28/06/2017
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Activités étrangères à Cramoisie

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Activités étrangères à Cramoisie.

Ce topic est ouvert à tous les joueurs possédant un pays validé. Vous pouvez publier ici les RP concernant les activités menées par vos ressortissants à Cramoisie. Ceux-ci vous permettront d’accroître l'influence potentielle de votre pays sur les territoires locaux. Veillez toutefois à ce que vos écrits restent conformes au background développé par le joueur de Cramoisie, sinon quoi ils pourraient être invalidés.
Personnages immunisés contre les tentatives d'assassinat :
(Rappel des règles)
- Son Excellence Monseigneur Bartholoméon de Petipont
- PDG-Protecteur Camille Printempérie
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Il y eut un soir, il y eut un matin. S'ils avaient su lire, ils auraient banni les lettres. Nul besoin de plumes et de livres. Ils avaient le tracé des pâturages gravés dans les sillons de leurs mains. Ils se tatouaient à l'indigo les seuls signes qui leur étaient chers. Au Pays des Trois Lunes nul savant n'aurait élu domicile, faute de lecteurs, faute d'intérêt. De leur ignorance du texte venait leur liberté. La connaissance était seulement une parole. L'esprit passait derrière l'oreille. Par les mots et par les chants ils tenaient en leur empire la seule terre qui vaille la peine d'être peuplée. Dans le firmament des collines ils se mouvaient. Les nomades allaient et venaient du sud au nord en suivant les signes des étoiles. Elles annonçaient les variations humides et la venue des tempêtes. Leurs tentes étaient chiches et leurs objets sans valeur. Dans quelques oueds se trouvaient des villages. C'étaient des parcelles plus petites que des jardins. D'une tribu à l'autre la langue n'était pas la même. Là un imam régnait sur un peuple de femmes couvertes de linceuls blancs. Là-bas c'était aux garçons de dissimuler leurs visages. Ici des bijoux d'ambre et d'obsidienne ornaient leurs poignets. Ailleurs ils allaient sans ornements.

Refoulés loin des côtes, ils s'enorgueillissaient de leurs contes et de leur déviances. Les prédicateurs, les administrations et les cadastres disparaissaient dans le sable comme les scorpions fuient la lumière du jour. Leur foi ne ressemblait à nulle autre. De la grande toile des nomades tissée sur tout le continent ils n'étaient que des perles isolées. Ils connaissaient le nom des villes. Le monde lointain n'aurait pu être ignoré par eux. Commerçants d'or et d'esclaves on voulait de leurs bras pour garnir les contingents. Les guerres faisaient appel à eux et ils les honoraient comme d'homme à femme.

Ils connaissaient leur généalogie et l'empreinte qu'y laissaient les empires. Les Blancs de Kodeda n'avaient que précédé les Rouges d'Abou Yamen. Les Noirs du Finejouri suivraient les Bleus de l'Althaj dans les archives verbales de leurs transmissions orales. Tantôt amis, tantôt ennemis, les tribus se mouvaient dans l'air liquide des hégémonies. Ce n'étaient que de fumeuses illusions qui duraient le temps d'un battement de cils. Dans ce pays inondé de soleil la lumière brûle et dissèque toutes les couleurs et de ces poussières il ne reste rien. Eux-mêmes les Gens des Trois Lunes se savent éphémères comme les brindilles dont on démarre un feu pour la cuisine. Les flammes en jaillissent. Dans la nuit elles projettent des ombres sur les parois de la roche, éclairant des peintures dessinées par les dieux révolus.

C'est le soir qu'on se rassemble et qu'on se retrouve, que ce soit entre femmes, entre bergers, ou bien au chevet des grands-mères qui psalmodient pour les enfants. L'air adouci par l'absence du soleil dessèche moins la bouche qu'humecte un thé brûlant. C'est l'heure des histoires, de la mémoire, de la science et de la poésie. L'hémisphère droit du coeur. Les délibérations stratégiques et les comptines. Les plaisanteries et les règlements de compte.

S'ils se passent de livres ils ne sauraient vivre dans le silence. Il en sont assiégés. Dans les immensités que l'aridité dépeuple rien ne parle. Ni oiseau fuyant la faim, ni chat tapi dans l'ombre. Aveugles et insensibles les insectes s'enfouissent. Les chameaux battent des paupières en s'abreuvant dans les gueltas, ce sont des alliés. Les chiens aboient sur les hyènes invisibles, ce sont des amis. Mais sans parole les Trois Lunes ne survivraient pas.

Les filles de ce pays se font tatouer par leurs grands-mères. Leur visage est gravé des motifs énigmatiques qui longtemps fit leur valeur sur les marchés d'esclaves. Pourtant elles ne connaissent pas de miroir. Chacune ignore, de sa naissance à sa mort, l'aspect de son visage, la courbure de ses yeux que pourtant elle maquille, comme les hommes, d'un trait de khôl. Narcisse n'a pas sa place dans leurs mythes.

Le silence appartient à ceux qui détestent la vie, qu'on les appelle ascètes ou psychopathes. La contemplation de soi-même caractérise la stérilité. Moraux, leur code d'honneur, pourtant prolixe en politesses, promet le pire aux transgresseurs. Mais de leurs valeurs superstitieuses l'on ne se souviendra pas car un nouveau saut dans les technologies d'armement promet les Gens des Trois Lunes à un nouvel anéantissement. Que la maladie infecte le sable, l'atmosphère ou le coeur, elle se répandra car les actionnaires sont unanimes. Les volutes pourpres de la mort, déployées comme par de gros champignons, repeignent les murs du Pays des Trois Lunes qui n'en portera plus le nom. Ses mystères et ses chansons sont ensevelis pêle-mêle avec le gravier, les chamelons, les lynx, les buissons d'acacia et les colonnes de temples, les montagnes s'effondrent, le monde s'aplani, les survivants peut-être s'enfuient dans les grottes d'aquifères plongées dans la nuit. Le silence, les échos, la peur de l'étouffement, les instants d'après la catastrophe sont un cauchemars qui sera gravé dans la mémoire collective tant qu'elle se transmettra par les bouches et les oreilles. Dehors les nuages rougis par la honte et l'extase s'évertuent à filtrer la lumière saturée de poussière. Les propriétaires s'avanceront avec leurs grands chapeaux, leurs fanfares discordantes et les câbles de leurs générateurs électriques.

Ce n'est pourtant pas ainsi que le père du père du grand-père avait décrit la fin du monde. Reclus dans le sous-sol, dans les marges de l'existence, ils se demandent s'ils le verront encore. Le ciel. Dans la nuit la voûte étoilée scintille sans doute. Le Chasseur, le Jardin, la Vierge disposés comme des peintures, annonçant la pluie, la sécheresse, la chance ou le mauvais oeil, Albiréo, Aldébaran, Arcturus auxquels ils donnent d'autres noms, des milliers de noms qui toute leur vie leur ont tenus compagnie et dont ils sont à présent privés.

Un jour viendra, murmure le survivant comme hier, comme demain, comme si aujourd'hui il ne se passait rien qu'un emmerdement passager, un jour viendra où les étoiles se décolleront du ciel et plongeront sur la terre pour tout anéantir, pour tout recréer. Dans une heure, dans un million d'années ; silencieuses à leur tour les montagnes seront patientes.
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Mon chère Printempérie,

C’est donc toi qui gagneras toujours ?
Ta puissance fait de toi celui que personne n’ose contredire.
Moi, ils vont sûrement me contredire, car j’ai osé demander la libération.
Aussi, mon armée est faible comparée à eux.
Mais pourquoi parlent-ils à chaque fois ?
Qu’ils retournent chacun dans leur pays !
Mais nous ne sommes pas assez puissants face à eux.
Vous, qui les faites trembler.
Vous qui avez accumulé une puissance telle que, tous autant qu’ils sont, vous lèchent les pieds !
Nous avons besoin de dissuader.
Nous avons besoin de nous protéger.
Et nous nous tournons vers l’enfer,
Vers le Diable.
Car eux.
Sont mille fois pires que le Diable.
Nous avons besoin de puissance.
Ce cylindre qui fait votre fierté…
Ce feu contenu dans l’acier…
Puisse-t-il être nôtre, par vingtaines ou plus.
Non pour détruire mais pour exister.
Non pour conquérir mais pour survivre.
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Les politiques des Tamurt n Althalj furent pendant de longues décennies un art étrange et peu audible dans l'espace publique.
En effet, à part certaines annonces et des changements visibles alignés avec la voix des peuples Althaljirs, la Sororité et la Maktaba travaillent à huis clos, sans permettre, pour la plupart, que les débats et sujets en cours ne fuitent.
La communication contrôlée de la politique et de l'interaction entre ces deux institutions n'a rarement failli.

Le monde ne donne toutefois aucun répit aux peuples Althaljirs qui sortirent de leur torpeur pour aider et s'aider ; la Bienveillance Althaljir a pour but de prodiguer et partager les bienfaits des succès étatiques et sociétaux aux voisines géographiques et à une Afarée sous développée, en difficulté. Il y a aussi la nécessité pour les Althaljirs de faire face à une approche de la vie qui implique altruisme (mot dont l'étymologie vient de l'ancien Alth) et un ensemble de culpabilité qui en découle si les actes au quotidien ne satisfont pas.

Althalji Alkabir est un concept géographique regroupant les peuples voisins parlant l'Alth ou aux origines et similitudes culturelles Althaljirs. Lors du nouvel Althaljisme, ayant mis en avant la politique intervientionisme des Eveillées face aux Conservatrices, début des années 2000, l'irrédentisme et la politique sécuritaire et de Bienveillance des Tamurt n Althalj dessinèrent les contours de cette Grande Althalj, l'Althalj Alkabir.
Et en ce sens, les Tamurt n Althalj ont trouvé dans l'Althalj Alkabir une satisfaction de leur besoin d'altruisme et donc par la politique de Bienveillance un ciment sociétal et une place de bonheur emprunte de religiosité et d'une culture Afaréenne utopique (pouvant s'apparenter à de la naïveté). Les Eurysiens et Paltoterrans utiliseront leurs termes afin de catégoriser une société et approche complexe afin de se rassurer sur leur compréhension de ces peuples oubliés qui ressurgissent de montagnes et déserts tout aussi négligés. Socialisme et humanisme Althaljir, autoritarisme et théocratie démocratique masquée, néolibéralisme-conservateur, nationalisme... Qu'importe réellement la "position" sur l'échiquier géopolitique, les Tamurt n Althalj font face à une double crise sans précédent.


La Qari Ijja Shenna est mourante et nulle ne sait comment la succession s'effectuera.
Le socle de la nation, la mère de toutes, fait face à la maladie. Les Tamurt n Althalj sont inquiètes.
La Sororité et la Maktaba tentent de continuer dans la ligne directrice de celle-ci, toutefois l'inactivité croissante sur la scène internationale et surtout face aux crises multiples de cette dernière longue année ne laisse aucun doute quant à l'incertitude qui s'est ancrée.

Les troupes étaient prêtes à embarquer pour le Gondo des suites de la reprise de la guerre civile. Elles sont toujours sur le qui-vive dans les casernes Althaljirs.
Les forces aériennes et navales étaient prêtes à intervenir face à toute tentative de disruption en Mer d'Emeraude, les appareils chauffaient sur les bases aériennes et les navires étaient chargés.
Les Forces du Matriarcat Ilâhmique étaient en alerte rouge depuis trop longtemps et pourtant rien ne permettait une baisse de cette tension atteignant un paroxysme.
Et cette tension ultime, la Qari Ijja Shenna la savait un fléau pour les Tamurt n Althalj, car elle signifiait un virage irréversible qui embourberait les Althaljirs et orienterait une frustration et un fanatisme vers une défaite nationale et personnelle.

La Qari le ruminait et elle ne pouvait se résoudre à engager pleinement la nation, vive et militairement capable, dans des conflits qui seraient un cancer sociétal tel qu'il serait le délitement de la portée, de la pensée et du ressenti vertueux de la Bienveillance Althaljir.

Cette hésitation se reflétait sur la présence diplomatique et médiatique, le silence d'une gouvernance qui ne pouvait assumer le succès de l'assimilation complète de la Bienveillance au sein des Tamurt n Althalj. Le silence porta dés lors préjudice à l'image de la nation engagée pour la défense et le développement pérenne de l'Afarée.

C'est alors que la deuxième grande crise accentua les maux Althaljirs.
La Qari se réveilla en sursaut, une douleur si intense parcourant son corps, accompagnée de céphalées tels les cris de milliers, de dizaines, de centaines de milliers d'âmes en peine en résonnance dans son esprit, dans une boîte crânienne bien trop petite.

Se mouvant lentement hors de son lit rudimentaire en bois, elle saisit sa canne et se dirigea vers la fenêtre qu'elle ouvrit de sa main libre et tremblotante. Celle-ci s'ouvrit facilement, laissant rentrant une froidure typique de ces altitudes. Après un instant d'adaptation à la luminosité, elle put discerner les monts et pics enneigés tels des minarets gigantesques, les nuages s'installant en contrebas pour former un matelas blanc cotonneux. L'air s'infiltra dans ses poumons comme une petite décharge qui réveille les sens, un corps meurtri, vieillissant.


La porte de la chambre s'ouvrit après de longues minutes, la Qari respirant toujours à la fenêtre comme pour évacuer un cauchemar et ses douleurs attenantes. La qari Sofines Berek entra lorsque la Qari Ijja Shenna lui fit un signe.



Qari, nous disposons de très mauvaises nouvelles.
L'Afarée vient d'être attaquée, sous les Yeux d'Ilâhat.



Les nouvelles affluèrent rapidement vers les Tamurt n Althalj.
Un mélange de pleurs, d'amertume, de révolte et de colère s'empara des peuples Althaljirs.
A travers le prisme de la religion et de la culture, les tourments s'accentuèrent.
Et la Qari Ijja Shenna fit une annonce inspirée comme d'antan, ne laissant que peu paraître la maladie, comme si le devoir lui redonnait une force qui s'amenuisait.


"L'enfer s'est abattu sur l'Afarée du Nord Ouest.
Les populations, les paysages et ses millénaires de plénitude n'y sont plus.

La souffrance de l'Afarée ne connaît pas de fin. Cette manne, elle nous faut la porter, toutes, nations Afaréennes.
Les Shayatin prennent sans égard, sans remord, sous le regard médusé des forces vertueuses.

Ainsi quand la lionne saigne, les chacals reprennent courage.
Les Tamurt n Althalj condamnent fermement l'atroce, l'intolérable qui teintent la Cramoisie.

Ilâh sera juge de ces actes et Icemlet ne tremblera pas."


En même temps que le discours était diffusé à la radio et sur les téléviseurs, les premières reconnaissances aériennes à distance s'effectuaient, les réseaux s'activaient au sein des nations voisines, acteurs jouxtant un paysage ayant détruit et contaminé bien au delà d'une ligne de démarcation politique.
Le nuage chimique et toxique ne s'était pas arrêté aux frontières.
La Qari Ijja Shenna reprenait les rênes des Tamurt n Althalj et les sortaient de la torpeur bienheureuse vers un avenir difficile, celui dessiné par Ilâh.



Représentation calligraphique du devoir et la force des Tamurt n Althalj face à l'adversité Afaréenne. La lionne Althaljir, aujourd'hui protégée, met à mort les Shayatin qui veulent mener les peuples Afaréens dans la voie dissonante de celle des vertueuses.
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La guerre, la paix, toutes les choses de la politique, ne sont jamais absolues. Et comme toute chose de la politique, la Révolution se veut graduée.

Il n’existe pas de réaction type. Pas de relation type. Pas de norme. Les fictions juridiques s’enchaînent, existent dans le creux des crânes. Les circonvolutions des diplomates, des politiciens, de la matière rose de leur cerveau. Et quand une balle traverse la tête, que la violence remplace les faits, on s’attend à ce qu’elle reste dans les recoins. Cantonnées à ce que l’on attend d’elle. Limitée. Normes, attendues. Ne soyez violents qu’avec certains et de telle façon, ou d’autres viendront vous accuser des crimes qu’ils vous prêtent. Ne tuer que d’une certaine façon, où le quarteront des puissants vous fera payer votre égarement. N’oubliez pas. Eux seuls ont le droit de définir les limites. Ils sont la muraille qui enserre, le boa qui étrangle, le monde à leur merci, une réalité aux frontières fixes, mais bien vivantes.

Et on se penche rarement sur l’infime, les drames individuels, les violences brutes du pays réel. On détourne le regard, on invoque ces sales démons que lorsqu’ils servent la parole globale. Un soldat viol. Un autre tue. Des enfants finissent sous les grava, et une bombe tue une famille. Des milliers meurent des faims, et combien l’ont mérité ? C’est au nom d’une plus grand-chose. Les frontières ignorent leurs habitants. Leur mouvement lent et tellurique est une cause en soi. Pour la rendre nobles, il faut ignorer ses effets. L’infime n’est invoqué, jamais, que pour salir son opposant. Et tous y ont plongés les mains. Il n’existe pas de guerrier propre. Fut-il combattant de la liberté. Fut-il sincèrement convaincu de sa raison. Suit-il quelques lois de la guerre, oxymore ultime, mais peut-être seule barrière entre un Conflit et un massacre. Un brigadier solaire sourit mieux, et crois travailler pour le bien. Il ne tue pas les enfants, ne viole pas les femmes. Ses bombes renverront tout de même le pays vingt ans en arrière. Moindre mal.

Le monde a connu son lot de massacres. Quelques uns médiatisés, la plupart ignorés volontairement ou non. La simple multiplication des horreurs rend la comptabilité ardue. Ces massacres sont le creuset des dénonciations. Des récriminations. Des interventions étrangères. L’OND et Velsna interviennent car un pays menace ses homosexuels. Le Grand Kah se fraie un passage, car la Loduarie tire au phosphore blanc sur des manifestants. Le monde hurle à s’en arracher la gorge, car la Communaterra est. C’est déjà trop.

Qui pleure les fantômes kresetchniens ? Les premiers peuples d'Aleucie ? Qui regarde Carande, voit la Vélèsie, qui porte son regard plus loin encore et se dit "C'est monstrueux" avec l'idée d'en faire quelque chose ?

Qui a les moyens de faire le bien partout ? Qui a l’envie de le faire ? Qui en a l’intérêt ? Tout est munition, et il faut choisir ses tirs. Un pays a ses intérêts. La morale est rarement motrice. On l’exploite, on l’assimile à la raison d’État. On se tord en gesticulations, on dénonce. L’infamante hypocrisie de l’État fait partie même de sa raison d’être. Un État est un ogre. Lui faire confiance c’est être imbécile.

Ou peut-être pas ?

Peut-être qu’il existe bien une humanité ? Ou plutôt, peut-être qu’il existe bien une humanité ayant tenue bon ? Tenue bon devant l’édification des régimes, devant les logiques de la politique ? Face à ces choses qui séparent l’être et sa nature, face à la civilisation qui prône l’oublie ? Peut-être que même dans les tripes pourries des décideurs, de leur logique malade et tordue, peut-être que derrière les masques de bonne volonté, les faux-semblants, les sympathies hautement structurées, peut-être que derrière l’empilement des faits et actes du Mensonge, il reste quelque chose pour être choqué. Une étincelle humaine. Et peut-être que c’est la nature profonde de ce choc, peut-être que c’est sa réalité pure, sans filtre, peut-être que c’est l’ébranlement qui pris le monde, face à un sentiment trop sincère, trop honnête, trop éloigné de la fiction juridique, qui le cantonna au silence.

Désormais, Cramasoie est. Conçue dans la fureur. Un cratère, une colonie d’enfers et de cauchemars. L’expansion d’une tumeur qui elle, refuse et se joue de la Fiction juridique. Plus proches de leurs sentiments, moins humains que tous les autres. Ils ont atteint la brutalité sauvage que seule l’aliénation permet. Et le monde est en état de choc, se réveille d’un mauvais rêve.

Une expérience limite, à l’échelle du monde entier. Une douleur intolérable. Une transgression dépassant le stade des abus acceptables. Le viol d’un continent par les colons est tolérable. Le massacre des populations est entendable. On justifie le pillage et l’impérialisme. Mais tant qu’il porte un masque. Ici tout est trop cru. Et pendant un bref instant, même les empires tressaillent.

Et où sont-ils, les objecteurs de consciences? Ceux qui, habituellement, tapaient du poing sur la table ? Aucune flotte, aucun blocus, des dénonciations flasques. Lentement, on se prépare à la suite.

La Paix du Grand Kah est chose complexe. Dépourvue d’universalité, elle prétend à l’hégémonie. C’est une paix qui justifie qu’une armée d’agression soit qualifiée de « Garde », et qui considère les frontières avec mépris. Une paix qui observe le monde par le prisme de l’Humanité, définit par la liberté et le bien-être. Un pays qui aime les acteurs locaux, mais cherche à les subvertir. N’analyse le monde qu’en tant que machines, casse-tête à décoder, immense architecture humaine dont les fondations même étaient pourries.

Cette Paix intervenait parfois – souvent – mais était de fait mal comprise. C’était une paix patiente.

La fin des Empires qu’elle appelait ne se ferait pas dans une guerre suprême et finale. Les condamnations ne donnaient pas lieu à l’action. S’il fallait tuer tout ce qu’on dénonce, combien de pays exactement resterait-il ?

Pour l’Union tout est question de cause. Un jeune homme mourant de faim est une tragédie personnelle. Un ouvrier, le corps brisé par le travail à la chaîne, en est une autre. Chaque maladie professionnelle, chaque centimètre pris par le système sur la vie privée et personnelle, de la concentration des médias aux cancers liés aux pesticides, de l’homophobie au racisme, chaque indice de l’Empire, de l’Hégémonie, est ramené à sa cause profonde. Puis, enfin, est compartimenté. Il y avait sur Terre bien peu de pays qui pouvaient se vanter de ne pas être coupables. Les puissants, l’élite, la minorité qui exploite le reste.

Et il n’était pas toujours utile d’agir. La Révolution avait deux siècles. Elle en vivrait deux autres, deux autres, deux autres encore. Serait éternelle. Sa victoire ouvrirait les portes d’un infini. Alors il y avait le temps. Chaque chose en son temps. La construction se faisait patiemment.

Carnavale, cependant, heurtait ce calendrier. Une phénomène qu’on avait trop laissée croitre, sans doute. Personne n’avait estimé la profondeur réelle de sa folie. Personne n’avait estimé qu’elle puisse quitter sa cour, son château de carte, son éternelle heure du thé, et essaimer ailleurs quelques graines de son cauchemar.

« Il faut faire quelque chose. »

Les Communes Afaréennes pleuraient. Les gaz toxiques avaient tué les bêtes, et les cancers se multiplieraient dans les générations à venir. Les eaux claires avaient pris cette teinte malade, et il faudrait bien des efforts pour retrouver un sentiment de normalité.

Non.

On ne le retrouverait jamais. Un kah-tanais d’Afarée était un Afaréen. Il vivait son continent comme un tout, et chaque colonie comme un clou dans sa chair. Cramoisie, elle, était un pieu.

« Il faut faire quelque chose, maintenant. »

Les débats s’éternisaient. Le Grand Kah n’avait pas intérêt à subir seul les volées de missile Carnavalais. On ne pouvait pas intervenir unilatéralement contre un pays représentant un vrai risque. Les morts seraient nombreux. Trop. Et cette puissance militaire devait être exploitée ailleurs. La Révolution avait le temps. Pas à pas. Pleurons les morts, et...

« Nous comprenons les raisons de la Confédération. Nous attendons qu’elle comprenne les raisons des communes exclaves. »

Que pouvait-on faire d’autre qu’acquiescer. Des mots creux. Promesse de soutien. Silence. Chacun était libre de ses croyances, et de son action. Le châtiment tomberait s’il le fallait. Les Communes Exclaves prendraient ce risque au nom des autres.

Les portes capitonnées du comité de défense s'ouvrirent enfin. Asong Sopo se détacha du mur contre lequel elle attendait et intercepta son ami, dont le visage était une toile vierge.

« Alors ?
– Alors nous feront le nécessaire », répondit-elle d’un ton neutre.
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Communiqué officiel du Duché de Sylva :

Apprenant à l'instant la déclaration de la Principauté de Carnavale de répéter ses frappes balistiques sur la Kabalie, le Duché de Sylva somme de ne pas mener à terme cette opération en urgence. Mais considérant le caractère de l'auteur de ce sinistre projet, il est évident que les paroles ne sauront être convaincantes que si des actes concrets les suivent. C'est pourquoi sont opérés des frappes contre la Principauté de Carnavale, planifiées pour arriver à 4h (heure locale). C'est 4h plus tard que la présidente Bernadette Vougier tiendra un bref discours pour revendiquer cette frappe et imposer l'ultimatum :

« Le génocide et la colonisation en Kabalie par une puissance eurysienne n'a que trop duré, parce qu'on laisse faire, parce que l'on perd du temps à discuter de la légitimité de chacun de s'outrer, parce que l'Afarée se livre à des guerres intestines, certaines n'étant que l'extension d'ingérences eurysiennes. Carnavale a les mains libres pour agir, elle s'en vante, elle continue de tuer tout en tenant des inversions accusatoires contre ceux qui lève la voix.
Le Duché de Sylva ne le tolère pas, ne l'a jamais toléré et ne le tolérera jamais, et constatant que rien ne changera sans acte, déclare officiellement qu'une poursuite du massacre enclenchera une réponse armée directement contre le cœur du problème, la cause de ces symptômes, l'antre du tueur, la Principauté de Carnavale. En guise d'avertissement, plusieurs missiles de croisière ont été tirés contre une cible militaire de Carnavale, un aérodrome. C'est un avertissement, le dernier que nous ferons avant que n'escalade progressivement cette crise. Le carnage en Kabalie cessera, de gré ou de force. »
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Déclaration Conjointe du Porte-Parole du Doge & d'Il Stato da Màr

Logo Amirauté

Par la présente communication le gouvernement de la Sérénissime République de Fortuna et son Amirauté, suite à une série réunion extraordinaires du gouvernement s'étant étalé sur plusieurs jours, constatent le cas échant :



D'une part, l'augmentation considérable des flux migratoires Afaréen émergeant de la région de Kabalie qui atteignent des pics encore jamais observés au cours de l'Histoire récente ou lointaine, ce dans un cours laps de temps et englobant des centaines voir des milliers de personnes se lançant dans une vaste entreprise qui ne peut être qualifiée que de fuite en panique à travers des hectares entiers tantôt de désert, et plus rarement de mer, ce en n'emportant bien souvent qu'une misère à peine suffisante pour perdurer quelques jours tant l'urgence et le caractère de terreur induisant cette envol est grand.

En est reconnu comme étant la cause claire et sans équivoque, le Génocide perpétré par l'entreprise dites "Cramoisie" sous l'égide des Grandes familles de l'Oligarchie Carnavalaise qui s'appliquent à opérer une élimination méthodique et systématique d'une rare froideur à l'encontre des populations en questions, ce dans le but clairement affirmé selon leurs dires de "Purifier" les terres concernés et pouvoir entreprendre une mission de colonisation aux visée "justifiées" via des élucubrations religieuses déformées et détournées. Il n'existe à l'heure actuelle aucune perspective de restriction quand aux méthodes employées pour ce que toute âme ne peut qualifier décemment que d'horreur à l'état pure, de fait l'usage d'armement chimique et balistique est privilégiée par la mission coloniale de même que la présence de commandos dits "De nettoyage".

