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Leçon n°1 : comment tuer son père

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Leçon n°1 : comment tuer son père


    2016年11月12日-海京
    12 novembre 2016
    Palais présidentiel, Haijing


    Depuis deux mois maintenant, la tension était redescendue au palais. La campagne présidentielle était terminée, et les esprits étaient beaucoup moins occupés. Dongfang se montrait un peu plus serein. Bien sûr, il l'avait toujours été : sa position au sein du parti n'avait jamais été menacée. Le parti communisme continuait de dominer les urnes, et il tenait fermement les rênes de son parti. Aucun risque d'éviction, selon lui.
Yuming venait de prendre la tête du Secrétariat de la Jeunesse. L'éducation des plus jeunes l'intéressait beaucoup, et elle faisait de ces nouvelles responsabilités une priorité dans son agenda bien occupé. Ce qui l'intéressait beaucoup moins, c'était l'éducation de la petite Shaya, qu'elle avait un peu délaissée ces derniers temps. Yuming détestait cette enfant née dans les déchets de Haijing que son père avait fini par adopter pour se faire bien voir. Elle trouvait Shaya grotesque, vulgaire et inintéressante malgré l'effort mis pas les gouvernantes pour l'habiller et l'éduquer comme une des leurs. Malgré le maquillage, malgré les paillettes, malgré les qipao, elle restait la petite fille moche aux dents éclatés.
    Shaya, elle, avait fini par prendre possession du palais. Elle se faisait petit à petit aux coutumes un peu précieuse de la noblesse baishanaise : ne pas manger avec les mains, ne pas crier, ne pas courir, être polie... tout ce qu'elle n'était pas avant. Elle apprenait à lire et à parler correctement aussi. Bien que Yuming avait commencé son éducation, c'était le plus souvent les gouvernantes qui lui faisait la lecture. Elles étaient plus patientes et plus dévouées. Elles étaient là pour ça, contrairement à Yuming qui avait tant de choses à faire. Quant à Dongfang Po, Shaya ne le considérait pas comme un père, bien qu'elle était consciente que c'était ce qu'il attendait. Elle continuait d'avoir des difficultés à le cerner : tantôt doux et tendre, son attitude s'ombrageait soudainement pour un détail et le président éclatait dans des colères tempétueuses. Elle avait peur, autant que le pouvoir de cet homme la fascinait. Un jour, lui avait-il dit, elle en aurait aussi. Mais pour ça, il fallait qu'elle travaille dur, et comprenne les valeurs du Parti Communiste.

    — Quelle est la capitale du Negara Strana ?
    — Ah, ça je m'en rappelle, c'est Kotorakyat !
    — Kotarakyat... Reprit Yuming. Ou Míndū(1) en baïshanais. Maintenant, la capitale du Lofoten ?
    — Euh... Je ne sais plus.
    — Tu ne retiens rien. C'est la troisième fois qu'on le voit cette semaine.
    — Mais il y a tellement de pays, Jiejie !
    — Arrête de m'appeler comme ça... je ne suis pas ta soeur. C'est Pembertøn, Péngběidùn(2) en baïshanais.
    Shaya retranscrit le nom sur une fiche de papier, non sans faire une erreur de caractère. Yuming, qui en avait marre de reprendre l'enfant ne lui fit aucune remarque et décida d'ignorer l'erreur.
    — Je croyais que le Lofoten était un pays ennemi. Remarqua Shaya.
    — Oui, et ?...
    — Bah pourquoi on apprend des choses sur les pays ennemis ?
    Yuming souffla. La question, pour une fois, paraissait intelligente, mais lui répondre restait une corvée pour la Première-Secrétaire qu'elle était.
    — Comment veux-tu attaquer un pays si tu ne connais pas le nom de sa capitale ? Se contenta de répondre Yuming. Leçon terminée pour aujourd'hui, j'ai autre chose à faire.
    Shaya ferma son cahier et Yuming quitta la pièce sans un autre mot.

