Le roi, l’œil vif en dépit de l’heure encore matinale, se retournait lentement.
« Philippos. Asseyez-vous, je vous en prie. Je voudrais aborder longuement cette venue prochaine du président Knut Solheim et de la ministre Amelia Müller. »
Philippos Adrastos incline la tête respectueusement, puis il s’installe dans un fauteuil bas, à dossier sculpté, décoré d’oliviers stylisés. Il dépose son rapport sur ses genoux, mais ne l’ouvre pas encore, sachant que le roi ne questionnait pas sur la qualité du rapport mais visait une vision, une conversation quasi stratégique, à l’ancienne, entre le souverain et un ministre.
Andronikos IV, silencieusement, fait quelques pas au sein de la pièce, les mains derrière le dos, silhouette inondée de lumière dorée. Il se fige auprès d’un guéridon d’onyx sur lequel repose un vase ancien, némédien, décoré de scènes navales. Il pose l’index sur le bord du vase, le tourne lentement.
« Nous avons vu tant de délégations nous défiler ici, Philippos. Quelles sont les enthousiastes, quelles sont les calculatrices. Mais cette délégation-là… Je ne sais pas pourquoi, elle me semble d’une autre nature. Il y a chez les Havlandois une sévérité presque spartiate conjuguée pourtant à cette chaleur discrète avec laquelle ils nous ont répondu. Cette alchimie est très rare. »
Il tourna la tête vers son ministre.
« Le ton de leur missive… presque… amicale. Tout cela témoigne non seulement d’une diplomatie habile mais d’une volonté de construire. Je crois qu’ils recherchent de vrais partenaires, pas des complices d’un jour. »
Philippos marqua son accord.
« J’ai eu le même sentiment, Majesté. Le président solheim n’est pas un homme de théâtre, il est de ceux qui frappent à froid. Quant à la ministre Müller, elle a bonne réputation en tant que stratège du pouvoir sans les grandiloquences d’un Machiavel. Deux vrais esprits au service du bon sens et de la clarté. On ne peut que leur faire crédit. »
Le roi acquiesça lentement, et son regard s’égara un instant dans l’argent mat du vase qu’il venait de faire tourner sur le guéridon de cœur creux, comme s’il y lisait dans ces spirales de terre cuite les contours incertains d’un monde à venir. Puis, il reprit, d’un ton plus bas, saturé :
« C’est cela, Philippos. Pas des images de surface. Ni des cimes vides de promesses. Il y a en moi l’intime et rare conviction que ces deux-là pourraient être plus que de simples partenaires. Des véritables alliés. Au sens plein du terme. Et qui aujourd’hui peut encore s’enorgueillir d’avoir de véritables alliés ? »
Il se détourna du guéridon, revint vers le fauteuil litière devant son ministre, mais ne se grisa pas tout de suite. Il parlait debout, comme une âme habitée par le fil de son propre propos.
« Nous vivons une époque trouble, mouvante, dangereuse même. Les équilibres sont fragiles, les puissances de plus en plus tendues, et chaque traité reconnu ne serait-ce qu’à la lettre de ce qu’il contient n’est déjà plus qu’un document à chaleur. Il est des tempêtes où l’alliance de façade s’effondre. Seul peuvent se soutenir ceux qui partagent la volonté, la lucidité. Et eux, les Havlandois, possèdent cette lucidité. »
Philippos ouvrit enfin son dossier, mais ne collationna qu’une note en tête.
« Majesté, tout, absolument tout, concourt à cette alliance : tout, les besoins, les atouts, les nôtres, dans cette rencontre celle de faire quelque chose qui aujourd’hui les lie, non pas seulement d’une diplomatie ordinaire mais d’un lien organique, structurel, un lien de deux pays qui, bien que pays différents par leur tempérament et leur histoire, le jour où le besoin surgira, l’un et l’autre agira non pas à même mais dans un même mouvement. »
Le roi s’assit lentement, en posant les doigts joints des deux mains.
« Évidemment que l’intensification de notre coopération avec le Havland est porteuse de promesses économiques. Nos ressources, leurs capacités de transformation. Nos ports, leurs marchandises. Nos impératifs d’excellence, leurs capitaux, leurs technologies. Il y a là une dynamique en elle-même efficiente qui pourrait réduire nos dépendances à l’étranger et contribuer à nous enrober d’un carcan protecteur, avec la perspective de bâtir ensemble des corridors d’échanges stables et non soumis à de tumultueuses pressions extérieures. Des chaînes de valeur, impossibles à ferrailler.
Un instant en silence, alors qu’un éclair de passion l’illumine.