Le Phénomène migratoire d'après les prévisions ne va faire que s'accentuer pour une durée encore indéterminée, et ira de mal en pire à mesure que le régime colonial Carnavalais fera monter dans les octaves ses mesures à visée génocidaire. L'absence pour l'heure de front mondial, diplomatique ou au delà ne fait que confirmer cet état de fait, quand bien même des discussions sont semble-t-il en cours entre plusieurs acteurs régionaux et internationaux afin d'adresser des réponses fermes, communes et humaines face à cet évènement sans précédant au cours des dernières décennies.


Le cas échéant, le Doge Sérénissime au nom de la République et du peuple Fortunéen a prit les décisions suivantes avec le plein soutient du sénat républicain et des Cortès de Grietta déclare et ordonne :

  • L'ouverture sans délais des frontières de Grietta et l'octroi d'un statut spécial de citoyens honoraires fortunéens à la populace en fuite de Kabalie
  • La suspension des procédures administratives d'usages quand à ces entrées sur le territoire Fortunéen afin de préférer une version accélérée et simplifiée de manière exceptionnelle au vue du caractère inédit de la situation
  • La facilitation de l'accès à la Citoyenneté Fortunéenne classique pour ceux qui parmi les réfugiés le désirerait.
  • L'acheminement de denrées humanitaires de première nécessité et l'octroi de fonds d'urgence aux autorités locales afin de superviser l'accueil de manière humaine et digne des réfugiés
  • La réquisition de bâtiments et logements non usité de l'Académie Navale de Grietta afin de pourvoir des toits aux réfugiés.

  • En complément de ceci, Il Stato da Màr, par la volonté du conseil des Amiraux, annonce :


  • La mise en place d'un Couvre-Feu allant de 20 h du soir à 6h du Matin pour les deux semaines à venir dans un premier temps avec possibilité de reconduire celui ci en fonction de la stabilisation ou non de la situation.
  • Le Déploiement préventif de nouveaux bâtiments de l'Armata et le redéploiement des Voltigeurs de la Légion à Grietta afin de prévenir à toute volonté de poursuite de l'entreprise génocidaire par delà les frontières de Kabalie.
  • Réaffirme son engagement à protéger ceux qui doivent l'être, comme il se doit, l'Armata ne tolèrera aucune agression quelconque contre les populaces réfugiées.

  • Ces mesures sont à prise d'effet immédiats et sont sujettes à des compléments et ajustements dans un futur proche en fonction de l'évolution de la situation. Le Gouvernement républicain est hautement concerné par la Crise en cours et observe son évolution avec inquiétude et attention.


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Dans les confins des contrées d'Asefsaf, la roche et le sable parsèment un paysage où la vie ne se dévoile que la nuit, à l'abris de la fournaise.
Reptiles, scorpions, mammifères de la taille d'un pouce, la faune se déterre et cherche le peu de subsistance qui lui permettra de vivre un jour de plus.
Ici et là, la flore joue un rôle pivot dans la chaîne alimentaire, une flore sèche, à l'écorce ou à la structure adaptée au soleil qui irradie et incendie. Le peu d'humidité, sous forme de gouttelettes microscopiques qui, par les changements de températures entre le jour et la nuit, perle dans un creux, apportera cette ligne de vie, comme ce fut le cas depuis des siècles, dans ces contrées autrefois luxuriantes.


Au sein de cette nuit sombre, la vie est chérie, d'autant plus qu'elle est sous la bonne étoile des Tamurt n Althalj, protectrice de ce qui fut créé et de ce qui est prodigué aux dignes héritières et disciples de La Déesse.
La beauté de la nature est le reflet de la bonté et miséricorde d'Ilâh, mais aussi de Sa présence.
Et les Althaljirs en apprécient chaque instant et chaque once de ce qui peut être préservé, afin d'y trouver la célèbre plénitude tant recherchée par ces femmes et hommes dont la seule raison de vivre est d'agir par altruisme et avec bienveillance (Al-Birr en Alth), dans la lignée des Hadiths de de la Prophète Jamilah au Couchant, soeur du prophète Mohammed au Levant.

"Soyez bienveillantes, car chaque fois que la bienveillance fait partie de quelque chose, elle l'embellit."

A travers cette bienveillance, les Althaljirs suivent les pas de la plénitude et du salut.


Dans cette nuit sombre de nouvelle lune, la lune ainsi entièrement sombre, les Forces du Matriarcat Ilahmique s'exercent dans des conditions spécifiques, se devant d'utiliser leurs équipements individuels afin de manœuvrer dans la pénombre.
La semaine précédente, les FMI avaient pu s'entraîner dans des conditions encore plus défavorables, lorsqu'un haboob venant de l'Est avait englouti le désert d'Asefsaf et Ifilku pendant trois jours.
Les perturbations électroniques, les conditions climatiques, tout était mis à l'épreuve pour simuler des combats et actions militaires en territoire hostile où les masques et équipements chimiques et toxiques, les chaleurs torrides et la dégradation des appareils.
Dans de faibles visibilités, l'aviation Althaljir devait trouver des cibles, les drones volaient à basse altitude, scannaient et cartographiaient. Sans employer de chemins ou pistes, l'expérience Althaljir permettaient aux véhicules d'avancer rapidement et en toute sécurité, tandis que les déploiements de points forts temporaires anticipaient les forces aériennes de l'ennemi afin de lui scier l'initiative de rompre toute logistique des FMI.

Les entraînements et simulations de grande envergure avaient rassemblé une large partie des armées d'Icemlet, tantôt pour des opérations d'infiltration, tantôt pour des saisies de terrains et objectifs étendus.
L'armée combinait parfaitement entre les airs et la terre, une spécialité que les FMI avaient peaufiné lors des nombreuses opérations de sécurisation des Territoires Libres Sahrannes, notamment à la suite de la crise des Courageux qui propulsèrent de nombreux mercenaires à travers le désert vers l'Ouest afin de déstabiliser et profiter du malheur Afaréen.

Les règles d'engagement étaient à présent en Eudwanium à l'extérieur des frontières des Tamurt n Althalj, comme un préambule d'une entrée en guerre. Les Forces du Matriarcat Ilahmique pouvaient à présent tirer avec des balles réelles et pour tuer. L'Eudwanium spécifique aux opérations ponctuelles avait été étendu à l'ensemble des FMI sans distinctions, une première.

L'inclusion des appareils Harir dans ces exercices grandeur nature avait été concluant avec des performances au dessus des attentes des Etat-Majors. Cette utilisation et révélation de la puissance technologique avait galvanisé des troupes au moral d'ores et déjà haut. Le vombrissement des appareils laissèrent un avant goût de ce à quoi la guerre du future ressemblerait, aux côtés des drones en forme de rapace et des dernières générations de chasseur bombardiers.

L'Etat-Major devait régulièrement rappeler que le sacrifice au combat n'était pas systématique et ne devait aucunement être employé dans des situations pouvant l'éviter. La culture du sacrifice, dans un altruisme exacerbé, imprégnait la société Althaljir depuis des siècles, comme un dernier acte ultime de Bienveillance et de salut.



Manoeuvre Althaljir lors du Haboob de Janvier 2017 à Asefsaf
Manoeuvres Althaljirs, lors du Haboob de Janvier 2017 à Asefsaf - Exercices de simulation d'un conflit en conditions similaires à la Cramoisie
20090
Une chenille de silhouettes trapues se mouvant maladroitement sur un sol instable sous une poussière rouge. Voilà à quoi on aurait pu nous résumer. Peut-être des enfants en train de jouer à cache-cache avec les avions carnavalais sous la poussière qui ne retombe jamais. Le moindre vent produisait des volutes de sable fracturé et d'agents chimiques, qui encrassaient les recharges des masques, qu'on changeait à toute vitesse. Certains ont proposé de juste prendre un masque et une bouteille à oxygène, et de faire sans l'air de la région, mais bonne chance pour les porter, c'est beaucoup trop lourd. Non ne sommes pas autonomes en air.

L'air veut notre mort

Les retombées ont atteint Tumgao

Carnavale veut-elle réellement rayer toute vie de la carte ? Elle sait que ça inclut la sienne ?


Une silhouette tout devant avait levé la main, l'on ne bougeait plus

"Bassaam, le village est par là ?"

"Oui... Il me semble... J'ai du mal à me repérer sans voir dix mètre devant nous"

La silhouette promena son regard sur tout le monde

C'est pas très avouable, mais elle est en train de compter

"On arrive à mettre un point sur la carte ?"

"Le GPS capte rien"

"Et le relevé à la boussole ?"

Allgoui qui devait faire ce relevé avait visiblement perdu la route depuis un bout de temps, c'est ça de marcher des heures dans la chaleur dans une combinaison lourde pour se protéger de poussières toxiques. A la fin, tu penses plus droit.

"Maître-drone ? Pouvez-vous nous éclairer"

"Dans cette poussière, l'ordinateur va prendre un coup"

"On remplacera ce qu'il faut, y compris le drone si on ne le récupère pas. J'attends ton oracle"

Katouh, la maître-drone, planta une antenne d'amplification et effectua quelques gestes précis, un réglage. Elle posa, puis ouvrit la valise contenant l'ordinateur de guidage au centre pour le relier à une grosse manette, et posa le drone à côté avant de s'assoir en tailleur. Elle commença à regarder l'écran, puis lança le drone vers le haut. Le bourdonnement du drone emplit le champ de poussière pour rapidement se faire plus distant. Personne ne parlait. Tout le monde était nerveux. Puisse la Maître-drone nous donner une direction

"La colonne de poussière monte haut. J'arrive maintenant à voir au-dessus, pas en-dessous, le point de l'antenne apparaît, on devrait pouvoir le récupérer, si l'ordinateur ne lâche pas avant"

"Tu avais parlé de modifications avant de partir ?"

Katouh était toute excité à leur évocation

"Oui ! Je m'attendais à ce genre de problème honnêtement ! Je bascule au radar. Il est directionnel, sinon, la batterie serait épuisée trop vite, il va falloir fouiller"

Elle navigue, des reflets de lumière sur le visage.

"J'ai... Du mal à interpréter les relever. Les mouvements de poussière produisent beaucoup trop d'artefacts"

"Bassaam, tu peux la guider ?"

"Non, je ne peux pas dire quel nuage de poussière est mon village !"

"Coordonnées GPS ?" demande Katouh

"On les avait noté là" réponds Musa

Katouh fit encore bouger des tâche de lumière, le bourdonnement se fit à nouveau un peu plus fort... Elle prit des notes. Des coordonnées. Elle rendit sa réponse :

L'on est plusieurs kilomètres trop au Sud, et encore quelques centaines de mètres trop à l'Est, je calcule... La direction !

On était un un bug près d'être perdus dans un désert toxique

Une fois le matériel soigneusement rangé et mis à l'abri, la pénible marche reprit, tout le monde suivant la boussole attentivement. Et moi, trébuchant sur une pente, sur plusieurs mètres. Le sol, montait, descendait, se fracturait. Là, se trouvait une petite falaise, Bassaam a failli y finir ses jours en la remarquant. On le suivait, lui qui avait vu cette région sans la poussière, pour la contourner. Et là, posé à même la roche, faiblement protégé, un corps... Celui d'un Eurysien... Celui d'un Carnavalais, macérant dans une flaque de sang séché qui n'a pas l'air de sortir d'une blessure, mais bien de ses orifices. Et tout autour, des vautours oricous morts, ceux qui auraient bien pris un morceau de sa viande. Il a l'air d'avoir été surpris pas un lâcher de produits chimiques.

Musa fouilla rapidement dans ses habits, pour en sortir, plusieurs papiers, il les passa à Abahag, qui parle français.

En premier lieu, une pièce d'identité
"Léonard Geffroy, couleur des yeux : bleus, taille : 1 m 75, lieu de naissance : Fort-marin, pièce émise à Grand Hôpital, adresse, 75 Rue des Pestiférés, Grand Hôpital, pièce délivré le 23 août 2016, date de naissance, 6 mai 1994"

En second, un petit agenda.
"Il était sensé... Appeler sa mère, aujourd'hui. Il avait rendez-vous médical demain"

Il tourne quelques feuilles de l'agenda

"Le dernier moment où il devait partir en nettoyage, c'était lundi. Je pense que c'est celui-là... Il était sensé chercher non pas des gens, mais des objets de valeurs. Je suppose qu'il a eu des problèmes d'emplois du temps entre l'équipe au sol et les bombardiers. Mais pourquoi il est seul alors ?"

"Les autres ne sont peut-être pas très loin, pour peu qu'il soit parti fumer ou uriner, il était isolé"

En troisième, un petit poème, Abahag se racla la gorge

"Ma chère et tendre Olive
Tu est mon Soleil et ma Lune
Tu es mes jours et mes nuits
Tu est l'olive de mon cake aux olives
Tu es mon espoir parmi les dunes
Tu es tout ce qui me sauve de mon ennui

Oh, Olive, que je me languis de toi
Oh, Olive, que je te veux près de moi

Sans toi, les couleurs sont grises
La lumière est sombre
Le bonheur est triste
Sois donc ma surprise
Surgis de cette pénombre
Et deviens mon Christ !

Oh, Olive, que je me languis de toi
Oh, Olive, je te veux auprès de moi"

"Vous pensez qu'il a réussi à séduire Olive avec ça ?"

"Malheureusement, je ne suis pas sûr qu'il ait même eu le temps de le réciter"

Quatrième papier, un prospectus publicitaire

Pub de recrutement de colons destinés aux prisonnier-es de Carnavale. Il est permis par un ensemble d'"accords" avec le département de justice de Carnavale. Issu de DALL-E 3, prompt utilisé pour la génération de l'image : "Advertising drawing for a heavily polluted colony in North Africa owned by your enterprise aimed at recruiting prisoners as colonists, showing how exotic these landscapes are. Focus on natural landscape, no people nor buildings should appear on the pictures" Et oui, il y a des gens et des bâtiments, mais pas d'autochtones (parce que bien sûr, ils n'ont jamais existé), donc ça me convenait

Et à l'arrière du prospectus, se trouvait la probable vraie raison pour laquelle il l'avait emporté : une annotation.

"Pour les bijoux et les œuvres d'art, appeler l'Hôtel Continental de Printempéribourg le premier mardi du mois, demander "une petite chambre cosie", et une fois que l'on est dans la chambre, demander un oreiller supplémentaire, c'est Jean-Michel Dupont qui viendra"

"Ça ressemble à un possible contact, ça"

"Ou alors, c'est un énorme piège"

"On prend la feuille avec nous, on verra bien ce qu'on en fait"

"Des gens commencent à fatiguer, on est toujours dans la zone du cratère Castelage ?"

"Oui, aujourd'hui, on en partira pas. Il faudrait prévoir un camp ou des véhicules pour ça, avec des habitats protégés"

"C'est déjà si dur de progresser dedans"

"On a largement le temps de prendre de l'expérience"

Le groupe reprit son chemin, guidé par Bassaam qui maintenant connaissait la région. Jamais le nuage de poussière toxique ne semble même se dissiper. Le son laissait à penser que des avions passaient au-dessus du groupe, mais sans voir ou capter grand chose en contrebas. Seulement, un afflux de gaz toxique se fit remarquer quelques minutes après. Tout le monde compta ses recharges de masque à gaz. Heureusement qu'on avait prévu large, mais la rapidité d'usure était une inconnue

"Courage aux glorieuses et si avancées FMI, qui devront tester leur propagande dans ce bourbier"

"T'inquiètes qu'elles arriveront dans leurs véhicules, taperont très fort très vite, puis partiront d'aussi sec. Elles seront là pour faire des opérations militaires, pas pour rechercher des gens pendant des jours. Elles s'en sortiront ! C'est surtout pour nous que je m'inquiètes. On prend autrement plus de risques à rester là-dedans à la marche, à compter sur le fait qu'on ne sera pas remarqués, et il est possible qu'on doive se faire des mois d'expédition dans un avenir proche"

"On a le temps de prendre de l'expérience dedans"

"Jusqu'à ce qu'on nous trouve"

"Alors on les explose"

"On a beaucoup plus fort en face de nous"

"C'est leur propagande ça, te laisse pas avoir"

"Enfin, attends qu'on tombe sur un de leurs commandos, et on en parle"

"Toujours leur propagande. C'est pas Léonard Geffroy qui va nous menacer ! Entre des Carnavalais pas motivés en mauvaise santé qui connaissent rien du désert et n'y vont que pour chercher des gens qu'ils connaissent pas, et les nomades du coin qui vivent là depuis leur naissance et défendent la terre ou ils vivent, qui gagne ?"

"On ne connait pas plus Carnavale"

"On les connait déjà mieux qu'ils nous connaissent, et on est là aussi pour en apprendre plus"

"Oui, bon, il faut les comprendre vite avant qu'ils nous détruisent"

"L'Afarée ne les intéresse pas tant, sur le renseignement, pour le moment on mène la danse à Carnavale, et je pense, à l'avenir, on mènera la danse aussi à Cramoisie. Quand on rentre, on part poser des questions à la Synaptique"

"Oui, évitons de faire des expéditions à l'aveugle autant que possible"

A un moment Bassaam nous dit : "On est arrivé"

Ce à quoi Musa répondit : "Il n'y a rien"

"Mais..."

"C'est on est dans un cratère de bombe, le village n'a pas seulement été rasé, mais annihilé"

"Aucune bombe ne peut juste..."

"Leurs bombes le font"

"Enfin, jusque-là, je reconnaissait le paysage !"

"On était toujours au bord"

"Ce qui veut dire que maintenant, n'importe quel pays peut produire des missiles et mettre fin au monde ?"

"Il... Semblerait ?"

La voix de Dassine se fit entendre un peu au loin : "il y a une entrée ici !"

Bassaam reprit avec plus d'excitation : "Mais oui, je vous avait dit qu'il y avait encore des gens ici"

"Allons vérifier ça tout de suite"

Ce qu'avait repéré Dassine, Bassaam le reconnut : l'entrée vers la citerne d'eau. Une partie était emplie de gravats, que l'équipe décida d'excaver à la pelle : si c'était ces gravats qui protégeait l'intérieur des gaz toxique, alors quiconque se trouvait à l'intérieur mourrait tôt ou tard du manque d'oxygène. Donc allons-y, toute l'équipe dégagea les gravats. A l'intérieur de la galerie menant vers la citerne, il semblait que la poussière toxique s'était déposée sur les murs depuis longtemps. L'équipe progressa lentement, torche à la main. En bas, la galerie continuait dans le sens plat. L'on voyait de grosses canalisations partir de la citerne vers ce qui aurait été les champs fut un temps (l'eau du village était auparavant stockée dans un château d'eau). Au bout, un trou avait été creusé à la dynamite, et un mur en métal soudé construite sur la partie supérieure de la galerie, s'enfonçant dans l'eau qui emplissait le trou : une protection imparfaite mais utile contre les gaz de l'extérieur, c'était assez ingénieux. Musa prit une corde, la noua à sa taille, et confia l'autre extrémité au reste de l'équipe avant de plonger dans le trou. Il fallut bien cinq minutes avant qu'il ne revienne, en disant : c'est bon, on peut passer, le trou est praticable, pas de piège à ce que je sache. Bassaam, Katouh, et moi, passâmes en même temps pour arriver dans une pièce de vie commune actuellement déserte

"Tout le monde dort ?"

Pendant que d'autres personnes sortaient du trou, l'on observa la salle. Il y avait une grande table avec des cartes étalées dessus, et des boîtes de conserve ouvertes. Des bancs plus ou moins improvisés, un écriteau disant "interdiction de faire du feu" (on comprenait que les réserves d'oxygène étaient limitées). Et derrière, la grande citerne avec une zone de baignade et une zone de lessive. Il y avait quelques livres dans la pièce, et un fusil, sans munitions. Un bruit de métal cassé se fit entendre dans toute la pièce, et les six personnes déjà présentes se retournèrent vers Bassaam, qui s'était retourné vers une septième personne : un ado, couteau cassé à la main, tremblant de peur, et Bassam qui demanda, surpris : "Jiyaad ?"

Et l'ado en question en train de bredouiller "Euh, je vous ferais pas de... Désolé, c'était une erreur... Mais attends, tu connais mon nom ?"

"Quoi ? Oui, bien sûr, tu pensais quoi, que je t'oublierai dès que j'aurais trouvé refuge ?"

"Mais... Tu es Bassaam ? Je te croyais mort !"

"Eh, oui, je suis Bassaam"

"Et, euh, tu as rejoins les Carnavalais ?"

"Non, j'ai fait appel aux Majeqa"

Jiyaad observa les gens qui sortaient dans la pièce, dans leur épaisse combinaison étanche, puis regarda à nouveau Bassaam. Il sembla remarquer un truc, en tout cas, il bredouilla un

"Euh... Désolé... Dans vos combinaisons, j'ai vraiment cru que vous étiez un commando carnavalais... Vos combinaisons sont solides d'ailleurs, ça m'a étonné... Euh... Pardon, vraiment... Je..."

"Tout va bien, il n'y a pas de mal"

"En fait, vous venez pour quoi ?"

"Pour vous faire franchir la frontière"

Jiyaad était en larmes maintenant

"On s'est réfugié dans une des pièces de maintenance, là où on stocke les conserves"

Jiyaad mena le groupe au bout de la pièce vers un des murs, sur laquelle se trouve une porte métallique. Frappant à la porte.

Personne n'ouvrit. Jiyaad parla

"Ici c'est Jiyaad, je suis toujours en vie, et c'est pas des ennemis"

Personne ne répondit

"Ils pensent que les Carnavalais m'ont pris, vous allez devoir ouvrir"

Et c'est moi qui me suis occupé de crocheter la porte. La serrure était très simple, le problème, et la chaise qui a servi à barricader la porte, on l'a faite tomber quand on a pu entrouvrir la porte. Et derrière, douze personnes, toutes immobiles, mutiques, dans une pièce sombre.

Jiyaad annonça : Bassaam est revenu nous chercher, avec des Majeqa.

"Bonjour" fit timidement Bassaam

"Que voulez-vous de nous ?" Demanda calmement l'un des hommes qui se tenaient là

"Vous faire franchir la frontière, voire, si vous le souhaitez, vous amener vers Tumgao"

"Gratuitement, comme ça"

"On a déjà eu beaucoup en le faisant. Si vous pouvez nous dire des choses sur Cramoisie et Carnavale, tant mieux, sinon, oui, gratuitement"

"Nous ne vous suivront pas, répondit l'homme"

Jiyaad intercéda pour l'équipe : "C'est pas des Carnavalais. C'est des nomades, qui connaissent le désert et en vivent. Je ne pense pas que les commandos arriveraient à reproduire tous les équipements et toutes les attitudes, et toutes les façons de parler des Majeqa, et même s'ils tentaient le coup, pas une équipe entière. C'est des Majeqa, nomades. Je les suis"

"Jiyaad ! Ne soit pas naif"

"Un commando de nettoyage nous aurait déjà tué"

"Ils peuvent faire pire que tuer"

"Ils ne raflent pas, ils gazent. Ils veulent nous exterminer, pas nous asservir. Ils disent que nous n'avons jamais existé. Ils nous auraient tués"

"Je viens avec eux" dis une des femmes, derrière l'homme"

"Lateefa, ne fait pas ça !"

"Soit on fait confiance à quelqu'un une fois avant de mourir, soit on meure ici. Je les suis"

"Tu risque de finir dans les situations les plus horribles possibles en faisant ça !"

"Si c'est des Carnavalais, c'est trop tard, ça se finira mal. Le seul cas où ça peut bien se finir, c'est si c'est des vraiment des Majeqa, et qu'on traverse la frontière. Sans oublier qu'un jour, des Carnavalais risquent de vraiment venir ici, je préfère autant être partie avant ça"

"Je viens aussi" dit une fille à côté

"C'est bon, je prends" dit un autre homme, sans enthousiasme

Finalement, tous les habitants de la citerne acceptèrent de partir, y compris les plus réticents, pas sans peur.

Lemtuna entreprit de les examiner un par un pendant qu'on leur distribuait des combinaisons et les recharges et qu'on récupérait les conserves.

L'un des enfants avait développé une intoxication malgré la relative sécurité de l'abri, et plusieurs femmes avaient le regard fuyant, et semblaient accumuler les traumatismes. Ce n'était pas simplement la situation extérieure qui avait amené ça. Deux des femmes avait des traces de "multiples chutes". L'un des hommes aussi d'ailleurs, qui fuit le regard d'un autre homme. La cause de ses "chutes", ou celui pour lequel il a "chuté" ? C'est des problèmes qu'il ne nous revient pas de gérer. L'on doit exfiltrer tout le monde, ce qu'il s'est passé auparavant, et ce qu'il se passera après, c'est un sujet pour plus tard, et potentiellement, d'autres personnes. Si des gens ont tendance à "tomber", on les exfiltre, si l'on diagnostique une maladie à prions chez l'un d'eux (et c'est arrivé une fois), on l'exfiltre, si une famille est déchirée, on l'exfiltre au complet, si une personne ne dit plus rien de cohérent, on l'exfiltre, si c'est un animal de compagnie, on essaie de l'exfiltrer. Le seul cas où on refuse l'exfiltration, c'est pour des gens qui la refusent, qui sont clairement des carnavalais infiltrés (ce qui n'est encore jamais arrivé), ou à qui on n'arrive pas à enfiler une combinaison ou un sac étanche (aussi équipé de filtres, sert surtout pour les personnes inconscientes ou à la corpulence peu conventionnelle comme les bébés, qu'on porte sur une civière ou un travois), par exemple, des gens trop paranoïaques, ou aux mouvements erratiques que l'on n'a pas le temps de gérer. Nous ne sommes pas les juges, même quand on nous le demande, désapprouver une personne ne serait jamais une raison pour la laisser derrière nous, fusse-t'elle le plus gros connard que la planète ait porté (encore que ce titre reviendrait probablement à Printempérie, autant dire que l'on recommanderait une médecine de choc sur lui).

Pour le reste de la citerne, un local électrique abandonné servait pour stocker le contenu des pots de chambre, et un autre local technique avec des pompes servait de dortoir, une femme était bien étendue sur l'un des lits, mais sans vie. Elle était lourdement empoisonnée, mais pas par les gaz toxiques. Plus par quelque chose qui avait été ingéré. Les habitants prenaient leurs effets personnels, les visiteurs, tout ce qui pouvait être utile. Je prenais des photos. Au fond de la réserve d'eau, il y avait des objets. Des effets personnels des gens morts au village, expliquait Jiyaad, ils avaient fait les funérailles qu'ils pouvaient. Tout le monde passa la nuit ici, sans masque, et mangea dans les réserves de conserves. Quand vint le moment de partir, quelques habitants étaient en larmes. D'autres étaient hagards. Une fois la sortie franchie, l'on remonta les galeries, pour finalement sortir dehors. Les habitants découvraient ce qu'était devenu leur village, Jiyaad s'était arrêté, médusé. Bassaam lui lança un "on a pas le temps, on doit sortir vite". Quelques autres prenaient notes.

Et ainsi se fit le retour, au Sud-Est toutes jusqu'à ce qu'on ait passé la frontière, puis à la rencontre du groupe. En s'assurant que tout le monde soit toujours là, que tout le monde ait compris comment gérer sa combinaison et changer ses filtres, que personne ne tombe et ne s'éloigne sur le sable instable, que personne ne craque, que personne ne se décide à attaquer un membre du groupe en se disant qu'on collabore peut-être avec des Carnavalais et qu'on les envoie dans je ne sais quel centre secret (oui, c'est arrivé, et pourtant, on en était même pas à la quatrième expédition proche de la frontière seulement). L'on devait rester vigilent, tout le temps, c'était plus épuisant que la marche.

