Posté le : 02 juin 2025 à 17:02:57
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Fondations de la non-hiérarchie – Le refus de la tête
L'ivresse et le chaos : ontologie d'une liberté sans loi
Introduction
Au tréfonds du silence, avant le Verbe qui prétend ordonner, avant la Loi qui s'imagine graver l'immuable, avant même la première fissure qui distingue l'Un du Multiple, résonne un murmure. Un grondement sourd, une vibration primordiale, grouillement infini de toutes les possibilités non encore nées, de tous les désirs non encore nommés. Ce n'est pas le vide stérile que craignent les bâtisseurs d'empires et les prêtres de la Nécessité, ni l'abîme angoissant où se perdent les âmes en quête d'un sens unique et rassurant. Non. C'est le Sans-Fond, la Matrice exubérante, la potentialité pure d'où jaillit, imprévisible et toujours neuve, la danse effrénée de l'existence.
Nous, les Sans-Tête, nous avons senti notre épiderme frémir à l'approche de ce murmure, nous avons vu nos certitudes se lézarder, nos constructions mentales les plus solides vaciller comme des décors de théâtre sous un vent de démence sacrée. Car l'Ordre, cette idole aux pieds d'argile que l'on nous somme d'adorer – qu'il porte le masque austère de la tradition impériale de Muzeaĵ, le rictus fanatique de la discipline révolutionnaire Communaterrane, ou le sourire plus fardé, plus insidieux, de la rationalité reconstructrice – nous apparaît désormais pour ce qu'il est : un étouffement. Une tentative pathétique, toujours vouée à l'échec, de figer le flux, de canaliser la lave en fusion dans des moules trop étroits, de nommer l'innommable, de légiférer l'impossible.
Cet essai, donc, ne sera pas une carte de plus pour naviguer les ruines. Il ne cherchera pas à tracer des sentiers sûrs dans le maquis des idéologies en déroute, ni à ériger de nouvelles idoles sur les décombres des anciennes. Il est une plongée, tête la première, dans cette ivresse que d'aucuns nomment Chaos. Une tentative, nécessairement fragmentaire, balbutiante, de prêter l'oreille au murmure du Sans-Fond, non pour y déchiffrer une nouvelle Loi, mais pour y puiser la force de vivre sans autre loi que celle, immanente et toujours changeante, de notre propre désir en fusion avec le devenir. Car c'est là, dans cette acceptation joyeuse et terrible de l'absence de fondement ultime, que réside, croyons-nous, la source de toute liberté véritable et la promesse d'une création sans fin. C'est une invitation à la désertion des citadelles du Sens, une incitation à la danse sur le volcan.
Démasquer les architectes de la carence
Les spectres nous hantent. Non pas ceux, folkloriques, qui agitent leurs chaînes dans les cryptes oubliées de l'ancien Empire Muzeaĵ, ni les échos plaintifs des martyrs sacrifiés sur l'autel éphémère de la Révolution Communaterrane. Non, les fantômes qui glacent nos moelles sont bien plus concrets, bien plus incisifs : ce sont les Têtes que nous avons vu s'élever, trôner, et choir, laissant derrière elles des sillons de sang, des champs de désillusion, et la preuve amère que toute promesse d'Ordre n'est souvent que le prélude à une nouvelle forme de servitude. Le trône moisi de l'Empire, avec sa liturgie de la tradition pétrifiée, sa hiérarchie gravée dans le marbre d'une éternité de pacotille, et son Souverain-Dieu dont l'absence de regard ne faisait que refléter le vide de sa propre divinité, n'était qu'une tentative sénile de nier le temps, de figer la vie dans un mausolée de rites vides et de privilèges injustifiables. La prétention était cosmique, l'effet fut la sclérose, une longue agonie où le Chaos vivant ne se manifestait plus que par les soubresauts convulsifs des hérésies artistiques, des émeutes de la faim, et des révoltes paysannes sporadiques, toujours noyées dans le sang au nom d'un Ordre céleste dont la principale et obscène fonction était de justifier la misère terrestre et la béatitude indifférente de ses élites.
Puis vint le grand spasme, l'éruption furieuse que fut la Révolution Communaterrane. Une promesse incandescente de libération totale, un souffle brûlant qui, dans un premier temps, sembla balayer les vieilles idoles, faire fondre les chaînes séculaires. L'ivresse fut brève, trop brève. Car à peine la Tête impériale fut-elle tranchée, avec la liesse ambiguë des foules et les proclamations grandiloquentes des nouveaux maîtres, qu'une nouvelle Tête, plus insidieuse peut-être, plus vorace certainement, commença de croître sur le corps encore pantelant de la Révolution. Le dogme, cette abstraction glacée née de lectures hâtives et d'espoirs démesurés, se fit Verbe, et le Verbe, hélas, se fit Loi, avec sa cohorte de commissaires et de décrets. La pureté idéologique, érigée en vertu suprême, devint la nouvelle Inquisition, impitoyable envers toute déviation, toute nuance, toute trace d'individualité jugée suspecte. Et les Comités, ces instances initialement conçues comme les organes palpitants de l'auto-organisation populaire, se muèrent avec une rapidité effrayante en autant de cerveaux centraux, de centres de calcul froids, chacun rivalisant d'ardeur à vouloir penser pour tous, à diriger la marche forcée vers un paradis dont les plans, de plus en plus abstraits, de plus en plus déconnectés du réel, finissaient par effacer la texture même de la vie, la saveur unique de chaque existence. La Communaterra, dans sa chute tragique, dans le sang versé au nom de la vertu et les famines organisées au nom de l'autarcie, nous a laissé cette leçon terrible : la Tête révolutionnaire, même lorsqu'elle se pare des atours de la "nécessité historique" ou qu'elle invoque la "volonté populaire", même lorsqu'elle est portée par des figures aussi passionnées et contradictoires que purent l'être une Xaïomara dans sa quête d'absolu ou une Anarka-Voĉo dans sa fureur iconoclaste, finit toujours, par une logique interne implacable, par dévorer ses propres enfants, étouffant la spontanéité créatrice sous le poids de ses directives et transformant l'élan libérateur en une nouvelle forme, plus subtile, plus désespérante peut-être, de servitude. Ce sont ces spectres encore chauds, ces souvenirs de promesses trahies et d'espoirs broyés, que nous voyons se profiler derrière chaque discours qui prétend aujourd'hui à l'Ordre, chaque main qui s'esquisse pour saisir le gouvernail, fût-ce celle, réputée pragmatique, des administrateurs kah-tanais ou celle, se voulant salvatrice, d'une Haute-Commissaire comme Iris Pavalanti. Car la nature profonde de la Tête, son désir le plus intime, est de vouloir la Tête, et le Chaos vivant, dans sa multiplicité indomptable, est et restera toujours son ennemi mortel.
