle est ornée d’une immense statue du dieu Jupiter. Elle est immanquablement visible ; dès que l’on entre, on se retrouve nez à nez avec elle. Le Consul se rendit immédiatement dans le petit salon aménagé non loin, tout en expliquant la symbolique de cette statue :

« Cette statue représente Jupiter, le dieu des dieux romaniques. L’équivalent de Zeus, si jamais vous êtes plus centrés sur la mythologie hellénique. Cette statue fut sculptée par Théomerus Quassillas Amelorus en l’an 1785. L’empereur stérusien de l’époque lui avait alors demandé de représenter, en une seule statue, ce qu’était la puissance et le pouvoir. Théomerus, après plusieurs mois de travail, finit par ramener cette œuvre à l’Empereur. Elle symbolise, via Jupiter, le dieu le plus important et le plus puissant de notre croyance, la solitude. La solitude d’un être qui, en raison de son pouvoir et de sa puissance, ne possède rien d’autre que la solitude comme émotion quotidienne. Elle symbolise le fait que même le dieu suprême de ce monde, avec la pression qui lui incombe, peut se voir dépassé et rattrapé par ses émotions. Cette statue est là pour rappeler à tous les dirigeants stérusiens qu’il n’y a aucune gloire dans la puissance, aucune conséquence si ce n’est la solitude et la tristesse. Un vieux poète stérusien écrivait : “L’homme perd de son bonheur en acquérant de quoi décider de celui des autres.” »
« Bien, assez parlé d’histoire. Commençons par parler des choses sérieuses et du pourquoi du comment de cette réunion. Cher homologue, vous êtes invités, je vous laisse prendre la parole en premier. »