Tout autour de ce brouillard toxique, le monde a changé, et les avions s'assurent que le monde reste inhabitable autant qu'ils en auront besoin, ou en d'autres termes, que tous les Kabales soient exterminés. Il parait que dans la région, c'est fait à 80 %, mais qui peut réellement l'estimer de manière juste ? Image obtenue par DALL-E 3, prompt : Pencil drawing of a small group of tuareg people walking in line under full hazmat suits with gaz masks under a dusty polluted desert, the sky is not visible

Alors que l'on entendait des avions au-dessus de nous, que d'autres barils de gaz étaient largués, Lateefa vint se confier à moi

"J'ai peur, partout, tout le temps, avec tout le monde. Je suis tellement fatiguée"

"On fera tout ce qu'on peut pour que tu puisse te reposer, promis"

"J'ai l'impression d'avoir oublié comment ne pas avoir peur. A chaque fois que je fais quelque chose. A chaque fois que je dis quelque chose. Même quand je suis seule et que je ne fait rien. J'ai peur"

"Malheureusement, tant qu'on a pas passé la frontière, c'est justifié, après, on pourra commencer à détricoter ça. S'il faut que tu sois seule, ou au contraire, avec des gens qui te soutiennent, on trouvera un truc"

"Tu sais, les hommes, ils règnent par la terreur, Carnavale aussi, j'aimerais en sortir des idées pour en sortir, mais on ne peut pas échapper à notre propre peur. Elle est là, elle nous amènera à de mauvaise décisions, et on doit avancer quand même, en sachant très bien que ça se finira mal"

"On est pas courageux en ignorant la peur, mais bien en vivant avec elle. L'avenir me semble bien sombre, mais nous sommes peut-être la différence"

"Quelle différence ? Ils veulent raser la planète !"

"Le fait que tu sois en vie par exemple, rien que pour ça, tout ce qu'on a fait valait le coup"

Lateefa s'arrêta à un moment, elle était en larmes, quasiment en train de paniquer

"Mais... Non"

"Si, ta survie, elle vaut le coup"

"C'est lunaire !"

"La réalité est déjà bien assez lunaire, un détail de plus ou de moins..."

"C'est pas une vraie différence ça !"

"C'en est une"

L'on a marché toute la journée, l'on arriva à un endroit où le nuage se dissipe, l'on avait déjà franchi la frontière depuis un temps. Les Majeqa demandèrent de ne pas encore retirer leurs masques aux Kabales, mais tout le monde commençait à se détendre, aussi bien parce que l'on était en-dehors de la zone la plus dangereuse, que parce que finalement, l'on avait bien conduit les Kabales au-delà de la frontière. Maintenant, il restait la dernière étape à franchir : rejoindre le campement, qui était encore à plus de deux heures de marches. Tout le monde se posa quelques minutes, le temps de reprendre des forces. Lateefa me demanda s'il y avait moyen de boire avec le masque à gaz, donc je lui montrai : il y a un embout dédié à ça sur le masque, donc, on trouve le tuyau, sur lequel on insère la gourde à double-sceau, on cherche près de notre masque l'embout près de la bouche, et on boit en tournant la valve. Et comme l'on ne porte pas que le masque, mais la combinaison complète, et que c'est difficile de manipuler le masque avec les gants, l'on demande en général à d'autre personnes de le faire pour nous. Ensuite, on tient la gourde au-dessus de notre bouche, et voilà, on boit ! Après quoi on ferme la valve, et on range la gourde, et on replace l'embout sur le masque.

"Vous faites ça pendant des jours ?"

"Toujours moins pire que ce que vous avez connu !"

"Et comment vous dormez ?"

"Si on doit dormir en Cramoisie, on se cherches des grottes ou des crevasses, et on efface nos traces au besoin. Normalement, un mauvais pisteur ne devrait pas nous trouver, et les commandos de nettoyage sont pour le moment pas reconnus pour leur pistage"

"C'est extrêmement dangereux"

"Oui, mais ne rien faire l'est aussi"

Le vrai moment de joie, c'est quand l'on atteignit le campement, et que pour les Kabales, il n'y avait de doutes, on était réellement des Majeqa.

Jiyaad s'exclamait "mais je vous l'avait dit, c'est vraiment des Majeqa"
En d'autre terme, lui non plus n'était pas sûr, et avait angoissé pendant tout le trajet de peur d'avoir amené tout le groupe dans les mains de Printempérie. Ce soir, l'on a dansé, et l'on s'est échangé des poèmes Majeqa et d'autres de Kabalie. Dans les jours qui ont suivi, l'on a amené le groupe à Tumgao, et à la vue de la ville, l'on se faisait enfin confiance.
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Expédition

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Proposition musicale

Trigger warningDescriptions explicites de décomposition de corps humains.
Description explicite de cadavres d'enfants.
Techniquement je crois que ça compte comme un texte d'horreur psy'

Toute anomalie ou élément discutable du point de vue du lore pourra être modifié si besoin. Un résumé sera fourni sur demande, mais vu l'heure je ne vais pas l'écrire de suite.

Prologue

Une fois encore, le blanc est absolu. Agressif. Une lumière sans source et sans ombre qui efface les contours et sature la rétine. Le silence est un sifflement dans les hautes fréquences, la note fantôme d'une machine qui pense.

Au centre de ce vide clinique, une main. La sienne. La peau est un parchemin tiré sur un échafaudage d'os, les veines des rivières asséchées d'un bleu maladif. Un tremblement la parcourt. Infime, presque imperceptible, mais il est là. La signature d'un effondrement, la secousse sismique d'un système qui cède.

Ma voix est un souffle sec, un murmure qui ne déplace pas d'air dans cette atmosphère stérile. Un constat, pas une complainte. Une donnée brute.

« Les systèmes sont en train de lâcher. »

La main de Fando se crispe sur le drap.

Le rouge me brûle les yeux.


Silence

Le monde a encore une odeur.

C’est la première observation que je consigne, une donnée de base si fondamentale qu’elle frise l’absurdité. L’air, surchauffé par un soleil implacable, charrie les parfums familiers du grand erg d’Afarée. Il y a la poussière de silice, fine et chaude ; il y a l’ozone produit par l’intensité du rayonnement, une note électrique et pure ; il y a la senteur sèche et végétale des rares broussailles de thymiane qui survivent dans les replis du terrain. Et par-dessous tout, une note subtile de sel, l’héritage fantôme d’une mer disparue il y a des éons. Ma formation m’impose de tout quantifier, mais cette fragrance-là, celle d’un monde à l’agonie mais vivant, échappe à la spectrographie. C'est l'odeur de la normalité. Nous la respirons sans filtre une dernière fois.

L’attente s’étire. Une heure que nous sommes positionnées sur la dernière crête, notre unique véhicule camouflé derrière nous. Une pause imposée, inscrite dans le protocole. Acclimatation des sens, dit le manuel. Étalonnage final des instruments. En réalité, c'est un moment de recueillement forcé, une dernière communion avec un monde qui suit encore les règles.

À ma gauche, la Technicienne achève la calibration de son analyseur atmosphérique. Elle travaille avec une précision méthodique, ses gestes protégés par des gants fins, son attention entièrement tournée vers les graphiques qui se dessinent sur son écran de poignet. Pour elle, le monde est une série de variables quantifiables. Sa concentration est un rempart contre l'immensité anormale qui s'étend devant nous. À droite, penchées sur la carte topographique déployée sur le capot du transporteur, la Géologue et la Chimiste débattent à voix basse des modèles de dispersion. La Géologue lit le relief, les lignes de faille. La Chimiste, elle, ne voit pas des collines, mais un gigantesque problème de chimie à résoudre, une réaction à échelle continentale dont il faut inverser l’équation.

Je me tourne vers l'avant. La Pisteuse est accroupie à une centaine de mètres de nous, une statue minérale découpée sur le ciel d'un bleu intense. Elle est parfaitement immobile depuis une heure. Elle ne consulte aucun appareil. Ses outils sont ses yeux, qui balayent l'horizon avec une patience géologique, et son nez, qu'elle expose au vent léger venu du nord-est – le vent du Voile Rouge. Son corps entier est un instrument, un capteur calibré par des générations de savoir que nos machines ne peuvent pas coder. C'est elle qui, il y a une heure, a rompu le silence radio. Six mots, murmurés dans notre canal de communication interne, d'une voix dépourvue de toute inflexion :

« Les oiseaux se sont tus depuis midi. »

C’est un rapport plus éloquent que toutes les données que la Technicienne pourrait compiler. La disparition d'un écosystème ne commence pas par un cri, mais par la fin d'un chant. C’est la première ligne de ma nécrologie. Le premier symptôme. J'essaie de rationaliser l'information : la chaleur intense, un changement de pression atmosphérique... Les explications logiques sont là, prêtes à l'emploi. Mais je sais qu'elles sont fausses. Je sens moi aussi le poids de cette absence. Le silence, une présence en soi.

La Commandante, debout entre le groupe et la Pisteuse, lève une main. Le signal est simple : fin de la pause. Préparation finale.

Le rituel commence. Le ballet lent et méticuleux de la vérification mutuelle des combinaisons Horizon. Un assemblage complexe de polymères, de céramique et de filtres, conçu pour résister à ce qui peut être résisté. Sa fiabilité dépend d'une multitude de joints et de sceaux. Je vérifie les attaches du casque de la Chimiste, m'assurant que la collerette en caoutchouc est parfaitement plaquée contre la doublure de son col. Elle fait de même pour moi. Chaque cliquetis de boucle, chaque sifflement de valve est une note dans une partition dont la moindre fausse note signifierait une mort lente et invisible.

Lorsque la Commandante juge que nous sommes prêtes, le sifflement de l'air recyclé dans nos casques devient notre nouvel environnement sonore. Un bruit blanc qui nous isole définitivement du monde extérieur.

« Canal sécurisé uniquement », dit-elle, sa voix désormais métallique et impersonnelle. « Adhérence stricte au protocole. La Pisteuse ouvre la marche. En route. »

Nous descendons la crête en file indienne. Chaque pas dans le sable ocre semble normal. Puis, la transition commence.

Le paysage se dégrade. Il n’y a pas de ligne nette, pas de muraille ou de frontière tracée par un géomètre. La transition est insidieuse, une maladie chromatique qui s'installe sur le sable. L'ocre doré de notre désert cède progressivement la place à une teinte malsaine de rouille, puis de brique pilée, pour finir dans un cramoisi profond et mat qui semble absorber la lumière au lieu de la réfléchir. La texture même du sol change sous nos bottes. Le sable n'est plus aussi fluide ; il a une consistance légèrement compacte, presque argileuse, comme s'il était lié par une humidité invisible.

La Pisteuse s'arrête un instant devant ce qui semble être le dernier arbuste vivant, un Acacia faux-gommier rabougri et tordu par les vents. Ses feuilles sont déjà couvertes d'une fine pellicule de poussière rouge. Je m'approche, ma propre procédure dictant que je dois marquer la fin. C'est mon rôle : être le médecin légiste d'un biome. Je gratte une feuille entre mes doigts gantés. Elle est sèche, cassante, mais elle pourrait encore contenir une trace de vie, une machinerie cellulaire à l'agonie. Je sors un kit de test rapide, une simple fiole de réactif qui devrait virer au vert vif au contact de la chlorophylle active.

J'écrase l'échantillon dans la fiole. Le liquide reste d'un jaune transparent et inerte.

Cet arbre est mort. Il ne le sait pas encore, sa structure est encore intacte, mais son moteur biologique s'est arrêté. Il est le premier cadavre officiel de ma nécrologie. Je l'enregistre sur la tablette de mon avant-bras, ma voix plate dans l'intercom de mon casque.

« Sujet 001. Vachellia tortilis. Activité photosynthétique : nulle. Cause de la mort : exposition environnementale. »

La Commandante accuse réception d'un simple clic dans le canal. Nous continuons.

Quelques mètres plus loin, le sol devient entièrement rouge. Et l'odeur. Même à travers les filtres de nos masques, qui sont conçus pour neutraliser les composés les plus dangereux, une impression olfactive persiste. Une flagrance vide. Et d'un vide si profond qu'il laisse place à une note chimique fantôme. Une note âcre de soufre et de minéraux surchauffés, oui, comme l'ont décrit les rares rapports des réfugiés, mais en dessous, quelque chose de plus complexe. Une fragrance synthétique et stérile qui a remplacé le parfum de la vie. L'odeur d'un laboratoire qui aurait explosé, pas celle d'un paysage naturel, si désolé qu'il fut.

La lumière aussi est différente. La poussière rouge en suspension dans l'air agit comme un filtre colossal, absorbant les bleus et les verts. Le monde est désormais une variation infinie de pourpre, d'écarlate et d'orange brûlé. Les ombres ne sont plus grises ou noires, mais d'un violet profond, presque solide. C'est un paysage de claustrophobie à ciel ouvert. Une sensation de malaise s'installe dans mon estomac, une réaction purement viscérale que je m'efforce de réprimer. La peur est une variable parasite. Je me concentre sur ma respiration, sur le rythme régulier du recycleur.

Le silence, lui, est devenu total. Il n'y a plus le murmure du vent, le crissement des insectes, le déplacement infime des grains de sable. Le vent glisse sur le paysage sans produire le moindre sifflement. Nos pas, étouffés par le sable compact, sont les seuls bruits, des intrusions sourdes et déplacées dans un vide absolu. Nous sommes six fantômes avançant dans un diorama.

La Technicienne déploie un drone d'analyse atmosphérique.

« Concentration en particules de classe PM2.5 en hausse de 400% », annonce-t-elle. « Détection de composés organophosphorés complexes. Et... Quelque chose d'autre. La signature est instable. Les lectures fluctuent. »

« Continuez de surveiller », ordonne la Commandante.

Je lève les yeux de mes propres instruments vers la Pisteuse. Elle pointe vers le sol. Je ne vois rien au début. Puis, je distingue la trace. Une unique ligne sinueuse, celle d'un serpent. Mais la trace est ancienne, et à son extrémité, je vois la créature. Une vipère à cornes, figée en plein mouvement. Sa peau est intacte, mais sa couleur est passée. Je me penche et la touche du bout d'un instrument. Elle est sèche, dure comme de la pierre.

« Sujet 002. Cerastes cerastes. État : dessiccation extrême. Mort foudroyante. »

La mission SAMA-734 n'est pas une simple mission de reconnaissance. La Garde Communale veut comprendre. Pas seulement ce qui a tué, mais comment. Quel est le processus ? Est-il biodégradable ? Mute-t-il au contact des éléments ? Peut-on envisager une décontamination, ou cette terre est-elle perdue pour des siècles ? Notre travail n'est pas de juger l'acte de Carnavale. C'est d'en disséquer les conséquences avec la froide précision d'un scalpel.

Alors que nous nous enfonçons dans le Voile Rouge, une pensée s'impose à moi. En tant que biologiste, mon métier est d'étudier la vie, ses mécanismes, ses interactions, sa complexité foisonnante. Ici, ma fonction est inversée. Je suis venue pour quantifier une absence. Pour donner un nom scientifique au vide. La mort ici n'est pas une supposition, ni une extrapolation. C'est la première donnée que nous ayons récoltée. Une donnée mesurable, répétable, absolue. La réalité du Voile Rouge est confirmée, et la peur abstraite que je ressentais sur la crête s'est solidifiée en une certitude clinique. L'enjeu n'est plus de savoir si ce monde est mort. Il est de comprendre les règles de ce cimetière.

Et je crains que dans ce processus, une partie de ce vide ne s'infiltre en nous, plus sûrement encore que la poussière cramoisie qui s'accumule déjà sur la visière de mon casque.


Pressurisé

La nuit ne tombe pas ici, elle suinte depuis l’horizon. Le soleil ne se couche pas, il est avalé par une ligne de crêtes dentelées dont les ombres violettes s'étirent et dévorent la lumière. Le ciel ne s'assombrit pas en un bleu profond ou un noir étoilé ; il se charge d'une couleur d'ecchymose, un pourpre si lourd qu'il semble peser sur nos épaules. C’est un crépuscule sans promesse de repos, un simple changement dans la modulation de l'oppression. Nous avons marché pendant six heures depuis la Bordure, nous enfonçant dans une géographie de plus en plus anormale. Le silence est devenu notre compagnon de route, un sixième membre d'équipage dont la présence est si écrasante qu'elle en devient physique.

« Ici. Ce sera parfait. »

La voix de la Commandante est un caillou jeté dans les eaux du silence. Elle pointe vers une petite dépression, un creux peu profond abrité du vent dominant par une série de formations rocheuses basses, usées comme de vieilles dents. L'endroit n'a rien d'idéal. Il n'offre qu'une dissimulation partielle aux observations aériennes et une protection relative contre les éléments. Mais dans ce paysage, "relatif" est le summum du luxe. C'est notre Point Alpha. Notre premier foyer dans ce monde qui n'en veut plus.

Le déploiement de l'habitat commence sans un mot de plus, une chorégraphie que nous avons répétée des dizaines de fois dans la chaleur suffocante des simulateurs de la Garde, mais que nous exécutons ici avec une gravité nouvelle, une conscience aiguë de l'absence totale de marge d'erreur. La Technicienne est la maîtresse de cérémonie. Elle dirige l'opération avec des gestes brefs et précis, un langage des mains que nous comprenons toutes. Le transporteur léger à six roues, notre unique lien motorisé avec le monde vivant, devient notre poste de travail. Nous en déchargeons la structure hémisphérique, un sac de toile grise et de tiges en alliage de carbone qui semble absurdement frêle face à l'immensité cramoisie.

C’est un son qui rompt le charme mortifère : le clic sec et satisfaisant des tiges en alliage qui s’emboîtent les unes dans les autres. Sous la direction de la Technicienne, nous assemblons l’armature squelettique de notre refuge. Chaque connexion est vérifiée deux fois. Un cliquetis métallique, suivi d'un autre. Un rythme mécanique et rassurant, le son de l'ordre imposé au chaos. Je vois la Géologue tester la stabilité des pieds d'ancrage dans le sol compact, tapotant la surface avec la précision d'une acupunctrice. La Chimiste, de son côté, s'affaire déjà au déploiement du générateur d'air, notre cœur mécanique, une boîte de céramique et de métal qui bourdonnera bientôt la berceuse de notre survie.

La toile à triple couche se déploie sur l'armature avec le bruit d'une voile que l'on hisse. C'est l'œuvre de la Pisteuse et de la Commandante. Leurs mouvements sont fluides, économiques, un contraste frappant avec le travail anguleux et précis des techniciennes. Une fois la toile fixée, la Technicienne active le générateur. Un ronronnement régulier s’élève, et l'habitat commence à prendre forme, à se gonfler lentement, comme un poumon qui inspire pour la première fois. Il se tend, les plis s'effacent, et en quelques minutes, il se dresse au milieu de ce paysage martien : un champignon de toile gris pâle, une bulle de vie artificielle posée sur un sol stérile. Notre sanctuaire.

La pièce maîtresse de ce sanctuaire est le sas de décontamination. Il est petit, étouffant. Le processus pour y entrer ou en sortir est long et fastidieux. C'est la frontière ultime, le passage obligé entre le monde empoisonné et l'air pur de notre abri. C'est un rituel de purification, une cérémonie de la survie.

La Commandante nous désigne d'un signe de tête. La Pisteuse et la Géologue entrent en premier. Je les regarde s'engouffrer une à une dans l'étroit cylindre. La porte extérieure se referme avec un bruit pneumatique lourd, les isolant du monde. Pendant trois minutes, elles subissent le cycle. Je ne vois rien, mais je connais chaque étape par cœur, je peux la visualiser. D'abord, le sifflement aigu des jets d'air comprimé qui chassent le plus gros de la poussière rouge qui s'accroche à nos combinaisons comme du pollen électrostatique. Puis, le crépitement doux de la mousse neutralisante qui est pulvérisée sur la totalité de la combinaison, dissolvant les composés les plus volatils. Enfin, le silence, et la lueur bleue et froide des lampes à ultraviolets qui stérilisent les surfaces.

Ce n'est qu'après ce cycle complet, une éternité passée dans un espace à peine plus grand qu'un cercueil, que le signal vert s'allume et que la porte intérieure de l'habitat s'ouvre pour elles. La Commandante prend la rotation de garde à l'extérieur avec la Technicienne, qui installe ses capteurs périmétriques. Vient le tour de la Chimiste. Puis le mien.

Je pénètre dans le sas. La porte se referme derrière moi. Le monde extérieur disparaît. Je suis seule dans un cylindre de métal, éclairée par une unique diode rouge. Le sentiment de confinement est total. C'est une expérience conçue pour tester les nerfs autant que la technologie. Le sifflement de l'air comprimé est une agression sonore. Je ferme les yeux, je sens les particules de poussière être arrachées de ma combinaison. Je suis une statue que l'on nettoie. La mousse crépitante a une odeur chimique distincte, même à travers mes filtres, une odeur d'alcool et d'ozone. L'odeur de la propreté forcée. La lueur violette me baigne d'une lumière froide, spectrale. Chaque seconde est une éternité. Je me concentre sur ma respiration, sur le battement régulier de mon propre cœur dans le silence final.

Le clic du déverrouillage de la porte intérieure est une délivrance. Elle glisse sur le côté.

Le contraste est un choc physique. L'air à l'intérieur de l'habitat est frais, sec, et il circule. La pression positive, conçue pour repousser toute particule contaminante qui aurait pu survivre au processus, me pousse légèrement vers l'arrière. La lumière est douce, indirecte. Le ronronnement du générateur et du système de filtration est une basse continue, le son même de la vie.

Je retire mon casque. L'attache se détache avec un déclic satisfaisant. Je le pose sur le support désigné. Puis, je commence le long processus pour me libérer de la combinaison Horizon. Les boucles, les fermetures éclair, les sceaux de caoutchouc. Chaque pièce que je retire est un poids en moins, littéral et métaphorique. Quand enfin, je me glisse hors de la carapace de polymère et de céramique, vêtu de ma simple combinaison de corps grise, la sensation est une extase.

C'est l'air. L'air qui caresse la peau de mon cou, de mes avant-bras. Le simple fait de pouvoir sentir la circulation de ce souffle artificiel sur ma peau, de bouger mes doigts librement, sans l'entrave des gants, est un luxe qui confine au miracle. Je prends une profonde inspiration. L'air a un goût métallique, le goût de l'oxygène recyclé et des filtres à charbon. C'est le goût le plus délicieux du monde.

Cette sensation de liberté physique, ce retour à mon propre corps, déclenche quelque chose. Une porte s'ouvre dans ma mémoire, non pas par ma volonté, mais par la simple force d'une association sensorielle. Ce sentiment de vie, de fonctionnement normal, d'un système qui marche, contraste si violemment avec le souvenir qui y est lié…

Le souvenir ne demande pas la permission. Il est là, superposé à la réalité de l’habitat pressurisé, aussi net et précis que les instruments sur ma station de travail.

La chambre d'hôpital était blanche. Un blanc différent, fatigué. Un blanc de murs lavés et relavés, un blanc qui avait absorbé des années de souffrance silencieuse. La seule couleur vive était le vert électrique des courbes sur le moniteur cardiaque, une ligne de vie fragile et obstinée. Fando était dans le lit. Ce jour-là, il était encore lucide. Affaibli, sa voix un fil, mais son esprit était un diamant. Intact. C'est ce qui rendait la situation si intolérable. Le corps était une machine en panne, mais le pilote était encore aux commandes, parfaitement conscient de chaque pièce qui lâchait.

Il ne parlait pas de sa douleur. Il ne se plaignait pas. Il me parlait de science. De son travail. Il avait passé sa vie à modéliser des systèmes écologiques complexes, à tenter de prédire l'effondrement d'une forêt ou la résilience d'un récif corallien. Maintenant, il appliquait la même logique implacable à lui-même.

« La défaillance est fascinante, tu ne trouves pas ? » avait-il murmuré, ses yeux brillants d'une curiosité intellectuelle que sa maladie n'avait pas réussi à éteindre. Il avait tapoté son propre torse d'un doigt tremblant. « Le système nerveux autonome perd sa régulation. C’est comme un réseau électrique qui subit des surtensions aléatoires. Les signaux deviennent du bruit. Le rythme cardiaque s'emballe sans raison, la tension chute… C'est un effondrement en cascade. Chaque sous-système qui tombe en panne entraîne le suivant dans sa chute. C’est la définition même d'un système complexe non-résilient. Ma propre biologie est en train de me donner ma dernière leçon. »

J'étais assise à son chevet, tenant sa main, qui était froide. Et j'écoutais. Je ne savais pas quoi répondre. Comment réconforter un homme qui trouve une beauté mathématique dans sa propre désintégration ? Notre amour avait toujours été construit sur ce langage partagé, sur une admiration mutuelle pour la logique et la complexité du monde vivant. Maintenant, ce même langage était devenu une barrière, un rempart qu'il utilisait pour se protéger – ou pour me protéger moi – de l'horreur pure de la situation. J’étais une biologiste, une spécialiste de la vie, et j’étais assise là, complètement impuissante, à écouter la description clinique de la mort en cours. J’acquiesçais, je posais des questions techniques, je parlais de neurotransmetteurs et de boucles de rétroaction. Nous transformions chaque tragédie en discussion académique. Un mécanisme de défense. Notre façon de ne pas hurler.

Je réalise maintenant, dans la quiétude de l’habitat, que je fais exactement la même chose. Je suis ici, face à la mort d'une région du monde, et ma première réaction a été de la quantifier, de la nommer en latin, de la réduire à des graphiques et des pourcentages. C'est plus facile d'analyser la fin du monde que de la ressentir.

Je secoue la tête pour chasser le souvenir et me dirige vers ma station de travail. C'est un petit bureau pliant en face de celui de la Chimiste. Le protocole nocturne commence. Mon rôle est de faire le "Catalogue du Néant", mon nom personnel pour cette procédure. C'est un processus d'élimination systématique. Sur ma table sont alignées une douzaine de boîtes de Petri, chacune contenant un échantillon de sol prélevé à des intervalles de deux kilomètres durant notre progression. J'ai déposé sur chaque échantillon une goutte de milieu de culture enrichi, un bouillon nutritif conçu pour provoquer une croissance explosive de la moindre bactérie ou spore fongique. Trois heures se sont écoulées depuis notre arrivée. Il est temps de voir les résultats.

Je place la première boîte sous l'oculaire de mon microscope portable. Rien. La surface du sable rouge est parfaitement inerte. Je passe à la deuxième. Rien. La troisième. Rien. Je continue, boîte après boîte. Les résultats sont uniformes. Pas la moindre colonie, pas le moindre mouvement, pas la plus petite division cellulaire. Le sable est aussi stérile que la surface d'un instrument chirurgical fraîchement autoclavé.

Je prends l'échantillon de contrôle, celui que j'ai prélevé avant d'entrer dans la zone, le sable ocre du désert vivant. Au microscope, il grouille d'une vie invisible : des bactéries thermophiles, des archées, des spores de champignons résistants à la sécheresse. Une seule pincée de ce sable contient plus d'organismes vivants que tout le territoire que nous avons traversé depuis six heures.
CRAMOISIE n'a pas simplement tué les formes de vie macroscopiques. Le massacre est total, absolu. Il a atteint le socle même de la pyramide écologique.

