11/05/2017
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Depuis sa cellule, un Poëtoscovien...

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𝐃𝐞𝐩𝐮𝐢𝐬 𝐬𝐚 𝐜𝐞𝐥𝐥𝐮𝐥𝐞, 𝐮𝐧 𝐏𝐨𝐞𝐭𝐨𝐬𝐜𝐨𝐯𝐢𝐞𝐧...
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Lettre d’un innocent et malheureux garçon


............Le pas chancelant, Elizaveta B. était revenue de ces soirées moscovites où, depuis le départ de son amant, elle passait le plus clair de son temps. Il faut dire que les derniers jours avaient été particulièrement éprouvants, elle qui n’avait plus la moindre nouvelle de cet être avec lequel, s’ils s’étaient rencontrés il n’y a que peu, ils semblaient former l’une de ces unions qui marquent l’esprit par leur apesanteur. Résolue, pourtant, à ne lui trouver que des qualités, tant en tout point il sembla l’aimer et avoir été créé pour lui convenir, elle acheva de s’avouer vaincue, reconnaissant ce songe comme n’étant qu’idéaliste. Vadim ne lui était donc plus qu’une sorte d’escroc, tout au plus, dont leur jeu commun avait vraisemblablement fini par le lasser, puisqu’il s’en était allé sans aucun avertissement ni aucune excuse.

............ Ayant dans les veines plus d’alcool que de sang, Elizaveta traversa le vestibule, regagna son appartement et n’en sortit que le lendemain. Le courrier qui lui était adressé, reposant au fond de sa boîte aux lettres, attendit alors jusqu’au jour qui suivit, et quoiqu’elle ne fut pas tout à fait sobre malgré le temps écoulé, elle lut la missive dont elle était destinataire à la manière d’une personne qui n’était pas tout à fait ivre non plus :


............ Ma splendide Elizaveta,

............ Je vous ai écrit, souvent, sans doute trop, et vous me répondiez alors comme l’on répond à un ami qui s’accroche à on ne sait exactement quoi. Je ne sais pas pourquoi je l’ai fait, ni pourquoi je vous ai toujours parlé de tout ce qui m’a pu traverser l’esprit, mais je l’ai fait, et je ne puis que vous promettre que je ne cesserai de continuer à vous dire chaque pensée qui me vient. Ma très chère Lizaveta, je ne vous parlerai pas d’Amour, je ne vous parlerai même pas de nous, car j’ai des projets qui dépassent la nature humaine, l’échelle du temps et la folie que j’éprouve. Oh bien sûr ils ne seront pas grands, la fin n’en sera pas extraordinaire, mais je crois devoir le faire, comme si je n’avais eu, de ma naissance jusqu’à ce jour, qu’une unique volonté. Je ne m’y efforcerai pas pour vous plaire, ni pour convenir à quiconque. Je pense devoir le faire, d’un égoïsme que j’ai du mal à celer, pour moi-même et parce que le besoin m’a séduit, parce que le projet de me révéler pleinement est fou, et donc un peu à mon image.

............ Jamais je n’ai su vous écrire avec mesure, comme jamais je ne vous ai aimé dans la nuance, et comme jamais je ne pourrai cesser de vous adresser chacune de mes pensées. Je vous rencontrai d’une manière fort simple et en fus épris presque immédiatement, d’un Amour tel que je n’en connus de semblable de toute ma vie. De cette vie-là, je ne crois apercevoir pour dessein que celui de vous adorer, sinon de vous écrire. C’est alors ce que je fais, avec une simplicité qui m’étonne moi-même mais qui, je l’espère, saura séduire encore au moins un fragment de votre cœur. Le mien, ma chère amie, souffre d’un passé dont je ne sais me délivrer ; le destin me fut cruel, comme il tente de l’être de nouveau puisqu’il me veut énamouré de vous en ces heures où nous sommes loin l’un de l’autre. J’aurais mille fois préféré ne pas devoir vous dire chaque sentiment qui me traverse, et pourtant il semble le falloir, car je ne saurais vivre sans vous témoigner ni la force de mon inclination ni la nature de mes espérances. Je les sais toutes vaines ; ne croyez pas que j’ai succombé aux illusions, mais souffrez que je ressente le besoin de vous les partager.

............ Il me faut aller droit au but et cesser de dissimuler ce que j’ai véritablement hâte de vous dévoiler. Vous connaissez évidemment mon penchant à des degrés extrêmes pour la littérature, et plus particulièrement pour certains styles qui me procurent bien des tressaillements. Car j’ai passé plusieurs éternités à vous parler de Dostoïevski, vous vous doutez alors que j’aimerais écrire, écrire comme lui, comme un dieu, et pourtant je ne le puis pas. Chaque page, lorsque j’essaie de raconter quelque chose, reste blanche. J’atteins ainsi une forme de perfection absolue, mais dont je ne saurais m’accommoder. Toutefois, il y a une exception à cette règle, une unique manière qui me fait penser que tout serait encore possible : j’aime vous écrire. Au-delà d’aimer, j’oserais presque dire que j’y arrive, et que, très largement, le résultat me convient, ou du moins je l’accepte, car il s’agit de très loin de mes meilleures façons de dire le monde, voire de vous transmettre avec minutie les détails de mes réflexions et de mes vies antérieures.

............ Je ne saurais faire autrement pour écrire, ma chère Lizaveta, que de m’y livrer en vous délivrant l’histoire que je voudrais coucher sur papier, nécessaire à la compréhension de notre situation. Aussi ai-je pris le parti d’entreprendre ce procédé comme il paraît le plus logique de s’y adonner. Sachez alors que je suis sincèrement et infiniment désolé de vous accabler d’une lettre dont vous constaterez la longueur avec effroi, et alors même que vous semblez parfois désespérée par le nombre de mots que je vous adresse. Cela n’est, certes, plus le cas ces derniers temps, mais ne prenez alors pas chaque chose que je puis vous dire comme un affront volontaire de ma part, mais plus comme une liberté que vous m’accordez, voire comme une confiance que je vous attache.

............ Oh, Lizochka, je me dois de vous faire le portrait de mon cœur, dans ses moindres détails, ou je serai bien malheureux. Je le ferai alors, sans que vous n’ayez jamais aucun repère : je tâcherai donc de vous en instruire. Aujourd’hui – vous le savez assez maintenant – je n’ai de poitrine qui bat que pour m’incliner devant vous, mais il n’en fut regrettablement pas toujours ainsi, et mon cœur n’étant rien d’autre que le fruit de son histoire, je ne puis, pour vous le dépeindre, que vous en faire le récit. Sans doute vous paraîtra-t-il sinistre, voire inconcevable, mais ne doutez en rien de ce passé dont les souvenirs qui me reviennent m’inspirent encore les pleurs les plus insupportables et les effrois les plus glaçants.

............ Comme vous vous en doutez sûrement, je naquis de ma rencontre avec une autre. Ne croyez pas que mon inclination fût pour elle plus importante que celle que je vous dois : il s’agissait avant tout d’une folie dont les traits se sont mués en déchirures profondes, et que vous observez chaque fois que vous vous laissez aller à me regarder droit dans les yeux, ces mêmes fois où votre regard m’ensorcelle sans que je n’y puisse rien. Lorsque j’aurai achevé de tout vous raconter, vous ne me verrez plus que davantage en fou qu’en ami. Ce serait là une vision de nous qui me déplairait, quoiqu'elle puisse s’approcher plus nettement d’une réalité que j’abhorre et dont je feins d’ignorer chaque indice qui me rappelle à elle.

............ Avant de vous faire le triste récit d’une jeune femme pour laquelle j’entretiens une particulière compassion, en pensant à une histoire bien trop tragique pour un être avec tant de talent, laissez-moi vous dire quelques mots car, si je semble ne jamais écrire avec légèreté ou avec joie, c’est qu’une telle expression m’est un besoin. En outre, le contexte dans lequel je vous écris m’y contraint. Vous direz donc que je me prends au sérieux quand je n’en vaux pas l’énergie, et vous aurez raison, mais il y a des jours où je voudrais tout vous dire, et pourtant je redoute de le faire, car je tiens à ce que vous ne m’estimiez pas comme le font tant d’autres, en homme étrange. Oh cette vision que vous auriez de moi me navrerait le cœur ! Tout cela n’est alors pas un jeu, ce n’est pas non plus toute ma vie : il en serait plutôt de mon imagination qui prendrait des ailes et se voudrait déjà près de vous, à vous révéler l’infortune de connaissances que je me suis faites dans mon esprit et au-delà.

............ Il y a peu, j’allai en ville pour m’acheter quelques livres avec une amie, également l’une des vôtres, et dont vous savez que nous sommes tous deux épris de littérature, avec plus grande précision de celle appartenant à notre romantisme poëtoscovien. Nous tombâmes à l’endroit que nous cherchions tant, et j’achetai alors plusieurs ouvrages dont j’avais entendu parler, tous du même auteur, que je vous évoquais il y a moins d’un instant, celui qui vole mes nuits, dont le génie me fait frissonner rien qu’en y pensant et dont les mots m’ont inspiré tant de pleurs… D’un blanc presque trop classique, m’appelant irrésistiblement, sa tranche semblait me transporter dans un passé que je m’étais efforcé d’oublier depuis bien longtemps. L.I. de D., par les deux mots qui composent son titre, me faisait déjà m’imaginer toute une atmosphère, toute une mélancolie, toute une folie sans doute. Depuis que je l’ai acheté, il y a environ un mois, il a siégé à notre chevet, presque fièrement, sans pour autant que je l’aie lu. Tout cela, vous le savez sans doute, et pourtant vous devez n’en avoir rien compris. Je crois avoir repoussé ce moment, probablement par manque de courage et de crainte de ce que je pourrais y redécouvrir, sans doute également par crainte de m’y retrouver. Maintenant, je donnerais tout pour l’avoir près de moi ; et pourtant j’avais peur, véritablement, sans qu’aucun mot ne pût mieux caractériser ce qui me pesa. Il me semblerait presque que je ressentis davantage que cela. Je passai plusieurs nuits, à la lumière d’une lampe que je laisse usuellement allumée pour lire ou vous écrire quelques vers, à regarder la couverture du livre qui semble me défier, et seuls dépassaient alors de notre drap deux yeux qui ne savaient plus faire comme si cette œuvre n’avait jamais existé. Vous dormiez alors, et moi je survivais. Je n’ai toujours pas lu la moindre page de ce qui me procurait un tel effroi, je vous écris pourtant à ce sujet comme si j’avais connaissance de toute l’horreur dont regorge l’ouvrage sans que je puisse en douter. Je suis résolu à le lire après avoir achevé l’exil dans lequel je suis jeté, bien que j’ai craint trop durement – certainement à tort – de retrouver des traces de ce que j’ai vécu ou pu vivre avec celle dont je voudrais vous faire le récit. Mais je le lirai, Liza, dès le jour où je serai revenu.
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............ S’il me fallait la décrire, cette amie, je vous dirais qu’elle faisait environ ma taille, environ mon poids, et nous étions totalement inséparables jusqu’à ce qu’elle disparaisse à jamais sans me laisser d’adieu. C’est d’ailleurs depuis cela que je vous prononce chaque « au revoir » comme s’il s’agissait du dernier, et que vous pouvez parfois voir tant de peine dans mon regard alors que nous nous promettons pourtant de nous revoir le lendemain. Ses cheveux étaient exceptionnels, tout comme son long manteau noir, tout comme son style qui a inspiré ma manière, toujours actuelle, d’exister. Il me sembla qu’elle fut heureuse un temps, du moins qu’elle n’était pas consciente que cela était faux. Sa beauté était poignante, presque lapidaire, et elle parlait comme si elle fut née pour cela. Quand bien même on ne l’écoutait que peu d’ordinaire, moi je l’observais avec une fascination que je n’ai cessé de conserver. Sa voix, comme son rire, comme sa façon de pleurer, portait cette splendeur que je retrouve quelque part chez vous. Dès le premier instant, je la sus mon prophète, et jusqu’au dernier je crois qu’elle ignora qu’elle le fut. Je ne prétends pas que cette brève description suffise à vous figurer la femme qu’elle était alors, mais cela n’en est pas moins le souvenir que j’en garde et dont je voulais vous faire part.

............ Dès les dernières années que je passai avec elle – sans le savoir –, nous fûmes pris tous deux d’une folie semblable. Il s’agît alors du seul passage de ma vie où je crus ne pas être amoureux, du moins pendant un temps, comme si même pour mon cœur celui-ci s’était arrêté. En vérité, je l’étais plus que je ne l’ai été depuis. Oh, jamais je ne me suis tant amusé, et si vous trouvez dans le caractère de l’homme que je suis devenu un ennui profond, c’est que vous ne fûtes pas présente dans ma vie lorsqu’elle et moi aimions, par-dessus tout, éviter d’avoir le temps de réfléchir. Nous affichions aux yeux du monde un sincère mépris pour ceux suivant les règles stupides que nous imposait une société que nous considérions intensément absurde et dont chaque trait d’ineptie nous distrayait. Elle aimait Hugo, j’aimais Baudelaire. Tout parfait littérateur nous aurait considérés inconciliables, entre nous et avec nos convictions profondes, et pourtant cela nous allait, car nous avions en horreur tout ce qui prétendait à l’exercice de la perfection. Elle trouvait en les autres un grotesque dont elle riait, et voyait dans les causes qu’elle défendait une espèce de sublime. C’était sans doute ce qu’elle tirait de ses inspirations romantiques. De mon côté, les frontières n’étaient pas aussi nettes et j’éprouvais une sincère appréhension quant au fait que l’on puisse nous juger aussi sévèrement qu’elle le faisait avec tous. Elle, s’en fichait littéralement et conservait une forme d’indifférence à l’idée que certains puissent la penser de la manière dont elle les estimait. Vous-même, ma chère amie, qui vous dites défendre cette émancipation, je sais que vous l’auriez détestée. Peut-être l’auriez-vous pensée misanthrope. Beaucoup la trouvaient ainsi d’ailleurs, et pourtant c’en était tout le contraire, et ses paradoxes aujourd’hui encore me sont d’une brutalité telle qu’ils m’empêchent de vous retranscrire ce qu’elle incarnait avec la minutie que je voudrais. Elle était telle qu’il fut impossible pour moi de retrouver quiconque posséderait l’intégralité des traits que j’aimais chez elle.