Et le Verbe se fit Loi. Tel est le récit mythique, la fable fondatrice que se murmurent à l'oreille toutes les Têtes, qu'elles soient couronnées d'épines sacrificielles ou ceintes du laurier de la prétendue victoire révolutionnaire. Car pour asseoir leur emprise, pour donner un semblant de légitimité à l'arbitraire de leur commandement, il leur faut invoquer une source qui les dépasse, un principe antérieur et supérieur à la simple contingence des volontés humaines et au tumulte désordonné des désirs individuels. La Loi, donc, ne saurait naître du sol impur, de la glaise boueuse des interactions humaines, de la fange féconde des conflits quotidiens et des accords précaires. Non, elle doit descendre d'un Ciel d'abstractions immuables, qu'il soit celui des Dieux jaloux et capricieux de l'ancien Empire, celui des Idées pures et éternelles dont se gargarisent les philosophes courtisans à leur service, ou, plus prosaïquement mais non moins mystiquement, celui de la "Nécessité Historique" ou de la "Volonté Générale" invoquées par les prêtres séculiers des révolutions trahies, ces nouveaux clercs de l'aliénation. Chaque clause de la Loi est ainsi présentée comme un reflet, si déformé soit-il, d'une Vérité transcendante, et toute désobéissance à ses édits devient non plus une simple contestation d'un pouvoir terrestre, mais un blasphème contre l'Ordre cosmique lui-même, une rébellion contre les fondements sacrés de la réalité.
Mais regardez de plus près ces tables de granit où l'on prétend graver l'immuable pour les siècles des siècles ! Touchez du doigt ces chaînes prétendument forgées dans l'acier d'une transcendance intemporelle, destinées à contenir le flux chaotique du devenir ! Elles ne sont, au fond, que les fétiches d'une impuissance fondamentale, les béquilles d'une autorité qui doute d'elle-même, les instruments d'une domestication qui n'ose pas dire son nom. Car, affirmons-le avec l'insolence joyeuse de ceux qui ont entrevu le vide ludique derrière les icônes les plus sacrées : non seulement les chaînes de la Loi ont été et seront toujours brisées par l'éruption du désir vivant, mais elles n'ont jamais existé que dans l'esprit malade de ceux qui les forgeaient pour les autres, et souvent, hélas, pour eux-mêmes. Les démons, ces projections de nos peurs intimes, n'ont jamais gardé les étoiles, qui poursuivent leur danse indifférente et magnifique ; l'Empire, cette construction arbitraire de la force et du mensonge, n'a jamais été qu'une fiction sanglante imposée à la multiplicité des existences ; et le péché originel, cette souillure imaginaire qui justifierait la nécessité du Rédempteur et de son Église répressive, n'est que l'invention la plus perverse de la Tête pour nous faire haïr la vie dans sa gratuité chaotique, pour nous enseigner la honte de nos corps et la peur de nos désirs. La Loi ne protège pas le faible ; elle est l'instrument par lequel le fort impose sa volonté et normalise sa prédation. Elle n'exprime pas la justice ; elle est la codification d'un rapport de force.
La Loi, toute loi, est une clôture. Un geste violent qui trace une ligne arbitraire dans le sable infini du réel, prétendant séparer le licite de l'illicite, le permis du défendu, le pur de l'impur, le normal du pathologique. Mais le Chaos, lui, dans sa générosité exubérante, ignore les frontières. Il est le flux incessant qui déborde toutes les digues, l'océan primordial qui ronge et dissout toutes les îles précaires de l'Ordre, ces constructions fragiles de l'angoisse humaine face à l'immensité. Chaque loi est ainsi une blessure infligée au corps vibrant de l'existence, une amputation d'une part du possible, une restriction du champ infini des désirs. Et comme toute blessure mal soignée, laissée à croupir dans l'ombre de la prétendue nécessité, elle s'infecte. Elle engendre son propre cortège de miasmes pestilentiels : la culpabilité, cette émotion stérile et collante qui nous ronge de l'intérieur, nous faisant douter de la légitimité de nos élans les plus spontanés, transformant le jeu de la vie en un procès permanent ; la transgression, non plus comme exploration joyeuse et créatrice des limites, mais comme attraction morbide et répétitive vers l'interdit érigé en absolu, en fétiche négatif ; la surveillance, cette manie inquisitoriale, cette pathologie du regard qui veut épier l'âme à travers les failles du corps et contrôler les gestes les plus intimes ; et la punition, ce rituel sadique, froid et calculateur, où la société prétend se purifier de ses propres peurs en torturant ceux qui ont osé lui rappeler sa propre contingence, son arbitraire fondamental.
L'économie libidinale de la Loi est celle de la carence et de la dette. Elle nous persuade, dès le berceau, que nous sommes originellement en faute, irrémédiablement endettés envers une instance supérieure – Dieu, l'État, la Société, l'Idée, la Révolution même – et que notre existence entière, pour acquérir une once de valeur, doit être consacrée à expier cette faute imaginaire, à rembourser cette dette infinie qui ne cesse de croître à mesure que nous tentons de nous en acquitter. Chaque plaisir devient alors suspect, coupable d'une dépense non autorisée ; chaque élan de spontanéité est réprimé comme une menace à l'Ordre ; chaque désir qui ne s'aligne pas sur la norme édictée par la Tête se transforme en une preuve accablante de notre corruption intrinsèque. La vie, sous le règne implacable de la Loi, n'est plus une aventure à créer dans l'ivresse, mais une pénitence à subir dans la grisaille, un champ de mines où l'on avance avec la peur constante de l'explosion, la terreur d'être jugé et condamné.
Mais nous, les Sans-Tête, nous crachons sur cette fable sinistre et sur ses prêtres austères. Nous affirmons, avec la certitude tranquille de ceux qui ont touché le fond du désespoir et y ont trouvé une joie nouvelle, qu'il n'y a pas de dette originelle, pas de faute à expier qui ne soit celle que la Tête invente pour nous asservir. L'existence n'est pas un tribunal où nous comparaissons en accusés permanents, mais un terrain de jeu infini, un laboratoire d'expérimentations illimitées. Si des règles s'avèrent parfois nécessaires pour naviguer la complexité de nos interactions, ce ne peuvent être que celles, éphémères, locales et toujours révisables, que nous nous donnons à nous-mêmes, dans le flux mouvant de nos désirs et de nos accords précaires, pour intensifier nos joies collectives et minimiser nos peines inutiles, non pour servir un Ordre transcendant qui n'est jamais que le masque grimaçant du pouvoir d'autrui sur nos vies.