    Ce soir-là, Dongfang et Shaya étaient seuls sur la grande table à manger. C'était une chose plutôt rare : le président dînait souvent entourés de certains collaborateurs, ou était invité à droite à gauche. Souvent également, Yuming passait, mais ses nouvelles fonctions l'occupaient suffisamment pour qu'elle ait à dîner ailleurs. Po profita de ce moment pour s'enquérir de l'avancé de l'éducation de sa fille adoptive.
    — Qu'as-tu appris aujourd'hui ? Demanda-t-il.
    — La capitale du Lofoten, c'est Pengberting.
    — Pembertøn. Corrigea le vieil homme. C'est tout ?
    Shaya hocha la tête.
    — Tu n'as donc rien appris.
    — C'est pas de ma faute, c'est Yuming, elle avait des choses à faire.
    — Si tu attends Yuming à chaque fois pour apprendre quoique ce soit, tu n'apprendras rien. Tu dois aussi apprendre seule. Tu es inefficace, et paresseuse.
    La fillette baissa les yeux dans son assiette. Elle se fichait bien de décevoir cet homme qui n'était pas son vrai père, mais elle détestait qu'on l'insulte aussi gratuitement.
    — Ça sert à quoi d'apprendre des choses sur les pays ennemis ? Demanda finalement Shaya. Yuming m'a dit que c'était pour les attaquer.
    Le président resta silencieux un instant, puis répondit :
    — On ne cherche pas à attaquer les autres pays, même si ce sont nos ennemis. La paix et la stabilité doivent toujours être la priorité du chef de l'État. Il doit les maintenir, même s'il doit user de la force. Apprendre sur les autres pays, c'est apprendre leur fonctionnement et leurs erreurs. Et si tu veux du pouvoir sur quelqu'un, tu dois le connaître mieux qu'un ami.
    — Mon père disait que les ennemis, il fallait les combattre avec les armes.
    Irrité par la remarque, Dongfang répondit agressivement.
    — Tu n'avais pas de père avant moi. Et c'est parce qu'il pense ça qu'il est en prison.
    — Mais c'est pourtant plus logique, non ? Tue l'ennemi, et il n'existe plus.
    — C'est bien plus compliquée que cela, Shaya. Je vais te montrer cela.


    (1) Míndū (民都) : « capitale du peuple », traduction plus ou moins fidèle de Koryakat.
    (2) Péngběidùn (鹏北顿) : transcription phonétique signifiant « Capitale du Nord du grand oiseau ».
    Note : le "baïshanais" désigne le mandarin au baïshan (mandarin standard, avec le vocabulaire de Geokratos).
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    Dans l'avion présidentiel
    En direction de Heiyan


    C'est la première fois que Shaya prenait l'avion. Le décollage avait été effrayant. Comment pouvait-on faire voler un appareil aussi lourd ? La pauvre enfant avait bien cru qu'ils s'écraseraient sur l'asphalte de l'aéroport. En face d'elle, Dongfang Po était resté impassible, sérieux et impressionnant comme la Statue de Lishan. Puis, au fur et à mesure du vol, l'effroi avait laissé place à l'émerveillement. La petite baïshanaise pouvait désormais admirer les nuages vus du dessus. Elle qui ne les avait vus que depuis la terre était fascinée par ces traînées de coton blanc duveteux qui semblaient à portée de main. Avait-ce vraiment le goût de la barbe-à-papa comme certaines histoires le prétendaient ? 
    L'enfant admirait les paysages qui défilaient devant elle. Mais aux yeux de Po, cette activité n'avait guère d'intérêt et il se lassait de voir l'enfant flâner et rêver. Elle était une fille du parti, désormais. Alors, il sortit un livre et le tendit à l'enfant.
    — Tiens, lis ça. Ça te sera utile.
    Shaya prit le livre et déchiffra le titre.
    — Xíng... Yí... Yǐng... Pián ?
    — Xíngyǐng Piān, « de l'Ombre et de la Forme ». C'est un livre de Maître Wuyou. C'est le troisième volume de son œuvre « La Voie de la Force ». Ce volume en particulier enseigne l'usage de faux-ennemis, des rumeurs et des leurres. Ce sont des atouts indispensables pour diriger.
    La petite fille, qui ne devait pas avoir plus de douze ans, écarquilla les yeux. Ce livre avait l'air beaucoup trop compliqué. Mais sous le regard insistant de Po, elle commença à tourner les premières pages pour essayer de lire. Voyant que Dongfang la surveillait, elle n'osa pas quitter le livre des yeux et se força à deviner les caractères qu'elle ne savait pas lire.


    Aéroport de Heiyan.