Je passe à l'analyse des filtres à air de nos combinaisons, que j'ai retirés avec une précaution extrême. Normalement, après une journée dans le désert, ils devraient être obstrués par un mélange de pollen, de fragments d'insectes, de particules de peau d'animaux, de poussières organiques. Je plonge le premier filtre dans une solution de lavage stérile, puis j'examine le liquide au microscope. Il n'y a que des minéraux. Des cristaux de silice, des oxydes de fer, des traces d'aluminium, et d'autres particules, plus complexes, amorphes, que la Chimiste est déjà en train d'analyser de son côté. Mais aucune matière organique identifiable. Le vent, ici, est un vent mort. Il ne transporte rien qui ait un jour été vivant.

La Chimiste, justement, travaille en silence à l'autre bout de l'habitat, face à la silhouette complexe de son chromatographe en phase gazeuse portable. L'appareil émet des bips réguliers. Sur son écran, des pics se forment, sont analysés, comparés à une base de données de millions de composés connus. De temps en temps, elle fronce les sourcils, annote quelque chose sur sa tablette d'une écriture serrée.

« C'est pervers. »

Sa voix me fait sursauter. Je lève les yeux. Elle me regarde, puis reporte son attention sur son écran.

« L'agent principal semble se décomposer en plusieurs sous-produits », dit-elle, sa voix résonnant dans la quiétude de l'abri. « Certains sont extrêmement instables, ils n'existent que quelques secondes avant de se recombiner. C'est un système dynamique, pas une contamination statique. »

La Géologue, qui trie ses échantillons de roche, lève les yeux. « Dynamique comment ? »

« Comme une réaction qui se poursuit. Très, très lentement. Je détecte des organochlorés, des phénols polycycliques, des composés azotés... Et aussi des signatures que je n'arrive pas à identifier. Elles ne correspondent à rien dans nos bibliothèques. C'est comme s'ils avaient conçu un poison qui continue d'évoluer après avoir été dispersé. Un poison qui apprend. »

Je la regarde, et je comprends sa fascination intellectuelle. Elle est face à une création moléculaire d'une complexité et d'une ingéniosité diaboliques. Moi, je suis face à son résultat. Son puzzle est mon cimetière.

Mon attention revient à mes propres analyses. Le silence. Toujours ce silence. J'ai déployé des capteurs acoustiques miniatures autour du campement. Ils sont conçus pour enregistrer les ultrasons émis par les chauves-souris, les infrasons des grands mammifères, le crissement des insectes nocturnes. Le moniteur devant moi est une ligne plate. Le spectre audio est vide, à l'exception du murmure du vent et du ronronnement de notre générateur. Le silence n'est plus une impression.

C'est une donnée mesurable. Zéro décibel de vie.

La Géologue, de son côté, examine un morceau de roche qu'elle a prélevé sur un affleurement. Sous sa loupe binoculaire, la surface présente une fine patine rouge.

« Ce n'est pas une simple couche de sédiment », explique-t-elle à la Chimiste en lui montrant l'oculaire. « Regarde la zone de contact. Il y a une altération de la structure cristalline du grès. L'agent a réagi avec la roche. Il la ronge, la transforme. »

Je m'approche. La pierre semble suinter cette couleur cramoisie. Elle n'est pas sale, elle est malade. La terre entière est malade.

L'analyse est terminée. Les données sont collectées, enregistrées, compilées. Mon rapport de fin de journée est laconique. "Environnement stérile au niveau microbiologique. Absence totale de vie détectable par nos instruments de terrain. Contamination chimique et minéralogique avérée et évolutive."

La conclusion est là, froide et sans appel. C’est trop parfait. Trop propre. Une extinction si totale est une impossibilité statistique dans la nature. Une catastrophe, même la plus violente, laisse toujours quelque chose derrière elle. Des survivants. Des extrêmophiles. Des opportunistes qui se nourrissent de la mort. Ici, il n'y a rien.

La Chimiste se lève et s'étire. Elle me regarde, puis regarde mes boîtes de Petri inertes.

« La vie trouve toujours un moyen. » dit-elle, en me souriant. « C'est ce qu'on dit, non ? Eh bien, il semble que quelqu'un ait trouvé un moyen de prouver que c'est faux. Une bonne équation, le bon réactif, et on peut tout simplement... L’éteindre. »

Elle ne dit pas ça par méchanceté, bien sûr. Elle rigole, mais ça ne me fait pas vraiment rire. J’acquiesce tout de même.


Chimique

Le jour suivant se lève sans aube. La lueur cramoisie à l'horizon s'intensifie simplement, passant d'un pourpre sombre à un écarlate maladif, comme si le soleil ne se levait pas mais souffrait d'une hémorragie interne. La routine du matin est l'inverse de celle du soir : le confinement dans la combinaison, la rupture avec l'air pur de l'habitat, le passage par le sas vers l'extérieur. C'est un processus de deuil quotidien, l'abandon d'un petit sanctuaire pour retourner dans le grand sépulcre.

Nous marchons. Le paysage est d'une monotonie lénifiante. Des plaines de sable rouge et des collines érodées, un monde de variations infinies sur un seul thème de mort. Mes instruments continuent de confirmer ce que nous savons déjà : le vide. La Chimiste annonce de temps à autre des fluctuations dans les composés atmosphériques, mais ses rapports sont devenus un bruit de fond, la bande-son de notre progression dans le néant.

C'est la Pisteuse qui brise cette léthargie. Elle est à près de deux cents mètres devant nous, comme toujours. Elle ne s'arrête pas net. Son pas ralentit, puis elle s'immobilise, la tête légèrement inclinée, comme si elle écoutait quelque chose que nous ne pouvons pas entendre. Elle reste ainsi pendant une minute entière, une éternité dans ce silence. Puis, elle lève une main gantée, la paume tournée vers nous. Le signal pour une halte immédiate et une prudence maximale.

« Qu'est-ce que c'est ? » La voix de la Commandante est un murmure dans le canal.

« Quelque chose n'est pas... Droit », répond la Pisteuse. Sa voix est tendue, chose rare. « Le vent. La poussière. La façon dont elle se dépose. C'est faux. Artificiel. »

La Technicienne lance immédiatement un drone de reconnaissance à basse altitude. L'engin s'élève dans un bourdonnement feutré, ses optiques balayant la zone devant nous. Sur nos écrans de poignet, une image apparaît, granuleuse mais claire.

Devant nous, une série de monticules bas et coniques brisent la ligne douce de l'erg. Ils sont une douzaine, dispersés sans ordre apparent sur une surface d'environ un hectare. Ils ressemblent à des termitières géantes ou à des formations volcaniques miniatures, comme des furoncles sortis du sol désertique. Ce qui les rend si étranges n'est pas seulement leur forme, mais leur surface. Sous la fine couche de poussière cramoisie que le vent a déposée, la matière même des monticules scintille faiblement sous le soleil rouge.

« Aucune signature thermique », annonce la Technicienne, ses doigts volant sur son terminal. « Aucune émission radioactive au-dessus du bruit de fond. Aucune fluctuation magnétique. »

« Géologue, votre analyse ? » demande la Commandante.

Nous nous approchons lentement, en formation dispersée, les armes dégainées par pure précaution. La Géologue est la première à atteindre le monticule le plus proche. Elle est agenouillée, une sonde à la main. Elle tapote doucement la surface scintillante. Le son est mat, sans résonance, comme si elle frappait du plastique épais.

« Ce n'est pas de la roche », dit-elle, sa voix empreinte d'une perplexité croissante. Elle se tourne vers nous. « La structure n'est pascristalline au sens minéralogique. C'est amorphe. Comme de l'obsidienne, mais sa densité est bien trop faible. Et cette texture... » Elle gratte la surface avec un outil en carbure, dégageant la poussière rouge. En dessous, la matière est d'un gris-brun translucide, parcourue de veines plus sombres. Elle semble être tissée de milliers de filaments entrelacés, figés dans une sorte de résine vitreuse. « C'est presque organique. Comme de la chitine, ou de la kératine, mais qui aurait été cuite. Vitrifiée. Je n'ai jamais rien vu de tel. »

La Chimiste se joint à elle, son propre spectromètre de terrain déjà en action. Les bips de l'appareil sont réguliers, neutres. « La composition est un cauchemar », murmure-t-elle. « Des polymères carbonés complexes, mélangés à des silicates et des oxydes métalliques. C'est comme si quelqu'un avait jeté de la toile, du plastique et du métal dans un four et avait tout fait fondre ensemble à une température extrême, avant de le refroidir instantanément. »

C'est une description technique, mais elle fait naître une image dérangeante dans mon esprit. Ce ne sont pas des formations naturelles. C'est le résultat d'un processus. Une transformation.

Pendant que la Géologue et la Chimiste se perdent dans leurs analyses, la Pisteuse continue de tourner autour des structures, le regard bas, lisant une histoire que nous ne pouvons pas voir. C'est elle qui fait la découverte suivante. Elle nous appelle d'un geste près d'un des monticules plus petits, et pointe un endroit où le vent a dégagé la base de la structure.

C'est une corde. Une simple corde de chanvre tressé, dont une extrémité disparaît dans la masse vitreuse et l'autre gît sur le sable, elle aussi rigide et dure comme du fil de fer. C'est un piquet d'amarrage. Un piquet de tente.

Un silence glacial s'installe dans notre canal de communication. La corde n'est pas une formation naturelle. C'est un artefact. Le puzzle s'assemble dans nos esprits avec une clarté horrifiante. Ces choses ne sont pas des collines. Ce sont des tentes. Des tentes nomades, dont la toile de poils de chameau et de chèvre, les armatures en bois, tout ce qui composait un campement, a subi le même processus de transmutation que la pierre et le sable.
L'horreur de cette réalisation commence à s'insinuer en nous. Nous ne sommes pas face à un phénomène géologique, mais à une scène de crime. Figée chimiquement.

« S'il y avait des tentes... » La voix de la Technicienne s'éteint. Elle n'a pas besoin de finir sa phrase.

La Commandante prend une décision. Son ton est devenu dur, opérationnel. « Technicienne, créez une ouverture. Les autres, formez un périmètre. Armes prêtes. »

La Technicienne déballe son marteau-piqueur, un cylindre lourd terminé par une pointe vibrante. Elle l'applique contre la paroi de la tente pétrifiée. Un son aigu et strident perce le silence, une plainte mécanique qui vrille les nerfs. De fines fissures apparaissent, se propageant comme une toile d'araignée sur la surface vitreuse. Lentement, avec une précision contrôlée, elle découpe un cercle d'environ un mètre de diamètre. Le morceau se détache et tombe sur le sable avec un bruit de verre brisé.

Et puis, l'odeur sort.

C’est une attaque chimique si subtile et si rapide qu'elle contourne nos premières lignes de défense. Avant même que l'air contaminé n'ait eu le temps de s'infiltrer, nos capteurs externes s'affolent. Une cacophonie de bips stridents retentit simultanément dans tous nos casques, les alarmes signalant une concentration massive de composés organiques toxiques. L'affichage de mon casque passe au rouge, les icônes de danger biologique et chimique de niveau maximal clignotant furieusement.

« Reculez ! » intime la Commandante, sa voix perçant notre stupeur collective.

Le système de purification d'urgence de ma combinaison se met en marche avec un sifflement puissant, injectant un surplus d'oxygène pur et augmentant le débit des filtres à leur capacité maximale. Mais il est trop tard. L'odeur a déjà pris prise sur mon esprit, non pas par mes narines, mais en s'imprimant directement sur les recoins les plus primaires de ma mémoire sensorielle.

C'est une puanteur d'une complexité insoutenable, une architecture olfactive de la décomposition. Au premier plan, il y a l'odeur douceâtre et écœurante de la viande qui pourrit, une puanteur de charnier, riche et humide. Mais elle n'est pas franche, pas "honnête". Elle est mélangée à une note chimique âcre, comme celle de l'ammoniac et du formol, qui prend à la gorge et fait pleurer les yeux, même protégés par la visière. Et par-dessous tout, en note de fond, une senteur étrange, presque sucrée, le parfum des fleurs en décomposition dans un vase d'eau croupie, une douceur florale perverse et nauséabonde.

Mon cœur s'emballe, martelant mes côtes comme un animal en cage. Mes mains deviennent moites à l'intérieur de mes gants. Je connais cette odeur. Pas dans cette concentration, pas avec cette virulence chimique, mais je la connais. Le lien est instantané, brutal. Elle me transporte des années en arrière, dans la chambre d'hôpital blanche et stérile de Gokiary, au chevet de Fando.

Dans les dernières semaines de sa maladie, alors que son corps se décomposait de l'intérieur tandis qu'il était encore en vie, cette odeur était là. Le mélange terrible de la mort biologique qui rongeait ses tissus et des solutions antiseptiques que les infirmières utilisaient pour tenter de masquer l'inévitable. C'était l'odeur de la vie se débattant contre une déliquescence inéluctable. L'odeur de la pourriture habillée de propreté chimique. L'odeur du désespoir.

Ici, elle est un million de fois plus puissante. Une version concentrée, distillée, de la pire puanteur que le monde vivant puisse produire. La signature olfactive de mon plus grand traumatisme, amplifiée en une arme de terreur.

Mon estomac se contracte si violemment que j'ai l'impression qu'on m'a frappée. Je ne peux pas le retenir. Le vomi monte, acide et brûlant, et se répand à l'intérieur de mon casque. C'est une expérience d'une horreur absolue. La bile éclabousse la visière de l'intérieur, brouillant ma vue d'une couche jaunâtre. Le goût infect envahit ma bouche, se mêlant à l'air recyclé. Je suffoque, je tousse, luttant pour respirer à travers le recycleur tout en étant aveuglée par ma propre souillure.

« Biologiste, votre rythme cardiaque est à cent-quatre-vingts ! » La voix de la Chimiste est distante, paniquée. « Statut compromis ! Purge d'urgence du casque ! »

Une commande est activée à distance. Une bouffée d'air frais et sur-oxygéné chasse le mélange fétide avec une force surprenante, mais l'horreur reste. Je suis à genoux dans le sable rouge, tremblante, le corps secoué de spasmes. La Technicienne est près de moi, elle m'aide à nettoyer l'intérieur de mon casque avec un kit d'urgence, ses gestes rapides et professionnels contrastant avec mon état de détresse totale. Quand je peux enfin regarder à nouveau, la visière à peu près claire, la scène a changé.

Malgré le danger, la Commandante a décidé de continuer.

« Les filtres tiennent », a-t-elle décrété, son calme une ancre dans notre panique. « Nous sommes équipées pour ça. Technicienne, élargissez l'ouverture. »

La Technicienne, dont je peux voir le visage blême à travers sa visière, obéit. Le trou dans la paroi de la tente pétrifiée est maintenant assez grand pour qu'on puisse voir à l'intérieur. Et ce que nous voyons grave la puanteur dans nos âmes pour toujours.

L'intérieur est un diorama figé de la vie. Il y a un tapis tissé au sol, des coussins, une théière en laiton posée sur un petit brasero éteint. Et les gens. Trois silhouettes. Un homme, une femme, et ce qui devait être leur enfant.

Ils ne sont pas des squelettes. Ils sont parfaitement conservés, comme des insectes pris dans l'ambre. Momifiés. Leurs peaux, parcheminées et tendues sur leurs os, ont pris la couleur du cuir vieilli. Leurs vêtements sont intacts. Ils sont figés dans une scène de vie quotidienne qui a été interrompue avec une soudaineté absolue.

La femme tient une tasse à mi-chemin de ses lèvres, son autre main posée sur l'épaule de l'enfant. L'homme semble raconter une histoire, une main levée dans un geste d'animation, son visage tourné vers eux. L'enfant, assis entre eux, a la tête levée vers lui, la bouche légèrement ouverte dans une expression d'émerveillement ou d'attente.

La mort les a surpris si vite qu'ils n'ont pas eu le temps de bouger, pas même le temps de laisser la peur s'inscrire sur leurs traits. Ils sont devenus des statues de chair séchée dans leur propre maison. Leurs yeux sont des orbites vides et sombres, mais l'expression de leur dernier instant de vie est encore là, gravée sur leurs visages desséchés. C'est une profanation absolue de l'intimité, une parodie grotesque et éternelle de la vie.

Je sens la Biologiste en moi reprendre le dessus, un mécanisme de défense pour ne pas sombrer dans la folie. J'active la caméra de mon casque, documentant la scène avec une précision froide que je ne ressens pas.

« Artefact 01-A, intérieur », dis-je, ma voix tremblante mais audible. « Trois individus de type humain, deux adultes, un juvénile. État de conservation : dessiccation extrême avec préservation des tissus mous. Position : scène domestique. Cause probable du décès : exposition massive à un agent neurotoxique à action rapide, suivie d'une déshydratation accélérée par un second agent chimique... »

La Géologue, quant à elle, a remarqué autre chose. Elle examine le sol à l'intérieur de la tente. Contrairement à la toile, il n'est pas vitrifié. C'est du sable compacté, normal si ce n'est qu'il est jonché de débris organiques – des fragments d'os de petits animaux, des restes de repas.

« La cristallisation ne semble affecter que la surface exposée », murmure-t-elle. « L'agent vitrifiant semble avoir été projeté, comme une laque, et n'a pas pénétré le sol. C'est un processus distinct de la toxine qui a tué les habitants. »

Deux armes. L'une pour tuer instantanément. L'autre pour sceller la scène dans un cercueil de verre. C'est une œuvre d'art, dans son horreur. Une création intentionnelle. L'ennemi n'est pas seulement puissant, il est d'une cruauté qui confine au divin, ou au démoniaque. L'horreur n'est plus une abstraction, elle a un visage, ou plutôt trois, figés pour l'éternité. Nous ne sommes pas dans un désert. Nous sommes dans un musée. Un mausolée. Un mémorial profané où les morts sont leurs propres statues.


Enfants

Le silence qui s'est abattu sur nous est d'une nature différente de celui du désert. Il n'est pas vide. Il est plein, saturé de l'horreur muette de la scène qui se déroule sous nos yeux. Nous sommes cinq fantômes en combinaison, des spectatrices involontaires d'une pièce de théâtre macabre dont les acteurs sont figés depuis des semaines. Le ronronnement de nos recycleurs d'air semble indécent, une intrusion de vie mécanique dans ce temple de la mort instantanée.

C'est la Commandante qui nous tire de notre torpeur. Sa voix, dans le canal, a perdu sa dureté opérationnelle pour retrouver une gravité contenue. « On n'a rien à faire ici. Prélevez le strict nécessaire et on s'en va. »

Mais la Pisteuse, qui n'avait pas bougé de l'entrée de la tente, la tête légèrement penchée comme si elle écoutait les morts, secoue la tête. Un mouvement lent, presque imperceptible.

« Non », murmure-t-elle. « Ce n'est pas fini. Il y a quelque chose… en dessous. »

Elle se glisse à l'intérieur, ses mouvements fluides et silencieux contrastant avec notre raideur choquée. Elle se déplace avec une sorte de respect réticent, contournant les corps momifiés comme s'ils pouvaient encore la voir. Elle s'arrête au fond de la tente, là où l'ombre est la plus dense.

« Il y a un autre tapis, ici », dit-elle. « Il est soulevé. »

Elle s'agenouille et tire doucement sur le bord d'un tapis plus petit et plus usé que celui du centre. En dessous, découpée dans le sol de terre battue, il y a une trappe. Une simple planche de bois rudimentaire, avec une boucle de corde en guise de poignée.

L'existence d'une structure souterraine modifie instantanément la dynamique de notre analyse. La surprise initiale, teintée d'horreur, laisse place à une tension opérationnelle palpable. Une cave ou une réserve sous une tente nomade n'est pas commune dans cette région, mais pas inédite. Les matmora, des silos souterrains pour conserver le grain au frais et à l'abri des pilleurs, existent. Mais la présence de cette trappe ici, sous les corps figés de cette famille, m’évoque autre chose : un refuge. Un abri. Un refuge qui a manifestement échoué. Ou peut-être pas. Et si… ?

La pensée est stupide, illogique, mais elle traverse mon esprit : et s'il y avait des survivants en dessous ?

La Commandante prend les choses en main. Son ton est redevenu celui du commandement. « Pisteuse, Géologue, avec moi. Les autres, restez en couverture à l'extérieur. Technicienne, maintenez un scan constant du périmètre. S'il y a la moindre activité, nous évacuons sur-le-champ. Entendu ? »

Un chœur de « Reçu, Commandante » lui répond.

Je recule avec la Chimiste, me postant près de l'ouverture de la tente, mon arme pointée vers le paysage cramoisi. Chaque rocher, chaque ombre, est devenu une menace potentielle. Je balaie l'horizon, mais mon attention est entièrement tournée vers ce qui se passe à l'intérieur. Mon propre projecteur, monté sur le casque, illumine la scène, créant des ombres dansantes qui donnent une vie effrayante aux statues de chair. J'ai l'impression que la femme va enfin porter la tasse à ses lèvres, que l'homme va achever son geste.

À l'intérieur, la Pisteuse tire sur la boucle de corde. La trappe en bois sec se soulève sans résistance, révélant une obscurité totale. Et une nouvelle vague d'odeur. Elle est différente de la première, moins chimique, moins complexe. C'est une odeur plus primaire, plus terreuse. Une puanteur d'humidité confinée, de moisissure, d'excréments et de peur. L'odeur de la survie désespérée, pas celle de la mort foudroyante.

Une courte échelle de corde descend dans le noir.

La Commandante est la première à descendre, son projecteur fendant l'obscurité. Sa silhouette est avalée par le trou. La Pisteuse la suit, puis la Géologue. Nous restons en haut, la Chimiste et moi, dans un silence tendu, n'entendant que notre propre respiration et les bips occasionnels des instruments de la Technicienne.

Cinq secondes. Dix. Trente. Le silence qui remonte du trou est plus lourd que tout ce que nous avons connu jusqu'à présent.

Puis, la voix de la Commandante résonne dans nos casques. Elle est calme, mesurée, mais il y a une nouvelle inflexion, une gravité si profonde qu'elle semble physiquement lourde. Une fêlure.

« Biologiste », dit-elle. Sa voix est un murmure rauque. « Chimiste. Descendez. Il faut que vous voyiez ça. »

Nous échangeons un regard à travers nos visières. Le visage de la Chimiste est un masque de concentration, mais je vois la tension dans ses mâchoires. Elle vérifie une dernière fois les lectures de son analyseur portable avant de se glisser dans la tente et de s'engager sur l'échelle. Je suis juste derrière elle, le cœur battant à un rythme sourd et lourd contre mes côtes, une angoisse froide qui se propage dans mes membres. Chaque barreau de corde que je saisis semble froid et humide, même à travers mes gants.

L'échelle mène à une petite cavité, à peine assez haute pour que nous puissions nous tenir debout. Elle a été grossièrement creusée dans la couche de caliche sous le sable, les murs suintant une humidité froide et portant les marques brutes des outils qui l'ont excavée. C'est une cache, sans aucun doute. Des couvertures usées sont empilées dans un coin. Des récipients d'eau en peau de chèvre, maintenant plats et vides comme des poissons séchés, sont alignés contre un mur. Et au centre, une petite montagne de boîtes de conserve de rations militaires, certaines ouvertes et vides, leurs couvercles de métal tranchants gisant sur le sol. Les logos sur les boîtes sont ceux de l'ancienne armée nationale kabale, celle qui a été balayée par l'arrivée de Carnavale.

Et puis, le faisceau de mon projecteur balaie le fond de la cachette. Et nous les voyons.

Les corps.

Ils sont cinq.

Cinq petits corps, recroquevillés les uns contre les autres dans le coin le plus sombre de la cachette, comme s'ils avaient cherché une chaleur que même la terre surchauffée du désert ne pouvait plus leur fournir. Le plus âgé ne devait pas avoir plus de dix ans. Le plus jeune était un nourrisson, encore enveloppé dans des langes qui ont pris la couleur de la terre.

Contrairement à la famille à la surface, ils ne sont pas momifiés. Le refuge souterrain les a protégés de l'agent vitrifiant et de la déshydratation instantanée. Au lieu de cela, ils ont subi une décomposition lente, incomplète, ralentie par la sécheresse relative de la cache mais rendue plus terrible encore par l'humidité confinée. Leurs peaux sont tendues, noircies, par endroits rompues pour révéler une masse sombre en dessous. Leurs visages sont méconnaissables, les traits effacés, réduits à des masques de souffrance anonyme où les orbites des yeux sont des trous de ténèbres plus profonds encore.

C'est ici, dans ce tombeau d'enfants, que l'odeur prend sa source. L'odeur de la maladie et de la survie mêlées, celle de la chambre de Fando, mais ici elle est multipliée par cinq, une symphonie de la décomposition lente. Cette fois, je ne vomis pas. La nausée est là, une boule de plomb dans mon estomac, mais elle est submergée par une vague de froid qui paralyse tout, une horreur si pure et si absolue qu'elle en devient anesthésiante.

Je me force à entrer en mode "enregistrement", à laisser la machine en moi prendre le dessus sur l'humain qui hurle.

« Artefact 01-B », je dicte d'une voix que j'espère stable. Ma gorge est sèche, mes mots semblent se coller à mon palais. « Cinq individus juvéniles. Âges estimés entre un et dix ans. État de décomposition : avancé mais incomplet, suggérant une mort retardée par rapport aux sujets de surface. Signes de malnutrition visibles sur le sujet 01-B-03... » Ma voix se brise sur le dernier mot. Le sujet 01-B-03, un garçonnet d'environ six ans, a le ventre gonflé d'une manière caractéristique du kwashiorkor. Ils sont morts de faim. Ou de soif. Ou de pire.

« Ils ont survécu à l'attaque initiale », dit la Géologue, sa voix basse. Elle examine les murs de la cache. « La couche de caliche et le sable ont dû les protéger de l'effet de surface. Ils étaient piégés ici-bas. »

La Chimiste, quant à elle, passe son détecteur portable au-dessus des corps et des rations éventrées. L'appareil émet un crépitement sinistre et continu.

« La concentration de l'agent CRAMOISI et de ses dérivés est extrême dans les tissus et sur les contenants de nourriture », dit-elle, son ton clinique presque aussi effrayant que la scène elle-même. « Bien plus élevée qu'à la surface. C'est comme s'ils l'avaient ingéré. Directement. » Elle pointe son doigt ganté vers les boîtes de conserve ouvertes. « La poussière. La poussière toxique a dû s'infiltrer par les fissures, se déposer sur tout. Chaque repas, chaque gorgée d'eau, est devenu une dose d'agent chimique. Ils se sont empoisonnés à petit feu. »

La vérité, dans toute son atrocité, nous frappe. Ils ont survécu. Ils se sont cachés ici, pensant se sauver. Et ils ont survécu à l'attaque initiale. Mais leur survie est devenue un calvaire. Chaque jour qu'ils ont réussi à arracher à la mort était un pas de plus vers une fin plus atroce encore. Ils n'ont pas été tués par la violence fulgurante de l'attaque, mais par ses conséquences insidieuses, par le poison invisible qui avait souillé leur dernier refuge.

La Pisteuse, qui avait exploré le moindre recoin de la petite pièce, attire notre attention sur l'entrée de la cache, près de la base de l'échelle.

« Ici », dit-elle simplement.