Et la servante la plus zélée de cette Loi transcendante, l'architecte la plus méticuleuse de ses cachots conceptuels et de ses instruments de torture symbolique, c'est la Raison. Non pas cette curiosité vive, cette intelligence joueuse et vagabonde qui explore le monde avec l'émerveillement d'un enfant découvrant un jardin inconnu, qui pose des questions insolentes et rit des réponses toutes faites. Non, nous parlons ici de la Raison avec une majuscule terrifiante, de cette faculté hypertrophiée, coupée de ses racines sensibles, érigée en idole suprême par des siècles de philosophie et de science au service de l'Ordre, qui prétend disséquer le vivant pour le réduire à des mécanismes prévisibles et contrôlables, quadriller l'infini pour le faire entrer dans les catégories étriquées de son entendement limité, et calculer le destin pour mieux le soumettre à ses plans directeurs, à sa volonté de maîtrise totale.
Cette Raison-là, que les ingénieurs sociaux kah-tanais manient aujourd'hui avec une dextérité qui n'a d'égale que leur cécité aux conséquences humaines de leurs abstractions, est une cage. Une prison mentale aux barreaux invisibles mais d'une efficacité redoutable, car elle colonise l'esprit de l'intérieur, nous persuadant que ses limites sont celles de la pensée elle-même. Elle nous persuade que le réel n'est que ce qui est quantifiable, mesurable, logique. Que la vérité ne se trouve que dans la cohérence implacable des systèmes et la rigueur glaciale des démonstrations. Que l'émotion est une faiblesse à surmonter, l'intuition une superstition pour esprits faibles, le rêve un déchet sans importance de l'activité cérébrale. Elle impose une logique binaire – le vrai ou le faux, le bien ou le mal, le permis ou le défendu, le normal ou l'anormal – là où le Chaos vivant, dans sa richesse exubérante, ne connaît que la nuance infinie, le paradoxe fécond, l'ambivalence créatrice, le devenir incessant.
Sous son regard froid et calculateur, celui du géomètre ou du comptable, le monde perd sa chair, sa saveur, son mystère, sa poésie intrinsèque. Il devient un immense mécanisme dont il s'agirait de découvrir les rouages pour mieux les maîtriser, pour en optimiser le rendement. La vie elle-même, dans sa prolifération exubérante et ses métamorphoses incessantes, est sommée de se plier aux exigences de l'utilité, de la rentabilité, de l'efficacité. Chaque geste doit être justifié au tribunal de la rationalité instrumentale, chaque ressource optimisée pour la production maximale, chaque instant de temps comptabilisé et affecté à une tâche productive. Le gaspillage, cette dépense souveraine qui est la signature du vivant dans sa générosité, devient le péché capital ; la gratuité, cet élan de don sans attente de retour, une aberration suspecte, une faille dans le système qu'il faut s'empresser de colmater. Dans les utopies glacées des reconstructeurs, qu'ils se réclament de l'ingénierie sociale la plus avancée du Grand Kah ou des vestiges d'un communisme autoritaire que l'on croyait disparu avec la chute de la Communaterra, c'est toujours cette Raison-là, instrumentale et normative, qui prétend tracer les plans de la Cité future, oubliant avec une arrogance criminelle que la vie, la vraie, celle qui palpite dans nos veines et crie dans nos tripes, celle qui invente et qui transgresse, se moque éperdument des épures prétentieuses et des règlements tatillons.
L'obsession de l'ordre et de la prévisibilité, si elle peut sembler offrir un rempart rassurant contre l'angoisse du vide et la terreur de l'inconnu, est au fond la négation même de la liberté et la castration de la puissance créatrice. Car la liberté véritable, celle qui fait trembler et exulter, ne naît que dans l'inconnu, dans le risque de l'expérimentation sans filet, dans l'acceptation joyeuse de l'imprévisible. Elle est la capacité de danser au bord de l'abîme, d'inventer sa propre voie là où aucune carte rassurante n'existe, de répondre à l'événement par une création singulière et inouïe plutôt que par l'application mécanique et servile d'une règle préétablie. La Raison normalisatrice, avec sa manie de la planification totale et son horreur panique de l'écart, étouffe cette flamme sacrée. Elle transforme le révolutionnaire en administrateur grisâtre, l'artiste en technicien de l'expression codifiée, l'amant en gestionnaire prudent des affects et des contrats.
Le coût de cet ordre rationnel, si souvent paré des vertus de la stabilité et du progrès, est exorbitant, incalculable : c'est la perte de l'intensité, l'assèchement de la joie, le bannissement de cette "folie" créatrice, de cette démence sacrée qui est la signature du Chaos vivant dans l'âme humaine. Nous, les Acéphales, héritiers des surréalistes autant que des mystiques en rupture de ban, nous ne voulons pas d'un monde parfaitement ordonné, prévisible et aseptisé, fût-il celui du bonheur obligatoire. Nous préférons l'ivresse du déséquilibre, la beauté convulsive des formes naissantes et aussitôt mourantes, la sagesse paradoxale qui fleurit comme une ortie magnifique sur les ruines encore chaudes des systèmes les plus élaborés. Car nous savons, d'une science qui n'est pas celle des livres mais celle des nerfs et du sang, que c'est seulement en brisant les cages dorées de la Raison instituée que l'esprit peut retrouver son agilité primordiale, sa capacité à la métamorphose et sa puissance d'émerveillement face au mystère intact du monde.
La potentialité pure du désir
Que ceux qui tremblent à son nom se rassurent, ou plutôt, qu'ils apprennent à savourer leur effroi, car le Chaos que nous invoquons n'est pas le spectre grimaçant de la destruction aveugle, ni le vide sidéral où s'abîmerait toute signification. Ces images sont celles que projettent sur lui les esprits apeurés, ceux qui s'agrippent avec une fébrilité pathétique aux balustrades illusoires de l'Ordre, ces architectes de la Carence que nous avons démasqués. Pour eux, le Chaos ne peut être que l'antithèse de ce qu'ils chérissent : le manque, la perte, le néant hostile. Mais cette vision n'est qu'une caricature, une fable pour enfants craintifs récitée par les gardiens d'une prison conceptuelle. Ils peignent le Chaos avec les couleurs sombres de leurs propres terreurs, oubliant que toute naissance véritable advient dans une convulsion, que toute création authentique porte en elle la marque d'une rupture primordiale.