    L'avion venait d'atterrir. Po, accompagné de quelques uns de ses secrétaires et de Shaya, descendirent de l'avion. Shaya restait en retrait du convoi, le président ne souhaitait pas qu'elle apparaisse sur les photos des journalistes. Il ne la retrouva qu'au moment de prendre un véhicule. Les vitres teintées cachaient le vieil homme et sa fille adoptive. Il en profita pour prendre des nouvelles sur ce qu'elle avait lu.
    — Qu'as-tu compris de tes lectures ?
    — Euh... Hésita l'enfant, avant d'admettre : je n'ai rien compris. Il y a trop de caractères que je ne comprends pas.
    Le président Po souffla.
    — Yuming ne sait pas enseigner, je n'aurais peut-être pas du te confier à elle.
    La petite Shaya cacha un sourire. Elle ne portait pas Yuming dans son coeur. Celle qu'elle appelait jiějie (« grande soeur »), plus pour l'embêter que la satisfaire, ne cessait de la mépriser. Alors entendre Po, principale figure d'autorité du pays, l'invalider lui donnait une satisfaction jouissive qu'elle peinait à divulguer. Jusqu'à ce que Dongfang ajoute :
    — Nous allons intensifier tes cours.

    Le véhicule démarra. Shaya regardait furtivement par les fenêtres noircies. Rien ne ressemblait à Haijing. Au loin, les montagnes se revêtaient de blanc. Les maisons paraissaient plus pauvres, et calme. C'était Heiyan, à l'autre bout du pays, loin de l'activité et de la modernité de Haijing.
    — Au fait, on va où ? Demanda Shaya.
    — En prison.
    — Hein ?
    La fillette ne cacha pas son incompréhension.
    — Nous allons dans la prison de Heiyan. Je vais te donner ta première leçon de pouvoir.
    — Ma première leçon de pouvoir ? Mais pourquoi a-t-on besoin de venir aussi loin ?
    Dongfang Po marqua un silence avant de répondre froidement.
    — Nous allons rendre visite à ton père.
    Shaya sentit son sang se glacer.
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    La petite fillette n'avait pas parlé, impressionnée des grands couloirs blancs de la prison. Elle savait que derrière ces murs, il y avait les plus grands meurtriers du pays. Heiyan était connue pour être la prison la plus sévère du Baïshan et était incroyablement surveillée ; en sortir relevait presque du miracle. Dongfang marchait à ses côtés, la guidant dans ce labyrinthe effroyable. Puis ils arrivèrent devant une porte blindée. Shaya avait peur. Elle ne savait pas ce qui l'attendait vraiment derrière cette porte. Dongfang s'approcha du gardien de prison qui les avait menés jusqu'ici, ce dernier lui tendit deux pistolets. Le président vérifia les barils et cacha les armes dans les poches de sa veste. Une à droite, une à gauche. Puis il revint vers Shaya.
    — Tu es prête ?
    Shaya secoua la tête. Elle ne l'était pas. Mais Dongfang se fichait bien de sa réponse, en réalité. Il ouvrit la porte d'une main assurée et guida la fillette dans la cellule.
    À l'intérieur, les murs étaient blanc et sans fenêtre. La seule lumière était celle de l'ampoule qui pendait au plafond. La seule entrée était celle par laquelle ils étaient entrés. Il n'y avait rien d'autre dans la pièce, si ce n'est la présence du prisonnier.
    Gao, le véritable père de Shaya, était menotté et attaché au mur. Ses yeux étaient bandés afin qu'il ne puisse pas voir. À l'entrée du président et de Shaya, il releva la tête comme pour tenter de deviner qui pouvait bien être rentré. Il eut la réponse à sa question quand la petite baïshanaise le vit.
    — Papa ! Cria-t-elle.
    Elle tenta de se précipiter vers lui, mais Dongfang lui attrapa le poignet.
    — Shaya, c'est toi ? Que fais-tu ici ?
    Dongfang s'adressa à Shaya.
    — Cet homme n'est plus ton père. Pour la simple et bonne raison qu'il n'est plus un homme. Quand tu rentres dans cette prison, tu n'as plus aucune humanité. Et en général, tu perds ton humanité avant d'y entrer. Quand tu rentres dans la prison de Heiyan, tu es mort pour l'extérieur. Tout le monde se fiche bien de savoir si tu es encore vivant. Personne ne sait quand tu meurs vraiment.
    Dongfang sortit de sa poche droite le pistolet qui s'y trouvait et le tendit à Shaya.
    — Aujourd'hui, je vais te montrer que le premier des pouvoirs est celui de vie et de mort. Celui qui peut décider de faire vivre ou faire mourir quelqu'un est celui qui détient le plus de pouvoir. Je vais aussi te montrer pourquoi tuer ne résout pas tous les problèmes. Prends-le.
    Il agita le poignet pour que la fillette prenne l'arme. Shaya prit le pistolet et l'examina. C'est la première fois qu'elle en voyait un, pour de vrai. Cela lui faisait terriblement peur. Que voulait-il qu'elle fasse avec ?
    — Maintenant, tue-le. Ordonna Dongfang.
    Les yeux de Shaya s'écarquillèrent. Elle ? Tuer son propre père ? Elle regarda le président comme si elle n'était pas sûre de ce qu'il lui demandait. Alors, il répéta :
    — Tue-le, vas-y !
    Gao, en entendant l'ordre, s'agita.
    — Vous ne pouvez pas lui demander ça ! Vous êtes un monstre !...
    — Papa... Commença à pleurer l'enfant.
    Dongfang s'approcha de Shaya et lui dit plus doucement, comme un encouragement :
    — Tu peux le faire. C'est toi qui en as le pouvoir.
    Gao continua de s'agiter, puis dit finalement à Shaya :
    — Shaya... Si tu ne tires pas, c'est toi qu'ils vont tuer. Vas-y, tire. Je suis déjà mort...
    Les paroles de son père déstabilisèrent la petite baïshanaise.
    — Non, je ne peux pas !... Pleura-t-elle.
    — Tu peux le faire. Lui répondit Gao la voix pleine d'émotions. C'est moi qui te le demande, pour que tu vives.
    Alors, lentement, Shaya releva le bras et le pointa sur Gao. Elle tremblait, et n'était même pas sûre de bien viser.
    — Je ne peux pas... Dit-elle en sanglot.
    Alors, Dongfang l'encouragea à nouveau :
    — Il ne suffit que d'appuyer. Tu y es presque. Tu verras comme c'est libérateur.
    Le regard de Shaya passa de la tristesse à la colère quand il se posa sur l'homme. Comment pouvait-il lui demander ça ? Que voulait-il d'elle à la fin ? Est-ce que ça allait être ça toute sa vie ? Combien d'hommes allait-il lui demander de tuer ?
    Alors, désespérée, et comprenant qu'elle n'était que le jouet de cet homme, elle replia le bras et pointa l'arme sur sa tempe.
    — Libérez-le ! Cria-t-elle. Libérez-le où je me tue !
    Gao, comprenant le revirement de situation, lui cria :
    — Shaya ! Ne fais pas ça !
    Quant à Dongfang, il n'avait pas bougé d'un iota. Il s'avança légèrement, et d'une voix calme, mais ferme, il lui dit :
    — Vas-y, tire. Fais-le !