............ De ses idées, je souhaitais être une forme de reflet, et je m’y exerçais pleinement, sans le moindre répit, comme s’il fallut pour demeurer près d’elle que je fusse, à peu de choses près, son miroir. C’en était comme si je pressentais que je devais atteindre un objectif dans l’espoir d’un salut universel que tous m’accorderaient pour l’avoir suivie, elle qui était mon messie.

............ Je me sentais, à côté d’elle, ainsi qu’une petite chose, toute petite et parmi tant d’autres. Le monde était si grand, l’humanité était si vaste, qu’il était impossible que ma vie pût avoir la moindre importance. Je ne comprenais alors pas que, si elle ne devait avoir qu’un objectif, ce n’était pas celui d’être estimé de la masse – ce que, de toute évidence, je ne recherchais pas – mais bien de ceux que l’on aime. Je m’étais perdu, peu, très peu, mais perdu tout de même, dans des formes de considérations vaines, dans l’illusion d’un dessein général, sans comprendre que rien n’avait besoin de but pour atteindre la beauté. Je me sentais une petite chose, mais non pas qu’elle ne m’accordât trop peu d’attention, bien au contraire ; seulement, elle m’en accordait tant que je ne parvenais à imaginer le monde tel qu’il aurait pu être différemment. On aurait pu y voir une forme de paresse intellectuelle, de flegme affectif, si courant chez les hommes, pourtant si grossier, et comme si je n’existais en vérité que pour réinterpréter les pensées étrangères à ma conscience, comme il appartient à tout un chacun de le faire, l’enseignement comme dogme, le dogmatisme comme réalité.

............ « L’homme, comme la femme d’ailleurs, est un être méprisable. Il serait vain de chercher à en établir un classement, déterminant que tel être le serait plus que tel autre, etc. : tout humain me semble méprisable à sa façon – c’est là toute la tragédie, car il s’y complaît, et moi le premier. Cependant, considérant la grossièreté comme capacité pouvant être parachevée à l’infini, force est de constater, à longueur de temps, que les garçons tendent davantage vers l’animalité que les demoiselles. Non pas qu’elles en soient plus éloignées ! Simplement que la société les a dissuadées d’emprunter ce chemin, là où l’homme n’a toujours eu qu’un modèle : la bête. Sans cesse, on dirait que chacun semble chercher à en être indiscernable, et ce n’est non pas sans y parvenir, puisqu’il devient désormais bien difficile de séparer certains cercles d’hommes de certains élevages tant leurs actes et leurs bruits se veulent proches. Bien sûr, on me répliquera que non, on s’insurgera, même, en entendant cela, et, sidéré, offusqué – offusqué car offensé –, il me sera sauvagement hurlé toute l’indignation du monde. Oh mais ce serait à moi de m’indigner ! Tout être méprisable en contradiction avec cela prouverait, de facto, la véracité de la chose, et il n’en serait plus une insulte envers l’humanité mais bien envers Dieu Lui-même ! »

............ Voilà, en peu de choses, ce que je vous aurais dit durant le temps de ma jeunesse. Non pas que je n’en fusse plus tout à fait convaincu : seulement, j’ai arrêté d’y penser, sinon de penser tout court, comme l’a toujours fait la masse dans laquelle j’avais appris à me fondre, du moins plus que mon amie. Merveilleux mimétisme qu’est le fait de feindre l’ignorance ! Tout le monde s’y laissait berner, et j’obtins alors la tranquillité dès que je fus en âge d’en comprendre l’importance, ce qui, dès lors, me demeura la volonté suprême. Au fond, je n’avais que faire que l’on sût que j’avais raison. Moi je le savais, et je méprisais trop les autres pour que leur considération m’importât.

............ Elle, refusa cette facilité, et quoique cela fût sa philosophie dans la plus grande exactitude, elle l’assuma toujours ; c’est d’ailleurs ce qui me permet aujourd’hui de vous le retranscrire de la sorte.

............ Comme tout dimanche, il était convenu ensemble que nous nous retrouvions. Principalement, nous nous employons à écrire quelques vers qui nous faisaient rire, ou à parler littérature. Bien souvent d’ailleurs, nous embarquions avec nous nos livres du moment afin que chacun prononce un passage apprécié de l’autre. C’était alors cette rencontre avec elle que j’attendais chaque semaine comme une consolation de la lenteur de tout autre instant, mais cette fois, elle ne vint pas. J’eus beau l’attendre trois heures dans le parc que nous avions pour habitude d’investir, j’eus beau arpenter le quartier entier, jusqu’à faire le tour des colonnes de l’imposant musée où elle me disait trouver son inspiration : son absence fut le sujet à la pointe de ma plume. J’observai chaque silhouette qui aurait pu correspondre à la sienne, d’un regard interrogateur et navré, d’un alanguissement toujours plus débordant, chacune m’étant une douloureuse déception. Un homme en costume passa, et quoiqu’il le revêtait avec cette forme de négligence témoignant d’une origine sans prétention, il conservait cette sorte de prestance propre aux grands hommes dont l’aspect grave fait s’écarter une foule d’enfants d’un geste ferme, comme un enfant lui-même faisait fuir en ce même temps une nuée de ces oiseaux cendrés vagabondant sur les trottoirs d’en face. Il tenait à la main un chien dont la retenue égalait celle de son maître, se partageant avec lui une même allure. Derrière eux, deux femmes se promenaient tranquillement, d’un pas bien moins assuré, et l’on pouvait voir dans leur façon de s’exprimer une forme de sympathie entre une fille, presque dame, et ce qui semblait être sa grand-mère. Elles arboraient toutes deux ces sourires complices qui traversent, vraisemblablement, plusieurs générations, analogues à ceux que l’on s’adresse lors de retrouvailles amoureuses, la sincérité comme substrat du bonheur, par lesquels vous-mêmes avez pu quelques fois me rendre soupirant. La femme la plus âgée, adroitement endimanchée, tenait en sa main une canne ordinaire aux contours évoquant un bois presque inventé, et l’on avait l’impression d’avoir retiré à l’arbre jusqu’à son âme, à force de ponçage puis de vernis. Son accompagnatrice, quant à elle, marquait le regard par quelques détails qu’elle avait pourtant tenté de dissimuler. Ses cheveux attachés impeccablement gardaient leur aspect provocateur ; le foulard ornant la veste de son chemisier blanc contrastait avec la joie apparente, quand bien même il était attendu de ce genre de femme qu’elle sache garder la mine sérieuse ; son bracelet, que je distinguai de loin, et sa jupe, trop courte de quelques dizaines de centimètres, renforçaient ce sentiment que rien n’était à sa place et que tout en elle cherchait désespérément une raison dans un monde que nul ne connaissait véritablement. Pourtant, ce parc, mon amie et moi l’aimions pour son aspect presque trop naturel, comme un espace de chaos dans une ville pleine de normes inutiles et de petits objets aux mesures précises, et nous y retrouvions le charme des vastes jardins anglais où l’on a cessé de tailler des arbustes comme des pierres, par goût inespérément retrouvé. Loin des grandes institutions aux portée sans importance, ou de bâtiments imposants qui ne servaient rien d’autre qu’eux-mêmes, et devant lesquels on se devait d’avoir des arbres coupés afin qu’on les crût morts, il était possible de retrouver une verdure se soustrayant à toute forme flegmatique imposée, et en chaque recoin on distinguait alors, même sans y faire trop attention, une sorte d’authenticité qui devenait de plus en plus rare dans ces sociétés de fous prétentieux.

............ Comme la plupart des fois en réalité, je voulus écrire mais n’y parvins pas. Quelque chose me manquait, comme de l’inspiration : sans doute fut-ce elle. Pour moi, la semaine qui s’annonçait avait alors vocation à n’être plus que sans saveur. Elle ne serait pas terrible, horrible, atroce, mais simplement dénuée de sens, dénuée de motivation, dénuée de volonté, presque ainsi que le prolongement de celle dans laquelle nous étions et que j’étais destiné à connaître deux fois plus longtemps. C’était comme si je ne pouvais que conclure par ces joies propres à nos échanges un temps qui n’avait de précieux que nos rencontres, lesquelles n’avaient de précieux que sa présence. Ce fut alors de la manière dont je l’avais pressenti : j’avais vécu sept jours comme l’âme vit sept nuits, et quoique je n’en fusse que plus heureux de la revoir, jamais pareille solitude ne me parut aussi insupportable.

............ Vous vous direz, ma chère Lizaveta, qu’il me fallait alors partir la retrouver, que j’aurais dû me faire ce poète aventureux qui donne tout pour celle dont il manque et, plus que tout, oser l’impensable. J’aurais aimé, en réalité, peut-être même l’aurais-je tenté, mais je ne savais d’elle rien de plus que ce que son apparence laissait à deviner, sinon ses goûts littéraires. Bien que je fusse de ceux qui croient irrévocablement que l’être se définit avant tout par ses conceptions du monde, et donc par la littérature qui lui plaît, comprenez que ce sont là de fort maigres indices pour parvenir à déterminer le lieu où se trouve une personne dont vous ne savez rien de plus. Aussi dus-je me résoudre à attendre le dimanche suivant.

............ À l’instant de nos retrouvailles, la raison de son absence passée fut ma première question. C’est en refusant de me répondre que je compris qu’il s’était, sans doute, passé quelque chose. Certes elle avait toujours absolument tenu à conserver son mystère, mais malgré mon insistance à peine supportable, elle ne céda pas et ne me dit rien. Son énigmatique comportement m’intriguait, d’autant plus qu’elle ne le quitta plus. C’en était comme un immense et épais manteau qui la couvrait désormais, sans que je ne pusse plus voir distinctement celle qui se cachait au-dessous. Quelque part, j’avais perdu une amie pour en retrouver une autre, car elle m’aimait, c’était évident, du moins m’affectionnait, mais elle m’affectionnait comme elle m’avait toujours affectionné, et pourtant elle se faisait plus distante, presque froide par moments, si bien que je ne reconnaissais plus celle pour laquelle j’avais pu éprouver tant d’émerveillement. Oh Lizaveta ! c’est sans doute pour cela que j’ai peur de vous perdre sans pour autant que vous deviez partir ! J’ai appris que le temps que je ne passe plus à vos côtés est synonyme de la dérive lointaine d’une personnalité que j’aurais peine à reconnaître, et, à mesure que nous demeurons séparés, j’ai conscience que vous êtes de plus en plus différente de celle que je rencontrai en posant mes yeux sur vous. Ne pensez pas que je le pleure, car j’aime vous savoir, plus encore, vous muer en femme, seulement je ressens au fond de moi ce léger souffle qui me murmure, cette faible voix qui me soupire : « Et si elle se lassait ? ». C’est pour cela que je crains constamment que chacun de vos jours puisse à jamais vous faire devenir une autre personne, considérant le temps comme ce pervers voleur qui me ravit la plus belle des connaissances. Je trouve en vous mille traits d’une fille qui m’était une sœur, qui m’a été enlevée, et je sais que je ne survivrai pas à une seconde perte.
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............ Cette scène, je vous la donne comme je l’ai découverte moi-même. Elle s’en est allée, et n’est pas revenue comme elle était auparavant. Vous me direz que j’exagère, que j’en fais trop d’une absence pourtant si courte… Vous ne la connaissiez pas comme je l’ai connue, ne l’estimiez pas comme je l’estimais, et je puis vous assurer que cette éternité durant laquelle nous fûmes séparés s’annonça comme prologue d’une tristesse qui ne cessa jamais de s’étendre, d’enfler et de se répandre jusqu’à ce que vous eussiez pris sa place.

............ C’était un soir d’automne que les oiseaux avaient pris pour théâtre et où l’on pouvait, partout, se délecter d’une triste mélodie que l’on ne connaissait plus que dans certains coins des villes, où quelques bribes de verdure gardaient leur intacte beauté. Nous étions ensemble depuis plus de quelques heures, à rire quelques fois, nous concentrer un peu, plutôt à faire semblant, ou encore à parler de mille choses futiles mais que j’aimais être prononcées de sa voix. Chaque description qu’elle me faisait me transportait, et de chaque personne dont elle me parlait, elle le faisait si bien que c’en était comme si je l’avais connue : toute chose paraissait d’une cruelle simplicité, et je trouvais en elle cette façon de faire vivre les mots, laquelle n’a jamais cessé de me fasciner. Prise d’une singulière pulsion, elle s’empara ma main et décida de m’emmener dans l’un de ces cimetières des villes, gris parmi le gris, dont on ouvre le portail, traverse les allées et scrute chaque détail comme l’on s’immerge inconsciemment, du moins sans trop y penser, dans une forme d’entre-deux mondes. Ce lieu, consacré de toute part à la mort, me donnait déjà l’impression de l’être moi-même de moitié, car on retrouvait dans les méandres de graviers cet air d’une lourdeur presque impropre à l’univers réel. Oh, c’était un passe-temps peu courant, nous pouvons le dire, mais nous nous promenions parfois en ces lieux, papillonnant entre les sépultures. Je savais, pour parler de réalité, qu’elle y venait davantage que moi, et c’était d’ailleurs à elle que je devais la découverte du fait que l’on n’écrive jamais mieux que devant la stèle d’un inconnu, comme si être poète signifiait que, quelque part, chaque tombeau fut le nôtre et qu’il nous appartenait de lui faire honneur avant de nous y trouver.

............ L’agilité avec laquelle elle papillonnait parmi ces rangées macabres trahissait cette coutume qu’elle avait de venir en ces lieux, et, alors que je prenais soin d’inspecter chaque sépulcre devant lequel je passai, elle avançait, non pas qu’elle ne s’en soucia point, mais seulement qu’elle avait déjà amplement eu le temps de faire connaissance avec chaque pierre de ce funèbre asile. En cet endroit, je n’ai jamais cessé d’être mal à l’aise, comme s’il n’avait été pensé que pour conserver sa froideur et que l’on ressente très exactement l’émotion qui me sautait à la gorge au premier pas à l’intérieur du cimetière.