Le Chaos Acéphale, celui qui murmure au cœur de notre révolte et qui anime l'ivresse de nos créations, est d'une tout autre nature. Il n'est pas absence, mais surabondance. Il n'est pas vide, mais un plein vertigineux, une potentialité infinie qui précède toute forme, toute distinction, toute loi. Imaginez l'océan avant la première vague, le silence avant la première note, la toile vierge avant le premier trait. Ou mieux encore, imaginez le magma en fusion sous la croûte terrestre, cette énergie indomptée qui, parfois, fait trembler les fondations des cités les mieux ordonnées et redessine en un instant les cartes que l'on croyait immuables. Non pas une immobilité stérile, mais une tension vibrante, une fermentation souterraine où toutes les formes possibles sommeillent, enchevêtrées, attendant l'étincelle du désir pour jaillir à l'existence. C'est cela, le Chaos : non pas le désordre stérile que redoutent les bureaucrates de la pensée, mais le désordre sacré de la potentialité pure, le réservoir inépuisable de toutes les naissances et de toutes les métamorphoses. C'est l'énergie brute qui, lorsqu'elle est libérée, peut dévaster comme un typhon ou nourrir comme une source miraculeuse.
Il est l'avant-distinction, ce creuset bouillonnant où les contraires n'ont pas encore divorcé, où le jour et la nuit, le masculin et le féminin, le sacré et le profane – ces catégories que l'Ordre s'acharne à séparer pour mieux régner – dansent une ronde indistincte et orgiaque. Le Chaos ne contient pas toutes les distinctions en acte, mais il les contient toutes en puissance, comme la graine minuscule de l'arbre-monde du Paltoterra contient la promesse de la forêt immense, avec ses lianes enchevêtrées et ses créatures imprévisibles. Et c'est pourquoi il est si terrifiant pour les architectes de l'Ordre, des scribes impériaux de Muzeaĵ aux planificateurs zélés de la Communaterra, jusqu'aux experts rationnels de l'administration kah-tanaise : car il est ce qui échappe par essence à toute tentative de le fixer, de le nommer une fois pour toutes, de le réduire à un système. Il est ce qui déborde, ce qui prolifère, ce qui se contredit avec une joie souveraine et une indifférence cosmique. Il est la vie même dans son état le plus nu, avant que la culture et le pouvoir ne viennent y tracer leurs sillons arbitraires.
Le silence du Chaos n'est donc pas celui du tombeau, où règnent les ombres figées du passé, mais celui, vibrant et fécond, qui précède l'explosion créatrice, le cri de la naissance. Son vide n'est pas carence, mais l'espace illimité où toutes les figures peuvent advenir, où le désir peut tracer ses arabesques les plus folles sans jamais rencontrer de limite autre que sa propre intensité. C'est une matrice, un utérus cosmique où se conçoivent en permanence les monstres magnifiques et les beautés imprévisibles de la vie enfin rendue à sa liberté originelle. Il est le "Zéro immense" que pressentent ceux qui osent regarder au-delà des apparences policées, un zéro non pas privatif, mais générateur, un point de pure potentialité d'où peuvent surgir, comme des galaxies, des mondes insoupçonnés.
Dans la cosmogonie mutilée des Ordres établis, le désir est presque toujours présenté comme un manque, une blessure, une tension douloureuse vers un objet absent dont la possession, toujours fuyante, promettrait une satisfaction illusoire. C'est le désir de l'esclave pour la liberté que lui promettent ses maîtres s'il est docile ; c'est celui du pécheur pour la rédemption que lui vendent les prêtres de Muzeaĵ en échange de sa soumission ; c'est celui du consommateur, même dans les sociétés qui se prétendent révolutionnaires, pour la marchandise toujours nouvelle, qu'elle soit matérielle ou idéologique, qui lui est exhibée comme la clé du bonheur ou de l'accomplissement. Un désir domestiqué, canalisé, orienté vers des fins qui lui sont extérieures et qui, le plus souvent, servent à perpétuer l'asservissement même dont il prétend s'extraire. L'Empire de Muzeaĵ a bâti sa splendeur sur le désir canalisé de gloire et de piété. La Communaterra, dans sa ferveur, a tenté de substituer à cela le désir d'une pureté idéologique absolue, traquant la moindre déviance, le moindre "manque" par rapport à la Ligne. Et le Grand Kah, dans sa rationalité reconstructrice, ne cherche-t-il pas, lui aussi, à orienter les désirs vers l'ordre, la productivité, la "normalité" ?
Mais le désir qui palpite au cœur du Chaos Acéphale est d'une tout autre étoffe. Il n'est pas le soupir plaintif de la carence, mais l'éruption volcanique de la surabondance. Il n'est pas quête d'un objet manquant, mais expression souveraine d'une force qui déborde, d'une intensité qui cherche à se dépenser, à se manifester, à se métamorphoser sans autre fin qu'elle-même, telle la dépense improductive, le sacrifice joyeux dont parlent nos textes fondateurs. Il est le souffle même du Chaos, sa pulsation créatrice, son élan vital qui se diffracte en une myriade de flux singuliers et imprévisibles. Il est l'énergie qui ne cherche pas à s'accumuler, mais à se consumer dans l'instant, dans la jouissance de sa propre manifestation.
Ce désir chaotique est, par nature, multiple et "pervers" – si l'on entend par perversité toute déviation joyeuse par rapport à la norme stérile, toute invention de nouvelles voies pour la jouissance et la création. Il ne connaît pas de hiérarchie entre les objets qui l'attirent, pas de finalité unique qui viendrait l'assagir ou le réduire. Il explore avec une curiosité insatiable tous les registres du sensible, toutes les potentialités du corps, toutes les configurations de la rencontre. Il est la force qui pousse à la transgression des limites, non par un goût morbide pour l'interdit, mais par une affirmation exubérante de la vie dans sa capacité infinie à inventer de nouvelles formes, de nouvelles alliances, de nouveaux plaisirs. L'érotisme acéphale, par exemple, ne se limite pas aux unions codifiées, mais explore les fluidités, les multiplicités, les intensités qui échappent à la binarité imposée. Nos rituels éphémères, nos fêtes sauvages sont les célébrations de ce désir polymorphe qui refuse la canalisation.