    Shaya ne s'attendait pas à cette réaction. Le président la prenait pourtant pour sa fille... Quel père encouragerait sa fille à se suicider ?... Elle ne comprenait pas la leçon du président. « Celui qui a le pouvoir de faire vivre ou de faire mourir détenait le pouvoir »... mais actuellement, elle n'en avait aucun. Alors, la seule solution qu'elle trouva pour prendre le dessus sur cet homme fut de pointer l'arme sur lui. Après tout, la seule vie qui lui importait était la sienne, non ? Mais même lorsque le pistolet fut pointé dans sa direction, Dongfang ne broncha pas.
    — Vas-y, tire ! Dit-il même.
    Les mains de la petite Shaya tremblaient. Elle n'était pas une tueuse, elle le savait au fond d'elle-même. Et pourtant, elle exécrait l'homme qui se trouvait de l'autre côté du canon. Elle voulait qu'il meurt, comme elle aurait voulu mourir pour sauver son père... Elle allait le tuer, pour les sauver tous les deux. Alors, elle ferma les yeux. Elle pleurait. Puis, elle tira.

    Un son de tir retentit dans la petite pièce sans fenêtre. Shaya n'ouvrit pas tout de suite les yeux. Elle venait de tuer le président. Elle ? L'avait fait ?... Elle tremblait encore plus, elle était en état de choc complet. Puis, elle ouvrit doucement les yeux. Et là, son souffle se coupa quand elle trouva devant elle, debout, droit, Dongfang Po. Le président se tenait toujours devant elle, et pointait de sa main gauche un pistolet. C'est lui qui venait de tirer. Et de l'autre côté de la pièce, Gao gisait, mort. Le pistolet de la petite Shaya n'était même pas chargé, et elle comprit que depuis le début, elle n'avait aucun pouvoir, car il était le seul à pouvoir faire vivre ou faire mourir.
    Le président s'accroupit vers l'enfant, toujours en état de choc, et lui dit :
    — Tuer ne sert à rien, car il y aura toujours des gens qui voudront te tuer. Tue une personne, et t'en convaincras dix de venir t'abattre.
    Puis, il récupéra l'arme vide que la fillette continuait de pointer vers lui, les mains tremblantes.
    Elle n'était pas une tueuse, elle le savait. Mais elle se promit qu'un jour, elle se vengerai.
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