Elle montre des éraflures sur la paroi de terre durcie, près de l'ouverture. Ce sont des marques d'ongles. Des dizaines de marques, profondes, parallèles, désespérées. Celles de petits doigts qui ont gratté la terre, encore et encore, dans une tentative futile de s'échapper. Et juste en dessous, à moitié enfouie dans la poussière, une petite poupée de chiffon. Son visage de toile est souillé par ce qui semble être des traces de larmes séchées et de terre.

« L'un d'eux a essayé de sortir », constate la Pisteuse, son ton vide de toute émotion.

L'hypothèse qui se forme est d'une clarté insoutenable. Après la mort de ses compagnons, le dernier survivant, probablement l'aîné, a tenté de creuser pour s'échapper de ce tombeau où il était enfermé avec les cadavres de ses frères et sœurs.

La Commandante prend une décision rapide, sa voix tranchant dans l'atmosphère pesante. « Pisteuse, retournez à la surface. Suivez ces traces. Voyez si vous trouvez quelque chose. Il a peut-être réussi. »

La Pisteuse remonte sans un mot, une ombre agile qui disparaît dans la lumière rouge de l'ouverture. Nous restons en bas, les quatre autres, dans le silence de cette crypte, un silence seulement rompu par les bips de nos appareils et notre propre respiration. L'air semble lourd, épais, non seulement de l'odeur, mais du poids de la souffrance contenue dans ces murs. Chaque seconde est une torture.

Cinq longues minutes plus tard, la voix de la Pisteuse revient dans nos casques. Elle est plate, factuelle, mais sous la surface, je perçois une vibration, un tremblement maîtrisé.

« Je l'ai trouvé. » Un court silence. « Il est à environ vingt mètres de la tente, direction nord. Il est à moitié enfoui dans le sable. »

Je suis la première à remonter, grimpant l'échelle avec une hâte fébrile, poussée par un besoin morbide de voir la conclusion de cette tragédie. Le soleil à la surface semble brutal, indécent après l'obscurité de la cave.

La Pisteuse est accroupie près d'une petite forme recroquevillée. C'est le corps de l'enfant. Il a réussi à sortir. Il a dû se hisser hors du trou, dans cet air toxique, sous ce ciel d'enfer, peut-être en appelant ses parents figés au-dessus de lui. Il a probablement espéré trouver de l'aide, voir le ciel normal, sentir le vent familier. Il n'a trouvé que ce paysage mort.

Il n'est pas allé loin. Vingt mètres. Il s'est effondré, le visage dans le sable cramoisi, ses petits poumons sans doute brûlés par la première goulée de l'atmosphère extérieure. Contrairement à ceux du dessous, son corps est presque entièrement décomposé, rongé à la fois par le poison de l'air et par les éléments. Il ne reste presque que les os, habillés des haillons de ses vêtements. Une petite main décharnée est tendue vers l'avant, comme si, dans un dernier geste, il avait essayé de ramper encore un peu plus loin.

Je reste là, debout, regardant cette petite tragédie finale. L'un était mort en essayant de sortir. Les autres étaient morts en restant à l'intérieur. Il n'y avait jamais eu d'échappatoire. L'espoir était le dernier poison qu'ils avaient avalé.

« Nous avons ce qu'il nous faut », déclare la Commandante d'un ton qui interdit toute objection. Son regard balaie la scène, le corps de l'enfant, les tentes pétrifiées. « Prélevez ce qui est strictement nécessaire. Nous partons dans dix minutes. »

Le retour au travail est un automatisme salvateur. La Chimiste prélève des échantillons de terre de la cache. La Géologue, des fragments de la paroi vitrifiée. Moi, je récupère avec une précaution infinie la poupée de chiffon et un fragment d'os du petit garçon. Chaque geste est lourd, empreint d'une gravité qu'on avait jusque là réussi à s'épargner. Nous ne sommes plus des scientifiques collectant des données mais bien des pilleurs de tombes.

Alors que nous nous éloignons de cette crypte, le silence du désert me semble différent. Rempli. Chargé des cris que ces enfants n'ont pas pu pousser, des larmes qui n'ont pas pu couler. Le caractère secondaire de notre mission m'apparait alors dans son entièreté : nous sommes aussi ici pour témoigner. Et le poids de ce témoignage est presque trop lourd à porter.
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Dissonnance

Nous avons marché pendant des heures après avoir quitté le campement nomade. Personne n'a parlé. Le silence dans notre canal n'était plus une question de procédure radio, mais le poids collectif d'un traumatisme partagé. L'image des corps, la puanteur de la cache, l'histoire que nous avions reconstituée... tout cela tournait en boucle dans mon esprit. La Biologiste en moi essayait de classer, de cataloguer, mais l'humain était submergé. Chaque formation rocheuse ressemblait à une silhouette recroquevillée, chaque ombre portée me faisait sursauter.

Le paysage lui-même semblait avoir changé, ou peut-être était-ce notre perception. La monotonie qui était auparavant simplement oppressante est devenue hostile, chargée d'une intentionnalité malveillante. C'est l'effet de ce que nous avons vu, me dis-je. Une projection psychologique. La peur est une variable parasite. Je me répète ces mots comme un mantra, mais ils ont perdu leur pouvoir.

C'est en fin d'après-midi que nous arrivons à la bifurcation. La topographie s'ouvre devant nous, nous offrant un choix. À l'ouest, une large vallée asséchée, une voie d'apparence logique et directe qui semble s'enfoncer vers le cœur de la zone. Le sol y est plat, la progression y serait rapide. À l'est, un dédale de collines basses et de canyons étroits, un terrain plus difficile, fracturé, qui rallongerait notre trajet d'au moins une journée et nous forcerait à des détours constants.

« Halte », ordonne la Commandante. « Chimiste, faites une lecture. Nous devons choisir notre voie avant la tombée de la nuit. »

La Chimiste déploie son trépied analytique avec son efficacité habituelle. C'est un soulagement de la voir revenir à sa routine, de voir la logique et la méthode reprendre leurs droits après l'horreur brute. L'appareil, un assemblage complexe de capteurs et de tubes, hume le vent pendant dix longues minutes, aspirant des échantillons, les analysant, les comparant. Pendant ce temps, la Géologue étudie sa carte topographique holographique, superposant les modèles de vent dominants sur les lignes de relief.

Enfin, la Chimiste relève la tête. Ses conclusions, projetées pour nous toutes sur la carte holographique, sont sans appel.

« La voie ouest », dit-elle, sa voix nette et précise, celle d'une scientifique présentant des faits irréfutables. « Les modèles de dispersion sont clairs. Le courant d'air principal, le plus puissant, a balayé la vallée comme un fleuve. Il a purgé la zone. La concentration résiduelle de particules fines et de composés organiques volatils y est inférieure de trente, voire quarante pour cent par rapport à notre position actuelle. C'est le chemin de moindre résistance chimique. Le terrain à l'est, au contraire, est un piège. Un cul-de-sac topographique. Les canyons étroits ont dû agir comme des bassins de décantation où les composés les plus lourds et les plus instables ont stagné. Ce serait une folie d'y aller. C'est un bain toxique. »

Sa logique est impeccable. La Géologue l'approuve d'un signe de tête.

« Elle a raison, » ajoute-t-elle. « De plus, la roche dans les canyons à l'est est principalement du grès friable. Elle aura agi comme une éponge, maximisant notre exposition par contact. La vallée à l'ouest est principalement constituée de basalte, une roche beaucoup moins poreuse. D'un point de vue géologique et chimique, il n'y a pas de débat. »

C'était la décision rationnelle, la décision que nos manuels de procédure, que des centaines d'heures de formation, nous commandaient de prendre. Aller vers le danger le moins quantifiable. Mais la Pisteuse, qui était restée à l'écart, à la lisière même de la bifurcation, secoue la tête. C'est un mouvement lent, délibéré, qui capture instantanément notre attention.

« Non, » dit-elle simplement. Sa voix est basse, mais elle tranche dans le consensus scientifique avec la force d'un véto.

La Chimiste se tourne vers elle, une expression d'incrédulité et d'irritation se dessinant sur son visage, visible même à travers sa visière. « "Non" ? Pisteuse, je vous demande pardon ? Je viens de vous présenter des données empiriques. Des faits. Il n'y a pas de place pour un "non" ici. »

« La piste ouest est morte », répète la Pisteuse, et cette fois elle se tourne vers la Commandante, ignorant délibérément la Chimiste.

La Chimiste soupire, un bruit de statique exaspéré dans nos casques. « Votre expertise est appréciée, Pisteuse, mais il faut garder le sens des proportions. Tout, ici, est mort. Qu'entendez-vous par là, précisément ? C'est une affirmation poétique, pas une donnée exploitable. »

« Non », insiste la Pisteuse, et son calme rend le reproche de la Chimiste encore plus cinglant. « La mort que nous avons traversée jusqu'à présent est une mort simple. Une absence. Là-bas », elle désigne la large vallée de l'ouest, « la mort est différente. Elle a un poids. L'air n'a pas le bon mouvement. Il est trop calme, trop lourd. Il n'y a pas de contre-courants, pas de tourbillons près du sol. Le vent glisse dessus comme de l'huile sur de l'eau. C'est anormal. Quelque chose a tordu le vent dans cette vallée. Quelque chose l'a étouffé. Je ne sais pas quoi, mais tout mon être me dit de ne pas y mettre les pieds. »

Le fossé entre les deux femmes est un abîme. D'un côté, les graphiques nets et les pourcentages. Le caractère indéniable de faits, de la science. Notre profession à toutes.. De l'autre, des mots comme poids, calme, tordu. Les sens. La Pisteuse est une étrangère.

« Votre "être" ? Votre "instinct" ? » Pour la première fois, je sens une véritable animosité dans la voix de la Chimiste. « Nos vies dépendent de nos outils, pas de la métaphysique ! La dépression topographique crée un couloir de vent laminaire. C'est une explication parfaitement rationnelle à ce que vous "ressentez". Je suis désolée, mais la fatigue ou le choc de ce que nous avons vu ce matin vous joue des tours. Nous devons nous en tenir aux faits. »

« Je ne suis pas fatiguée », répond la Pisteuse, son calme imperturbable. « Et ce ne sont pas des sentiments. Ce sont des observations. La terre me dit quelque chose, et je vous le traduis. Cette vallée est un piège. »

La Biologiste en moi est déchirée. Mon esprit, ma formation, tout me crie que la Chimiste a raison. C'est la seule approche logique. On ne prend pas une décision qui engage la vie de six personnes sur la base d'une intuition, aussi forte soit-elle. Mais ce que nous avons vu dans le campement, cette mort si parfaite et si intentionnelle, a ébranlé ma foi en la logique prévisible. CRAMOISIE n'est pas un phénomène naturel. Il a été conçu. Et ceux qui l'ont conçu étaient-ils des ingénieurs qui suivaient les lois de la physique, ou des monstres qui les pervertissaient ?

La Commandante est restée silencieuse pendant tout l'échange, son casque tourné vers l'ouest, puis vers l'est, puis vers les deux femmes. Elle pèse deux formes de savoir, deux langages, deux visions du monde. Le silence s'étire. La décision qu'elle va prendre ne déterminera pas seulement notre chemin pour les prochaines heures. Elle définira la philosophie de notre survie.

Mon propre esprit est un champ de bataille. Je repense à mes années universitaires, à ces débats sans fin entre les biologistes moléculaires, qui réduisaient la vie à une série de réactions chimiques prévisibles, et les écologistes des systèmes, qui insistaient sur le fait que l'ensemble était toujours plus grand et plus imprévisible que la somme de ses parties. La Chimiste est l'incarnation de la première école de pensée. La Pisteuse, celle de la seconde. Et moi, j'ai toujours navigué entre les deux, croyant que la vérité se trouvait dans leur synthèse. Mais ici, dans ce monde réécrit, il n'y a peut-être pas de synthèse possible. Il n'y a qu'un choix.

La Commandante se tourne finalement vers nous. Son casque masque son expression, mais sa posture est celle d'une personne qui a pris une décision irrévocable.

« Nous prenons l'est », dit-elle. Sa voix est calme, définitive.

La Chimiste se raidit comme si elle avait reçu un choc électrique. « Commandante, je proteste. Formellement. Je demande que ma protestation soit consignée dans le journal de mission. C'est une décision qui va à l'encontre de toutes les données disponibles. C'est un risque inutile et non calculé. »

« Protestation consignée », répond la Commandante, son ton ne laissant aucune place à la discussion. Elle fait face à la Chimiste. « Nos protocoles, Chimiste, sont basés sur un monde qui obéit à des règles que nous comprenons. Les données que vous avez sont précieuses, mais elles décrivent les règles d'un monde qui n'existe plus ici. Cet endroit a peut-être ses propres règles, ou peut-être qu'il n'en a aucune. Jusqu'à présent », elle marque une pause, et son regard se porte sur la Pisteuse, « l'instrument qui nous a le mieux guidées et qui nous a permis de découvrir la nature réelle de la menace, c'est elle. Nous nous fions à ce qui fonctionne, jusqu'à preuve du contraire. Vous me comprenez ? »

« Parfaitement, Commandante », répondit la Chimiste, d'une voix blanche. Elle ne dit plus rien, mais la rigidité de ses épaules pendant qu'elle replie son matériel avec des gestes secs et précis manifeste clairement l'étendue de sa frustration et de sa peur. Elle vient de perdre une bataille contre ce qu'elle considère comme de l'obscurantisme, une régression vers la superstition face à la science. Je la comprends. Je ressens une partie de sa frustration. Mais je ressens aussi un soulagement que je n'arrive pas à pleinement expliquer.

Nous nous engageons dans le dédale de collines à l'est. La progression est immédiatement plus lente, plus difficile. La Géologue prend la tête aux côtés de la Pisteuse, nous guidant à travers les passages les plus stables, évitant les zones d'éboulis. Nous marchons en silence, mais la tension au sein du groupe est palpable. La Chimiste marche en dernier, vérifiant ses capteurs avec une fréquence obsessionnelle, comme pour attendre, presque espérer, le moment où les données lui donneront raison et prouveront que la Commandante a fait une erreur fatale.

Et moi, je marche en pensant à Fando. Vers la fin, sa maladie avait détruit la logique de son propre corps. Ses systèmes, autrefois si prévisibles, étaient devenus chaotiques. Ses médecins, avec toutes leurs données, leurs scanners, leurs analyses sanguines, ne pouvaient que constater l'effondrement, incapables de le prédire ou de le stopper. Ils étaient comme la Chimiste, avec des graphiques impeccables décrivant un désastre qu'ils ne pouvaient pas comprendre. Peut-être que la Commandante a raison. Peut-être qu'il y a des systèmes si profondément corrompus que la seule façon de les naviguer est de renoncer à la logique que nous connaissons et d'apprendre à écouter les murmures.

Le chemin serpente, nous forçant à des montées et des descentes épuisantes. Les parois des canyons se rapprochent, nous enfermant dans un couloir de roche rouge. La lumière du jour décline rapidement ici, les ombres s'allongeant et se rejoignant pour nous plonger dans une pénombre violette. Chaque virage est une nouvelle source d'angoisse. Qu'allons-nous trouver au détour du prochain rocher ?

C'est la Pisteuse qui repère l'anomalie. Cette fois c'est un éclat de lumière incongru dans ce monde mat. Un reflet bref, comme celui du soleil sur une surface de verre ou de métal poli. Il vient d'un renfoncement dans la paroi du canyon, à une centaine de mètres devant nous, à moitié caché par un éperon rocheux.

« Halte », ordonne la Commandante.

Nous nous immobilisons, cherchant instinctivement l'abri des rochers. La Pisteuse a pointé l'origine du reflet avec son arme. « Ce n'est pas une roche. La forme est trop régulière. »

Après une minute d'observation silencieuse, la Commandante prend sa décision. « Pisteuse, Géologue, en reconnaissance. Les autres, restez en appui. »

Nous observons les deux silhouettes progresser avec une lenteur de prédateur, se fondant dans les ombres. Elles atteignent le renfoncement et disparaissent. L'attente dure cinq longues minutes. Cinq minutes pendant lesquelles le seul son est celui de mon propre cœur qui bat dans mes oreilles.

Puis la voix de la Géologue crépite dans nos casques. Elle semble à bout de souffle. « Il n'y a pas de danger immédiat. C'est une structure. En fait c'est une serre. »

Nous rejoignons leur position avec précaution. En contournant l'éperon rocheux, nous la découvrons. C'est le squelette d'un bâtiment, à moitié enseveli sous des éboulements de roches et des amoncellements de poussière rouge. Des arches métalliques tordues, des panneaux de polymère translucide, fracassés pour la plupart. Une serre expérimentale, abandonnée à la hâte. Sur une plaque de métal à peine lisible, un logo gravé, ainsi qu’un nom. Dalyoha.

Mon pouls s'accélère. Dalyoha. Le conglomérat agro-technologique tristement célèbre, la branche de recherche biologique de Carnavale.

La Commandante nous fait signe d'entrer par une brèche dans la paroi. L'intérieur est un choc sensoriel absolu.

L'air, confiné sous les panneaux restants, est chaud, lourd et saturé d'une humidité presque tropicale. Une odeur de terreau humide et de végétation luxuriante, une odeur de vie, submerge nos capteurs, une odeur si anormale ici qu'elle en est agressive, presque violente. Et la lumière, filtrée par les panneaux sales et le ciel rouge, baigne la scène dans une pénombre surnaturelle, éclairée par des sources de lumière internes.

Et il y a les plantes.

Celles-là sont bien vivantes. Pires, elles sont exubérantes. C'est une jungle en miniature, contenue dans les limites de cette ruine. Des lianes épaisses aux feuilles d'un vert presque noir, luisantes comme du cuir, courent le long des armatures métalliques. Des fougères aux formes complexes et géométriques, presque fractales, tapissent le sol. Et au centre, des fleurs. Des fleurs de la taille d'une assiette, dont les pétales arborent des couleurs criardes, des bleus et des violets si intenses qu'ils semblent artificiels. Et elles luisent. Le long des nervures de leurs feuilles, une fine ligne bioluminescente pulse d'une lueur verdâtre, fournissant cette lumière étrange et fantomatique.

Je m'approche, fascinée et révulsée. Ce n'est pas la vie que j'étudie, celle issue de millions d'années d'évolution. C'est une vie conçue, fabriquée, une vie qui n'a sa place nulle part ailleurs que dans un laboratoire. Et elle prospère ici. Ses racines, visibles à travers un panneau de culture brisé, ne sont pas des filaments délicats mais ressemblent à des câbles épais et noueux, s'enfonçant dans un sol qui, d'après les analyses de la Chimiste, aurait dû être capable de dissoudre de l'acier.

« Elles métabolisent les composés », je murmure, plus pour moi-même que pour les autres. Je pointe mon propre spectromètre de terrain sur une feuille. Les données qui s'affichent sont aberrantes. « Elles séquestrent les métaux lourds et les organochlorés dans des vacuoles spécialisées. Elles se nourrissent du poison. Elles le transforment en biomasse. »

C'était donc ça. C'était donc ça, le projet de Carnavale. Pas seulement une destruction, une tabula rasa. Un remplacement. L'éradication d'un écosystème pour le substituer par le leur, une création synthétique, une parodie de la nature. Un jardin pervers planté sur les cendres d'un monde.

La Pisteuse avait raison. La vallée de l'ouest, si "propre", était probablement le véritable piège, l'endroit où CRAMOISIE avait fait son œuvre à la perfection. Ici, dans ce canyon, les toxines s'étaient concentrées, créant involontairement une niche où ces monstruosités végétales pouvaient prospérer.

Peut-être que la Commandante avait raison. Peut-être qu'il y a des systèmes si profondément malades, des lieux si fondamentalement pervertis, que la seule façon de les naviguer est de renoncer à la carte et d'écouter les murmures. Les murmures de la terre. Ou ceux des fantômes.


Murmures

Le jardin de Dalyoha nous a laissées sans voix. Nous sommes restées plusieurs minutes dans la pénombre humide de la serre, chacune perdue dans ses propres pensées, confrontée à cette vérité monstrueuse : le Voile Rouge n'est pas une fin, mais une transition. La Commandante a finalement brisé le silence, ordonnant une collecte rapide d'échantillons et une analyse de l'environnement immédiat. Je prélève des sections de feuilles, des échantillons de racines noueuses, et je scelle le tout dans des conteneurs de stase. La Chimiste, de son côté, s'est remise au travail avec une sorte de fureur concentrée, comme si cette aberration biologique était un affront personnel à l'ordre chimique de l'univers. Son animosité envers la Pisteuse a disparu, remplacée par une sorte de respect craintif et une obsession nouvelle pour cet environnement qui défie toutes ses certitudes.

La nuit est déjà en train de s'installer lorsque nous quittons la serre. Les ombres des canyons sont devenues des rivières d'encre noire, et le ciel a repris sa teinte d'ecchymose profonde. Nous installons notre deuxième campement à quelques centaines de mètres de là, dans un renfoncement rocheux qui offre une bonne visibilité sur les environs. Le déploiement de l'habitat est plus rapide cette fois, nos gestes plus assurés, mais l'atmosphère a changé. La découverte de la serre nous a donné une pièce cruciale du puzzle, mais elle a aussi ouvert une boîte de Pandore. Nous ne sommes plus simplement en train d'explorer un territoire mort, mais bien d'empiéter sur le terrain d'une nouvelle forme de vie.

Après le rituel du sas et le premier repas silencieux, nous nous mettons au travail. Je commence l'analyse des échantillons de Dalyoha. Sous mon microscope, la structure cellulaire des plantes est un cauchemar de complexité. Les vacuoles qui séquestrent les toxines sont énormes, pulsantes, et la chlorophylle elle-même semble avoir été remplacée par un autre type de pigment, optimisé pour capter les longueurs d'onde de la lumière rougeâtre qui filtre à travers l'atmosphère. C'est une biologie extraterrestre, née sur Terre.

Pendant que je suis plongée dans mes analyses, la Pisteuse, qui est de première garde à l'extérieur avec la Commandante, entre dans l'habitat. C'est inhabituel. Elle n'a pas passé le sas, elle est restée dans la petite antichambre, sa silhouette massive en combinaison bloquant l'entrée.

« Camarades », dit-elle dans l'intercom, sa voix basse et tendue. « Le vent a changé. J'entends quelque chose. »

La Commandante la rejoint immédiatement. Nous nous arrêtons toutes de travailler, tendant l'oreille. À l'intérieur de notre bulle pressurisée, nous n'entendons que le ronronnement de nos machines.

« Précisez, Pisteuse », dit la Commandante.

« C'est comme des voix. Un murmure. Très bas, rythmique. Inintelligible. Ça vient des crêtes, au nord. »
La Technicienne est déjà sur sa console acoustique, celle qui analyse les enregistrements de nos capteurs extérieurs. Elle augmente le gain, filtre le bruit du vent. L'écran affiche un spectre plat, à l'exception du murmure régulier des courants d'air.

« Il n'y a rien, Pisteuse », dit la Technicienne, sans lever les yeux de son écran. « Je pousse les capteurs à leur sensibilité maximale. Je ne capte que le bruit éolien standard, une fréquence basse causée par le frottement de l'air contre les formations rocheuses. C'est un phénomène acoustique connu dans les canyons. »

« Ce n'est pas le vent », insiste la Pisteuse. Sa certitude est absolue, glaçante. « C'est une cadence. Comme un chant. Ou une prière. »

La Chimiste lève les yeux de son chromatographe, un rictus de scepticisme sur les lèvres. « Une prière ? Nous en sommes là ? La fatigue auditive, Pisteuse. La suggestion. Notre cerveau est une machine à créer des motifs, il en trouve même là où il n'y en a pas. Surtout après une journée comme celle-ci. »

Mais je vois la Commandante poser une main sur le bras de la Pisteuse. « Montrez-moi », dit-elle simplement.

Elles ressortent toutes les deux. La tension dans l'habitat est soudainement devenue insupportable. La Géologue a cessé de trier ses roches. La Chimiste fait semblant de se concentrer sur ses écrans, mais je vois qu'elle n'enregistre plus rien. Moi, j'ai les yeux rivés sur le moniteur des capteurs acoustiques, comme si ma seule volonté pouvait faire apparaître une anomalie dans la ligne plate.

Sommes-nous en train de céder à la paranoïa ? Le Voile Rouge n'a peut-être pas besoin de créatures pour nous tuer. Il peut simplement nous rendre fous. L'isolement, le stress, l'horreur de ce que nous avons vu... Tout cela peut suffire à faire craquer les esprits les plus solides. La Pisteuse est peut-être la plus forte d'entre nous physiquement, la plus connectée à l'environnement, mais cela fait aussi d'elle la plus vulnérable à ses effets psychologiques. Elle perçoit des choses que nous ne percevons pas. Et si ces choses n'étaient pas réelles ? Et si elles n'étaient que les premiers symptômes d'une psychose induite par l'environnement ?

La pensée me terrifie plus que n'importe quelle créature. Car si nous ne pouvons plus faire confiance à nos propres perceptions, alors nous sommes déjà perdues.

Cinq minutes passent. Dix. Le silence radio est total. L'attente est une torture.

Puis, la voix de la Commandante, dans le canal général. Elle n'est pas forte, mais elle a une intensité qui nous fait toutes sursauter.

« Tout le monde. Éteignez vos lumières internes. Coupez toutes les sources sonores non essentielles. Rejoignez-nous à l'entrée. Lentement. Ne faites pas de bruit. »

L'ordre de la Commandante, dépouillé de toute technicité, nous glace le sang. Il n'est plus question de protocoles ou de vérifications. C'est l'ordre instinctif d'un animal qui sent un prédateur. Nous nous exécutons dans un silence absolu. La Technicienne coupe l'éclairage principal de l'habitat, nous plongeant dans la seule lueur des écrans de contrôle. Un par un, nos mouvements devenus lents et délibérés, nous nous glissons hors de nos stations de travail et nous nous dirigeons vers l'antichambre du sas.

La porte intérieure est ouverte. La Commandante et la Pisteuse sont accroupies juste à l'entrée de la porte extérieure, qui est elle-même entrouverte, laissant passer une fine lame de l'obscurité pourpre du dehors. Elles nous font signe d'approcher. Nous nous agenouillons derrière elles, cinq silhouettes tassées dans l'espace confiné, scrutant le paysage nocturne à travers l'étroite ouverture.

Au début, je ne vois rien. Que des rochers, des ombres, le sol cramoisi baignant dans la lueur résiduelle d'un ciel malade. Les étoiles sont des pointes de diamant froides et distantes, leur éclat peinant à percer le filtre épais de l'atmosphère. Je tends l'oreille, mais je n'entends que le faible sifflement du vent dans les hauteurs, exactement comme la Technicienne l'avait décrit. Un son naturel, aléatoire. Mon esprit logique me crie que c'est une crise de paranoïa collective, une contagion de la peur initiée par la Pisteuse.

« Regardez la crête. Nord-est. La troisième dent rocheuse en partant de la gauche », murmure la Commandante. Sa voix est si basse que c'est à peine un souffle.

Je plisse les yeux, forçant ma vision à s'adapter à la faible luminosité. Je balaie la ligne de crête, un rempart de roche noire qui se découpe sur le ciel violacé. La première dent. La deuxième. La troisième...

Et là, je le vois. Ou plutôt, je le devine.

Un mouvement.