............ La facilité qu’elle possédait à ignorer le caractère inconvenant du fait de s‘asseoir sur la tombe de parfaits étrangers trahissait cette coutume qu’elle avait, et alors que je me devais de me concentrer pour oublier moi-même où nous étions posés pour ne pas sombrer dans de futiles considérations, moi qui déjà étais artistiquement oisif lorsque rien ne s’imposait à mon esprit, elle demeurait immobile, muette, son bras seul bougeant avec discrétion pour inscrire quelques mots au carnet qu’elle tenait, et dont je ne pouvais rien lire de là où je me trouvais. Nous nous étions installés sur deux pierres rongées par la mousse, parallèles et nous permettant d’être face à face, tout en évitant réciproquement nos regards. Pourquoi faisions-nous cela ? En vérité, je crois ne l’avoir jamais compris. Je le lui avais demandé à de multiples reprises pourtant, mais jamais sa réponse ne me parut assez évidente pour que je fusse certain de la saisir jusque dans les profondeurs intellectuelles nécessaires à la compréhension d’un loisir aussi singulier. « Vous ne trouvez pas idiot ce respect que l’on consacre à ce qui n’est même plus vivant ? Ne devrions-nous pas plutôt nous indigner de certains traitements réservés à ceux qui sont encore parmi nous ? », me dit-elle, son éblouissant sourire esquissé comme preuve de sa sincérité. Quoique je fusse persuadé de le distinguer en effet, je ne répondis rien, peut-être parce qu’elle le savait, et que le lui rappeler n’aurait ainsi pas eu d’importance. Assis ici, sur cette tombe dont je ne savais rien, trop faible pour m’imposer et me dégager de ce lieu ainsi que de cette attitude en laquelle je ne trouvais aucun plaisir, je ne pouvais qu’espérer que nul individu ne vienne troubler la solitude dans laquelle mon amie et moi étions établis. Le pire aurait été pour moi d’être reconnu, car de nous deux, j’étais celui dont la peur sociale était la plus tétanisante. Elle, était passée outre ce genre de souci, sans doute l’avait-elle appris à force de marginalité. Le fait était que, pour moi, me retrouver face à quiconque me connaissant aurait n’aurait pas été déclencheur d’un sentiment de colère chez lui, et même l’indignation n’aurait vraisemblablement pas été de mise. Il en restait uniquement que cela aurait appartenu au domaine du ridicule, et que j’en aurais été accablé de honte.

............ On oublie trop souvent la honte parmi les pires sentiments que l’être humain puisse connaître, sans doute car les temps la veulent voir s’effacer, comme si nous garder de cette culpabilité nous préservait du mal. Ainsi, l’on invite à s’exprimer devant tous ceux qui devraient se taire, le déni de ses propres travers étant apparemment plus confortable que de les réparer, du moins pour celui qui en est à l’origine. On reconnaît en ce temps précisément le point de vue que la société adopte : celui du coupable. On raisonne suivant celui qui cause, en oubliant que, bien que la honte puisse être pire que le préjudice – et encore –, celle-ci se justifie et qu’elle devrait être reconnue comme la plus lourde des peines, mais la seule qui soit toujours méritée. D’aucuns pensent que l’on peut s’en passer, que le dépassement de la responsabilité se veut synonyme d’accomplissement, d’une multitude de faits, tout en oubliant que l’individu n’en a rien retenu. D’aucuns ont tort. Au fond, c’en est comme si la vérité ne comptait pas, dans un monde gouverné par l’apparence. Ce siècle est celui du mensonge, j’en suis un enfant, comme tout autre, mais s’il n’y a qu’une façon de dire la vérité, il y en a mille de dire ce qui ne lui appartient pas. Pour ma part, je n’ai jamais menti plus à quiconque qu’à moi-même. Sans doute cela explique-t-il la rivière qui me sépare du reste du monde, que tant sont parvenus à traverser quand moi je suis resté seul, à les regarder depuis la berge opposée, là où est restée ma place.

............ Je vous parlais du ridicule, ma chère Lizaveta, et si je l’aurais assurément été en de telles circonstances, telles que je vous les ai décrites, mon amie n’aurait su s’y trouver ; son assurance l’en gardait. À la voir, on avait cette impression que toute sa personne dominait la mort, devinant sous ses traits de femme l’âme d’un ange qui, partout, n’était qu’à sa place. Elle n’avait pas cette faculté, qui était entre autres mienne, à paraître oiseuse, et l’on ne l’imaginait pas – on ne le pouvait pas – s’incliner ni par subordination, ni par demande de pardon. Elle était ainsi, supérieure sans le rechercher, lui conférant cette admiration de tous et cette apparence énigmatique que nul n’osait questionner que dans son dos. Être ainsi qu’elle l’était – je le savais bien, moi qui la connaissais de près – s’apparentait alors désormais davantage à un fardeau qu’à une joie, comme si la réussite tant enviée de tant de gens n’était en réalité que cette vaine posture qui vous use le dos pour d’étonnantes banalités que vous n’avez jamais convoitées. Au fond, sa prédisposition en tout lui conférait la marginalité dont elle éprouvait la douleur jusqu’au creux de ses os. Elle était, tout compte fait, aussi tourmentée qu’elle était puissante.

............ Cela devait être si drôle, alors, d’être comme Dieu ! Et, en même temps, comment être poète sans jamais ne s’y essayer ? N’était-ce pas cela qu’écrire ? Devenir le dieu de quelque chose ? Je crois qu’elle aussi pensait cela. En somme, en cette pensée comme en mille autres, je ne faisais que me figurer ce qu’elle se serait dit, et trouvant constamment l’idée brillante, je la présentai comme mienne. En réalité – et je n’ose d’ordinaire point l’avouer – chaque chose que je me risque à mettre en avant me paraît davantage être ce que je m’imagine qu’elle aurait pensé que ce dont je serais en vérité capable. Du moins, c’est ce que je me suis toujours dit, et si certains trouvent aujourd’hui que j’ai un goût trop important pour mes propres idées, c’est qu’ils ne savent pas que je ne les crois pas miennes, ce qui, il est vrai, m’aide à me dégager de cette peur irrationnelle du narcissisme intellectuel. Ce faisant, j’ai toujours eu l’impression de mettre un autre moi, sinon le fragment de mon cœur qu’elle constitue, sur le devant de la scène. Pour les autres, cela ne change considérablement rien, mais cela me reste égal, car ma morale n’a jamais eu d’autre objectif que celui de me complaire dans ce que j’ai été et suis toujours. Qu’on me trouve trop arrogant, trop peu humble : cela n’a fait, de tout temps, que confirmer que nul n’a compris que je ne suis plus qu’elle, que ma réflexion ne m’appartient pas, qu’ils ont alors tous tort et que ce sentiment d’indifférence ne m’est pas un droit, mais un devoir en l’honneur de celle que je perdis par ma candeur.

............ Parfois cependant, nous arrivions elle et moi à atteindre les limites de sa perfection, lorsqu’elle était tellement fidèle à elle-même qu’elle s’absentait du monde que les mortels partagent. Elle se perdait, ainsi, couramment, dans ses pensées, et m’oubliait. Je ne lui en voulais pas pour cela, car ses nombreuses qualités me faisaient l’adorer même dans ses quelques défauts, si tant est qu’ils aient pu être qualifiés de la sorte. Oh Lizaveta, vous ne savez comme je l’ai aimée ! Vous vous direz que j’étais amoureux. Moi, je ne le croyais pas sur l’instant ; ce que vous nommez Amour me paraissait être idolâtrie, ne ressentant nul égalité entre elle et moi, et ne sachant pas même imaginer que nous pussions nous aimer comme le font de banales personnes. Je me disais simplement suspendu au talent d’un être qui avait bien voulu de moi dans un recoin de sa vie, bien qu’il n’en eût jamais le besoin. Oh comme elle était magnifique ! Du moins l’image qu’il me reste d’elle me le fait dire, et elle l’est alors véritablement pour moi.

............ Ce jour-là, elle arriva finalement en retard de plusieurs heures, durant lesquels j’étais resté désœuvré, assis sur un banc du parc. Il me sembla qu’elle ne m’avait pas attendu pour boire, ce qui d’une part me vexa, et d’autre part me procura un vif sentiment d’inquiétude. Je le tus, bien évidemment, car je me doutais que la moindre réflexion aurait trahi une forme de confiance que nous nous accordions. Nous traversâmes le lieu jusqu’à atteindre le cimetière qui le bordait. Nous nous y posâmes ainsi qu’à notre habitude, étant, pour ma part, sensiblement pareil à d’autres fois, dans cette gêne qui m’habitait. Elle, me parut fort fatiguée, et me confessa ne pas avoir trouvé le sommeil la nuit dernière. Cela n’avait pourtant rien d’inaccoutumé : d’ordinaire elle se couchait, comme moi, entre minuit et trois heures, et se réveillait tôt pourtant, afin de pouvoir écrire sans ne jamais perdre la moindre seconde. Elle sortit alors de sous son manteau la bouteille de vodka et en avala d’interminables gorgées. Je la regardai un peu perplexe ; elle n’affichait pas ce sourire rayonnant qu’elle avait toujours en buvant, mais se contentait d’un air de répugnance. Il faut dire que nous en consommions effectivement ensemble davantage pour l’effet que pour le goût, lequel m’avait toujours repoussé. Elle, en revanche, il me sembla que cela lui avait jusqu’alors toujours été égal, et que dans cette euphorie poétique dans laquelle nous nous plongions régulièrement, nulle saveur n’aurait su altérer notre joie. Vous me direz pourtant que cela était parfaitement illogique, mais peut-être étions-nous hors de toute rationalité, et peut-être même était-ce ce que nous aimions, voire même que nous recherchions. En réalité, chère Lizaveta, c’est aussi ce que je pensais avant de m’imprégner de cet usage, mais elle tenait à ce que nous effectuions cette sorte de convention inévitable. Les premières fois que j’y avais trempé les lèvres, je n’avais pu m’empêcher d’exprimer un dégoût que vous ne pouvez qu’imaginer. Son éclat de rire d’alors restera à jamais gravé dans ma mémoire, beau et lumineux. Peu à peu, je pensais m’y habituer. En réalité, la saveur n’a jamais changé, mais cela me faisait simplement rire, car je me sentais je ne sais trop comment. Idiot, je crois. J’étais cet être satisfait, voire heureux, de faire des choses qui n’avaient de sens ni d’objectif logique. Lorsqu’elle me passa enfin la bouteille, je la posai à côté de moi, sans y toucher, consciemment pour la mettre le plus loin d’elle possible, comme si cela l’aurait empêchée de me la réclamer, et comme si j’aurais alors refusé de la lui donner.
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............ « Bois », me dit-elle. Sa voix n’évoquait plus la gaieté de nos sorties ni de la poésie recherchée. J’aurais dû lui demander « Que cherches-tu ? », mais je ne le fis pas. M’entendez-vous Liza ? Je ne le fis pas, et ne le pourrai plus que regretter toute ma vie. Au lieu de poser cette question, je pris naïvement la bouteille et j’obéis. Je la regardai : elle était tournée vers le ciel, affalée sur une tombe, muée en divan pour l’usage que nous en avions. Ce dernier n’était même pas beau, le ciel non plus d’ailleurs. J’aurais aimé pouvoir vous dire qu’il était d’un azur incomparable, qu’un arc-en-ciel le traversait de bout en bout, que le soleil se couchait dans quelque nuance rose orangée ou tout autre paysage tel qu’on se le figure dans une quelconque correspondance dont le malheur n’est pas le principal objet. En réalité, tout était d’un gris morne, lequel n’était pas même monochrome, de manière à ce que l’on ne pût espérer de ciel moins ravissant.

............ — Je ne te l’ai pas dit, commença-t-elle, se penchant si près de moi que les effluves d’alcool émanant de sa bouche suffisaient à me révulser.

............ — Quoi donc ? Que ne m’as-tu pas dit ?

............ — J’ai rencontré un vieillard en allant à ta rencontre.

............ — Oh, vraiment ?

............ Cela l’avait bouleversée, si ce ne fut davantage. Elle semblait profondément perdue, telle que je ne l’avais jamais vue. Sans doute fut-ce l’un des effets auxquels j’aurais pu m’attendre. Sur le rebord de ses yeux, des larmes demeuraient figées, et quoiqu'elle l’aurait réfuté si je le lui avais fait remarquer, je savais que ces pleurs reflétaient un profond et sincère mal-être dont j’aurais aimé qu’elle me fît part. Au lieu de la joie qu’elle inspirait, sa bouche fredonnait quelques mélodies aznavouriennes qu’elle, lorsque son humeur le voulait, sifflait si bien.

............ L’importance accordée à la rencontre avec un vieillard, laquelle prenait tant d’ampleur dans mon esprit que je m’imaginais mille récits, pires les uns que les autres, n’était en réalité que la conséquence logique d’une consommation déraisonnable. D’une façon que je ne lui connaissais pas, d’un geste naturel dont j’ignorais qu’elle s’était imprégnée, d’une manière adroite et glaçante, elle sortit de sa poche un paquet de cigarettes ; elle commença à fumer, et je la regardai tandis que son attention restait suspendue ailleurs, je ne savais exactement où. Je vis se dessiner à ses lèvres un sourire triste, comme le nostalgique souvenir d’un instant de bonheur intense, comme le regret de ce qui aurait pu changer une vie, comme un sourire que l’on fait pour se rassurer soi-même plus que pour exprimer quelque plaisir. Nous passâmes ainsi, immobiles, un moment que j’aurais jugé long de plusieurs heures. Ma montre démentait pourtant cette vision de la temporalité. J’aurais volontiers pris mon amie dans les bras, mais je sentais bien dans toute sa manière d’être qu’elle avait surtout besoin de solitude, et que si elle avait pu me faire disparaître l’espace d’un instant, sans doute l’aurait-elle fait. Je regrettai de ne pas être la solution à son problème ; il me fallait alors accepter que les choses puissent se passer sans que, toujours, je sache en garder le contrôle. Oh si vous saviez comme il m’est maintenant difficile de l’admettre depuis, ma chère Lizaveta ! Je le voudrais pourtant, mais il m’est bien impossible de lâcher prise, car je revois dans cet instant ainsi que dans tous ceux qui en découlèrent que l’inaction ne mène qu’à la misère ! Je me refuse désormais de ne pas agir, car je veux être assuré d’avoir tout fait avant de m’avouer vaincu. C’est ainsi, et je le déplore tout autant que vous, mais je ne puis renier ce passé toujours douloureux qui navre ma conscience et m’oblige à ce que je considère être, malgré moi, comme un devoir moral.

............ « Lui et moi nous croisâmes comme deux parfaits inconnus, poursuivit-elle enfin, après un silence si long que j’avais perdu le fil de notre pensée. Mais, poussés par de lointaines réminiscences, nous nous arrêtâmes, l’un juste en face de l’autre, à quelques pas seulement. De sa voix grave, il me prononça ces mots :

............ — Jeune femme, je suis persuadé de vous connaître.

............ — Mais, Monsieur, nous nous connaissons, m’empressai-je alors de lui répondre d’une voix dont j’essayais de maintenir une quelconque assurance.