En lui, la distinction entre le corps et l'esprit, entre la chair et la pensée, s'estompe et s'abolit. Il est une intelligence charnelle, une pensée qui danse, une sensualité qui voit. Il est l'énergie qui anime nos rêves les plus fous, nos utopies les plus audacieuses, nos créations les plus débridées. Il est l'intuition fulgurante qui précède la conceptualisation, le geste qui devance la parole. La seule "loi" qu'il reconnaisse est celle, immanente et toujours mouvante, de sa propre intensité, de son impulsion irrépressible à se manifester, à se transformer, à se multiplier. Tenter de le canaliser, de le diriger vers un but unique, de le soumettre à une morale transcendante – qu'elle soit celle des prêtres de l'ancien Empire, des commissaires politiques de la Communaterra, ou des administrateurs bien-pensants du Grand Kah – c'est vouloir endiguer l'océan avec une passoire, c'est vouloir éteindre le soleil avec un crachat. C'est, au fond, vouloir la mort. Car le désir, dans sa pureté chaotique, est synonyme de vie, de création, de liberté.
À ceux qui, blêmes d'effroi ou crispés dans la raideur de leurs certitudes, ne voient dans le Chaos qu'une menace de dissolution universelle, un prélude au néant informe, nous rions au visage. Car leur peur n'est que le reflet de leur propre vide intérieur, de leur incapacité à concevoir un ordre qui ne soit pas imposé d'en haut, une harmonie qui ne naisse pas d'un décret. Ils sont les prisonniers de la Fable de l'Ordre Imposé, les dévots de la Tête, incapables d'imaginer que la vie, dans sa sagesse la plus profonde, puisse s'organiser d'elle-même, sans l'intervention laborieuse d'un législateur divin ou d'un comité central éclairé, sans même la tutelle d'une "raison" qui se prétend universelle mais n'est souvent que la raison du plus fort ou du plus craintif.
Mais l'organisme acéphale, ce réseau de singularités en effervescence, a fait l'expérience de cette vérité simple et vertigineuse : du cœur même du Chaos, de ce bouillonnement primordial des forces et des désirs, peuvent émerger, et émergent sans cesse, des formes d'ordre spontané, des configurations éphémères mais d'une beauté et d'une pertinence saisissantes. Ce ne sont pas les ordres froids et géométriques de la Raison planificatrice, ces grilles rigides qu'elle plaque sur le vivant pour le contraindre et l'appauvrir, quadrillant les cités reconstruites ou les esprits "rééduqués". Non, ce sont des ordres organiques, fluides, toujours en devenir, nés de l'interaction libre et immanente des singularités, comme les motifs changeants d'un kaléidoscope.
Voyez comme la nature elle-même, cette grande Acéphale qui inspire nos frères et sœurs des tribus sylvestres du Paltoterra, procède. Nul architecte suprême ne dessine les méandres du fleuve qui serpente à travers la jungle, nul chef d'orchestre ne dicte le chant polyphonique des oiseaux et des insectes dans la canopée à l'aube. Et pourtant, de la rencontre incessante des courants et des résistances, des attractions et des répulsions, des symbioses et des prédations, naissent des écosystèmes d'une complexité et d'une harmonie qui confondent l'entendement. Un écosystème est un prodige d'auto-organisation, une toile infiniment complexe de relations où chaque être, en poursuivant la logique de son propre désir, de sa propre "volonté de puissance" dirait un ancien sage égaré, contribue à l'équilibre dynamique de l'ensemble, sans qu'aucune instance centrale ne vienne lui dicter sa place ou sa fonction.
Et l'art véritable, celui qui nous arrache à la torpeur du quotidien et nous met en contact avec l'intensité du devenir ? L'art tel que le conçoivent nos cellules acéphales d'Artopolis, n'est-il pas, lui aussi, le fruit d'une plongée dans le Chaos intérieur, d'une transe où le créateur, ayant fait taire la voix calculatrice de la raison et les injonctions de la Tête morale ou esthétique, se laisse traverser par des forces qui le dépassent, laissant émerger sur la toile, dans la pierre, ou à travers le son et le geste, des formes inouïes, des significations imprévues qui semblent sourdre d'une source plus ancienne et plus sage que son propre ego ? L'improvisation, cette danse au bord du vide que nous chérissons tant, n'est-elle pas la plus haute forme de l'art acéphale, là où l'ordre naît de l'instant même, de la rencontre pure entre le geste et la matière, entre le souffle et le silence, entre le corps de l'artiste et le monde qui le traverse ?
De même, les rares moments de grâce collective que nous avons pu connaître, ces éphémères communautés de lutte ou de fête qui surgissent dans les marges du monde, où les hiérarchies s'effacent, où les rôles se fluidifient, où la parole circule librement et où les corps se rencontrent sans la médiation des conventions ou la peur de la surveillance, ne sont-ils pas la preuve vivante que l'ordre social peut émerger de la base, de la libre association des désirs et des intelligences, sans qu'il soit besoin d'une Tête pour le décréter ou le garantir ? Une zone de liberté, dans sa précarité même, n'est-elle pas une miniature de cette utopie concrète, un laboratoire où s'expérimente la possibilité d'une harmonie qui ne soit pas synonyme de coercition, mais de résonance joyeuse entre des libertés souveraines ?
L'harmonie, pour l'organisme acéphale, n'est jamais le résultat d'une soumission à une règle extérieure, mais l'écho éphémère et toujours renouvelé qui naît de la rencontre, de l'ajustement mutuel et de la composition créatrice entre des singularités irréductibles. Elle n'est pas un état stable à atteindre une fois pour toutes, un plan quinquennal de la félicité, mais un processus dynamique, une danse précaire, une improvisation continue. Elle est l'ordre qui se fait et se défait dans le mouvement même de la vie, une pulsation, un rythme, une vibration. C'est cela, la création spontanée qui sourd du Chaos : non pas le triomphe définitif de l'Ordre sur le Désordre, mais l'émergence toujours recommencée, au sein même du flux chaotique, d'îlots de sens et de beauté, aussi éphémères soient-ils, qui témoignent de l'inépuisable fécondité du Sans-Tête.