Ce n'est pas un animal. Le mouvement est trop lent, trop délibéré. C'est une silhouette. Une forme humanoïde, longue et mince, qui vient de se hisser sur le sommet de la roche. Elle se tient là, immobile, une tache d'ombre plus sombre sur l'ombre.

Mon cœur cesse de battre pendant une seconde.

Puis, une autre silhouette apparaît à côté de la première. Et une troisième. En l'espace d'une minute, elles sont une dizaine, peut-être plus, alignées sur la crête comme des sentinelles spectrales. Elles ne font rien. Elles ne bougent pas. Elles se contentent de se tenir là, tournées dans notre direction.

Elles savent que nous sommes là.

Le doute et la rationalisation s'évaporent, remplacés par une certitude glaciale. La Pisteuse n'était pas folle. Le son qu'elle a entendu n'était pas le vent. C'était eux.

Nous restons pétrifiées, à peine osons-nous respirer. C'est un long, très long échange de regards à distance. Eux, immobiles sur leur perchoir, dominant la vallée. Nous, cachées dans notre trou, notre technologie soudainement dérisoire, notre sentiment de sécurité réduit à néant. Leur immobilité n'est pas humaine. Elle est patiente, minérale. C'est la patience d'un prédateur qui sait qu'il a tout le temps du monde, ou celle d'un dieu qui contemple ses créations. Nous ne savons pas ce qu'ils sont.

Je jette un coup d'œil aux autres. Le visage de la Chimiste, éclairé par la lueur de son bracelet, est livide. La Géologue est crispée, sa main posée sur la crosse de son arme. Mais c'est la Technicienne qui me frappe le plus. Elle, qui vit à travers ses écrans et ses données, a le regard fixé sur la scène, ses yeux grands ouverts. Et je vois une larme, une seule, rouler lentement sur sa joue.

Le temps s'étire. Combien de minutes restons-nous ainsi, dans cette confrontation silencieuse ? Dix ? Vingt ? Je n'en sais rien. Je n'ai plus aucune notion du temps. Mon univers s'est rétréci à cette ouverture sur le monde et aux silhouettes qui nous observent.

Puis, aussi subitement qu'elles étaient apparues, elles commencent à partir. Une par une, avec la même lenteur délibérée, elles pivotent et disparaissent derrière la crête. C'est un départ calme, presque dédaigneux, comme si elles avaient vu ce qu'elles voulaient voir et avaient décidé que nous ne présentions aucun intérêt, ou aucune menace. En moins d'une minute, la crête est de nouveau vide.

Nous restons immobiles encore un long moment, n'osant pas croire que c'est terminé.

« Ils sont partis », dit enfin la Pisteuse.

Personne ne répond.

La Commandante referme doucement la porte extérieure. Le clic du verrouillage magnétique résonne dans le silence de l'habitat avec la force d'un coup de feu.

Nous sommes seules à nouveau. Mais le silence n'est plus le même. Il n'est plus vide. Il est peuplé de la mémoire de leur présence. Le Voile Rouge n'est pas seulement habité. Il a des gardiens. Et ils nous ont vues.

Cette nuit-là, personne ne dort. Les rotations de garde sont doublées. La conversation, quand elle reprend, est basse, technique, comme pour tenter de reconstruire un semblant de normalité sur les ruines de notre certitude. Mais nous savons toutes que quelque chose de fondamental a changé. Nous ne sommes plus des exploratrices dans un territoire hostile.

Nous sommes des intruses. Et nous sommes infiniment seules et vulnérables, dans une obscurité qui a maintenant des yeux.


Faute

La nuit est une encre de Chine diluée dans du sang. Mon tour de garde a commencé il y a une heure. Je suis seule, postée à une vingtaine de mètres de l'habitat, à l'abri d'un surplomb rocheux qui me donne une vue dégagée sur les crêtes où les silhouettes sont apparues, et où elles ont disparu. L'air est froid, un froid sec qui mord même à travers les couches de la combinaison. Le silence est revenu, mais il est différent. Il n'est plus vide. Il est habité par une attente.

Je balaie l'horizon avec les jumelles thermiques. Rien. Les roches sont froides, la terre est froide. Pas la moindre signature de chaleur qui pourrait trahir une présence vivante. Je passe à la vision nocturne. Les ombres sont nettes, profondes, mais vides. Et pourtant, le sentiment d'être observée ne me quitte pas. C'est une sensation physique, un poids sur la nuque, un frisson qui n'a rien à voir avec la température.
La peur est une chose froide et concrète. J'essaie de la traiter comme n'importe quelle autre donnée. Je l'analyse. Origine : la confrontation visuelle avec des entités inconnues. Symptômes : accélération du rythme cardiaque, hypervigilance, schémas de pensée paranoïaques. Je tente de la classer, de la mettre dans une boîte, de lui donner une étiquette scientifique. C'est ce que j'ai toujours fait. Ma vie entière a été une quête pour rendre le monde lisible, pour découvrir les systèmes cachés sous le désordre apparent de la réalité, pour trouver des lois rassurantes dans le chaos. L'ordre me procure un sentiment de sécurité. La lisibilité est ma forteresse. Et cette forteresse est en train de s'effondrer.

Le vent se lève, un murmure qui glisse sur les arêtes des rochers. Et je les entends à nouveau. Les voix. Ou ce que mon cerveau, ébranlé, choisit d'interpréter comme des voix. Un chant discordant, rythmique. Je sais que ce n'est que le vent. Je le sais avec la partie de mon esprit qui s'accroche encore à la rationalité. Mais une autre partie, plus ancienne, plus instinctive, est convaincue. Face à cet inconnu illogique, mon esprit bat en retraite, il fuit vers l'arrière, se réfugie dans les couloirs de ma propre mémoire, à la recherche de l'endroit où le premier système a commencé à se former.

Le sable rouge sous mes pieds se dissout, remplacé par la poussière ocre et chaude de la cour de la maison commune de Gokiary. J'ai huit ans. Je suis agenouillée, le menton dans les mains, fascinée. Le soleil de l'après-midi est une chaleur bienveillante sur mon dos. Devant moi, une colonne de fourmis magnans, des millions de corps noirs et luisants, se déplace comme un seul super-organisme. Ce n'est pas une simple file d'insectes. C'est une architecture vivante. Une autoroute à plusieurs voies, avec des soldats massifs formant des murs de protection, des ouvrières transportant des larves blanches comme des perles, et d'autres revenant à vide dans un flux parfaitement organisé. Leurs pistes de phéromones sont des routes invisibles, leur intelligence est une force collective sans conscience individuelle. C'est un système parfait. Lisible. Prévisible. Je peux passer des heures à les regarder, à en dessiner les schémas, à comprendre leur logique implacable.

À l'intérieur de la maison commune, c'est l'heure de l'étude. Le groupe d'éducation collective, des parents et des volontaires qui ont façonné mon enfance, nous parle de la philosophie du Grand Kah, notre système social, une toile complexe d'associations libres et d'entraide. Pour les autres enfants, c'est un idéal. Pour moi, c'est un autre système à déchiffrer. Plus tard, il y a les leçons de mysticisme soufi, la branche spirituelle que la Commune a adoptée. On nous parle du fana, de l'annihilation de soi dans l'unité avec le divin, de l'abandon de l'ego pour se fondre dans un tout plus grand. Cette idée me terrifie. Je ne veux pas me fondre. Je veux observer. Je veux comprendre les règles, pas me dissoudre dedans. Je préfère de loin la perfection logique de mes fourmis à l'unité chaotique et incompréhensible des émotions humaines ou de la foi mystique. Les gens sont un bruit que je ne sais pas déchiffrer. Leurs joies, leurs peines, leurs colères sont autant des variables aléatoires qui perturbent les systèmes. Je me tiens à l'écart. J'observe.

C'est cette quête de lisibilité qui m'a menée à la biologie. Et c'est elle qui m'a menée à Fando.

L'image des fourmis se fond dans celle d'une salle de conférence universitaire, surchargée et mal ventilée. Je le vois pour la première fois. Il est au pupitre, présentant sa théorie sur les boucles de rétroaction dans les écosystèmes forestiers. Il ne se contente pas de présenter des données. Il raconte une histoire. Il parle des arbres comme d'une communauté, il voit de la poésie dans les équations différentielles qui décrivent leur compétition pour la lumière. Son esprit n'est pas linéaire. Il est un réseau, un système à lui tout seul, connectant des disciplines que tout le monde considérait comme séparées. Il est le système le plus complexe et le plus fascinant que j'aie jamais rencontré.

Et il m'a vue, et a décelé la curiosité affamée derrière mon silence.

Le souvenir de sa cour est une série de vignettes chaudes qui contrastent violemment avec le froid de la nuit cramoisie. Nos longues marches le long de la rivière, où il me parlait de la dynamique des fluides tandis que je pensais à l'osmose dans les cellules des algues. Nos dîners, où il essayait de me faire parler de mes sentiments et où je lui répondais par des théories sur la neurologie de l'attachement. Il était d'une patience infinie. Il ne se laissait pas réduire à une variable dans mes équations. Il attendait que j'accepte le bruit. Le chaos.

Un soir, dans son petit appartement qui sentait le papier des livres et le café, il m'a simplement prise dans ses bras et m'a tenue, en silence, pendant de longues minutes. Je me souviens de ma propre raideur, de la panique de ce contact physique non sollicité, non analysé. Et je sentais qu’il s’apprêtait à me lâcher. Toujours si soucieux de respecter mes limites, de suivre rythme. Alors, lentement, j'ai senti quelque chose céder en moi. Un mur qui se fissurait. Et j'ai posé ma tête sur son épaule. Senti l'odeur de sa peau, un mélange de laine et de chair. Sa chair. Ce soir-là, je suis restée. Le chaos a intégré mon système monde.

« Ta peau a un goût de sel »,m'a-t-il dit un matin, après.

Lentement, avec lui, j'ai appris cette discipline. L'affection. L'intimité. Une science nouvelle, empirique, terrifiante et exaltante.

Mais même là, j'ai gardé mes distances. J'ai eu peur. Peur de me dissoudre. Peur du fana.

Le souvenir saute, avance de plusieurs années. Le désert rouge est remplacé par le vert infini de Tanska. J'y suis pour ma thèse. L'objet de mon étude est une colonie clonale de peupliers faux-trembles. Des dizaines de milliers de troncs qui semblent être des arbres individuels, mais qui sont en réalité tous connectés par un seul et même système racinaire. C'est un seul organisme, un seul individu mâle qui s'étend sur plus de quarante hectares. Le système parfait. L'ordre absolu. Je suis dans mon élément. Je passe des mois seule, cartographiant le réseau, prélevant des échantillons, vivant dans une petite cabane de recherche. C'est une fuite. Une façon de m'éloigner de la complexité de notre vie commune, de retourner à la lisibilité d'un système pur. J'ai gaspillé la moitié de ma bourse d'étude, prolongeant mon séjour bien au-delà du nécessaire. Fando m'attendait. Ses messages étaient pleins de chaleur, d'encouragement. Les miens étaient des rapports froids sur la santé de la colonie. Je le tenais à distance.

La chaleur des souvenirs se dissipe, chassée par un froid plus profond, un froid qui vient de l'intérieur. Le vent dans les rochers semble maintenant porter son nom. Fando. Fando.

Mon esprit, impitoyable, me transporte à nouveau dans la chambre d'hôpital. Mais ce n'est plus le souvenir de la discussion scientifique. C'est plus tard. Bien plus tard. C'est la fin. Le système parfait de son corps est en plein effondrement. Et moi, la spécialiste des systèmes, l'admiratrice de l'ordre, je ne peux que regarder, impuissante. Mon savoir ne sert à rien. Mes analyses ne peuvent rien changer. La biologie est une simple spectatrice de la victoire de la chimie du chaos.

Et c'est là, dans cette impuissance, que j'ai commis la faute. La trahison.

Le visage de Quentin, se superpose aux formations rocheuses. Ses yeux sombres, son sourire facile. Il était l'opposé de Fando. Simple. Lisible dans sa trivialité. Un système binaire de désir et de satisfaction. Il était mon anesthésiant.

Le souvenir est d'une clarté sensorielle insupportable. L'odeur de son appartement, un mélange de vin bon marché et d'encens. La texture rêche de son pull sous mes doigts. Le goût de sa peau, différent de celui de Fando, sans la note de sel, un goût étranger. C'était un acte de pur nihilisme. Une recherche désespérée d'une sensation forte, n'importe laquelle, pour couvrir le silence et l'odeur de la mort qui m'attendaient à l'hôpital. C'était un bruit pour couvrir un autre bruit. Un chaos pour en chasser un autre. Je n'y ai trouvé aucun plaisir, seulement une confirmation de mon propre vide.

Et puis, le retour à l'hôpital, tard dans la nuit. La culpabilité est une chose physique, une couche de crasse sur ma peau. Je me frotte les mains sous l'eau brûlante des toilettes du couloir, comme pour essayer d'effacer les traces de ma faute. Mais je sens encore son odeur sur moi. Je la sens partout.

Je me suis assise au chevet de Fando. Il dormait, sa respiration un faible râle. Je l'ai regardé, lui qui m'avait donné tant de patience, tant d'amour inconditionnel, et je me suis sentie comme la pire des créatures. Le plus défectueux des systèmes. Le pire souvenir de cette nuit n'est pas celui de l'acte lui-même, mais celui des mots que j'ai envoyés à Quentin par message plus tard, dans l'obscurité de la chambre, éclairée seulement par la lueur verte du moniteur. Des mots d'une banalité sordide qui, dans ce lieu sacré, devenaient un blasphème.

« Mes draps ont encore ton odeur. »

C'était une rupture. Une rupture logique. Moi, la femme de l'ordre, j'avais introduit le chaos le plus total dans le cœur de mon propre système. Je m'étais fragmentée. Une partie de moi était la scientifique, l'observatrice. Une autre, la femme amoureuse et dévouée. Et une troisième, cette étrangère qui cherchait l'oubli dans les bras d'un autre. Un système instable, voué à l'effondrement.

C'est là, dans la nuit froide du Voile Rouge, sous le regard des étoiles indifférentes, qu'une pensée que j'ai refoulée pendant des années s'impose avec la force d'une loi physique. Une pensée irrationnelle, la superstition même que j'ai toujours méprisée.

C'est de ma faute s'il est mort.

Un son sec me tire brutalement de ma spirale mémorielle. Je lève mon arme d'un geste réflexe, le cœur battant à tout rompre. Ce n'était qu'un caillou qui s'est détaché d'une corniche et a roulé sur la pente. Rien.

Le vent siffle dans les rochers. J'entends des voix dedans, des murmures, le chant discordant. Mais maintenant, je sais que ce ne sont pas seulement les "Murmures" que j'entends. Ce sont les échos de ma propre mémoire, les voix de ma faute, les fantômes que j'ai créés. Je suis piégée entre deux chaos. Celui, extérieur, d'un monde réécrit par une folie scientifique. Et celui, intérieur, d'un système moral et émotionnel en ruines.

Ma quête de lisibilité, ma vie passée à chercher l'ordre dans la nature, s'achève ici, dans la reconnaissance de ma propre illisibilité. Je suis le système que je ne peux pas comprendre.

Je me sens infiniment seule. Pas seulement dans le Voile Rouge, mais dans ma propre tête. J'ai trahi le seul système humain qui ait jamais eu de l'importance pour moi. Et maintenant, je suis ici, dans un monde défait, à cataloguer les conséquences de la faute d'un autre, peut-être comme une forme de pénitence. Une tentative désespérée de trouver une absolution dans la science.

La nuit est encore longue. Et pour la première fois, je ne crains pas ce qui pourrait sortir des ombres du désert. Cette obscurité m'inquiète moins que celle qui s'agite derrière moi.


Pluie

La nuit de garde s'est achevée sans autre incident que les tourments de ma propre mémoire. Mais une nouvelle appréhension s'est installée en nous. Les "Murmures" ne se sont pas montrés à nouveau, mais leur présence pèse sur chaque décision, chaque mouvement. Nous avons levé le camp à la première lueur, nous déplaçant avec une prudence qui confine à la paranoïa. La Pisteuse ne marche plus simplement en tête ; elle est une extension nerveuse du groupe, son corps entier tendu, analysant chaque souffle de vent, chaque glissement de terrain. Nous la suivons, nos armes dégainées en permanence, nos regards balayant les crêtes, les ombres, les ouvertures des canyons.

La paranoïa est contagieuse. Je vois la Technicienne vérifier les relevés de ses capteurs de mouvement avec une fréquence frénétique. La Géologue semble tester la stabilité du sol avant chaque pas. Même la Chimiste, l'incarnation de la rationalité, lève les yeux de ses instruments plus souvent qu'à son habitude, son regard balayant les hauteurs avec une méfiance non dissimulée. Nous sommes une unité nerveuse à vif, une créature à six têtes dont chaque sens est en état d'alerte maximale.

Le ciel, lui aussi, est devenu plus menaçant. Il n'est plus d'un rouge uniforme. Des bancs de nuages bas, lourds et graisseux, ont commencé à s'amonceler, se déplaçant avec une lenteur anormale depuis le nord, depuis le cœur de CRAMOISIE. Ils ne ressemblent à aucune formation nuageuse naturelle. Leur couleur est celle d'une ecchymose, un mélange de violet sombre et de gris sale, et leur base semble se déformer, goutter comme si elle était semi-liquide. On dirait des sacs de poison flottant au-dessus de nos têtes, attendant le moment de se rompre.

« La pression atmosphérique chute brutalement », annonce la Technicienne, sa voix tendue. « Le taux d'humidité grimpe en flèche. Ce n'est pas normal. La météo ici ne devrait pas exister sous cette forme. Il n'y a pas assez d'eau dans le cycle pour former des nuages aussi denses. »

« Ce n'est peut-être pas de l'eau », murmure la Chimiste, ses yeux fixés sur le ciel.

« Continuez d'avancer », est la seule réponse de la Commandante. Son ordre est sec, mais je perçois une urgence nouvelle dans sa voix. Elle veut nous sortir de cette zone à découvert le plus vite possible.

Nous accélérons le pas, entrant dans un canyon plus large dont les parois s'élèvent à pic de chaque côté. C'est un couloir qui devrait nous offrir une progression plus rapide, mais je ressens un malaise instinctif. Nous sommes exposées. Piégées entre deux murs, avec ce ciel menaçant comme seul toit.

Et puis, le vent tombe.

Le silence devient instantanément total, absolu, d'une manière qui n'est pas naturelle. Ce n'est pas une simple accalmie. C'est comme si le monde entier retenait son souffle. Le bourdonnement de nos recycleurs d'air, notre bruit de fond constant, semble soudain assourdissant dans ce vide acoustique. C'est le calme avant la tempête, un cliché littéraire qui prend ici une dimension terriblement concrète. La chaleur devient soudain humide, moite. L'air, même filtré, semble s'épaissir, plus difficile à respirer.

Puis, la première goutte tombe.

Elle ne fait aucun bruit. Elle frappe la visière de la Géologue qui marche devant moi, laissant une trace huileuse et sombre, une larme noire qui ne s'évapore pas. Puis une autre sur la plaque de mon épaule. Une autre sur le boîtier de l'analyseur de la Chimiste. En quelques secondes, une bruine fine et noire se met à tomber, silencieuse, tenace.

« Qu'est-ce que c'est ? » demande la Technicienne, sa voix trahissant une pointe de panique.

La Chimiste a déjà dégainé un kit de prélèvement, tendant une lame de verre stérile à la pluie. Le liquide qui s'y dépose est visqueux, presque sirupeux. Une légère fumée âcre, à l'odeur d'acide, s'en dégage immédiatement au contact de la lame.

« C'est une précipitation », dit-elle, sa voix mêlée de fascination scientifique et d'alarme pure. « Un aérosol condensé. Les composés toxiques, les plus volatils, ont dû être soulevés dans la haute atmosphère et ils retombent maintenant, saturés d'humidité. C'est... c'est de l'acide. Un cocktail d'acides sulfurique, nitrique et probablement d'autres saloperies organiques que je ne veux même pas imaginer. »

L'alarme de corrosion de son propre spectromètre se déclenche, un bip aigu et continu qui déchire le silence.

« Corrosif ! Niveau 4 ! » hurle-t-elle.

« Tout le monde à l'abri, MAINTENANT ! » La voix de la Commandante claque comme un coup de fouet, perçant notre stupeur.

Le chaos explose. La bruine s'est transformée en une averse drue et lourde. Les gouttes noires frappent nos combinaisons avec de petits sifflements, comme de l'eau sur une plaque chauffante. Là où elles tombent, une fine fumée blanche s'élève du tissu de nos Horizon. Le sol cramoisi fume sous l'impact, la couleur s'assombrissant en taches noires et bouillonnantes. Le monde entier est en train de se dissoudre.

Nous courons. Il n'y a plus de formation, plus de tactique. C'est une fuite désespérée, nos mouvements rendus maladroits par le poids de l'équipement et la panique qui monte en flèche. La Pisteuse, même dans cette déroute, garde son sang-froid. Elle a repéré un abri, une faille profonde dans la paroi est du canyon, un surplomb rocheux formé par l'érosion, une bouche d'ombre à une cinquantaine de mètres.

« PAR ICI ! » crie-t-elle.

Nous nous précipitons vers la faille, nos bottes glissant sur le sol qui devient boueux et caustique. La Commandante et la Pisteuse sont déjà presque à l'abri. La Chimiste et la Géologue sont juste derrière elles. La Technicienne et moi fermons la marche. La pluie s'intensifie, martelant mon casque, chaque impact une petite explosion de noirceur sur ma visière, réduisant ma visibilité. C'est comme courir à l'aveugle dans une tempête de goudron.

Je suis à moins de dix mètres de l'abri. Je peux voir la Technicienne plonger sous le surplomb. Je peux presque sentir la sécurité.

C'est à ce moment-là que je trébuche.

Une pierre, rendue glissante par la pluie noire, roule sous ma botte. Je perds l'équilibre. Je tends les bras pour me rattraper, et mon bras gauche heurte violemment la paroi du canyon alors que je tombe. Le choc est brutal. J'entends un bruit sec, un craquement de tissu sous pression. La douleur est aiguë, mais elle est instantanément submergée par l'adrénaline. Je ne pense pas. Je me relève aussitôt, mes muscles hurlant, et je fais les derniers mètres qui me séparent de l'abri. Je plonge sous le surplomb rocheux, m'effondrant aux côtés des autres, sous le regard de la pisteuse qui s’apprêtait à venir me chercher.

Je regarde autour de moi : nous sommes à l'abri. Cinq silhouettes haletantes, tassées les unes contre les autres sous la lèvre de pierre, tandis qu'à l'extérieur, le monde se dissout dans un déluge noir. La pluie frappe le sol à quelques mètres de nous, creusant de petits cratères fumants. Le sifflement de l'acide est le seul son, un bruit de friture à l'échelle du paysage.

L'adrénaline retombe lentement, remplacée par le tremblement de la peur qui a suivi son cours. Je regarde les autres. La visière de la Géologue est maculée de boue. La Chimiste est à genoux, reprenant son souffle. La Pisteuse et la Commandante sont déjà en train de scanner les environs, même depuis notre refuge précaire. Et la Technicienne, la plus proche de moi, me donne une petite tape sur l'épaule.

« On a eu chaud », dit-elle, et sa voix, malgré la tension, contient une pointe d'euphorie, le soulagement du survivant. Un petit rire nerveux s'échappe de ses lèvres. « J'ai cru que j'allais finir en flaque. »

Je souris malgré moi. Dans l'abri confiné, protégées de l'enfer extérieur, une étrange sensation de camaraderie nous envahit. La peur partagée, la course désespérée, la survie arrachée de justesse, tout cela a resserré nos liens. Pendant un bref instant, la hiérarchie et les tensions s'effacent. Il n'y a que nous cinq, ensemble, vivantes, dans cette bulle de sécurité improbable. C'est un moment chaleureux, presque réconfortant, au milieu du cauchemar.

« Tout le monde va bien ? » La voix de la Commandante nous ramène à la procédure. « État des lieux. Intégrité des combinaisons ? Faites un diagnostic complet. »

C'est la routine. Je lance le programme de diagnostic sur l'écran de mon avant-bras. Mes yeux parcourent les lignes de données qui s'affichent. Pression interne : stable. Composition de l'air : nominale. Température : stable. Filtres : efficacité 98%. Niveaux d'énergie : corrects. Tout est au vert. L'alarme de brèche ne s'est pas déclenchée.

« Rien à signaler de mon côté, Commandante », dis-je.

« RAS », confirme la Géologue.

« Systèmes nominaux », ajoute la Chimiste.

La Technicienne, fidèle à sa nature méticuleuse, ne se contente pas du diagnostic électronique. Elle a sorti sa lampe de diagnostic et commence à nous inspecter une par une, passant la lumière sur chaque couture, chaque jointure de nos combinaisons. C'est elle qui brise le fragile moment de soulagement.

Elle s'arrête devant moi. La lumière de sa lampe se fixe sur mon bras gauche.

Elle ne dit rien. Elle se contente de rester là, immobile. Le faisceau de sa lampe tremble légèrement.

« Qu'est-ce qu'il y a ? » je demande, une nouvelle vague de froid commençant à poindre.

Sa voix, quand elle répond, est un murmure glacé, vidé de toute émotion.

« Non. Non ça ne va pas. Votre bras. »

Et je vois.

Sur l'avant-bras de ma combinaison, juste au-dessus du gant, il y a une déchirure. Ce n'est pas une grosse entaille. C'est une fine coupure de trois centimètres, nette comme une incision chirurgicale. Elle a été causée par mon impact contre une arête de roche acérée. La couche extérieure en polymère est ouverte, révélant la doublure en fibre de céramique blanche en dessous. Le système d'auto-étanchéité, une couche de gel réactif conçue pour colmater instantanément toute brèche, aurait dû faire son travail. Mais il n'a rien fait. L'acidité extrême de la pluie a dû le neutraliser avant qu'il ne puisse se solidifier.

Et au centre de la déchirure, une minuscule goutte de liquide noir perle encore sur la fibre blanche, fumant très légèrement.
Le temps semble se figer. Le sifflement de la pluie à l'extérieur s'estompe. Je n'entends plus que le sang qui bat dans mes tempes.

« L'alarme... L'alarme ne s'est pas déclenchée  », je balbutie, ma voix réduite en un fil.

« La perte de pression a été trop brève, trop minime »,explique la Technicienne, son ton toujours aussi clinique, comme si elle décrivait une panne sur un droïde. « Le choc de l'impact a probablement refermé la brèche un instant. Le système ne l'a pas détectée comme une faille critique. Cependant... »

Elle n'a pas besoin de finir la phrase.

Le contact a eu lieu.

La panique froide que j'avais réussi à contenir menace de me submerger. Je suis contaminée. C'est fini. La Commandante intervient, sa voix un roc dans la tempête naissante de ma peur.

« Technicienne, le kit de réparation. Immédiatement. Biologiste, ne bouge pas. Ne bouge surtout pas. »

La Technicienne travaille avec une vitesse et une précision qui forcent l'admiration. Elle nettoie la zone avec un solvant neutralisant, la mousse blanche crépitant furieusement au contact des résidus acides. Puis elle applique un patch de polymère adhésif, le soudant à la combinaison avec un petit appareil à ultrasons qui émet un sifflement aigu. Le processus dure à peine une minute. La brèche est scellée. Mais le mal est fait.