............ — Soyez assurée que je ne vous ai pas oubliée ; votre visage, je m’en rappelle avec une précision qui m’étonne. En revanche, je ne saurais plus ni vous nommer, ni vous dire la manière dont nous nous sommes rencontrés.

............ Je lui appris alors mon nom et l’informai que j’étais de ces enfants qu’il avait amenés, par dizaines, en troupeau informe, à travers tout un dédale de rues, jusqu’aux plus petites écoles. Tout à coup, et je le vis dans son regard, bien avant qu’il eût le temps de me le dire, que tout semblait s’être éclairci, comme s’il me rencontrait une seconde fois – sans doute car cela était véritablement le cas. Il me demanda ce que je devenais et ce à quoi j’aspirais. Je lui expliquai que je pensais à l’enseignement. Étonnant, me diras-tu, venant de celle dont l’absence en cours s’était faite remarquée mille fois auparavant, et qui n’en a jamais caché l’aspect volontaire. Il parut, au final, fort heureux que je lui parlasse de tout cela, alors je me prêtai à son jeu et lui dis de choses qui m’étaient à bien des égards insignifiantes. Chacun de mes mots semblait l’intéresser. Je ne sais trop s’il s’agit là d’un décalage qui se produit entre nos générations ou nos âges. Nul parmi nous, jeunesse, et moi la première, n’aurait éprouvé le moindre intérêt à savoir ce que j’ai raconté, et même le dire a fini par me procurer un sincère ennui. Nous, on ne s’intéresse plus à rien. Les autres, âgés, s’intéressent à tout, et toujours sans mesure. C’est un peu comme s’ils ne pouvaient plus, désormais, vivre leur jeunesse que par procuration.

............ — Viens donc nous voir en passant, ajouta-t-il, mon épouse et moi serions très contents de te revoir.

............ — Bien sûr, je n’y manquerai pas.

............ — Alors j’en suis ravi. Vous êtes devenue une belle jeune femme.

............ Oh Vadim, te rends-tu compte de ce que cela signifie pour moi ? »

............ Je lui répondis que non, que je ne le savais pas, alors elle poursuivit, toujours de cette manière presque théâtrale de déclamer sa tristesse, lui donnant l’allure d’une complainte que l’on récite davantage qu’on l’invente. Et pourtant, chacun de ses mots sortait avec une facilité déconcertante qui désemparait par cette impression.

............ « Tout cela est fort malheureux ! Jamais je n’irai leur rendre visite, jamais ! Je ne sais même pas où se trouve leur maison, et même si je le savais, ma lâcheté m’en défendrait. Figure-toi ce couple de vieilles personnes qui attend ma visite, indéfiniment, laquelle ne viendra pas ! Te rends-tu compte de tout cela ? Oh et puis Vadim, cela me peine moi-même à un degré que tu ne saurais imaginer. Moi ? Une belle jeune femme ? Et il l’a dit avec un air si sincère, comme s’il m’avait donné toute l’affection que j’ai tant de peine à accepter des autres. » Et elle se mit à pleurer. Ce n’était pas ce petit sanglot qui témoigne d’un spleen passager. C’était un chagrin, comme elle ne m’en avait jamais offert. Je la pris dans mes bras et tentai de la réconforter comme je le pouvais. Je lui jurai alors que nous trouverions la maison, que je l’y accompagnerai, mais rien n’y fit ; les larmes coulaient toujours autant, et je sentais bien que mes tentatives de consolation étaient vaines. Elle pleura longtemps sur mon épaule. Ainsi, je ne pouvais plus penser à rien, et je sentais les longues et humides traînées lacrymales qui ruisselaient sur ma peau, expression glaciale de sa mélancolie.

............ Les pleurs ne cessèrent que lorsqu’elle s’endormit contre moi. Je la serrai alors fort, et bien que l’endroit où nous nous trouvions ne m’offrait qu’un confort tout à fait sommaire, plus que jamais j’eus envie d’écrire. Je sortis du sac devant moi un carnet où j’avais l’habitude de composer à partir de ce qui me passait par la tête ; je pris une gorgée de vodka et j’inscrivis chaque vers me traversant l’esprit. Oh, ce ne fut pas extraordinaire ! Rien ne m’inspirait plus et j’avais alors face à moi un paysage dont l’aspect morne me confisquait toute inventivité. Il y avait seulement des tombes, toutes plus affligeantes les unes que les autres par la normalité qu’elles affichaient, résumant chaque mort à une phrase sans grand intérêt, lui ôtant alors toute sa singularité. Moi, sans elle qui fût pleinement éveillée, j’étais seul, et j’avais l’impression désagréable d’avoir la terreur pour seule possibilité qui me fût offerte. Sans elle, mes pires craintes revenaient, les pierres se faisaient menaces et la nuit qui tombait épouvante. Ce fut alors moi qui la serrai fort.

............ Qu’ils sont tristes, ces instants de manque ! On voudrait nous faire croire qu’une seconde de joie vaudrait mille ans de langueur, mais tout cela est faux ! Oui, j’aimais partager des instants avec elle, j’aimais véritablement cela, mais dans quel abattement fus-je jeté dès lors que nous n’étions plus côte à côte ! Et même, ma chère Lizaveta, même lorsque nous étions ensemble – je retrouve chacune de ces impressions avec toi, comprends alors ce qui me navre – elle ne me manquait que davantage. J’étais toujours plus irrémédiablement attiré par elle, et si parfois elle m’offrait l’étreinte que je n’avais pas osé imaginer même en rêve, je regrettais que nous ne fissions pas un, que nos corps ne fusionnassent pas, comme si toujours j’étais trop loin et trop peu comblé. Oh ! l’Amour n’était plus – s’il fut un jour autrement – cette grande affection dont on fait les éloges comme s’il s’agissait d’un acte béni ! L’Amour, cette folie aux traits d’attachements, comme l’expression d’une incontrôlable ardeur qui nous calcine les entrailles, ne nous laisse d’autre choix que de faire s’échapper par bouffées noires quelques fumées obscures, en mots comme des dards, et en actes comme des cordes. Oh, comme tout cela est bien triste, ma chère Lizaveta ! L’Amour c’est regretter l’absence de celui que l’on serre dans ses bras, c’est se vouloir toujours plus proches. L’Amour, en somme, c’est n’être jamais heureux. On voudrait pourtant nous faire croire le contraire, par un sursaut mondial d’idéologies économiques qui se veulent philosophies, et qui renient à elles-seules plusieurs siècles d’Histoire sentimentale. La passion : voilà peut-être le mot qui me pourfend le cœur, plus que l’âpre souvenir de votre sourire, plus que la rude image d’un baiser que nous échangeâmes dans ma tête, précisément car l’Amour, même s’il est réciproque, n’est qu’une douleur. On m’avait prévenu avant de succomber, mais elle était si belle, et vous l’êtes tellement, que mille avertissements ne sauraient dissuader un cœur d’aimer. Je me suis alors fait apôtre des misérables discours contemporains, faisant de l’Amour un idéal pour lequel on finit finalement par mourir. Dès lors que j’aimai, je n’étais plus cet enfant de la Liberté, car j’avais admis que mon cœur pût contrôler ma pensée. En un mot, lorsque je succombai à elle, ce jour-là, et tout comme je vous ai succombé, j’ai cessé d’être et n’ai, dès lors, été plus rien.

............ Il ne faisait plus que noir et froid. Je ne sentis pas tout de suite qu’il avait commencé à pleuvoir. Ce ne fut que lorsque quelques gouttes tombèrent sur mon carnet, lui valant quelques taches rondes éclatées de façon imprévisible, que je me rendis compte que nous devrions braver la pluie pour rentrer. Je m’empressai de réveiller mon amie, qui semblait tout à fait désorientée. Je voyais bien dans son visage qu’elle voulait toujours pleurer, que son chagrin n’en était qu’à son début, mais je n’eus pas le temps de m’y arrêter, car je n’avais aucune envie de défier la patience du temps qui s’était déjà révélé clément jusqu’à présent. Nous entreprîmes en trombe de réunir nos affaires, tandis que les dalles formant le chemin se faisaient glissantes et l’herbe boueuse. Le vent s’était joint à l’averse comme l’obscurité au pénible. Sans doute par manque d’esprit pratique, quelque part aussi comme conséquence du fait que nous fûmes surpris par les bourrasques qui commençaient à se faire violentes, nous pensâmes que la rapidité écarterait tout risque de subir plus durement encore la colère du ciel, et nous ne voulions plus qu’une chose désormais : regagner chez nous. C’était un peu comme une fuite, une cavale contre le temps, et mes yeux cherchaient désespérément les siens comme pour me rassurer. Elle était passée devant moi, marchant promptement, et je n’osai l’arrêter pour lui dire que je ne parvenais à la suivre. Nous entreprîmes de traverser le parc, lequel était naturellement vide. La pluie avait adopté cette intensité rendant difficile le fait de se repérer, couvrant le regard d’une sorte de voile empêchant de distinguer ce qui figurait pourtant à une dizaine de mètres. C’était là le sentiment que j’avais, comme si les nuages avaient tout assombri, même ce qui, déjà, n’était qu’obscur. Le parc n’était pas éclairé et le vent sifflait avec stridence. « Attends ! » criai-je finalement.
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............ Elle m’attendit alors, et je la rejoignis en quelques secondes. Tout à coup – Oh ma Lizaveta ! J’ai vraiment cru mourir ! – comme déchirant le ciel de toutes parts, nous vîmes tous deux un éclair tel que je n’en aperçus plus jamais, ni avant, ni depuis, suivi d’un bruit plus fort que je n’en ai jamais entendu. Lacérant le ciel, l’orage était venu jusque-là, comme une apocalypse se déferlant contre nous. Quoique la pluie n’eut cessé de tomber, cet éclair fut suivi d’un instant durant lequel tout nous sembla d’un silence insupportable. Elle, avait sursauté de panique, je l’avais bien vu. Moi-même avais été surpris outre mesure, et en tous deux cette frayeur intense propre à tout imprévu fit monter, malgré nous, bien des larmes à nos paupières. Nous n’avions traversé le parc que de moitié, et autour de nous le paysage vrombissait terriblement fort. Je n’entendais plus que le vent, incapable de distinguer les mots sortant d’une bouche qui semblait se mouvoir sans qu’aucun son n’en sorte. Mon amie m’attrapa alors les deux mains, me tira et me serra très fort contre elle. J’étais tétanisé. Nous avions beau nous écraser l’un contre l’autre, le sentiment de stupeur, accompagné de cette retenue d’air dans nos poumons ainsi que d’un battement cardiaque violent, ne passait pas. Je sentais son souffle rapide contre mon cou et ses doigts de pianiste s’agrippant à mon dos. Il ne me sembla pas qu’elle sanglotait, ayant simplement le long de ses deux joues des larmes qui ruisselaient.

............ Nous attendîmes ainsi, dans le froid glacial, que la bourrasque passât. Immobiles, nous n’osions rien, ni tout à fait parler, ni tout à fait nous taire. Nous nous chuchotions à l’oreille quelques vers que nous connaissions par cœur. Je la sentis seulement me murmurer cela, avec sa voix d’ange, remède contre la solitude qui m’aurait alors été le pire des châtiments. Elle passa ses bras autour de mes épaules, auxquelles elle s’accrocha, puis me regarda, se reculant d’un pas, les bras toujours tendus de part et d’autre de ma tête. Elle m’adressa le plus beau sourire au monde, puis m’embrassa. C’était la première fois que l’on m’offrait un baiser. Je ne m’en souviens que confusément, tant la spontanéité de ce don m’avait frappée ; tant cette impression pure de transmission d’Amour m’avait foudroyée. Je vous dois avouer que, lorsqu’elle me parla de nouveau, reprenant avec moi le chemin boueux sous une pluie battante et sous une tempête que désormais je savais ignorer, je ne l’écoutai plus totalement, ni n’écoutai la pluie, ou le tonnerre, et vis seulement ses lèvres bouger avec l’incompréhensible volonté d’y joindre les miennes. Il faut croire que, sur l’instant, elle aussi avait eu cette même et folle tentation. Je me souviens seulement de l’inqualifiable goût de ce léger contact.

............ Je ne saurais pas vous le décrire, car, à la manière de votre senteur, ce ne sont des odeurs qui ne semblent ni agréables ni déplaisantes ; elles existent, c’est tout, et elles me remémorent simplement ce que nous avons connu ensemble, ou ce que nous aurions pu vivre. De ce baiser, dont je savais aussi que ce fut le seul qu’elle offrit à quiconque, nous ne reparlâmes jamais. Ce n’était pas tabou, seulement aucun de nous deux ne prit la peine d’évoquer le sujet. Peut-être le regrettait-elle. Il m’est désormais impossible de le savoir, mais j’aime mieux espérer que ce ne fut jamais le cas.

............ Arrivés à la sortie du parc, nous nous séparâmes jusqu’au lendemain, chacun regagnant au plus vite son chez-soi. Il pleuvait toujours, et alors que je la regardai s’éloigner, elle ne prit pas le temps de m’adresser un ultime regard en partant. La pluie s’abattait toujours autant, mais nous en étions tant imprégnés que nous ne semblions plus si pressés d’échapper à cette peine déjà atteinte. Toute la nuit, comme vous pouvez l’imaginer, je fus perturbé d’avoir vécu une expérience telle que celle d’un baiser. J’en rentrai chez moi, tard – quoique moins que d’autres fois – tout à fait changé, le cœur contracté sous un bouleversement nouveau que valaient ces sensations jusqu’alors étrangères. Je passai de l’ardeur la plus grande à la solitude la plus complète, car dans mon logis, il faut dire que c’était comme si personne ne m’attendait.

............ Ma mère, veuve et concevant une affection toute particulière pour la boisson, était déjà couchée. Mes absences répétées n’avaient jamais semblé lui poser le moindre problème. En réalité, cela lui était égal tant que je n’entraînais pas dans ma fuite les bouteilles auxquelles elle était si attachée. Pour elle, demeurer un bon parent résidait avant tout dans le fait que je suivisse des études prestigieuses qui, un jour, m’auraient permis sans doute de mener une vie de fonctionnaire et, qui sait, peut-être s’imaginait-elle alors que cela me dissuaderait par la suite de poursuivre dans mon Amour immodéré de l’écriture. Ce jeu de l’esprit, pour elle, avait toujours été une distraction ne servant que mon déshonneur et, par extension, le sien. Si je partageais sa vision de l’éducation à bien des égards, ce mépris pour la littérature, et ce goût pour la vodka ! je ne pouvais m’y résoudre.