Vivre dans la magnifique imperfection
Il est une angoisse qui ronge le cœur des bâtisseurs de systèmes, une terreur qui étreint l'âme des législateurs et des idéologues de toutes les Têtes : celle de l'effritement, de la dissolution, de la mort inéluctable de leurs œuvres. Qu'ils soient les héritiers décrépits de l'Empire Muzeaĵ, s'accrochant aux vestiges d'une gloire passée ; qu'ils soient les cadres zélés de la Révolution Communaterrane, persuadés d'avoir découvert la formule finale de l'émancipation ; ou qu'ils soient les pragmatiques reconstructeurs de l'administration kah-tanaise, cherchant à stabiliser un présent précaire, tous partagent cette même hantise. Ils s'acharnent à ériger des monuments pour l'éternité, à graver des lois dans le bronze ou les serveurs informatiques, à figer la vie dans des cadres qu'ils voudraient immuables, comme si la pérennité était le sceau de la valeur, comme si ce qui dure était nécessairement ce qui est vrai. Mais ils luttent en vain contre un courant plus puissant qu'eux, car l'essence même du Chaos vivant est le changement perpétuel, la métamorphose incessante, l'impermanence érigée en principe cosmique, une vérité que le flot incessant de l'histoire sur ce continent n'a jamais cessé de démontrer.
Regardez autour de vous, camarades de l'éphémère ! La montagne la plus altière des Monts de la Carence finit par s'éroder en sable fin, emporté par les vents du désert ; l'empire le plus vaste, comme celui de Muzeaĵ, se disloque en une poussière de factions et de royaumes oubliés ; l'idée la plus lumineuse, la promesse la plus ardente, comme celle de la Révolution Communaterrane, une fois figée en dogme, se transforme en une idole creuse que les générations suivantes renversent avec un rire iconoclaste ou un soupir désabusé. Tout ce qui naît est voué à mourir, toute forme est destinée à se dissoudre pour laisser place à de nouvelles configurations. Telle est la danse terrible et magnifique de l'existence, ce cycle incessant de création et de destruction, de naissance et de déclin, que les adorateurs de l'Ordre, de toutes les Têtes, s'épuisent à vouloir nier ou conjurer. Ils voudraient un monde sans automne, une révolution sans lendemain critique, un pouvoir sans agonie.
Mais nous, les Acéphales, nous n'avons que faire de la quête stérile de la permanence. Nous ne cherchons pas à bâtir pour l'éternité, car l'éternité est un désert glacé où la vie s'asphyxie, un musée où les formes mortes sont pieusement conservées. Nous embrassons au contraire l'impermanence comme la condition même de la liberté et de l'intensité. C'est parce que rien ne dure que tout devient possible. C'est parce que chaque instant est unique et irréversible qu'il acquiert une saveur si poignante, une urgence si créatrice. La beauté qui nous émeut n'est pas celle, figée et institutionnalisée, des chefs-d'œuvre consacrés par les académies ou les commissariats culturels, mais celle, convulsive et éphémère, de la fleur sauvage qui éclot dans les ruines d'une cité impériale et qui déjà se fane sous le soleil implacable du Paltoterra ; celle de l'orgasme qui nous consume et qui déjà s'évanouit, laissant derrière lui non pas un manque, mais la trace incandescente d'une plénitude passagère ; celle de l'insurrection qui flambe dans les quartiers opprimés de Nekompromisa et qui déjà se consume dans sa propre ardeur, laissant peut-être des cendres, mais aussi des braises prêtes à se rallumer.
Accepter l'impermanence, ce n'est pas se résigner passivement à la fatalité de la destruction, comme le font les esprits fatigués qui ne voient dans le changement qu'une source de désordre et d'angoisse. C'est au contraire s'ouvrir à la puissance créatrice du devenir. C'est reconnaître que chaque fin est une promesse de commencement, que chaque dissolution est une libération de potentialités nouvelles. C'est cultiver l'art de la "désertion" cher à nos cœurs, cette capacité à quitter les formes dès qu'elles commencent à se scléroser, à abandonner les certitudes dès qu'elles menacent de devenir des prisons pour l'esprit, à danser d'une configuration à l'autre avec la légèreté d'un nomade qui ne s'attache à rien, car il sait que sa seule patrie est le mouvement même. Le révolutionnaire Acéphale n'est pas celui qui s'accroche à une doctrine ou à une organisation, mais celui qui sait quand le moment est venu de les "trahir" au nom d'une fidélité plus profonde à l'élan vital du Chaos.
Cette acceptation joyeuse de la mutabilité est un puissant antidote à l'angoisse de la perte qui paralyse tant d'esprits. Car si rien n'est destiné à durer, si toute forme est une vague passagère sur l'océan du devenir, alors la perte elle-même perd son aiguillon tragique. Elle n'est plus la fin absolue, le désastre irrémédiable, mais une simple transition, un passage vers une autre forme, une autre intensité, une autre configuration du possible. Vivre dans la conscience aiguë de l'impermanence, c'est vivre chaque instant avec une acuité renouvelée, comme si c'était à la fois le premier et le dernier. C'est savourer la saveur unique de chaque rencontre, de chaque expérience, de chaque création, sachant qu'elle ne se reproduira jamais à l'identique. C'est la sagesse profonde du Chaos, qui sait que la vie ne s'épanouit que dans le flux et le reflux, dans la danse incessante de la naissance et de la mort, une danse où même la destruction est un acte créateur, un moment nécessaire à la libération de nouvelles énergies.
Dans ce monde en reconstruction du Paltoterra Oriental, ce paysage encore incertain où les décombres de la Communaterra se mêlent aux premières esquisses fragiles de l'administration kah-tanaise, l'organisme acéphale ne cherche pas à imposer sa propre "Tête" planificatrice, ni à se fondre docilement dans les moules que d'autres – fussent-ils animés des meilleures intentions civilisatrices du Grand Kah ou portés par l'autorité pragmatique d'une Haute-Commissaire comme Iris Pavalanti – voudraient lui assigner. Notre voie est autre : c'est celle des sentiers de la désertion, de l'infiltration subtile, de la création d'espaces de liberté dans les marges et les interstices mêmes de l'ordre qui tente de s'établir.
Nous ne sommes ni des architectes zélés de la Cité future, rivalisant avec les urbanistes de Basṭión pour tracer des plans parfaits, ni des iconoclastes aveugles prêts à dynamiter indistinctement toutes les fondations, y compris celles qui pourraient abriter une fragile promesse de vie. Nous sommes des danseurs sur les décombres, des contrebandiers du désir, des explorateurs des failles du système. Notre stratégie n'est pas celle de la confrontation frontale, cette vieille manie révolutionnaire qui épuise les forces et reproduit trop souvent la logique guerrière de l'ennemi que l'on prétend abattre. La nôtre est celle de l'évitement rusé, de la multiplication des lignes de fuite, de l'occupation nomade des territoires délaissés par la Raison gestionnaire ou des zones de turbulence où son contrôle s'effrite.