Et sur le plan militaire… là encore, la convergence est évidente. Nos doctrines sont compatibles. Nous ne nous devons pas d’avoir des armées conquérantes, mais dissuasives, réconfortantes, tenaces. Il y aurait, là aussi, entre nous, une logique de défense mutuelle, pour défendre nos deux souverainetés. Ce ne serait pas un pacte imposé par la fatalité de l’histoire, mais une coordination vivante : exercices conjoints, échanges de savoir-faire, et peut-être, demain… la mutualisation de certains moyens. Aspirons à l’excellence. »
Philippos hocha la tête, mais en silence. Le roi reprit, plus assuré, mais égal à lui-même :
« Puis, il y a la géographie. Elle seule, parfois, façonne les sorts politiques. A quoi tient un abécédaire, c’est à peine à un coup d’œil vers la carte. Leur position, la nôtre elles se font écho. Elles s’accouplent. Ce que nous ne pouvons voir, ils le voient. Ce que nous ne pouvons faire seuls, ils le feront à nos côtés. Nos yeux sont tournés vers le sud, les leurs vers le nord. Mais si nous mêlons ces perspectives, alors c’est une vision d’ensemble qui se dessine. Une vision intégrable, résiliente, presque… stratégique au sens premier. »
Et de nouveau il se leva, fit quelques pas vers le mur des fenêtres, se laissant porter lentement sur les hauteurs d’Épidion, d’un vert déplaisant.
« Voilà pourquoi, Philippos, je désire que cette rencontre soit préparée avec toute la rigueur d’un traité de paix, et toute la sincérité d’un serment d’amitié. Aucun flou. Aucune gestuelle creuse de protocolaire. Si nous quelque chose à dire, disons-le d’emblée. Et si nous avons quelque chose à offrir, offrons-le in extenso. C’est le moment d’avancer. »
Philippos se leva à son tour, inspiré :
« Je ferai en sorte que l’improvisation ne soit pas au rendez-vous, Majesté. Ni dans les mots, ni dans les silences. Ils sauront s’ils sont prêts, et nous le serons. Et s’ils doutent, nous donnerons la réponse. »
Le roi sourit un tantinet, sans excessive chaleur, mais avec le regard de ceux qui croient entrevoir une œuvre durable dans un univers précaire.
« Alors allons-y, Philippos. C’est une pierre fondatrice que nous allons poser. Si elle est bien taillée, d’autres viendront s’y appuyer. »
Après ce prolongé entretien feutré, mais décisif, le roi Andronikos IV et le ministre Philippos Adrastos quittaient les hauteurs du palais. L’éclat de la lumière du jour était au désormais bien levé sur Épidion, la ville lavée de lumière tiède et de réflecteurs mordorés. Le vent léger agitait les cyprès et faisait bruire les palmes accrochées au-dessus des colonnades. En bas des marches du palais attendait le cortège royal.
Une procession sobre cependant impressionnante : dix véhicules noirs aux lignes serrées encadrés par des cavaliers de la Garde d’Honneur, armure légère à plumes blanches, deux motards aux couleurs de la monarchie ouvrant la route, un carrosse symbolique vide, halé par quatre chevaux blancs, dans le dernier rang du convoi, attestant une ancienne diplomatie royale aux portes du monde.
Le roi prit place dans la berline officielle, recouverte d’un velours anthracite à passepoils or, tandis que Philippos Adrastos s’installait à ses côtés, l’expression grave mais maîtresse de soi. La procession s’ébranla, descendant les voies de la capitale, saluée par quelques groupes de passants matutinaux qui se signaient, main sur le cœur. Trente minutes plus tard, le convoi passait les grilles ouvragées de l’aéroport d’Épidion, désormais protégé par les contingents discrets de la sécurité. Le tapis écarlate se dépliait sur le tarmac, bordé de soldats en tenue de cérémonie, leurs fusils à baïonnette dressée, tandis que les drapeaux némédien et havlandois croisaient leurs hampe sur leurs têtes.
Ce fut au tour de l’avion gouvernemental havlandois d’arriver. Ses roues frôlèrent le sol avec douceur, et l’appareil roula jusqu’à l’aire prévue. L’instant semblait suspendu dans une discrète solennité, comme si le ciel lui-même retenait son souffle. Lorsque la porte s’ouvrit enfin, c’est d’abord le président Knut Solheim qui posa le pied sur le sol, les épaules droites, le regard clair, suivi de près par la ministre Amelia Müller. Ils descendirent lentement la passerelle, accueillis par une haie d’honneur.
Se tenant à l’égal de sa nation bien-aimée, le roi Andronikos IV avançait au-devant d’eux. Il tendit la main à Solheim avec empressement, puis à Müller, qu’il salua avec une courbette excellemment sincère.
Il déclara avec une voix pleine, grave, posée :
« Bienvenue en Némédie. C’est avec un plaisir immense, et une estime haute, que nous vous accueillons ce jour. »