............ Oh ma tendre Lizaveta, figure-toi que je n’ai jamais tant pleuré que cette nuit où l’incertitude fut reine de mon cœur. L’aimais-je ? Je n’en savais rien, peut-être car on ne m’avait pas expliqué ce qu’était l’Amour. Tout ce dont j’avais conscience était que j’éprouvais quelque chose de plus fort que ma raison, et que je n’y pouvais rien. Je craignais, je crois, que tout changeât sans que je ne pusse rien contrôler. Alors je pleurais. C’était idiot, je le sais. Je t’en prie, Lizaveta, ne me juge pas trop sévèrement. J’étais petit, j’étais perdu. M’avouer à moi-même que je pus ressentir quelque chose, c’était déjà prendre le risque de le concéder à une tierce personne, ou à elle. Or j’avais peur de la perdre, et je pensais alors que la confidence d’un Amour tel que le mien l’aurait éloignée de moi à jamais.

............ Concernant mes études, et bien que ma génitrice fût convaincue que je les suivais avec assiduité, je les avais abandonnées depuis près d’un an. Mais elle, que je fuyais autant que possible, se satisfaisait de cette illusion, tout comme j’étais moi-même satisfait qu’elle le fût quand, en réalité, je travaillais déjà et employais mon temps libre à l’indolence, perdu dans une poésie que j’aimais de tout mon être et qui constituait la seule perspective de bonheur qui me parut accessible.

............ Le lendemain, à ma grande surprise, mon amie était là, et quoiqu'elle passât l’intégralité de sa journée à faire reposer sa tête entre ses mains, toute rétractée sur elle-même, affichant ostensiblement sa fatigue, j’étais heureux qu’elle souhaitât bien m’illuminer de sa présence. C’était un petit peu comme si elle m’avait donné un morceau de vie, un fragment d’affection. Toute la journée fut ainsi. Je l’observais, sans même m’en cacher, presque en le revendiquant, comme si je voulais crier : « Eh ! Peut-être l’étrangeté nous est-elle familière, mais nous sommes heureux ! ». En vérité, j’étais absolument candide, pour ne pas dire ridicule, car la joie était proche, tant que je me refusais à voir que j’étais le seul à en deviner la possible existence. Lorsque la journée fut achevée et que nous échangeâmes un ultime regard, ce fut sans donner à nos mots la moindre âme, et en comblant le vide par des phrases qui ne l’étaient pas moins. Mon amie souffrait, je le voyais, sans connaître la hauteur de ce qu’elle endurait véritablement ; je me doutai que quelque chose lui était arrivé. Je la raccompagnai chez elle, pour la première fois, sans qu’elle chercha à me dissimuler sa peine. Nous passâmes ainsi de fort énigmatiques instants. Je lui parlai ; elle ne me répondit pas, ou très peu, par quelques termes simples, affichant un mystérieux langage autrefois si riche et maintenant si lapidaire.

............ — Oh, mais tu ne comprendrais pas si je te disais tout ce que je pense, lançai-je alors.

............ — Mais Vadim, de quoi me parles-tu ?

............ — Je te comprends plus que quiconque, tu le sais, n’est-ce pas ? Pourquoi te caches-tu derrière un silence qui n’arrange rien à ton état ? Penses-tu véritablement que je sois dupe au point d’ignorer jusque ta peine ?

............ Je me tus. Elle n’osa pas ajouter quoi que ce soit, et regardait le sol à la manière d’un enfant que l’on dispute après qu’il a délibérément désobéi. Ses joues rosirent, rougirent, et je sentis l’inconfort qu’empestait son air abattu et repenti tout à la fois. Je n’insistai pas, et fis comme si rien ne s’était passé. Nous marchâmes, chacun seul à côté de l’autre, durant quelques longues minutes. Sa main prit finalement la mienne, sans une parole, sans une explication, sans une marque de complicité. Nous ne nous fîmes la moindre remarque. Ce léger contact suffisait à nous rendre un peu à notre plaisir, demeurant ensemble malgré son chagrin et malgré le froid.

............ Il fallut nécessairement que nous nous trouvions devant chez elle bien plus tôt que, même dans mon espérance la plus pessimiste, je l’aurais envisagé. Mon cœur se serra à la vue du lieu où elle résidait, et l’idée de lâcher une main aussi douce que la sienne ne me fit que me sentir submergé presque instantanément par un grand désarroi. Il faut croire que, sans l’avoir voulu, j’ai également, par faiblesse et par sentiments – les deux étant à bien des égards inséparables – exercé sur ma poigne la pression ressentie en ma poitrine amoureuse, car, précisément, mon amie me le fit remarquer. Je m’en excusai, un peu embarrassé, sans retirer ma main pour autant. Jusqu’à la dernière seconde, jusqu’au dernier millimètre, je l’ai alors accompagnée ainsi, et ce fut elle qui se dégagea progressivement de l’emprise que j’exerçai. Elle ouvrit la porte qui lui faisait face, et je compris qu’il était pour moi l’heure de m’en aller. Je lui fis un signe d’au revoir, me retournai et m’essayai à quelques pas dans un semblant d’assurance. Elle, sur le seuil de sa porte, n’avait pas bougé, je le savais.

............ Il faut croire que je me suis laissé rêver. En quelques instants, je fis volte-face, courus et me jetai littéralement dans les bras de mon amie, pour lui rendre le sanglot de la veille. Elle ne bougea pas. Sous le poids de mon étreinte, elle semblait s’être muée en une sorte de statue à l’aspect morne et glacial dont la valeur rassurante n’avait comme jamais existé. De ses lèvres de givre, comme sortant de la bouche d’un être qui expire, je sentis un souffle, et je crus que ce cadavre me susurrait « Je t’aime », comme une prière, une menace de l’Amour envers la mort. Vous n’imaginez pas, ma Lizaveta, combien de cauchemars furent marqués par ces murmures. Ni les paroles de ce fantôme ni le fantôme de ces paroles ne vous auraient, vous-même, laissé indifférente, et pourtant vous savez combien je vous estime, comme je n’ai jamais estimé quiconque depuis cette amie que je perdais de plus en plus à mesure que le temps passait.

............ Une heure plus tard, j’étais chez moi et écrivais dans mon carnet quelques notes sur mon malheur. Je leur prêtais l’emphase naturelle à l’humeur du poète qui jamais ne quitte ce lourd drap qui le couvre, cet épais linceul par lequel il entrevoit la lumière du monde : tout n’était plus que désolation. Je ne savais plus exactement ce que j’avais vécu, ce que j’avais imaginé, ce qui avait pu m’être soupiré et ce que j’avais espéré qui me soit prononcé. Je me lamentais et inscrivais, courbé sur le papier, comme pour vaincre ma déréliction, chaque vers qui voulait bien me venir. J’avais l’impression que l’on m’avait abandonné, que l’univers conspirait à me ravir l’unique amie qu’il avait bien voulu me donner. Il faut savoir se séparer, me diriez-vous, de ceux que l’on aime, voire de ceux que l’on aime trop. Surtout de ceux que l’on aime trop. Contemple alors l’origine de cette difficulté pour moi, et chaque fois qu’il m’est donné de laisser partir un être cher, je ne puis que repenser à celle qui fut peut-être l’Amour de ma vie. Oh, je n’en étais pas là du temps où je la connus ; toute notion amoureuse m’était bien étrangère, et si je ressentais effectivement quelque chose, j’aurais été bien en peine de le définir. Aujourd’hui, j’y pense toujours, avec une certaine amertume, mais cette nuit dont je vous parle, je crois m’être surtout demandé ce qui n’allait pas pour elle. Je n’avais alors ni le recul des années, ni la maturité nécessaire, et je voyais la scène qui s’offrait à moi avec la même sensibilité que celle dont faisait preuve, d’ordinaire, le monde que mon amie et moi avions pour passe-temps de fuir. Oh, ce jour-là, nous ne le fîmes pas et nous le subîmes tous deux. Du moins, c’était ce que je pensais que nous subissions.

............ Le lendemain passa comme s’écoule une nuit à écrire. Elle ne vint pas. Je passai, en rentrant chez moi, par le parc, le cimetière, le musée ; j’en observai minutieusement chaque détail, comme si elle put se cacher dans le moindre interstice séparant deux arbres ou deux tombes. Car il me sembla qu’elle n’était nulle part, j’errai sans but. Je traversai les avenues en pensant à elle, composant des vers dans ma tête, tentant désespérément – mais sans trop m’y efforcer – de ne plus songer à elle perpétuellement. Loreïgrad était vide. Sans doute consciemment, mes pas me firent prendre le chemin de chez elle, et je ne m’y opposai pas. En m’y trouvant, je constatai que les volets de sa maison étaient toujours clos. Ce fut en mon cœur une déchirure de plus.
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............ Le jour qui suivit n’en demeura pas différent, et je comptai instinctivement y apporter la même réponse. Toute la journée, je ne sus rien sinon le vide de mon cœur dont je ne pouvais détourner le regard. On me fit remarquer que des larmes roulaient le long de mes joues. Moi-même, je n’avais plus la capacité d’y porter mon attention, et je n’avais alors plus qu’une pensée. Tout, jusqu’au soir, fut plongé dans une affliction semblable à celle-ci. Je sortis alors et, sans trop y croire, je pris soin de dévisager chaque personne que je croisai. J’étais seul. J’entrepris de faire un trajet similaire à celui de la veille. Je papillonnai alors dehors plus pour moi-même que dans l’espoir d’y trouver mon amie. Le parc, le cimetière, le musée étaient vides et ses volets clos. Je rentrai, avec dans le cœur un sentiment de deuil et dans la tête la volonté que tout cessât. C’est en supportant sur mes épaules le poids d’un chagrin incommensurable que j’arrivai chez moi avec le vœu de m’enfermer sans ne jamais revoir la lumière du soleil. Il en fut ainsi pendant ce qui s’apparenta à une semaine, mais qui ne fut pour moi qu’un supplice long d’une existence.

............ Le dernier jour de ce supplice, après avoir suivi chaque étape de mon parcours désormais quotidien, ressemblant davantage à un pèlerinage qu’à la véritable conséquence d’espérances que je ne portais plus, je pénétrai dans la rue où j’habitais, et, devant ma porte, quelle ne fut pas ma surprise en voyant celle dont je pensais qu’elle m’en voudrait toute une vie ! Oh Liza ! vous ne sauriez imaginer le bonheur que l’on éprouve à revoir un être que l’on croyait à jamais perdu ! Je restai, debout, sans bouger, assommé d’une telle présence. Elle tenait dans ses bras, comme un enfant que l’on berce, un beau bouquet de fleurs. Seule, un livre à la main, elle ne semblait pas m’avoir vu, et moi je restai là, immobile, et pleurant presque de joie. Sûrement lorsqu’elle eut fini sa page, je sentis son regard chercher quelque chose, arriver au mien, ne plus le lâcher, et elle courut vers moi. Elle s’arrêta à quelques pas, un large sourire aux lèvres.
— Mon papillon – c’était sa façon de m’appeler – ne pleure pas ! me dit-elle. Je t’ai apporté des fleurs, elles sentent affreusement bon ; je sais quelle importance tu accordes à l’odeur des choses les plus simples. Oh ! si tu savais comme j’aurais aimé te parler davantage, peut-être ne m’aurais-tu pas jugé aussi sévèrement. Je comprendrais que tu m’en veuilles, bien sûr ; j’aurais dû me présenter, chaque jour, à la manière dont nous en avions l’habitude, mais, je ne sais trop pourquoi, je me sentais comme poussée à ne pas le faire… J’aurais dû m’y forcer, je le sais. Maintenant, je regrette du plus profond de mon cœur d’avoir pu t’attrister à ce point. Le temps est passé si vite, si étrangement. J’ai rêvé, Vadim, j’ai rêvé cette nuit ! Tu diras qu’il s’agit-là d’une bien piètre chose, et tu auras raison, mais il se passe des choses en moi que je ne saurais expliquer. Je n’ai cessé de penser à toi, de t’écrire, et puis je n’ai pas trouvé la force de te rejoindre. Si tu savais comme je m’en veux…

............ Tout cela était bien difficile, car évidemment je n’aurais su tout à fait taire l’affliction que j’avais subie, mais, dans le même temps, je n’aurais voulu qu’elle en portât la responsabilité.

............ — Je ne suis pas certain qu’au prix des plus fous efforts j’arriverais à t’en vouloir, même le moins du monde, lui répondis-je. Tout cela m’a été bien difficile, oui. J’ai pleuré, mais ce n’était là que l’expression de mes propres défauts, et tu n’as rien fait que quiconque puisse te reprocher.

............ — Je suis désolé, tu as dû tant te torturer l’esprit ! Je ne le voulais pas, je le jure. Je m’en veux tout autant que tu m’as manqué. Je t’aime, tu le sais, n’est-ce pas ?

............ Je posai le bouquet qu’elle m’avait offert par terre et nous nous offrîmes ensemble l’une de ces étreintes, sublimes, dont on n’a plus de mal à se remémorer chaque détail pour le restant de ses jours. Ce n’était pas comme ce baiser que nous échangeâmes à la volée. La prendre ainsi dans mes bras relevait davantage d’un oubli de son corps tout entier à l’autre. Mes bras épousèrent la silhouette du sien, sa tête se posa sur mes épaules, nos poitrines se confondirent comme si l’on n’avait plus qu’un corps pour deux. Voici l’étreinte, ma chère Lizaveta, dont rêverait plus que de toute autre chose un homme doux et aimant tel que je l’étais, et tel que j’espère le rester toujours.

............ Je me souviens lui avoir déjà dit l’aimer. J’étais encore jeune, un peu idiot, et quoique qu’aujourd’hui je sache qu’il s’agissait véritablement d’Amour, je me contentais, lorsque nous fûmes ensemble, de lui témoigner une immense affection dont la nature nous demeurait vague et inconnue. Oh, sans doute que j’aurais fui en me découvrant amoureux, mais je ressentais tout de même un malheur immense à chaque fois que l’on me demandait ce que nous étions, l’un pour l’autre, et que je me devais de répondre que nos relations n’étaient que cordiales, tout au plus. De cette incertitude sentimentale aux saveurs d’espoir inachevé, je me souviens surtout, à vrai dire, des instants d’hésitations, comme s’il fallut que nous jouions la comédie jusqu’au bout, et qu’aucun de nous deux ne souhaitât révéler toute la vérité.