Car même l'ordre le plus méticuleusement planifié, même le système de surveillance le plus sophistiqué – et celui qui se met en place sous nos yeux, avec ses promesses de rationalisation et ses instruments de contrôle doux mais omniprésents, n'échappe pas à cette règle – comporte inévitablement ses zones d'ombre, ses angles morts, ses oublis et ses contradictions. La réalité, dans sa complexité chaotique et la diversité infinie des désirs qui l'animent, résiste toujours à une domestication totale, à une mise en coupe réglée. C'est dans ces failles, dans ces interstices, dans ces "non-lieux" de la carte officielle du pouvoir que les Acéphales installent leurs campements éphémères, leurs laboratoires d'existence, leurs Zones Autonomes Temporaires. Nous apprenons à lire la carte du pouvoir non pas pour y trouver le chemin le plus court vers sa conquête ou sa destruction massive, mais pour y déceler les passages secrets, les zones de moindre surveillance, les territoires où la Loi hésite ou se contredit, où la Norme n'a pas encore étendu son emprise ou commence à se déliter.
La collaboration tactique avec des fragments de l'ordre existant, y compris avec les structures de reconstruction supervisées par le Grand Kah ou administrées par des figures comme Pavalanti et son "Escadron", n'est jamais pour nous une allégeance, encore moins une soumission aux diktats d'une nouvelle Tête, fût-elle parée de la légitimité de la victoire ou de l'efficacité gestionnaire. Elle est une danse, parfois périlleuse, avec ce qui prétend nous contenir. Nous utilisons les marges de manœuvre qu'on nous concède – une subvention pour un projet artistique jugé inoffensif, un espace communautaire délaissé, une tolérance administrative pour une forme d'organisation non conventionnelle – non pas pour nous y intégrer docilement et y trouver une niche confortable, mais pour y semer les graines de notre Chaos créateur, pour y expérimenter nos formes de vie alternatives, pour y diffuser nos contagions subversives. Chaque "permission" est une brèche que nous élargissons de l'intérieur ; chaque "tolérance" est un espace que nous investissons pour le subvertir, pour en détourner les finalités. Nous transformons les contraintes en opportunités, les limites en invitations à la transgression, le désordre apparent des ruines en terrain de jeu pour de nouvelles architectures du désir.
C'est l'art du détournement situationniste appliqué à l'échelle de la vie quotidienne : prendre ce que l'Ordre nous offre – un espace abandonné que les planificateurs kah-tanais n'ont pas encore réassigné, une ressource négligée dans les décombres de la Communaterra, une loi ambiguë ou mal appliquée de la nouvelle administration – et le retourner contre lui, en le chargeant de significations nouvelles, en l'utilisant pour des fins qui lui sont radicalement étrangères. C'est ainsi que nous créons nos espaces de libertés, ces poches de vie intense qui échappent, pour un temps, à la logique de la marchandise, de la surveillance et du contrôle, où s'inventent des relations non hiérarchiques, des modes de partage et de création collective qui sont autant de défis silencieux mais vibrants à l'ordre dominant. Ces sentiers de la désertion ne mènent pas vers un "ailleurs" utopique, une terre promise où la liberté serait enfin conquise une fois pour toutes, loin des souillures du monde. Ils sont l'affirmation que la liberté se prend, ici et maintenant, dans la trame même de l'existence, par une multitude de gestes quotidiens de refus, de détournement et de création. C'est une révolution moléculaire, discrète mais tenace, qui ne rêve pas du Grand Soir où toutes les Têtes tomberaient, mais qui tisse, jour après jour, dans l'ombre et la joie, la toile d'une existence qu'ils auraient enfin désertée, une existence rendue à l'ivresse magnifique de son impermanence.
Au cœur de la machine civilisatrice, cette immense et complexe machinerie à produire de l'Ordre et de la Soumission – qu'elle arbore les insignes impériaux, les drapeaux révolutionnaires ou les logos administratifs de la reconstruction –, gît un mécanisme financier d'une subtilité perverse : celui de la dette imaginaire. Non pas la dette triviale de l'argent que l'on doit à un créancier, ou des ressources que l'on doit à l'État-providence, mais une dette plus profonde, plus insidieuse, une dette existentielle que l'on nous persuade d'avoir contractée dès notre naissance envers la Société, l'Histoire, la Culture, la Civilisation ou quelque autre avatar de la Tête transcendante. On nous enseigne, dès l'école la plus rudimentaire, que nous sommes redevables, que notre vie même ne nous appartient pas tout à fait, qu'elle doit être justifiée, méritée, rachetée par une conformité zélée aux normes, par une contribution laborieuse à l'édifice collectif, par un sacrifice incessant de nos désirs singuliers sur l'autel du Bien Commun, tel que défini, bien entendu, par ceux qui parlent en son nom.
Et avec cette dette imaginaire vient son cortège d'émotions usuraires, ces affects tristes et stériles qui nous enchaînent plus sûrement que n'importe quelle geôle de pierre ou camp de rééducation communaterranos. La Culpabilité, ce poison lent qui nous ronge de l'intérieur, nous faisant douter de la légitimité de nos élans les plus spontanés, transformant chaque écart en faute, chaque désir singulier en trahison envers le Grand Tout. La Honte, cette geôlière invisible qui nous force à cacher nos "défaillances" par rapport à l'Idéal, nos "perversions" par rapport à la Norme, nous enfermant dans une auto-censure plus efficace que toutes les polices de la pensée. La Peur, cette conseillère blafarde qui nous intime de ne jamais dévier du chemin balisé par les Têtes, de ne jamais prendre de risques, de ne jamais défier l'Autorité, sous peine d'exclusion, de châtiment ou d'anéantissement. Et le Ressentiment, cette aigreur stérile, cette impuissance déguisée en jugement moral, qui retourne contre nous-mêmes ou contre nos semblables la frustration de nos désirs inaccomplis, nous empêchant de voir que l'ennemi véritable n'est pas l'Autre qui jouit différemment, mais le Système qui nous oppose et nous mutile en nous persuadant que nous sommes tous des débiteurs insolvables.