Je retire mon gant à l'intérieur de la combinaison, une procédure d'urgence que je n'aurais jamais dû avoir à faire. Mes doigts tremblent. Je touche ma peau, à l'endroit de l'exposition.

La zone est rouge, irritée. Une brûlure chimique, vive. Mais ce n'est pas ce qui m'inquiète. C'est la sensation en dessous de la douleur. C'est un froid étrange. Un engourdissement. Ce n'est pas une simple brûlure de surface. Je pique la peau avec mon ongle. Je sens la pression, mais pas la piqûre. La douleur disparaît, remplacée par cette absence de sensation qui se propage déjà comme une tache d'huile le long de mes nerfs, vers mon poignet.

Ce n'est pas seulement corrosif. C'est aussi neurotoxique.

« Je ne sens plus rien sur la zone de contact », dis-je, essayant de garder ma voix neutre, de rester la scientifique. Mais ma voix tremble. « L'engourdissement progresse. »

Un silence de mort s'installe sous l'abri. Les cinq paires d'yeux sont tournées vers moi, ou plutôt vers mon bras. Je vois dans leurs regards un mélange de pitié, de peur, et, dans celui de la Chimiste, une curiosité clinique terrifiante.

Je suis une variable compromise. Une donnée corrompue. Mon corps est devenu un échantillon.

Je connais le protocole. Nous le connaissons toutes. Toute contamination biologique ou chimique d'un membre de l'équipe si elle présente un risque pour le reste du groupe, doit entraîner une procédure de mise en quarantaine immédiate. Si la quarantaine est impossible, la priorité absolue reste la survie de la majorité et la réussite de la mission.

En clair : la personne contaminée est une menace. Elle doit être isolée. Et si son état se dégrade, elle doit être abandonnée.

Je lève les yeux vers la Commandante. À travers nos visières, nos regards se croisent. Son visage est impassible.

Étonnamment, je ne ressens pas la panique que j'attendais. Pas de terreur, pas de supplication. Je me sens... Vide. Étrangement calme. Une résignation froide s'installe en moi. C'est une réaction physiologique normale face à un choc traumatique, me dis-je. Dissociation. Mon esprit se protège. Ou peut-être que c'est autre chose. Peut-être que c'est la fin logique de ma propre histoire, la conclusion de la géométrie de ma faute. La variable chaotique doit être éliminée du système. C'est l'ordre des choses.

Le silence sous le surplomb rocheux est une chose vivante, qui respire notre peur. Il est rompu par la voix de la Chimiste, et elle est exactement comme je l'attendais : calme, rationnelle, dénuée de toute émotion autre qu'une rigueur scientifique.

« Il faut objectiver la situation », dit-elle en se tournant vers la Commandante. « Premièrement, la nature de l'agent. Il est corrosif et neurotoxique, avec une action rapide. Deuxièmement, la voie de contamination. Cutanée, mais la rapidité de la propagation de l'engourdissement suggère une absorption systémique. Troisièmement, l'incertitude. Nous ne savons rien de l'évolution des symptômes, de la dose létale, ou d'un éventuel risque de transmission interpersonnelle par exhalation ou contact, même à travers les combinaisons. »

Chacun de ses mots est un clou planté dans le cercueil de mes espoirs. Elle ne me regarde pas. Non. Ses yeux sont rivés vers la Commandante, exposant un problème très éloigné de toute considération humaine.

« Le protocole est clair », continue-t-elle. « La Biologiste est un risque inconnu. Sa condition pourrait se dégrader rapidement. Elle pourrait devenir un danger pour nous toutes, soit par une défaillance physique qui nous ralentirait, soit par une défaillance neurologique qui la rendrait imprévisible. Soit par une contamination de notre propre environnement pressurisé si nous la ramenons à l'intérieur. La logique de la mission commande de la mettre en quarantaine. Ce qui, ici, signifie... »

Elle n'a pas besoin de finir. Nous savons toutes ce que ça signifie. Me laisser ici.

Le vide en moi s'intensifie. Ce n'est même pas de la colère que je ressens envers elle. C'est une sorte de reconnaissance distante. Elle a raison. C'est la conclusion la plus logique. J'ai passé ma vie à admirer la logique pure. Je ne peux pas lui en vouloir d'en être la porte-parole au moment de ma propre fin.

« Et quelle est votre suggestion, Géologue ? Pisteuse ? » demande la Commandante, sa voix neutre, sollicitant tous les avis.

La Géologue hésite, son regard allant de moi à la Commandante. « La Chimiste a raison sur le plan du protocole. Mais la laisser ici... Nous ne sommes pas des machines. »

La Pisteuse, elle, ne dit rien. Elle a détourné le regard depuis la révélation de ma blessure. Elle fixe le rideau de pluie noire à l'extérieur, son visage une page blanche. Pour elle qui lit les flux de la vie, je suppose être devenue une dissonance, une source de corruption. L'odeur de la mort que j'ai sentie dans la tente, je la porte maintenant en moi. Je suis un lieu-dit maudit qu'elle contourne instinctivement. Son silence est pire qu'une condamnation.

C'est moi qui brise le silence. Ma propre voix me surprend par sa fermeté. Le vide s'est mué en une étrange certitude.

« Elle a raison, Commandante. » Je regarde la Chimiste, puis la Commandante. « La brèche est scellée, mais la contamination est un fait. Me garder avec vous est un risque que vous ne pouvez pas prendre. Chaque minute que je passe, mes symptômes peuvent évoluer. Je pourrais vous mettre toutes en danger. Laissez-moi ici avec une balise de détresse et mes kits de prélèvement. Je peux encore être utile. Je peux documenter l'évolution... de l'agent. Mes données pourraient être la chose la plus importante que nous rapportions. »

Transformer ma propre mort en une dernière expérience scientifique. C'est la seule chose que mon esprit sait faire. C'est un dernier refuge. Je pense à Fando, décrivant sa propre fin avec une curiosité clinique. Peut-être que c'est comme ça que nous, les gens comme nous, nous mourons. En prenant des notes.

La Commandante me dévisage pendant ce qui semble une éternité. Je vois la lutte dans ses yeux, le conflit entre le commandement, le protocole, la logique... et sa responsabilité envers ses femmes. C'est le même choix qu'à la bifurcation. La voie de la logique ou la voie de l'humain.

Elle se tourne vers la Chimiste. Sa voix est basse, mais elle a le tranchant de l'acier.

« Chimiste. Votre logique est impeccable. Le protocole est clair. Et tous deux sont insuffisants pour la situation présente. » Elle balaie l'abri du regard, nous englobant toutes. « Nous sommes entrées ici à six. Nous sortirons à six. Ou pas du tout. La mission n'est pas de ramener des données. La mission est de revenir. Si nous commençons à abandonner les nôtres à la première difficulté, alors nous avons déjà perdu, et toutes les données du monde ne pourront rien y changer. »

Elle se tourne vers moi. « Vous allez recevoir une injection de chélateurs à large spectre et un stabilisateur neurologique. Vous donnerez un rapport sur vos symptômes toutes les trente minutes. Au premier signe d'une dégradation qui met en péril la sécurité du groupe – et c'est moi qui en jugerai – nous réévaluerons. Jusque-là, vous êtes un membre à part entière de cette équipe. »

Un murmure d'assentiment parcourt le groupe. Même la Chimiste hoche la tête, une fois. Vaincue non pas par l'émotion, mais par la force d'une autorité absolue. Le contrat est scellé. Ma vie a désormais une date d'expiration, et le chronomètre vient d'être enclenché. Le vide en moi est remplacé par autre chose. Ce n'est pas de l'espoir, loin s’en faut. Plutôt un genre de refus obstiné de laisser ce monde pourri, et ma propre histoire, dicter ma fin.

La Chimiste s'approche de moi, une seringue auto-injectrice à la main. « Ça va faire mal », dit-elle, son ton de nouveau neutre. Mais son regard, pour la première fois, est celui d'un médecin.

L'injection provoque une brûlure froide dans ma cuisse. Dehors, la pluie noire continue de tomber, lavant la terre de toute trace de vie, et gravant en moi la certitude que nous sommes allées trop loin, et qu'il n'y a plus d'autre chemin que celui qui mène vers le cœur des ténèbres.
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Centre

La pluie noire a cessé aussi subitement qu'elle avait commencé. Elle n'a pas diminué progressivement, elle s'est simplement arrêtée, comme si un robinet céleste avait été fermé. Elle laisse derrière elle un paysage luisant et suintant, comme si la terre avait transpiré de la bile. L'air est maintenant saturé d'une brume chimique basse, une vapeur âcre qui s'accroche au sol et ronge la gorge. Nous avons attendu une heure de plus sous notre surplomb que les pires vapeurs se dissipent avant de reprendre notre marche. Chaque pas dans la boue rouge et caustique est un effort, un bruit de succion dégoûtant qui semble nous tirer vers le bas.

Le pacte silencieux passé avec la Commandante a redéfini ma place au sein de l'équipe. Je ne suis plus une simple scientifique ; je suis un sujet d'étude. Une expérience en cours dont l'issue est incertaine. La contamination a établi une nouvelle frontière, plus intime et plus infranchissable que n'importe quelle barrière géographique. Je marche légèrement à l'écart, une mise en quarantaine tacite que j'ai moi-même initiée. C'est plus facile pour elles. C'est plus facile pour moi.

La Chimiste, surtout, a changé. Son animosité s'est muée en une curiosité clinique, presque prédatrice. Toutes les heures, elle exige un rapport. Son interrogatoire est un litanique : « Description précise de l'engourdissement. Progression en centimètres. Y a-t-il des picotements ? Des fasciculations musculaires ? Des troubles de la vision ? » Toutes les trois heures, je dois me faire une micro-prise de sang, une goutte que je dépose sur un capteur qu'elle analyse à distance. Elle me fait suivre des séries de tests neurologiques rapides, des choses qu'elle a dû télécharger depuis une base de données médicales : suivre son doigt du regard, réciter des séquences de chiffres à l'envers, essayer de toucher le bout de mon nez avec mon doigt gauche – ce que je suis déjà incapable de faire.

Je me plie à ses exigences avec une docilité lasse. Je suis devenue une partie de ses données, la preuve vivante de ses avertissements et de la complexité de ce monde. Son regard n'est plus hostile, il est scrutateur. Elle ne voit pas ma peur, elle voit des symptômes. Elle ne cherche pas à me rassurer, elle cherche des corrélations. Mais dans ses gestes, lorsqu'elle me tend le matériel, il y a une précision, une absence de brusquerie, qui est sa propre forme de soin.

L'engourdissement dans mon bras gauche a commencé sa lente progression. C'est une sensation curieuse, un vide sensoriel. Mon bras est toujours là, je le vois, je peux encore le bouger par un effort de volonté, mais il m'est étranger. Je sens la pression de la manche de la combinaison, mais pas sa texture. Je sens le poids de mes instruments, mais pas leur contact. Mes doigts sont devenus des appendices maladroits, comme des membres en caoutchouc. Pour effectuer mes propres prélèvements, je dois utiliser ma main droite pour guider la gauche, mes mouvements devenus lents et délibérés. Chaque fiole que je parviens à sceller est une petite victoire contre la dissolution qui me gagne.

La Pisteuse, à l'inverse, m'évite avec une application presque douloureuse. Elle marche toujours en tête, mais elle ne se retourne plus pour vérifier ma position. Elle a tracé un cercle invisible autour de moi, une zone de non-contact qu'elle ne franchit jamais. Dans notre canal de communication, ses paroles ne me sont plus jamais directement adressées. Elle parle à la Commandante, à la Géologue, mais jamais à moi. Je la comprends. Pour elle, qui lit les flux de la vie, de la santé et de la maladie d'un paysage, je suis devenu une dissonance, une source de corruption. L'odeur de la mort que j'ai sentie dans la tente, je la porte maintenant en moi. Je suis un lieu-dit maudit qu'elle contourne instinctivement.

La Géologue est la seule qui agit comme si rien n'avait changé. Elle continue de me parler de la stratigraphie des roches, des phénomènes d'érosion, comme si nous étions en excursion de terrain. C'est sa façon de maintenir une normalité, un rempart de géologie contre l'horreur de la biologie. Hier soir, alors que je luttais contre les premiers frissons de la fièvre que les stabilisateurs peinaient à contenir, elle est venue s'asseoir près de moi dans l'habitat. Elle m'a simplement montré, sur sa tablette, des images satellites de la région avant l'attaque. Des images d'un désert vivant, parcouru de lignes vertes le long des oueds, ponctuées de taches sombres qui étaient des campements, des troupeaux.

« C'était un système hydrographique fragile, mais stable », a-t-elle dit doucement. « La nappe phréatique est peu profonde ici. La pluie noire... elle a dû tout traverser. Le poison n'est plus seulement à la surface. Il est dans les veines de la terre maintenant. Il empoisonnera cette région pour des siècles. » C'était sa façon de me dire qu'elle comprenait. Que ma contamination personnelle n'était qu'un microcosme de la contamination planétaire. C'était un geste de solidarité scientifique, le seul réconfort que notre discipline nous autorise.

Après deux jours de marche éreintante, nous sommes enfin arrivées au bord du Grand Cratère.

Aucune carte, aucune image satellite n'aurait pu nous préparer à la chose. C'est plus qu'un simple trou. C'est une blessure. Une excavation de près de trois kilomètres de diamètre, une cicatrice concave et parfaite taillée dans la croûte terrestre, comme si une divinité malade y avait appliqué un emporte-pièce incandescent. Les parois descendent en terrasses irrégulières, des gradins de roche fracturée et vitrifiée, vers un fond plat, noir et miroitant.

Le sol sous nos pieds est différent ici. Ce n'est plus du sable, ni de la boue. C'est une croûte de verre noir et rouge, craquelée en milliers de polygones comme le fond d'un lac asséché. Elle craque sous nos bottes avec un son cristallin, un bruit de sucre que l'on brise. Et une chaleur intense s'en dégage, une chaleur de four, palpable même à travers les semelles isolantes de nos bottes.

« Température au sol : soixante-dix degrés Celsius », annonce la Technicienne, sa voix un murmure respectueux. « Ce n'était pas une explosion conventionnelle. Il y a eu une réaction en chaîne localisée, contenue. Ils ont littéralement fait fondre le désert. »

Nous commençons la descente, en suivant une pente plus douce que la Géologue a identifiée, un ancien chemin de chèvres transformé en rampe de verre brisé. L'air ici est lourd d'une nouvelle odeur, celle de l'ozone et des minéraux surchauffés, une odeur de forge et de foudre qui prend à la gorge.

Mon corps me trahit de plus en plus. Les frissons sont devenus incontrôlables, des vagues de froid glacial suivies de bouffées de chaleur qui me laissent pantelante. La fièvre brouille les bords de ma vision. Le paysage cramoisi ondule, pulse au rythme de mon sang qui bat dans mes tempes. J'ai des hallucinations auditives. Je commence à entendre le son d'un moniteur cardiaque, le bip régulier et angoissant de la chambre de Fando, qui se superpose au sifflement de mon propre recycleur. Bip. Sifflement. Bip. Sifflement.

Je trébuche, rattrapée de justesse par la Géologue.

« Ça va aller ? » demande-t-elle, son inquiétude perçant à travers son ton habituellement calme.

« Oui », je mens. « Juste un vertige. Il faut que je continue. »

Je me concentre sur ma tâche, mon dernier rempart contre le délire. Nous sommes ici pour les échantillons ultimes. La raison de notre présence ici. Au cœur de la blessure.

Au fond du cratère, l'atmosphère est celle d'un autre monde. Le silence est total, si ce n'est le craquement du verre sous nos bottes et le sifflement occasionnel de la vapeur qui s'échappe des fissures. La chaleur est si intense que les systèmes de refroidissement de nos combinaisons tournent à plein régime, un bourdonnement constant qui s'ajoute au chœur de ma défaillance personnelle.

La Chimiste et la Géologue travaillent avec une urgence frénétique, leurs mouvements précis malgré la menace omniprésente. Elles savent que nous n'avons pas beaucoup de temps ici. L'exposition aux radiations et à la chaleur est trop élevée. La Chimiste enfonce une sonde cryogénique dans une fissure du sol vitrifié, prélevant un cylindre de matière qui, espère-t-elle, contient l'agent CRAMOISIE dans sa forme la moins dégradée. La Géologue, elle, martèle la paroi du cratère, collectant des éclats de roche qui portent les stigmates de la chaleur et de la pression extrêmes, des témoins de l'événement de création.

Moi, mon rôle est plus subtil. Mon dernier protocole. Je cherche des traces de vie qui auraient pu survivre à cet enfer. Pas une vie complexe, mais la vie la plus tenace, la plus désespérée. Des bactéries extrêmophiles, des archées radiotrophes qui pourraient se nourrir des radiations gamma. J'installe un de mes derniers pièges à micro-organismes, une grille adhésive recouverte d'un polymère nutritif, que je laisse exposée au vent quasi inexistant du fond du cratère.

C'est là, agenouillée sur le sol noir et craquelé, que je commence à les voir.

Les motifs.

Au début, je pense que ce sont de simples fissures aléatoires, le résultat du refroidissement rapide de la roche fondue. Mais plus je les regarde, plus ma vision se trouble à cause de la fièvre, et plus un ordre terrifiant semble en émerger. Ce ne sont pas des polygones aléatoires. Ce sont des réseaux. Des dendrites. Des arborescences qui me rappellent furieusement les micrographies des tissus nerveux que j'ai passées des années à étudier. Je vois des synapses, où trois ou quatre fissures se rejoignent. Je vois de longs axones, des lignes de fracture qui courent sur des mètres. Je vois des corps cellulaires, des zones où les craquelures forment des cercles concentriques.

Je secoue la tête. C'est une paréidolie. Une illusion d'optique. Un artefact de mon cerveau fiévreux qui cherche des motifs familiers dans le chaos. Je ferme les yeux, je les rouvre. Les motifs sont toujours là. Ils sont si réels, si détaillés. J'ai l'impression de marcher sur la coupe transversale d'un cerveau gigantesque et malade. Le cerveau de la planète, dont la méninge a été arrachée, exposant la matière grise vitrifiée en dessous. Non. Pas le cerveau de la planète. Le cerveau de Fando. Une version à l'échelle d'un kilomètre, exposée à ciel ouvert.

Le bip du moniteur cardiaque dans ma tête s'intensifie. Bip... bip... bipbipbip... Il se synchronise avec le battement affolé de mon propre cœur.

« Biologiste, votre rapport ? » La voix de la Commandante me tire de ma torpeur hallucinatoire.

Je lève la tête vers elle. Sa silhouette se déforme dans la chaleur qui monte du sol. « Je... je déploie le dernier capteur, Commandante. » Ma propre voix me semble lointaine, cotonneuse, comme si elle venait de quelqu'un d'autre. « Les lectures... sont... stables. » Un mensonge. Rien n'est stable. Surtout pas moi.

J'ai du mal à me concentrer sur ma tâche. La chaleur, la fièvre, la douleur sourde dans mon bras contaminé se mélangent en une seule sensation de malaise oppressant. Ma main droite tremble en manipulant mes instruments. Je laisse tomber une pince. Elle glisse sur la surface vitrifiée avec un cliquetis aigu et disparaît dans une fissure profonde et sombre. Je la regarde partir, incapable de réagir.

La rationalité scientifique, mon armure, ma forteresse, se fissure de toutes parts. Ce que je vois autour de moi n'est plus un problème à analyser, c'est une manifestation du chaos qui rongeait mon mari, et qui me ronge maintenant. Carnavale n'a pas seulement tué un paysage. Ils ont donné une forme physique à la maladie. Ils ont sculpté la souffrance dans la pierre et le sable.

« Attention ! » La voix de la Pisteuse claque comme un coup de fouet. Elle est postée en hauteur, sur une des terrasses qui surplombent le cratère, notre vigie.

Je me redresse, chancelante, et je suis son regard.

Sur la crête opposée du cratère, à près d'un kilomètre, les "Murmures" sont de retour.

Ils sont là, des silhouettes fines et sombres qui se découpent sur le ciel rouge. Immobiles, comme la dernière fois. Ils ne sont pas descendus. Ils nous observent. Leur présence est une pression psychologique insoutenable. Sont-ils venus assister à notre fin ? Sont-ils les gardiens de ce lieu ?

Mais la Pisteuse ne les regarde pas. Elle regarde ailleurs. Sur une autre partie de la crête, au nord-est.

« Mouvement », dit-elle, sa voix soudain plus basse, plus urgente. « Un véhicule. »

Je suis son doigt ganté. Une silhouette anguleuse vient de se découper sur la crête. Un véhicule blindé léger à roues, sa carcasse peinte d'un rouge légèrement plus sombre que le paysage, un camouflage presque parfait. Carnavale. Il est immobile. Une antenne parabolique se déploie lentement depuis son toit. Il scanne.

« Ils nous ont », murmure la Technicienne, son regard rivé sur son écran de poignet qui affiche une alerte rouge. « Je capte un faisceau radar à balayage actif. Ils cartographient le cratère. Ils ne peuvent pas nous avoir manqués. »

La voix de la Commandante est d'un calme tranchant, mortel. « Mission terminée. Évacuation immédiate. On laisse le matériel lourd. Ne prenez que les échantillons prioritaires et les données. Mouvement. »

Les mots déclenchent un ballet d'une efficacité paniquée. La Chimiste et la Géologue détachent les mallettes d'échantillons de leurs stations, leurs gestes devenus brusques. La Technicienne efface les données des disques durs locaux avant de déconnecter son terminal. Chaque seconde compte.

Je tente de me relever. Mes jambes refusent de coopérer. Le sol semble s'incliner, onduler comme une mer solide. L'effort est trop grand. Je trébuche, mes genoux heurtant la surface vitrifiée avec un bruit sec qui résonne dans mes os. Le monde bascule.

La visière de mon casque frappe le sol. L'impact n'est pas violent, mais le choc suffit à faire sauter le dernier verrou de ma conscience. La réalité cramoisie se fracture et je tombe dans le noir absolu.

Et dans le noir, le bip du moniteur cardiaque de mon souvenir devient le seul son de l'univers. Il s'accélère. Alerte. Alerte critique.


Zéro

L'obscurité est brève. C'est la chute, le moment de non-être entre deux états de la matière. Puis, le blanc.

Le blanc est absolu. Agressif. Une lumière sans source et sans ombre qui efface les contours et sature la rétine. Le silence est un sifflement dans les hautes fréquences, la note fantôme d'une machine qui pense. Ce n'est pas le blanc apaisant d'un laboratoire propre. C'est le blanc impitoyable d'une page sur laquelle il n'y a plus rien à écrire.

Au centre de ce vide clinique, un lit. Et dans le lit, Fando. Il n'est plus l'homme que j'ai connu, ni même le scientifique fasciné par sa propre dégradation. Il est devenu la chose finale. Une esquisse. Une silhouette à peine esquissée sous la minceur d'un drap. Sa peau a une translucidité cireuse, comme si la lumière passait à travers pour éclairer le squelette en dessous. Ses cheveux, autrefois si épais, ne sont plus qu'un duvet fin sur un crâne qui semble avoir rétréci. Sa bouche est légèrement entrouverte, un petit trou noir d'où s'échappe un souffle si faible que je dois me pencher pour le sentir. C'est une marionnette dont les fils ont été coupés, affaissée dans les oreillers. La seule chose qui témoigne encore de sa lutte est le rythme erratique et paniqué de la ligne verte sur le moniteur.

Bip... bipbip... bip... Une conversation décousue entre la vie et la machine.

Je suis assise à son chevet, comme je l'ai été pendant des mois, des années, des siècles. Je suis une statue de garde dans le musée de notre amour finissant. Je ne pleure pas. Je n'ai pas pleuré. J'observe. Je collecte les dernières données. Le rythme de sa respiration. La couleur de ses ongles. La température de sa peau. C'est mon rôle. Ma fonction.

Puis, avec un effort qui semble monumental, cosmique, ses paupières papillonnent et s'ouvrent. Ses yeux, autrefois si vifs et pleins d'une intelligence amusée, sont maintenant des puits laiteux, les pupilles dilatées. Ils errent dans la pièce, sans me trouver. Puis ils se fixent sur moi. La reconnaissance est lente à venir, mais elle vient. Une dernière lueur s'allume au fond des puits.

Il essaie de parler. Ses lèvres bougent, humides et pâles, mais aucun son ne sort. Seul un murmure rauque, inintelligible. Il essaie à nouveau. Sa voix est un fossile, le fantôme d'un son.

« Toute notre vie... » souffle-t-il. Il s'arrête, à bout de souffle. Le moniteur s'affole. Bip-bip-bip-bip. « Toute notre vie j'ai essayé de te montrer... »

Il fait une pause, son regard voilé de douleur. La patience infinie que j'avais toujours connue en lui est usée, effilochée, réduite à un dernier fil.

« Je n'ai... Pas su faire », continue-t-il, et chaque mot est une pierre qu'il arrache de sa gorge. « Pas trouvé les mots. Les moyens... Je te vois... Dans tes systèmes... Ta perfection... Et Je... J'aurais voulu... Te voir heureuse. Simplement. »

Une colère froide et pure s'allume en moi. Une colère si intense qu'elle brûle tout sur son passage, la tristesse, la peur, le deuil. Elle est silencieuse, contenue, mais elle vibre dans chaque cellule de mon corps. M'aider ? Me sortir ? Comme si j'étais un problème à résoudre. Un système défectueux. J'ai passé ma vie à lutter contre ça. Contre ceux qui voyaient ma nature réservée, ma rationalité, mon besoin de comprendre, comme une faiblesse. Une chose à réparer. Lui, je pensais qu'il avait compris. Je pensais qu'il m'aimait pour ça, pas malgré ça.

Je ne dis rien. Je ne bouge pas. Mais mon silence est une arme. Il est lourd, tranchant, accusateur. Je le fixe, et dans le vide de mon regard, il lit ma fureur.

Il le sent. Même au seuil de la mort, il me comprend encore. Une expression de regret immense passe sur son visage décharné. Il a fait une erreur. Il le sait.

« Non... » murmure-t-il, et il y a une urgence nouvelle dans sa voix, un dernier effort pour réparer la brèche. « Ce n'est pas ça. Ce n'est pas ce que je voulais dire. Ça n'a jamais été la question. Jamais. »

La peau de sa main est un parchemin tiré sur un échafaudage d'os, les veines des rivières asséchées d'un bleu maladif.

Je baisse les yeux sur cette main. Un tremblement la parcourt. Infime, presque imperceptible, mais il est là. La signature d'un effondrement, la secousse sismique d'un système qui cède.

Ma voix est un souffle sec, un murmure qui ne déplace pas d'air dans cette atmosphère stérile. Un constat, pas une complainte. Une donnée brute.

« Les systèmes sont en train de lâcher. »

La main de Fando se crispe une dernière fois.

La colère en moi s'éteint, remplacée par un vide si vaste qu'il menace de m'engloutir. Le malentendu restera. Le dernier mot que nous aurons échangé nous aura blessé. Je me penche vers lui. J'embrasse son front. Il est froid. Humide. Sa peau a perdu son odeur. Elle sent l'hôpital, l'antiseptique. Mais dans le creux de son cou, je retrouve une dernière trace, une note fantôme. Sa peau a un goût de sel.

Je ferme les yeux. Le monde devient noir. Une force brutale me tire de l'obscurité.