............ Plus nous souhaitions nous montrer, l’un à l’autre, la profondeur du sentiment que nous nous consacrions, plus nous nous rendions également compte que nous composions ensemble cette forme d’ambiguïté qui donne à chaque mot plusieurs sens. Nous étions alors en cette situation étrange où les « Je t’aime » confondent l’amitié et l’Amour que l’on n’ose s’avouer. Je n’ai jamais su si j’aurais dû me réjouir d’une telle situation. Du reste, nous ne nous dîmes jamais, en ce temps-là, plus clairement que ce que nous ressentions était propre à l’inclination la plus extrême, et ce fut donc l’inclination la plus malheureuse.

............ Oh ! Il fallut peu de temps pour que le vent tournât de nouveau, et que son cœur regrettât l’ambiguïté qui semblait s’être installée entre nous. C’était comme si tout n’était plus que branlant sous le poids de l’incertitude qui était nôtre.

............ — Je peux te prendre dans mes bras ? lui demandai-je une fois, d’un air peu confiant.

............ — Cela est-il vraiment raisonnable ? me répondit-elle.

............ — Mais c’est que tu me manques ! m’exclamai-je alors, dans un élan de courage, d’enthousiasme et de désespoir.

............ — Nous sommes côte à côte, Vadim. À t’écouter, je te manquerais tout le temps…

............ — Et pourtant, c’est le cas. Tu trouveras cela ridicule mais…

............ — Oui, je trouve cela ridicule que tu me le demandes, m’interrompit-elle, car tu sais que j’aime t’étreindre, que je l’adore plus que tout au monde, mais qu’après nous le regretterons, car nous faisons de ce qu’il y a entre nous un chaos innommable.

............ Comme s’il fallut que l’on opposât mon cœur et ma raison ! Il me sembla, sur le coup, que cela était profondément insensé. Nous n’avions pas de mal, naguère, à nous offrir mutuellement toutes formes de démonstrations affectives, en tout lieu et en tout temps. Pourtant, la possibilité d’un Amour, laquelle semblait réelle et semblait nous effrayer tous deux, avait réduit cette liberté à néant. Elle se rendit bien compte de l’air d’affliction que j’affichai. Sans doute mon silence le lui disait-il, et mes yeux l’imploraient-ils de changer de philosophie.

............ — Oh non, ça non Vadim, ne me regarde pas comme cela ! reprit-elle. Je ne veux pas te faire de peine, et tu ne sais combien il m’est moi-même difficile de te refuser tout ce que tu me demandes. Et pourtant il le faut…

............ — Rien ne l’exige. Tu tiens absolument à rétablir une frontière que tu as brisée, mais peut-être devrions-nous trouver la situation où nous sommes comme quelque chose de convenable.

............ — Tu ne penses pas ce que tu dis. D’ailleurs tu en souffrirais davantage que moi.

............ Sans doute avait-elle raison, alors nous continuâmes de marcher comme si rien ne venait de se passer. Le silence sembla s’imposer de lui-même, et tandis que nous poursuivions notre légère promenade dans des rues qui toutes, alors, me semblaient d’un gris vieux et lugubre, nous fûmes comme contraints par les forces des affections vaines à nous tenir droits, le regard loin devant, aussi bien elle que moi. Oh comme nous étions ridicules, tous deux, à tenter désespérément de faire paraître cet instant normal quand il ne l’était pas ! Nous fîmes ainsi pendant un temps dont je perdis le compte, mais qui me sembla être une éternité. Sans un mot, sans doute pour nous réconcilier avec nous-mêmes, elle prit ma main dans la sienne. Ce fut sans un soupir, comme si elle avait voulu me démontrer ne pas le faire pour moi mais par nécessité, et je ne pus m’empêcher d’esquisser un sourire, l’un de ces sourires sincères que se font les amants lorsqu’ils s’échangent leurs plus belles preuves d’inclination. Elle aussi me témoignait sa joie avec autant d’affirmation que moi, et faisait danser nos bras en avant, en arrière, à la manière d’un pendule, sûrement comme elle l’aurait fait si elle avait été amoureuse. Nous nous tenions dans une béatitude proprement adolescente, et sautillions de joie. Je ne savais plus vraiment si j’étais très ravi ou si, au contraire, je subissais tous les malheurs qui puissent être donnés à quiconque de subir.

............ L’euphorie dura jusqu’à l’achèvement de notre vagabondage. Nous nous séparâmes de façon fort simple : je regardai ses yeux coruscants ; elle m’offrit, en réponse à tant d’admiration – tant qu’il m’était difficile de la cacher –, l’étreinte qu’elle m’avait refusée plus tôt. Ce cadeau, dont elle était à l’initiative, je le pris plein de reconnaissance, puis nous nous saluâmes comme le font d’ordinaire deux amis. Pour rien au monde je n’aurais parié quoi que ce soit sur le fait que je rentrerais avec une félicité semblable à celle qui, pourtant, m’habitait. Nous passâmes ainsi quelques mois, dans cette atmosphère, durant lesquels nous paraissions passer successivement des amis les plus innocents aux amants les plus passionnés.

............ Quelques fois, sans que je ne pusse le prévenir, elle tombait dans une forme de mélancolie passagère, à la croisée de la nostalgie, de la paranoïa et d’une violente volonté de solitude. Dans ces instants dont je ne comprenais que peu de choses, j’avais appris à me faire petit, tout petit, presque absent, ainsi que si je n’avais jamais existé. Certes mon comportement était blâmable – j’abandonnai mon amie chaque fois qu’elle allait mal – mais je savais qu’elle m’aurait repoussé, comme elle le fit une première fois, lorsque je n’avais pas encore pris le parti de la laisser avec elle-même.

............ Elle voulut parler de tout cela, un jour qu’elle sentait bien qu’il me devenait difficile de la voir osciller entre trouble et joie, les deux à l’extrême, et de moi-même devoir me lever chaque jour sans savoir dans lequel je serai projeté.

............ — Tu pourrais m’en vouloir, me dit-elle, je pense que je le comprendrais. Oh ! ne crois pas que j’y serais indifférente ; je ne compte déjà plus les heures passées à pleurer, seule, dans mon lit, parfois des nuits entières, meurtrie de remords et me détestant pour tous les maux que je te fais vivre.

............ — Ma belle amie, répondis-je, il ne faut pas t’en vouloir ! Moi-même j’y ai survécu, les larmes apprennent à sécher avec le temps.

............ — Mais je le sais, Vadim, je le sais plus que tout autre, et je ne regrette pas de t’aimer, ou je te l’aurais dit. Le fait que des larmes ruisselèrent sur tes joues constitue une raison suffisante pour t’assurer ma contrition.

............ — Ne t’accable pas de malheurs qui ne sont pas les tiens. Il me semble que tu souffres déjà assez, ma noble amie, pour devoir te préoccuper de moi.

............ Elle me regardait avec cet air de soulagement qui valait bien tous les mots que nous eussions pu échanger à ce sujet.

............ — Je n’ai pas besoin de tes excuses, en vérité, repris-je. Tout ce que je voudrais, c’est comprendre pourquoi il t’arrive d’être aussi… distante. Oh ! tu ne le conçois pas comme moi, mais je te dois le dire : j’ai besoin de comprendre ce qui te pousse à me vouloir bien loin de toi des jours entiers, durant lesquels je doute que nous nous retrouverons, durant lesquels je ne sais plus si tu m’aimes… Si tu me comprenais, tu saurais à quel point ces pensées me sont insupportables et m’obsèdent.

............ — J’aurais voulu trouver le courage de te le dire. Je suis désolé.

............ Nous restâmes alors dans une forme de temps figé, comme si l’un comme l’autre n’avions rien de plus à nous dire. Il ne s’agissait pas de ces instants de silence dont on aperçoit qu’il ne résulte que d’un manque d’initiative ou simplement d’expérience. Nous étions posés, face à face, et nos présences étaient l’un pour l’autre cette forme de réconfort désiré.

............ — Il se fait tard, me dit-elle soudainement. Je pense que je vais rentrer.

............ — Tout de suite ? Tu ne veux pas…

............ — Je devrais rentrer, reprit-elle, m’interrompant.

............ Elle lâcha alors ma main, rangea précipitamment ses affaires éparpillées là où nous nous trouvions puis partit presque en courant. Je me retrouvai seul, encore une fois abandonné, impromptu. Je restai là, ayant pour lourd fardeau de contenir l’explosion d’un cœur. C’en était trop, Elizaveta, je devais comprendre, alors moi aussi je courus ; je courus comme si je n’avais jamais que vécu pour ce que je cherchais désespérément à retrouver. J’arrivai chez elle, frappai à maintes reprises : personne. Mes sollicitations restèrent sans réponse. Je revins sur mes pas, inspectai chaque ruelle, scrutai chaque recoin, dévisageai chaque passant : personne. J’allai de nouveau au parc, au cimetière, même jusqu’au musée : personne. Oh, que j’étais rongé d’une angoisse grandissante ! Et d’une angoisse mêlée de langueur ! Sur l’instant, que n’aurais-je fait ? J’étais prêt à passer là ma nuit, à prier tous les dieux du monde, à abandonner jusque la vie si cela pouvait me la rendre. Dans les rues, je criai son nom, comme si je fus seul. En une nuit, je devins fou. Rien n’avait plus d’aspect rationnel ; j’allais dans les avenues que je ne connaissais pas et choisissais mon chemin sans y penser. Je pouvais repasser six fois par le même lieu, à quelques minutes d’intervalle. Je n’en avais que faire, et poursuivis toujours mes recherches de la même manière.
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............Il devait être aux alentours de quatre heures du matin quand, épuisé, la détermination venue à bout de mes forces et le sommeil se voulant mon maître, j’aperçus un filet de lumière comme émanant de la chambre de mon amie. J’accourus, ne frappai pas et entrai. La porte n’était pas fermée à clef. Je montai les escaliers en vitesse, me précipitai dans sa chambre, et je la vis, étendue comme morte sur son lit, les yeux encore pleins de larmes. À côté d’elle, une forme de journal intime était ouverte, et je le refermai alors sans y jeter le moindre regard. Par chance, la pièce était encore faiblement éclairée, et elle, mon amie, dormait à poings fermés. Je me déchaussai, puis m’allongeai tout contre celle que j’aimais. Elle le sentit, et bien que tout endormie, elle se tourna vers moi et me prit dans ses bras, recroquevillant sa tête dans mon épaule. Je sentis alors tout contre moi grandir des sanglots, de plus en plus puissants. Leurs pleurs durèrent longtemps, et je luttai pour ne pas succomber à la fatigue. À l’instant où ils cessèrent, je crois que nous abandonnâmes elle et moi notre peu de lucidité pour nous endormir sans délai.

............ Nous nous réveillâmes tous deux en pleine nuit. Son sourire était celui du coupable suppliant qu’on lui évite la condamnation. À vouloir éviter que nous parlions de ce dont il nous fallait absolument discuter, cela n’encourageait que ma soif de justifications. Je ne prenais pas cela pour une revanche, encore moins pour une vengeance, car au-delà de l’envie, j’en ressentais le sincère et difficile besoin. Désormais, nous n’avions plus d’autre choix que de nous expliquer. Je devais être idiot, alors, pour avoir pu penser que cela serait simple.

............ — Tu souffres, je le vois bien. Cela fait plusieurs mois que je voudrais le comprendre, que je voudrais que tu me l’expliques, alors j’attends sagement que tu veuilles bien le faire, mais jamais rien…

............ Les sanglots reprirent alors, et je ne compris que peu de choses des explications qu’elle me donna. Elle y fit mention, entre autres, d’un homme, mais dont elle ne connaissait véritablement rien, et chacun de ses souvenirs lui paraissait confus. Chacune de ses phrases semblait opposée à la précédente, rendant à son argumentation incompréhensible des airs absurdes. L’insondable état dans lequel elle était projetée aurait relevé, aux yeux de tous, d’une crise de démence. Moi, qui étais amoureux, j’attribuai tout au malheur, comme s’il fut une raison suffisante aux maux qui semblaient être les nôtres. Je l’interrogeai longuement sur qui était ce « il » dont ni elle ni moi ne semblions rien connaître. Elle se traita alors elle-même de folle, à plusieurs reprises. Sa démesure et son extravagance prirent alors des apparences de névrose.

............ Elle pleurait, et cela ne cessait plus. Je la voyais, qui rougissait, me dire qu’elle avait chaud. Avec frénésie, elle se découvrit du gilet qui recouvrait sa chemisette. Ses bras entiers, je le vis avec la plus grande horreur du monde, étaient recouverts de cicatrices encore ouvertes, en tous sens, et qui formaient ensemble un tableau vermeil absolument atroce. Moi qui l’aimais, moi qui l’adorais, ses blessures devinrent alors les miennes. Je la priai de ne pas bouger, l’allongeai et, dans l’espoir vain de faire passer sa fièvre, lui apportai un verre ainsi que de quoi traiter ses coupures. Je n’osai plus rien lui demander d’autre sinon de me laisser la soigner. Je le fis, après quoi nous ignorâmes, d’un accord tacite, ce qu’il s’était passé depuis que j’étais arrivé. Je n’eus alors pas plus d’éclaircissements quant à la nature de ses maux. Le genre de discussions qui étaient nôtres n’avait, de toute manière, pour seule vertu que de nous donner l’illusion de nous comprendre mutuellement davantage. Chaque fois, je croyais que c’en était acté et qu’elle m’aimait, et chaque fois je me promettais de ne plus sombrer si facilement dans le chagrin de l’incertitude. Il était, pour moi, tout à fait désolant de savoir que nous vécûmes constamment heureux du temps de notre simple connaissance, mais qu’il nous était impossible désormais de nous complaire du fait que nous soyons chacun le confident de l’autre. J’avais envie de lui crier que deux êtres qui s’aimaient n’avaient d’autre destin que de finir l’un près de l’autre.

............ Un soir, dont je me souviens comme s’il m’était arrivé de le revivre constamment, où il faisait froid et où la pénombre avait pris toute la ville sous son empire, il se passa une chose que je ne puis t’expliquer – moi-même ne l’ai toujours pas tout à fait comprise. Je lui tenais la main tandis qu’elle, mon adorée, me déclamait de mémoire certains de ses vers les plus fraîchement composés. Oh, ils étaient magnifiques, ma chère Lizaveta, mais leur beauté ne sembla pas convaincre la fortune de nous prendre en pitié ! Je l’écoutai ; la mélancolie de ses poèmes me déchira le cœur. Elle avait en la voix cette magie rare qui donne vie aux mots, et je frissonnai à chacun de ses souffles.

