Heure de réveil :
6h59. Les rues de Langkol laissent le vent siffler en elles, vides de tout passants. Le soleil vient de se lever et les Langois dorment encore à poings fermés. Certains rêvent encore, d'autre ont arrêtés de rêver.
Une musique retentit dans les rues. Des microphones épars diffusent le chant du lever dans toute la ville. On l’entend jusqu'au palais de l'assemblée suprême. Dès la première note, les oiseaux s'envolèrent, maintenant que la présence des humains leur a été rappelée. Dès la première note, les humains peuplant les barres d'immeubles à foison, ont l'œil vif et alerte. Chacun se lèvent et effectue le rituel insipide du lever. Aucun ne se plaint, car se plaindre c'est trahir. Ils mangent leurs coco pops (marque déposée par l'état, l'unique petit déjeuner du peuple, bourré d'un sucre sain ne rendant aucunement dépendant) et se brossent les dents avec leur dentifrice cocolgate (marque déposée par l'état, car vos dents ont aussi été étatisées).

Le rituel est parfaitement chronométré. Chaque Langois adoptent la cadence de la musique, leur donnant un étrange air de robot. Les charmants bambins se préparent aussi. Ils prennent leur petit sac rouge pour se préparer à l'école, où ils salueront le drapeau au son de l'hymne, chanté en direct par leur idole Nadeng depuis le palais. Les autres, les parents, les célibataires stigmatisés, tous camarades, traversent les rues hostiles de Langkol. Tout est fait pour leur rappeler leur condition et où ils sont : les mégaphones crient toujours des instructions aux éventuels retardataires tout en glorifiant le petit père du peuple Anmal ; des affiches quadrillent parfaitement les murs des bâtiments vétustes. Elles disent toutes : Grun lak-tra, phobn kung ! (« Ouvrez les yeux, contribuez ! ») ; la fin de leur cheminement devrait les mener à une nouvelle journée de contribution à ce grand projet que représente Champasak.

De l’autre côté de Kampung, sur une terre froide et peu propice à l’ébullition de la révolte, les « patients » étaient déjà levés. Attention, dire d’eux qu’ils sont des prisonniers, c’est ne pas vraiment voir ce que le gouvernement fait pour eux. Et ne pas être reconnaissant, c’est trahir. Deux heures plus tôt, les microphones sur les murs des centres de rééducation ont beuglé leur routine. Alors, les deux catégories de patients se sont dressées sur leurs jambes. D’abord, les simples sceptiques ou dénialistes, ceux qui ne reconnaissent pas le Shanga batal par pur manque de renseignement et de culture. Leur traitement est doux, on ne voudrait pas qu’ils aient à se plaindre du réveil. Si leur « convalescence » ne pose pas de problème, leur réveil est plus doux et plus sucré, avec une dose de Coco pops (supplément de sucre si les « patients » sont de bons garçons). De l’autre côté, les « patients » nécessitant une thérapie de choc se lèvent avec la musique qui bourdonnent dans leur tête, comme si une cloche résonnait dans leurs oreilles. Pas de coco pops pour les réfractaires ! Une tartine de rien leur suffira (ou gruau de riz pour les patients modèles). Direction la salle commune, où le directeur leur fera le topo de la journée. M. Suraba est très tatillon, et celui qui osera tousser risque de ne plus reparaître à ses compagnons. Eh oui ! Hors de question de véhiculer des maladies qui pourraient entamer notre main d’œuvre !
Pendant que les « bons patients » se tiennent dans une salle de classe, comme s’ils revenaient à l’enfance, les « mauvais patients » triment à longueur de journée à fabriquer des souliers que des petits occidentaux capitalistes pourront porter à leurs pieds de porc. Celui qui dira que vendre nos produits à l’étranger est contradictoire vis-à -vis de nos positions est un capitaliste notoire. Vous ne voudriez pas trahir n’est-ce pas ? D’autant plus que des affiches vous regardent pendant que vous travaillez d’arrache-pied. Il n’y en a pas chez les « patients dociles », mais vous, vous en avez partout autour de vous. Et n’essayez pas de regarder les étoiles, car l’affiche stipule bien : « To lan matia, prodo belù » (« détourner les yeux, c’est trahir »).