Mon corps est soulevé, secoué. Je flotte dans une obscurité rouge, le bip du moniteur cardiaque qui s'intensifiait dans mon souvenir est maintenant une vibration qui secoue tout mon être. Le visage de Fando est remplacé par celui de la Commandante, son expression indéchiffrable derrière la visière de son casque.

« Biologiste ! Répondez ! Biologiste ! »

Sa voix est mon ancre. Je m'y accroche. Je la remonte depuis les profondeurs de ma mémoire comme un plongeur remonte vers la surface. La réalité revient par fragments violents, douloureux. Le goût de ma propre respiration dans le recycleur. La douleur sourde et lancinante dans mon bras. Le sol de verre noir et craquelé sous mon dos.

La Chimiste est penchée sur moi, ses doigts gantés pressant les commandes de ma combinaison, injectant un stimulant directement dans ma circulation sanguine. Une chaleur intense, chimique, se propage dans mes veines, chassant le froid du souvenir.

« Elle est de retour », dit la Chimiste, sa voix neutre mais rapide. « Mais elle ne marchera pas. Ses signes vitaux sont en chute libre. »

Le véhicule de Carnavale a commencé à descendre dans le cratère. Il est encore loin, mais il se rapproche inexorablement, une araignée de métal dévalant la paroi de la cuvette. Nous n'avons que quelques minutes avant qu'il ne soit à portée de tir efficace.

« Laissez le matériel », ordonne la Commandante. « La Géologue, prenez ses échantillons personnels. Technicienne, son carnet de données. Pisteuse, couvrez-nous. On l'emporte. »

La Chimiste se relève et fait face à la Commandante. Le débat que je m'attendais à entendre, celui sur le protocole, sur ma valeur par rapport à la mission, n'a pas lieu. Il a déjà été tranché. Mais elle en soulève un autre.

« Commandante, les échantillons du cratère... » dit-elle, désignant d'un geste les mallettes abandonnées. « Ils sont la raison de notre présence ici. Laisser ses notes personnelles mais abandonner les carottes du Point Zéro, ça n'a aucun sens ! C'est la seule chose qui compte ! »

La Commandante se déplace avec une vitesse que je ne lui connaissais pas. Elle saisit la Chimiste par le plastron de sa combinaison, les soulevant toutes les deux de quelques centimètres au-dessus du sol. Leurs casques se heurtent avec un bruit sourd de plastique contre plastique.

« Notre mission », siffle la Commandante, sa voix vibrant d'une fureur contenue, « est de revenir. Vivantes. La connaissance que nous ramenons n'a aucune valeur si nous la payons avec notre humanité. Vous me comprenez ? Ce n'est pas un concept que vous pouvez analyser, Chimiste, mais un ordre. »

La Chimiste ne répond pas, mais elle acquiesce lentement, son corps soudainement moins rigide. La Commandante la lâche. La discussion est close.

Le monde commence à bouger autour de moi. La Géologue et la Pisteuse me soulèvent, une de chaque côté, passant mes bras valides sur leurs épaules. Elles commencent à me traîner, mes bottes raclant le sol vitrifié avec un son de verre brisé. C'est lent, pénible. Je suis un poids mort, une ancre qui nous condamne. La Technicienne et la Chimiste récupèrent ce qu'elles peuvent, abandonnant les lourdes stations d'analyse à leur sort.

Chaque secousse, chaque heurt contre le sol est une agonie qui me ramène plus profondément dans le souvenir. Je suis à la fois dans le cratère et dans la chambre d'hôpital. Les deux scènes se superposent, se fondent. Les bruits de la fuite, les halètements de mes camarades, se mêlent aux bruits des machines de l'hôpital.

Une infirmière entre dans la chambre blanche. Elle regarde le moniteur, puis le visage de Fando. Elle me regarde avec une pitié professionnelle, une compassion qui me brûle comme de l'acide.

« Je suis désolée, citoyenne », dit-elle doucement. « Il est parti. »

Et c'est là que le barrage cède. C'est là que le système que j'ai passé ma vie à construire implose. Une chose sauvage et primitive, une chose que j'ai toujours gardée en cage, se déchire à travers ma gorge. Ce n'est pas un son. C'est une force pure.

Je l'aime.

C'est un hurlement silencieux qui déchire l'intérieur de mon crâne. Je t'aime, je t'aime, je t'aime.

C'est la chose que j'aurais dû dire. La seule donnée qui importait. La seule vérité. Je l'ai gardée enfermée en moi, l'analysant, la disséquant, la traitant comme une variable trop dangereuse, et maintenant il est trop tard. La communication est coupée. Le destinataire n'est plus là. Il est parti sans jamais l'entendre, pas clairement, pas ouvertement.

La mort n'amène à rien. Pas de paix, pas de compréhension, pas d'au-delà. C'est une fin de transmission. Le néant. L'échec final de tout système.

On me traîne hors de la chambre. Je me sens digérée. Digérée par ma culpabilité. Digérée par ce paysage en décomposition. Par ce qu’il reste de moi, mon système nerveux en miette. Digérée par le vivant, cette force chaotique et impitoyable que j'ai passé ma vie à essayer de mettre en cage.

Une dernière pensée, claire et tranchante, traverse le brouillard de ma fièvre et de mon chagrin. Fando, sa dernière tentative maladroite de connexion. Mon incapacité à y répondre. Et la prise de conscience que la seule réponse valable aurait été la plus simple. La plus illogique. La plus impossible à quantifier.

Et je me demande si la vie ne se trouve pas, en fin de compte, non pas dans les systèmes parfaits et lisibles, mais dans la rupture des règles, dans le choix de l'inutile et du dangereux. Dans cet acte insensé de mes camarades qui me traînent vers une survie improbable.

Peut-être qu'ils sont en train de répondre à la question à ma place.


Exode

La fuite est une symphonie brisée, une collection de fragments perçus à travers un voile de fièvre et de conscience intermittente. Le monde m'arrive par saccades, des éclats de perception brute sans la logique pour les lier. Il y a le son. Le raclement incessant de mes propres bottes sur le verre noir du cratère, un bruit de craie sur un tableau qui me vrille les nerfs. Le halètement de la Géologue et de la Pisteuse, une de chaque côté, leurs respirations saccadées formant une cadence rythmique dans mon casque, un moteur de chair et de volonté qui me tracte hors de l'enfer. Et il y a les sifflements aigus, de plus en plus proches, des projectiles tirés par le véhicule de Carnavale. Chaque sifflement est suivi d'une explosion sourde, un bruit sourd qui fait vibrer le sol et pleuvoir des éclats de verre noir autour de nous.

Il y a la vue. Le ciel rouge qui tourne au-dessus de moi comme un œil injecté de sang chaque fois que ma tête retombe en arrière. Les visages de mes camarades, aperçus par éclairs. Le profil tendu de la Pisteuse, ses yeux balayant une route invisible à travers le chaos, son instinct devenu notre seule carte. La mâchoire serrée de la Géologue, dont les muscles saillent sous la peau de sa joue à chaque effort pour me soulever. Le regard concentré de la Technicienne, qui court à reculons devant nous, son arme levée, nous couvrant, tout en égrenant un compte à rebours funèbre dans le canal.

« Quatre-vingt-dix secondes avant qu'ils n'aient une solution de tir directe. Ils corrigent leur angle. » Sa voix est calme, mais rapide.

« Soixante secondes. Pisteuse, il nous faut un abri ! »

Je suis un poids mort, une ancre de chair et de culpabilité qui nous ralentit tous, qui nous condamne. Chaque mètre gagné est une agonie pour elles, un effort surhumain. Je tente d'aider, de trouver un appui sur mes jambes, mais elles ne répondent plus. Ce sont des appendices inertes. La neurotoxine poursuit son œuvre, rampant le long de ma moelle épinière, déconnectant mon cerveau de mon propre corps. Je suis le pilote d'une machine cassée.

« Là ! » La voix de la Pisteuse est un cri d'espoir. « La faille ! Ancien conduit de lave ! »

Je vois ce qu'elle désigne. Pas la sortie la plus directe, la plus évidente, mais une fissure presque invisible dans la paroi du cratère, une ligne d'ombre noire à une centaine de mètres sur notre droite. C'est un passage étroit, sombre, notre seul espoir d'échapper à la ligne de vue de nos poursuivants.

Nous changeons de direction. Le véhicule de Carnavale a dû anticiper notre manœuvre. Le rythme des tirs s'intensifie. Un projectile explose si près que le souffle de l'impact nous jette au sol. Je retombe lourdement, ma tête heurtant le casque de la Géologue. Pendant un instant, le monde devient silencieux, mon audition coupée par le choc. Quand le son revient, c'est un sifflement aigu.

Je suis tirée à nouveau. Nous courons. Je ne sais pas comment elles trouvent la force. Je vois le visage de la Chimiste près du mien. Elle tient une seringue.

« Encore un stimulant », dit-elle, plus pour s'en convaincre elle-même que pour m'informer. « Son cœur ne va pas tenir. »

« Faites-le ! » ordonne la Commandante.

Je sens la piqûre à travers la combinaison. Une nouvelle vague de chaleur chimique, artificielle, se propage dans mon corps. Elle ne me donne pas de force, mais elle éclaircit le brouillard dans ma tête pour quelques précieuses secondes. Assez pour voir le visage de la Chimiste. Son expression est un mélange de concentration féroce et de quelque chose d'autre. Pas de la pitié. De l'obstination. Un refus clinique d'accepter l'échec d'un système, même si ce système est mon propre corps. Elle ne me sauve pas par compassion. Elle me sauve parce qu'elle refuse de perdre.

Nous atteignons l'entrée de la faille. C'est un trou noir et béant dans la roche vitrifiée. Nous nous y engouffrons juste au moment où le sifflement d'un projectile passe au-dessus de nos têtes, s'écrasant avec un bruit assourdissant à l'endroit exact où nous nous trouvions quelques instants plus tôt. L'onde de choc nous pousse à l'intérieur du tunnel.

Les ténèbres sont un soulagement. L'obscurité est totale, fraîche. Le bruit des explosions est étouffé, lointain. Mais le répit est de courte durée. La course continue, aveugle, pénible, dans un passage étroit où nos combinaisons raclent les parois. Nos projecteurs découpent des faisceaux de lumière dansante sur des murs de roche volcanique lisse et noire, comme l'œsophage d'une bête morte.

Ma conscience flotte à nouveau. Le monde redevient fragmenté. Je suis à la fois ici, dans ce tunnel, et ailleurs. Je sens le contact froid et humide du front de Fando sous mes lèvres. Je sens son absence. Je suis un poids. Je suis la variable qui compromet l'équation de leur survie. Je devrais leur dire de me laisser. C'est la chose logique à faire. La seule chose juste.

« Laissez... » je parviens à murmurer, ma voix un râle. « Laissez-moi... »

« Tais-toi », grogne la Géologue, sa voix rauque d'effort. « Garde tes forces pour respirer. »

Personne n'a jamais désobéi à un ordre aussi rapidement et aussi complètement.

Le tunnel débouche enfin sur une autre pente, de l'autre côté de la crête. Mais nous ne sommes pas tirées d'affaire. Le ciel est toujours là, rouge et menaçant. Mais le paysage a changé. Nous sommes dans une région de canyons encore plus étroits. Et une tempête se lève. Pas une pluie noire, cette fois. Une tempête de poussière. Le vent s'engouffre dans les corridors de roche avec un hurlement de banshee, soulevant des nuages de sable cramoisi qui réduisent la visibilité à quelques mètres.

Pour nos poursuivants, c'est un obstacle. Pour nous, c'est un don du ciel. Une couverture providentielle.

« Ils ne peuvent plus nous voir », annonce la Technicienne. « Leurs capteurs thermiques seront inutiles dans cette purée. »

« Ça ne les arrêtera pas longtemps », fit remarquer la Commandante. « Ils vont quadriller la zone. Nous devons continuer à avancer. Pisteuse, à vous de jouer. »

Et la dernière partie de la fuite commence. Une marche forcée à l'aveugle, dans une tempête de poussière toxique, guidés uniquement par la Pisteuse. Elle ne voit rien, pas plus que nous. Elle navigue par une mémoire de la terre, un sens de l'orientation qui dépasse l'entendement. C'est sa propre forme de science, une science des flux et des reliefs, inscrite dans son sang.

Je perds de plus en plus souvent connaissance. Mes souvenirs sont des flashes. La sensation d'être portée, puis traînée. La voix de la Chimiste égrenant mes signes vitaux. Le goût métallique des stimulants. Et toujours, en arrière-plan, le visage de Fando, et sa question silencieuse qui n'en était pas une.

Je ne sais pas combien de temps nous avons marché. Des heures. Une journée entière peut-être. Ma notion du temps est abolie. Je me souviens juste d'un dernier moment de lucidité. Le vent était tombé. Le ciel, à l'horizon, n'était plus rouge. Il était d'un bleu pâle, timide, malade. Un bleu de convalescent.

La Bordure.

Je sens qu'on me dépose doucement sur le sol. Le sable n'est plus compact et argileux. Il est fluide, doré. Normal. J'entends des voix que je ne reconnais pas. L'équipe d'extraction.

Je vois le visage de la Commandante se pencher sur moi. Elle retire son casque. Sa peau noire est couverte d’une épaisse crasse rouge, ses yeux sont injectés de sang par la fatigue, mais pour la première fois, je vois une expression que je ne lui connaissais pas. Un soulagement si profond qu'il ressemble à de la douleur.

Puis, tout devient noir. Un noir doux, cette fois. Pas celui du cratère. Pas celui du désespoir. Celui de l'épuisement total.

Le bip régulier du moniteur cardiaque s'estompe. Et pour la première fois depuis des jours, il y a le silence. Un vrai silence. Celui de l'inconscience.


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Proposition musicale

Symbiose

Mon premier souvenir lucide est le blanc.

Un blanc immaculé, aseptisé, si différent du rouge omniprésent qui a été la seule couleur de mon monde pendant ce qui me semble une éternité. Le plafond d'une chambre de quarantaine, parfaitement lisse, sans la moindre imperfection pour y accrocher le regard. Le silence n'est pas celui, lourd et menaçant, du Voile Rouge. C'est un silence médical, rythmé par le bip doux et régulier des machines auxquelles je suis reliée. C'est le son de mon propre cœur, stable. Le son de la vie contenue, surveillée.

On m'a dit que j'ai dormi pendant trente-six heures, maintenue dans un coma artificiel pendant que les médecins de la Garde luttaient contre l'agent neurotoxique qui avait commencé une colonisation en règle de mon système. Ils l'ont filtré, purgé, contre-attaqué avec des cocktails d'antidotes et de chélateurs. Le combat a été, selon leurs termes, "acharné". Mais ils ont gagné. Du moins, c'est ce qu'ils disent.

La brûlure sur mon bras est une cicatrice lisse et décolorée, une calligraphie de nacre sur ma peau. L'engourdissement a presque entièrement disparu, remplacé par des tremblements incontrôlables et une faiblesse musculaire qui me cloue au lit. Mais je suis vivante. C'est le fait brut, la donnée la plus simple et la plus incompréhensible.

Les visites sont mon seul lien avec le monde extérieur. Elles se font à travers une paroi de verre blindé qui sépare ma chambre stérile du reste de la section médicale. Je les vois comme des acteurs sur une scène, leurs voix me parvenant, légèrement métalliques, à travers un interphone.

La Technicienne est la première. Je la vois pour la première fois sans son casque, sans l'armure de sa fonction. Elle a un visage jeune, parsemé de taches de rousseur, des yeux d'un vert intense qui semblent encore fatigués. Elle me sourit, un sourire timide. Elle me raconte que l'analyse préliminaire des toxines présentes dans mon sang, prélevées à mon arrivée, a fourni plus d'informations à la Chimiste que tous les échantillons que nous avons dû abandonner dans le cratère.

« Ton corps est devenu le dernier et le plus précieux de nos prélèvements », dit-elle, puis elle rougit, réalisant l'ironie macabre de ses paroles. « Je veux dire... Eh bien, en fait, grâce à toi, ils ont pu synthétiser un antidote préliminaire. Tu nous as peut-être toutes sauvées, pour l'avenir. »

Elle me parle des jours qui ont suivi, du long débriefing, des rapports à rédiger. Sa voix est un baume, le son de la normalité, du retour à un monde où les problèmes sont des rapports en retard et non des pluies d'acide.

La Commandante vient aussi. Elle se tient simplement là, de l'autre côté du verre, les bras croisés. Elle a retiré sa combinaison de service. En simple uniforme gris, elle semble plus petite, moins imposante, mais son autorité émane toujours d'elle, une force tranquille. Son visage habituellement impassible est marqué par une fatigue profonde, des cernes sombres sous les yeux. Nous ne parlons pas de la mission, ni de sa décision. Il n'y en a pas besoin. Elle pose sa main contre la vitre, à l'endroit où se trouve la mienne. Un contact sans contact. Tout est dit. Dans ce simple geste, il y a la reconnaissance de notre lien, de ce qui a été partagé et de ce qui a été risqué. C'est une absolution.

La visite la plus surprenante est celle de la Chimiste. Je m'attendais à une distance professionnelle, peut-être même à un ressentiment latent pour avoir fait échouer la collecte de ses précieux échantillons. Elle arrive, un carnet de données à la main, comme pour un rapport. Mais elle ne l'ouvre pas. Elle a des cheveux noirs coupés très courts, un visage aux traits anguleux et un regard d'une intensité perçante.

« Tes signes vitaux se stabilisent plus vite que prévu », dit-elle, comme si elle commentait la météo. « La régénération nerveuse est remarquable. Presque anormale pour être honnête. » Elle fait une pause, son regard scrutant le mien. « Je me suis trompée. »

La confession est si directe, si inattendue, qu'elle me laisse sans voix.

« Là-bas, à la bifurcation », continue-t-elle, « mes données étaient correctes, mais ma conclusion était fausse. Je n'avais pas la bonne grille de lecture. La Pisteuse l'avait compris. Pas moi. » Elle détourne le regard un instant. « Et dans le cratère, j'étais prête à te sacrifier pour des fioles de sable. J'avais oublié la variable la plus importante de l'équation. Nous. La cohésion de l'unité. » Elle me regarde à nouveau. « La Commandante a pris la bonne décision. »

Elle semble vouloir ajouter quelque chose, puis se ravise. Elle hoche la tête, un geste bref, presque maladroit, et s'en va. C'était sa façon de présenter des excuses. Sa façon de reconnaître que l'univers est plus complexe que ses équations. Pour elle, c'est une révolution copernicienne.

Je passe mes journées dans une douce torpeur. Le monde est fait de cycles de sommeil, de repas insipides, de tests médicaux et de ces visites qui sont des bouffées d'air frais. Les médecins sont optimistes. Ils parlent de "récupération complète", de "séquelles minimes". Je sais qu'ils mentent, ou qu'ils se mentent à eux-mêmes. On ne revient pas d'un endroit comme celui-là sans séquelles. La contamination est plus profonde que le sang. Elle est dans la mémoire.

Je commence à rédiger mon rapport final depuis mon lit. Les données sont incomplètes, fragmentaires. Nos conclusions ne sont que des hypothèses. Mais pour moi, ce n'est plus l'important. Ma véritable analyse, je la mène ici, dans le silence de cette chambre blanche. Je demande à la Technicienne de me projeter les données de mon propre moniteur sur le mur. Je regarde les courbes de mon rythme cardiaque, la saturation en oxygène de mon sang, les ondes de mon activité cérébrale. Je les regarde non plus comme un scientifique observe un sujet, mais comme on regarde un paysage familier. C'est le territoire de ma propre vie, qui a été envahi, colonisé, et qui est maintenant en pleine reconstruction.

Les jours se fondent les uns dans les autres. Je perds la notion du temps. Y a-t-il une fenêtre dans cette chambre ? Je ne crois pas. La lumière est toujours la même, constante, éternelle. Un jour artificiel qui ne connaît pas de nuit. Mes visiteuses se font plus rares. Ou peut-être que mes souvenirs de leurs visites se superposent-ils. La Technicienne m'a-t-elle vraiment rendu visite hier ? Ou était-ce la semaine dernière ? Son sourire timide, la tache de rousseur sur son nez... l'image est si nette, mais elle semble aussi lointaine qu'un souvenir d'enfance. La conversation avec la Chimiste... est-ce qu'elle a vraiment eu lieu ? Ses mots, "Je me suis trompée", résonnent dans mon esprit, mais ils ont maintenant la qualité d'une chose que j'aurais pu rêver, que j'aurais voulu entendre.

Mon rapport est terminé Je l'ai envoyé à la Commandante, je crois. Je n'ai pas reçu de réponse. Mais c'est normal, elle est sûrement très occupée.

Je passe de longues heures à observer mon propre sang sur un écran relié à un microscope automatisé dans ma chambre. C'est ma nouvelle fascination. Mon Pando. Ma colonie de fourmis. Je vois les globules rouges, pâles et déformés par les traitements. Je vois les particules noires et amorphes de l'agent chimique résiduel, des intrus silencieux qui flottent dans le plasma, de plus en plus rares. Et puis je vois un lymphocyte, une de mes cellules immunitaires. Il se déplace lentement, méthodiquement, patrouillant dans ce fleuve intérieur empoisonné.

Je le regarde s'approcher d'une particule étrangère. L'identifier. Commencer à l'engloutir. C'est une bataille silencieuse, à une échelle microscopique. Une lutte lente, incertaine. Une résistance. C'est beau. C'est la vie, cette force obstinée, qui se bat. La réponse. La réponse à la question de Fando. La vie n'est pas dans la perfection des systèmes, elle est dans la lutte, dans l'adaptation, dans la solidarité illogique d'un corps qui refuse de mourir, d'une équipe qui refuse d'abandonner un de ses membres.

Je suis le terrain de la bataille. Et je suis en vie.

Je me sens mieux, physiquement. Plus forte. Les tremblements ont cessé. Un matin, je me lève de mon lit. Mes jambes me soutiennent. La faiblesse a disparu. Je me sens... bien. Mieux que bien. Je me sens pleine d'une énergie calme et froide. Je marche dans la chambre blanche. Je fais les cent pas. La porte est verrouillée, bien sûr. Mais je ne ressens pas de confinement. Je me sens en sécurité.

Un jour, une infirmière entre. Elle porte une combinaison de protection intégrale, comme les nôtres dans le Voile Rouge. Je ne l'avais pas remarqué avant. Toutes les personnes qui entrent ici sont en combinaison. Elle me dit qu'il est temps de changer de chambre, que ma quarantaine passe à une nouvelle phase. Elle m'escorte dans le couloir.

Le couloir est blanc, lui aussi. Long. Stérile. Il y a des portes, toutes identiques. D'autres chambres de quarantaine ? Je ne sais pas. Nous marchons. La seule couleur est le gris de l'uniforme de mon escorte.

« Où allons-nous ? »

« À la bibliothèque », répond-elle, sa voix étouffée par son masque. « Que diriez-vous de vous changer les idées ? »

La bibliothèque. L'idée est plaisante. Des livres. Des systèmes d'information ordonnés. De la lisibilité.

Nous continuons à marcher dans le couloir, qui semble s'étirer à l'infini. Il y a un courant d'air. Étrange, dans un environnement aussi contrôlé. Un vent chaud, sec. Et avec lui, une odeur.

Celle de la poussière de silice, fine et chaude. L'odeur de l'ozone, une note électrique et pure. L'odeur d'un monde à l'agonie, mais vivant. Non. Pas vivant. C'est l'autre odeur. Celle qui est en dessous. La note âcre de soufre et de minéraux surchauffés. La fragrance synthétique et stérile qui a remplacé le parfum de la vie.

Je m'arrête au milieu du couloir.

Je regarde le sol blanc immaculé du couloir. Il est carrelé en milliers de polygones, comme le fond d'un lac asséché. Noir et rouge. Des réseaux, des dendrites, des synapses. Un sable rouge s’élève en petites volutes.

Je lève les yeux. L'infirmière est partie. Je suis seule. Je regarde mes mains, engoncés dans les gants de ma combinaison.

Une pensée s'élève calmement dans le silence de mon esprit. C'est une simple question de curiosité. Ma dernière observation, sans doute.

Je me demande si je quitterai jamais cet endroit.

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TEXTE ADOPTE n°9156
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CONGRES FEDERAL
11 avril 2017


Résolution n°2017-9156
relative à la reconnaissance du génocide perpétré par la Principauté de Carnavale en Kabalie/Pays des Trois Lunes


Le Congrès Fédéral a adopté la résolution dont la teneur suit :




LE CONGRES FEDERAL DE LA REPUBLIQUE FEDERALE DE TANSKA,

Vu le Préambule de la Constitution Fédérale,

Considérant ce qui suit :

(1) L'autoproclamé "République actionnariale de Cramoisie" n'est pas une entité étatique reconnue par la République Fédérale de Tanska.

(2) Le territoire de Kabalie, aussi appelé Pays des Trois Lunes, est soumis à l'occupation de la Principauté de Carnavale, entité étatique intégralement responsable des crimes perpétrés sur le sol de la Kabalie.

A ADOPTE LA PRESENTE RESOLUTION:


Article premier

La République Fédérale de Tanska reconnaît publiquement le génocide de Kabalie/Pays des Trois Lunes perpétré par la Principauté de Carnavale.
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AGP

Pays concerné : Azur, Cramoisie
Date : 11.04.2017
Localisation : Agatharchidès

Dépêche AGP : Cramoisie : « L'Afarée fera justice » (Ben-el-Teldja)

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« Nous n'avons aucune raison de croire un traître mot de l'entité génocidaire » cramoisiste, a déclaré la ministre azuréenne des Affaires étrangères, Houria Ben-el-Teljda. Rétorquant par une déclaration à la presse inopinée à l'annonce du barbouze colonial carnavalais, le criminel de guerre Printempérie, elle a tenu à répondre à chaud aux déclarations de ce dernier, qui proclame que « CRAMOISIE© est un jardin pour tou·te·s », à rebours de toutes les annonces précédentes de son projet. Cramoisie, une entité politique fondée sur un génocide chimique, l'esclavage et la pratique de sciences "médicales" incluant le clonage humain, la marchandisation des individus, la terraformation et la ségrégation raciale, vient-elle de prendre un virage progressiste ? « Nous exigeons la mise à disposition sans condition de toutes les solutions nécessaires à la création d'un vaccin contre les poisons cramoisistes », a confirmé la ministre des Affaires étrangères de l'Azur, après avoir répété « que le massacre des habitants du Pays des Trois-Lunes doit s'interrompre » et céder la place à « la justice des Hommes et de Dieu. » Houria Ben-el-Teldja a également exigé « la restitution du territoire des Trois-Lunes à ses habitants » et le départ des colons, tous appelés à regagner leur « métropole hideuse. » Parlant au nom du Diwan, elle a aussi mis en garde « les Afaréens et les autres peuples du monde » contre ce qui est à ses yeux « un énième piétinement des valeurs humaines universelles. » Interrogée sur la position de l'Azur vis-à-vis de l'entité cramoisiste, elle a répété que l'objectif du Califat était « la décolonisation totale du territoire » en conformité avec « les principes universels auxquels tous les peuples ont droit. » Elle a également insisté sur « la plaie béante que représente cette abomination pour l'Afarée », et a appelé les Etats du continent à « faire justice. » Comment ? Elle n'a pas encore répondu précisément : « la justice azuréenne investigue les bombardements, les massacres et les injustices perpétré par l'entité dans leur exhaustivité » et « y répondra de manière proportionnée et conforme à ses valeurs. »

Sources : (éventuelles)
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