............ Je la couvris de compliments dès qu’elle acheva sa récitation, et bien qu’elle en méritât encore davantage, nous nous baladâmes heureux comme des enfants dans l’insouciance de leur âge – c’était à peu de choses près ce que nous étions. J’étais amoureux, c’était alors certain, du moins le peu de doute qu’il me restait semblait s’être noyé sous la béatitude naïve que j’endossais. L’épisode de folie que nous avions traversé n’était alors plus, pour nous deux, que de l’ordre du passé, et j’attribuai toute sa responsabilité à l’alcool dont il ne faisait aucun doute qu’il expliquait l’étrangeté des comportements qu’elle avait eus. J’aurais continué à penser de la sorte si pareille crise ne s’était plus déclenchée. Crédule que j’étais, je m’en avouai convaincu à tort, et à maintes reprises me suis retrouvé, de nouveau, à errer parmi le silence d’une civilisation morte.

............ Cette fois-là, je me retrouvai seul, une fois encore, dans les rues de Loreïgrad, ville de l’Amour comme il n’en existe nulle autre. J’ignore en quoi l’on put considérer que Paris ou Venise convienne davantage à cet exercice. Ce sont deux lieux égarés dans une ardeur qui constituent un idéal irréalisable. Loreïgrad, en revanche, ne se perd pas dans cette mascarade sentimentale. La ville est froide, comme si toute son âme ne connaissait plus le jour, ne connaissait plus le monde, et, en cité hors du temps, voyait le malheur être répandu en tout endroit comme sur chacun. Tout n’était plus que gris, tout n’était plus que triste. Les palais agglutinés sur les rives ne constituaient plus que les ruines d’un rêve impérial, et tous vagabondaient ici comme se perdant en leurs propres vestiges, en ceux de cœurs qui ne savaient plus rien faire sinon aimer, puis en mourir. Les cours demeuraient vides, les rues restaient sombres, les places devenaient de plus en plus silencieuses à mesure que le temps chassa la vie.

............ J’aurais accepté, pour l’avoir près de moi, les pires châtiments qui n’eurent jamais existé. On aurait pu me torturer, me faire promener aux extrémités de la vie et jusqu’à en apercevoir la mort : je crois que je serais resté là, à n’aimer que davantage. Je n’avais, en somme, pas de plus gros défaut que mon innocence. J’étais poussé, naturellement, à cette naïveté dont j’avais toujours su qu’elle me perdrait. Je m’en étais fait la remarque, moi-même, et de nombreux autres s’y étaient déjà également essayé. À vrai dire, je n’avais pas véritablement compris, alors, le sens de tout cela. Être me semblait demeurer une chose aisée, me complaisant dans l’indifférence la plus totale, croyant que chaque événement n’arriverait que de manière linéaire, qu’il serait un jour remplacé, et que, au bout du compte, rien n’était tout à fait important. Je n’estimais rien ni personne, surtout pas moi-même, et n’accordais plus d’importance à la cohérence de ce que j’étais désormais ; c’était à peine si cette idée m’était devenu inconnu. Cloîtré chez moi ou vagabondant, à demi ivre quel que soit le lieu, juste assez pour n’être plus idiot mais trop peu pour m’arrêter, je me muais peu à peu en créature. Les gens de mon quartier cessèrent de m’adresser la parole, et je crus, cette fois, être tombé si bas que jamais je n’aurais su en revenir.

............ Mon amie était partie et j’espérais que ce fut pour de bon. Je ne voulais plus, pour mon âme, que la tranquillité. Pour mon cœur, tout n’était plus qu’égal. J’observais les femmes passer dans la rue ; j’étais dans un état si lamentable et miséreux que ma présence ne les effrayait pas. Plusieurs jours entiers, il m’arrivait de ne pas rentrer au logis. J’arpentais la grise Loreïgrad de mon pas irrégulier, lui témoignant par ma gesticulation tout le malheur qui m’habitait. Je ne suivais aucun itinéraire précis, allais là où il y avait de la lumière, une odeur qui m’attirait, voire même parce qu’il m’avait semblé entendre le moindre son. Entre temps, dans mon chagrin, je n’avais pas vu ma mère mourir, et avec elle son rêve d’études salvatrices de notre modeste condition.

............ À plusieurs reprises, je me retrouvai en d’étroites ruelles que d’ordinaire aucun homme sain d’esprit n’aurait daigné traverser. Je n’étais plus, de toute évidence, ce que l’on peut appeler un homme sain d’esprit. Je marchais comme pour ne pas m’endormir à jamais, je découvrais la misère de l’intérieur, non pas comme ce monde où tout grouille, où rien n’a d’hygiène et où l’on aboie au lieu d’user de mots. Bien sûr, il y avait tout cela, mais la véritable misère, celle dans laquelle j’étais et dont bien peu peuvent prétendre à l’exercice, était avant tout celle de l’absence. L’absence de tout. Je n’avais plus rien : ni ami, ni famille, ni nourriture, ni repère. J’avais la chance d’être propriétaire d’un petit appartement qui ne l’était que de nom, ressemblant davantage à un local où l’on entreposait un lit et trois étagères qu’à un véritable lieu de vie.

............ J’y élis résidence lorsque je devins seul. Auparavant, quoique n’ayant jamais été dans une situation particulièrement confortable, mon travail chez un tailleur, à l’autre bout de la ville, m’aidant à rembourser le crédit pour mes études, me permettait également de louer un endroit certes petit, mais bien assez spacieux pour moi. Cependant, lorsque mon amie partit, j’entrai dans une folie sombre, loin des clichés que l’on attribue à cette idée. Cela était pourtant simple : je n’avais plus de but, et ne donnais plus de sens à rien. J’avais toujours, dans mon esprit, ce souvenir vague d’un homme, dont on m’avait parlé brièvement, et de quelques cicatrices. J’étais, bien sûr, allé au commissariat pour le signaler, mais mon état, qui ne fit que se dégrader par la suite, ne leur fit pas me prendre au sérieux. Je tentai de nouveau, auprès d’autres agents que je croisai, mais jamais mon discours ne fut pris pour ce qu’il était : la vérité. Je proposai pourtant de conduire les messieurs auxquels je m’adressai à l’endroit où vivait mon amie, mais il ne se passa jamais rien qui pût me faire dire que j’étais libéré du secret qui m’avait été confié.

............ Dès lors, je n’ai plus que bu. Je cessai de me rendre à mon travail, arrêtai de payer mon loyer, et achetai avec toute mon épargne ce qui me servit de chez-moi durant un temps. C’était, précisément, le local. Je m’y suis enfermé alors longtemps, jusqu’à oublier à quoi pouvait ressembler cette société que, de toute mon âme, j’abhorrais. J’avais dépensé tout le reste de ma maigre fortune en quelques conserves que j’entreposai sous mon lit, pour vous dire combien la place me manquait. Il me fallut un petit peu plus d’un mois pour achever de toutes les dévorer. J’étais désormais passé d’un homme dans une situation correcte, au pauvre garçon qui ne possédait, en tout, qu’assez de murs pour y attendre la fin de sa vie.

............ Je sortis alors, non pas par goût de retrouver une existence davantage sensée – elle n’était, de toute manière, plus que médiocre – mais bien par nécessité. Je demandai aux vieilles femmes un petit sou, et si mon allure permit, dans un premier temps, de m’attirer les faveurs de ceux que je croisai, l’alcool, qui n’en était que la conséquence logique, commença à dissuader chaque passant de participer à ma consommation. Je n’étais plus que l’ombre d’un homme dont les quelques attraits s’étaient envolés pour laisser place à une forme de garçon des rues méprisable et méprisant. Je savais, et cela me faisait mal, je dois bien l’avouer, qu’à l’issue de ma vie, on ne se souviendrait pas de moi. L’humanité, au fond, ne m’aurait plus en mémoire, et le fait que j’ai pu exister ou non n’importerait plus guère.
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............Une fois, une fois seulement – je le jure ! –, ma curiosité me poussa à me rendre là où habitait jadis mon amie. J’allais, méconnaissable par mes cheveux, la barbe qui avait poussé, les rides qui s’étaient creusées contre une peau sèche et luisante à la fois. Je dois dire que j’avais pris soin d’éviter ce quartier, le parc, le cimetière et le musée, depuis qu’elle s’en était allée. Pour rien au monde je n’aurais voulu que l’on me poussât à me remémorer ce qui s’avéra être les plus beaux instants de ma vie. Rien n’avait changé. Les volets, clos, étaient toujours les mêmes, et au beau milieu de la nuit, l’endroit où mon amie habitait demeurait ainsi que dans mes souvenirs. Il était tard et mon état devait me rendre repoussant. Je réfléchis à repartir, comme si la venue en ce lieu avait suffi à éveiller chez moi le sentiment que j’étais venu rechercher. Mais il était trop difficile pour moi, et résister à cette tentation, c’était abandonner quelque chose, c’était ignorer la moindre possibilité que tout cela puisse être différent. Je frappai alors à la porte, trois fois, calmement, comme l’homme courtois que je n’étais plus. J’attendis quelques instants puis, ne recevant en retour aucune réponse, j’éclatai en sanglots et me jetai sur la porte. Je la poussai vainement, m’époumonai à crier son nom, collant ma tête contre le bois qui me refusait l’accès à ce lieu dont j’avais tant de fois rêvé.

............ Un bruit de pas se fit finalement entendre. « Je ne sais pas qui vous êtes », dit une voix de femme âgée qui ne correspondait en rien à ce à quoi je pouvais m’attendre. Je lui signifiai, tant bien que mal, la raison de ma présence ici. « Celle que vous cherchez n’habite plus ici. J’en suis sincèrement navré, jeune homme. » Cela fut, pour moi, comme un coup de feu tiré en plein cœur. Je partis tout haletant, la poitrine lourde, la raison absente, une bouteille dans une main et mon visage dans l’autre. Ce soir-là, il me sembla que j’avais perdu tout ce que j’avais et ce que j’étais.

............ Lizaveta, tu ne mesures la honte que j’éprouve en te faisant le récit de tout cela. Ce fut un moment de ma vie avec lequel, bien que n’étant pas si éloigné, j’ai parfaitement rompu, car je m’en trouve pleinement guéri.

............ Un jour que je titubai, les veines gorgées d’alcool et ma bouche de sang – sans doute ce régime ne m’était-il pas bénéfique – ; on me reconnut. C’en était, pour moi, une chose tout à fait extraordinaire, qui en plus de deux ans ne m’était pas arrivé la moindre fois. Le tailleur chez qui j’avais travaillé m’avait, me confia-t-il plus tard, percé à jour au timbre de ma voix. D’après lui, même désaccordé sous l’effet d’une quelconque influence, il n’en était pas moins reconnaissable entre mille. Il s’approcha alors de moi, me dévisagea, et prononça mon nom. Moi, je ne bougeai plus, et le fait qu’on me nomme ainsi avait suffit à éveiller en moi cette envie de redevenir le bon élève que j’avais pu être jadis. Après autant de temps perdu parmi les rues de la sombre Loreïgrad, le fait qu’on s’adressât à moi avec tant de politesse suffit à ce que je me sentisse aimé.

............ Dans un premier temps, mon ancien employeur me réprimanda pour avoir fui. J’avais quitté, il est vrai, mon poste sans ne prévenir qui que ce fût, et m’étais comme volatilisé tant pour lui que pour chacun de mes camarades qu’il alla trouver dans l’espoir de me faire revenir. Cela, dont je vis bien qu’il avait été déçu, il parvint à se l’expliquer en apprenant que ma mère, par ailleurs, était décédée. Du reste, il ignorait les autres circonstances entourant mon état et quelles conséquences elles avaient eues sur moi pour que je pusse, ainsi, quitter tout ce que j’avais toujours connu. Je n’osai alors pas lui dire que, comme de mille autres choses, la mort de ma mère m’avait été égale, compte tenu du malheur qui m’accablait déjà et du niveau de déraison dans lequel j’avais sombré. Après cela, on blâma ce que j’étais devenu. D’un élément comme j’avais pu en être un, jamais – c’est ce qu’il me dit – il n’aurait parié que je me métamorphosasse en cette espèce de mendiant, hantant les rues de Loreïgrad comme tant d’autres.

............ Je lui dis alors ô combien j’étais désolé, que jamais je n’avais eu l’intention de tromper qui que ce fût, et cela était sincère. Cet homme, j’avais été son troisième employé, soit un parmi une multitude. Je m’étonnai même qu’il pût me reconnaître au bruit des pensées que je m’exprimais à voix haute.

............ — Ta mère aurait été horrifiée à l’idée que tu finisses de la sorte, me dit-il, d’un air presque paternaliste.

............ — Je m’en doute, répondis-je, n’osant lui avouer que je n’en avais que faire.

............ Il m’invita alors à le suivre. Je ne savais pas où nous allions, mais pour rien au monde je n’aurais refusé la moindre compagnie. Il me parla alors de bien des aventures. Il fit état de son commerce, lequel avait bien grandi depuis mon départ, et l’avait amené à ouvrir une seconde boutique, où il pouvait désormais employer un artisan à temps complet. Pour bien des gens, il était considéré comme faisant partie de cette petite bourgeoisie dont le capital, raisonnable, avait été acquis à la sueur de son front. Je ne lui répondis pas qu’il s’inscrivait principalement dans cette ascension notamment du fait que mon salaire ne fut jamais à la hauteur de mes tâches lorsque j’eus travaillé chez lui. Il me dit également bien d’autres histoires, celles dont il avait eu connaissance par des membres de sa famille, dont la plupart habitait la capitale, ou encore de récits de l’Occident rapportés par certains de ses proches. Quelques fois, je trouvai cela trop invraisemblable pour être vrai, le piètre menteur qu’il était ne cherchant même pas à dissimuler que certains détails demeuraient purement du fantasme, mais cela me remémorait alors ma passion pour la fiction et l’écriture que j’avais du temps où j’étais autrement.