Toute civilisation qui se fonde sur l'Ordre hiérarchique et la Loi transcendante est, par essence, une économie de la carence et une culture de la dette. Elle prospère en nous persuadant que nous sommes fondamentalement incomplets, défaillants, en manque, et que seule l'adhésion à ses préceptes, la soumission à ses disciplines, le service de ses fins, peuvent nous apporter une illusoire plénitude ou une improbable rédemption. Elle canalise ainsi l'énergie de nos désirs, la puissance de notre Chaos intérieur, vers des objets et des buts qui lui sont extérieurs, qui servent à la renforcer, à la perpétuer. Le travail devient une expiation de notre prétendue paresse originelle ; la consommation une quête désespérée de signes de reconnaissance et d'appartenance ; l'amour lui-même une transaction où l'on échange des miettes d'affection contre des promesses de sécurité ou de conformité.
Mais nous, les Acéphales, nous avons humé l'arnaque. Nous avons senti l'odeur rance de cette fausse monnaie émotionnelle, et nous refusons d'en être les comptables dociles ou les victimes résignées. Et nous avons décidé de faire faillite, de déclarer une banqueroute joyeuse et définitive à cette économie de la misère spirituelle. Nous ne devons rien à personne, sinon à l'intensité de nos propres désirs et à la fidélité à notre Chaos créateur. Nous n'avons pas de faute originelle à racheter, pas de dette ancestrale à honorer envers les fantômes des Têtes passées. Nous sommes nés libres, c'est-à-dire chaotiques, riches d'une potentialité infinie, et c'est dans cette liberté turbulente, dans cette affirmation de notre gratuité fondamentale, que réside notre seule richesse et notre unique "dette" : celle de la vivre pleinement.
Notre réponse à la civilisation usuraire n'est donc pas la pénitence morose des âmes repentantes ou la réforme laborieuse des institutions corrompues, mais la fête souveraine, la dépense sans calcul, l'annihilation joyeuse des fausses valeurs et des émotions tristes. Le rire, ce spasme magnifique qui secoue les fondations de la gravité et ridiculise les prétentions de la Tête, est notre arme la plus tranchante, notre exorcisme le plus puissant. Il ne nie pas la souffrance du monde, ni l'absurdité de la condition humaine, mais il les transgresse, il les transforme en une grimace carnavalesque qui démasque l'imposture de l'Ordre et la vanité de ses promesses. La fête, non pas ce divertissement programmé et marchandisé qu'on nous offre comme une soupape de sécurité pour canaliser nos frustrations, mais la fête sauvage, la consumation exubérante des énergies, la rencontre des corps libérés de leurs armures sociales et de leurs inhibitions morales, est notre rituel de recouvrement de la dette imaginaire. Dans la danse effrénée, dans l'ivresse partagée des sens et de l'esprit, dans l'érotisme déchaîné qui abolit les frontières entre les êtres, nous brûlons les registres des comptables de l'âme, nous effaçons les ardoises des moralistes, nous déclarons un jubilé permanent de la gratuité. L'art lui-même, lorsqu'il ose être autre chose qu'un ornement pour les salons du pouvoir ou une marchandise de plus sur l'étal du spectacle, participe de cette grande liquidation. Il est ce qui dépense sans compter, ce qui crée pour le pur plaisir de créer, ce qui transgresse les codes et invente des langages inouïs, offrant un aperçu de ce que pourrait être une existence libérée de la tyrannie de l'utilité et de la peur de la perte.
Recouvrer la dette imaginaire, c'est retrouver une innocence. Non pas l'innocence niaise de l'ignorant qui n'a jamais questionné l'Ordre, ni l'innocence calculée du cynique qui feint de n'y plus croire, mais l'innocence féroce de celui qui a vu le fond du jeu et qui a choisi de ne plus jouer selon les règles truquées. C'est l'innocence du Chaos originel, qui ne connaît ni bien ni mal tels que les définit la Loi, ni mérite ni démérite tels que les distribue la Tête, mais seulement le flux incessant de la création et de la destruction, la danse éternelle des forces sans finalité transcendante. C'est vers cette sauvagerie lucide, cette amoralité souveraine, que nous tendons, car nous savons que c'est seulement en nous dépouillant des oripeaux de la culpabilité et des chaînes de la dette que nous pourrons enfin respirer l'air libre du Sans-Fond, l'oxygène pur de l'existence gratuite.
Horizon d’une ivresse perpétuelle
Ainsi se dessine, non pas comme une doctrine achevée ou un programme politique à appliquer, mais comme une constellation de désirs, une éthique de la rupture, une esthétique de l'intensité, l'ontologie fuyante des Sans-Tête. Le Chaos, loin d'être l'abîme où sombre toute signification, nous est apparu comme la matrice foisonnante d'où tout émerge et où tout retourne, le fond sans fond de la liberté radicale et de la création perpétuelle. La seule "loi" qu'il connaisse est celle, immanente et toujours changeante, du désir souverain qui se déploie sans autre fin que sa propre intensification.
Face aux Têtes multiples qui, de l'antique Empire Rhémiens aux actuelles tentatives de normalisation reconstructrice, n'ont cessé et ne cesseront de vouloir imposer leur Ordre, de quadriller l'existence, de canaliser les flux et de réprimer les écarts, la prophétie Acéphale n'est pas celle d'une victoire finale, d'une utopie réalisée une fois pour toutes. Nous nous méfions des fins de l'histoire comme des promesses des prêtres. Notre horizon n'est pas celui d'une Cité parfaite, mais celui, toujours ouvert, toujours en mouvement, d'une désertion joyeuse et d'une insurrection nomade.
Vivre dans l'ivresse du Chaos originel c'est embrasser avec une lucidité fervente l'imperfection magnifique de l'existence, son impermanence essentielle, sa mutabilité créatrice. C'est refuser de se laisser enfermer dans les cages de la Raison instituée, dans les morales de la Carence, dans les économies de la Dette. C'est affirmer, par chaque geste, chaque cri, chaque création, la puissance souveraine de ce qui, en nous et hors de nous, échappe à la Tête et célèbre la vie dans son jaillissement le plus pur et le plus sauvage.
Ceci est une invitation à la danse au bord du précipice, à la navigation sans boussole sur l'océan du possible, à l'ivresse perpétuelle d'une existence qui se sait sans fondement mais qui trouve, dans cette absence même, la source de sa liberté la plus vertigineuse et de sa joie la plus profonde. L'horizon est sans tête, et le chemin se fait en marchant, dans l'intensité partagée de l'instant.