............ Nous arrivâmes bientôt devant un imposant immeuble dont la façade, encrassée par le temps, contribuait au fait que la ville ne fût plus qu’un amas de rues sombres et dénuées de toute perspective de bonheur. De son large manteau, l’homme que j’accompagnai sortit un trousseau de clefs. Il m’invita à pénétrer à l’intérieur, ce que je fis sans discuter. Cela devait faire, en tout, plusieurs années que je ne m’étais engouffré dans un appartement d’aucune sorte. Sans que je pus m’y opposer, j’allai jusqu’au plus haut étage et entrai, ainsi qu’il m’avait été demandé de le faire. Là, le tailleur poursuivit ses récits. J’appris notamment qu’à mon départ, celui-ci avait embauché une femme, d’un certain âge, mais dont les maigres économies ne lui parvenaient à s’offrir la retraite même la plus précaire. Ce fut à contrecœur qu’il la fit alors travailler un temps, tantôt au rôle que j’occupai jadis, tantôt, lorsque le second magasin vit le jour, à transporter les produits achevés de l’atelier où ils étaient fabriqués, à l’arrière de la première boutique, vers ce nouveau lieu.

............ Cependant, voilà près de quatre semaines que son état s’était dégradé, et que, par nécessité, elle s’était résolue à offrir à son corps le repos dont il avait besoin. Les tâches qu’elle effectuait, c’était alors ou au tailleur ou à son associé de s’en charger désormais. Or, cela valait à l’un des deux commerces de fermer au moins l’espace d’une demi-journée, sinon un jour entier. Parallèlement, il m’expliqua s’être fait l’acquéreur du lieu où nous nous trouvions, dans le dessein de le voir loué par un quelconque homme dont les affaires – modestes affaires, au vu de la taille de l’appartement – l’aurait fait venir ici. Nous étions toutefois en un noble quartier de Loreïgrad, et je me doutai qu’un tel lieu demandait pour loyer davantage de roubles que je n’en aurai jamais. Il me proposa néanmoins, d’un air fier, presque impérial, et dont le caractère salvateur transpirait d’une volonté de plaire à son orgueil, de m’y loger à moindre coût, tout en m’acceptant, en qualité d’ancien employé, dans ses commerces.

............ Je me vis alors assigner le peu de responsabilités et tout le labeur qui fut successivement mien, puis celui d’une autre, et qui enfin me revenait. Je l’en remerciai mille fois, dans la confusion propre à mon état.

............ J’avais conscience, ainsi, de m’extraire un peu de cette misère que j’avais connue. J’émergeai du néant vers, de nouveau, un monde de l’absurde. Je fis, dès ce jour, ce que l’on attendit de moi. Je pris le parti de me taire, d’acquiescer quoi que l’on pût me dire, et de travailler selon les vœux de cet homme qui me vint en aide. Je gagnais alors tout juste ce que me coûtait ma location, si bien que, pareil à ma jeunesse, je dus me résoudre à ne manger que peu, et que ce qui n’appartenait plus qu’à une cuisine tout à fait sommaire.

............ Les journées, dès mon embauche, se firent, tour à tour, synonymes de la construction d’une vie nouvelle, au sein de laquelle j’étais un homme nouveau. Je prenais le plus sincère plaisir du monde à m’instruire sur mon temps libre, à jeûner pour l’épargne et, plus que tout, je me contraignais à la conduite la plus irréprochable. Mon exemplarité paya, et après trois mois à ne faire que travailler pour quelques sous sans grande importance, gagnant davantage d’honneur que d’argent, je reçus une promotion. Oh, noble Lizaveta, j’en étais plus heureux que tu ne saurais te le figurer ! Je l’acceptai, bien sûr, dissimulant la joie dont mon cœur était plein jusqu’à chacune de ses extrémités. M’investir autant était, pour moi, une forme de réparation envers la société tout entière. Je ne lui pardonnai pas qu’elle fût dure envers moi, qu’elle fût dure envers ceux de mon espèce, marginaux, poètes et enfants de l’innocence, mais je lui promis la paix pour ce qu’elle m’avait accordé. J’y trouvais mon compte, en quelque sorte, et de cet égoïsme j’étais presque fier, car je m’intégrai alors à la masse avec cette perfection qui m’était une découverte. Les milieux qui constituaient ma fréquentation étaient tous plus ou moins bourgeois, et bientôt je fis maintes connaissances, dont mes clients, leurs amis, les amis de leurs amis, etc. Pour toutes les commandes spéciales, c’était moi qui étais envoyé. Messieurs les aristocrates étaient désormais des gens plus proches, et je les côtoyai tant, qu’à force de m’imprégner de leurs coutumes toutes plus particulières les unes que les autres, je finis par être admis dans une sorte de cercle tacite. Je bénéficiai, il était incontestable, du fait que mon supérieur avait atteint des rangs assez hauts pour affirmer habiller toute personne distinguée qui vécut à Loreïgrad en ce temps-là.

............ Nombre de ces gens distingués étaient d’ailleurs du même avis, trouvant que la ville n’était rayonnante par instants que par ces artisanats du luxe dont ne pas user aurait été une insulte envers la société, voire l’humanité tout entière. C’en était un don, pour beaucoup, que Dieu faisait aux hommes… Oh, mais ma chère Liza, tu sais que moi, dans le lieu où j’ai grandi, je n’eus jamais cette éducation chrétienne comme ils l’eurent, eux, avant même de savoir prononcer le moindre sermon ! Bien sûr, comme tout enfant de mon âge, j’avais la basse connaissance due à mes études – les miennes, encore, avaient été simples et inachevées –, mais ceux avec lesquels je partageai mon temps, eux, avaient bénéficié de meilleurs ecclésiastiques, dans les meilleures écoles, les plus chères, pour leur délivrer le meilleur savoir ! J’étais, à côté d’eux, parfaitement ignorant. Je taisais, bien sûr, avoir un jour écrit le moindre vers qui pût ne contenir d’allusion divine : c’était presque si, moi-même, j’avais oublié ce temps-là. Un homme en particulier, d’environ mon âge, avait cette fougue qui avait toujours été la mienne, mais semblait avoir compris bien plus tôt que moi de quelle manière la mettre au service du Seigneur. Je l’écoutais, lorsqu’il parlait, avec cette même attention qu’ont les enfants devant leur instituteur, dans un mélange de fascination et de respect. Pour ma part, je me plaisais dans ce milieu où le confort était omniprésent, tant que l’on n’y pensait même plus. Je portais, en toute occasion, les vêtements de la gamme de ceux que je vendais, et cela ne m’étant nullement naturel, j’avais l’impression d’être supérieur à ce que j’avais toujours été.

............ Cette logique bourgeoise, en peu de temps, je parvins à la faire mienne. Je compris qu’être riche ne se montrait pas par le fait d’aimer l’argent, mais par la peur irrationnelle de n’en avoir plus à dépenser. Tout tournait autour de cela : la dépense, la dépense, la dépense… Seulement pour le montrer, il était acheté la vodka la plus chère, la montre la plus criarde, les chaussures les plus bourgeoises, et il m’arrivait, dans quelques réceptions, d’éprouver une honte, d’une intensité insoutenable, à l’idée que l’on pût dépenser plus que mon salaire dans une bouteille qui n’avait, pour être tout à fait exact, que le même goût que celles dont le prix était près de dix fois moins élevé. Mais je buvais. Pourquoi m’en priver ? Je consommais grâce à l’argent des autres ce que jamais ma condition ne m’aurait permis. En somme, l’extravagance dans laquelle je m’étais laissé jeter n’était que justice. Je me retrouvai au milieu d’une foule de gens dont la discipline était une apparence, mais dont l’envie d’être fou était bien réelle. Certains paraissaient l’être, mais je ne savais pas s’il s’agissait de leur tempérament ou de leur simple volonté. On eût dit que l’homme riche tel qu’on se le représente n’aurait pu exister, et chacun, dans les galas superbes et les fêtes grandioses, cherchait à prouver sa marginalité, à être davantage que seulement le fils de son père. J’aurais pensé que cela serait particulièrement visible chez les jeunes gens, voyez-vous, mais la vérité était tout autre. Plus on était vieux, plus on était riche ; plus on était riche, plus on dépensait. Et la nature de ces dépenses était, pour beaucoup, comme une identité qu’ils se construisaient. Telle résidence faisait tel homme, tel diamant faisait tel autre, et ainsi de suite.

............ Ce modèle de pensée n’était, en vérité, que le résultat de la politique menée à l’échelle de tout l’Empire. C’était le grand rêve qui traversait des milieux les plus intermédiaires à ceux les plus hauts : on voulait se sentir proche du pouvoir. Le pouvoir, en lui-même, n’a jamais intéressé personne dans le fait qu’il consistât à la construction d’une meilleure société. Si on l’aime – et j’irais presque jusqu’à dire « si on le désire » –, c’est qu’il offre à l’homme qui le possède la supériorité sur un autre. Le pouvoir, du moins chez nous, n’a jamais été rien d’autre que la conquête de la pensée par l’égo. Oh je le déplore ! Bien sûr ! Mais il était hors de question de condamner cela publiquement, chacun se satisfaisant à lui-même par sa noblesse personnelle et ses titres dont la multiplicité démentait pourtant l’importance.

............ Ambassadeur, pour ma part, d’une enseigne dont la notoriété n’était plus à faire, et qui possédait désormais de nombreux établissements, mon objectif n’était rien d’autre qu’approcher les personnalités les plus influentes que la ville comptait, afin de les persuader de devenir clients chez nous. Pour une même veste, en fonction de l’homme que j’approchais, le prix variait jusqu’à en devenir complètement irréaliste. Aisément, j’ajoutai deux zéros afin que l’on crût en une veste faite pour un garçon très chic, et alors on me l’achetait en me disant : « Ainsi je serai très chic ». Ce à quoi je répondais « Assurément, assurément ! ». J’avais cru, du temps de ma jeunesse, lorsque la société m’était encore ce monde inconnu, obscur, cet abysse énigmatique, ce gouffre incompris, cet océan insondable, que la mode régissait l’ensemble des codes de la bourgeoisie. En vérité, il s’agissait plutôt du contraire : tout ce qui détonnait était bon à prendre. Il fallait, pour chacun, qu’on ne remarquât que lui. Je fis de cette réalité un principe au cœur de mes stratégies, et promettais toute pièce comme ne pouvant être que celle d’un homme très singulier, trop singulier sans doute… Et elles se vendaient, mieux, certainement, que si je n’avais rien dit. Certaines choses que j’ai pu vendre, je ne pus – très sincèrement – m’empêcher de les regarder avec un air empreint d’un immense dégoût. Mais il faut croire que je n’étais pas initié, car toutes ces choses dont je parle furent vendues, mon patron en devint riche, et moi j’en devins fier.
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............ Ah ! Ma chère Lizaveta ! Que de joies insensées et d’absurdes richesses ! Mais tout cela m’était égal, tant que je reniais mes quelques convictions, et bien que celles-ci n’aient jamais été les seules choses que j’aie possédées réellement. J’aurais pu en rester là, dans cet état, à accumuler un peu de richesses, et devenir un bourgeois à l’image de mon maître, comme si la fortune me fût un jour l’idéal souhaitable. Je m’étais, moi-même, comme perdu de vue, souriant à tout, sans jamais m’arrêter, dans ce qui s’apparentait davantage, en réalité, à un asile qu’à une aristocratie. Aujourd’hui que je vous parle comme je vous aime, je sais que l’un et l’autre sont si proches qu’ils en demeurent indiscernables. Toutefois, ma naïveté, par une quelconque illusion dans laquelle je semblais être bercée, me gardait d’une révélation pourtant si cruciale quant à l’essence même de mon identité. Fort heureusement, je fus rappelé de ce cauchemar pour m’en aller vers un second. Alors que je commençais à comprendre que la quête générale du pouvoir n’avait pas pour objectif son exercice mais sa détention, que je commençais à m’apercevoir que bien des choses anormales se passaient, mais que l’on taisait, je comprenais également qu’il était ainsi que s’il existait un accord muet entre tous pour que rien ne sorte de cette caste.

............ De cette aristocratie, sinon de sa décadence manifeste, j’étais certain que l’on pouvait tirer un enseignement. Bien sûr, mettre fin à tout ce système-là en appellerait un autre, différent dans la forme, sans doute aussi incompétent. À titre personnel, je ne me fis jamais ni le défenseur de l’Empire, ni des régimes à l’ineptie analogue. Certains pays nous avaient offert un aperçu de ce à quoi nous aurions pu aspirer : je me gardai bien de toute volonté d’évolution. Certains prétendaient que la masse dirigerait mieux que celui qui a été formé dans cet objectif. Qu’elle le tente ! Et qu’elle nous ôta cette illusion ! Je ne crus pas que cela ne fût ni meilleur, ni moindre. Bien évidemment, nous y aurions trouvé une vertu morale, se substituant à notre honneur. Je ne pensais en effet pas qu’il faille vivre en monarchie ; je ne pensais pas qu’il faille vivre en démocratie non plus. Au fond, je n’étais même pas certain qu’il faille vivre.

............ Du reste, comme à mon habitude, je me rendis chez un client. Je devais, pour cela, traverser toute la ville, car c’était l’un de ceux dont l’excentricité de leur habitation permettait de leur accoler un statut, sans doute davantage intellectuel pour les autres, mais pour moi simple ermite reclus en sa fausse caverne dont l’or démentait l’aspect philosophique recherché. J’allai chez cet individu, persuadé que j’y passerai une soirée comme j’en passai alors tant d’autres. Le trajet s’annonçait long, interminable, et mon chauffeur me conduisait à travers tout un labyrinthe de ruelles toutes sombres et inconnues. Je m’y retrouvai, quelque part, en cette espèce de pauvreté dont tout, jusqu’à l’atmosphère, était imprégné. Désormais, je regardai chacun qui se trouvait ici avec la hauteur qui s’imposait à mon nouvel emploi, à mon nouveau statut et, quelque part, à ma nouvelle noblesse. J’avais cette impression que le malheur n’était destiné qu’à ceux qui se complaisaient en ses bras. Oh Lizaveta ! Que j’avais tort ! Que, toujours, j’eus tort ! Vous le savez, n’est-ce pas ? Vous le saviez le premier jour, n’avez cessé de le savoir, et m’avez aimé tout de même, attendri par cette naïveté qui demeure mon trait le plus marquant, sinon la raison de mon déclin. Vous le saviez ! j’en suis convaincu, tout autant que je suis convaincu que c’est la pitié pour mon innocence qui vous pousse, aujourd’hui encore, à me couvrir de cet Amour dont jamais je ne parviendrai à concevoir une seconde origine.

............ Depuis la fenêtre par laquelle je regardai la rue, j’aperçus une forme que je croyais discerner, dont chaque trait sur un noble visage me rappelait mon amie d’autrefois, dont le manteau me faisait me remémorer le sien, dont le regard, luisant, tristement luisant, semblait m’être connu, étant le même jusque dans chacun de ses détails. Détails qui me valurent, jadis, mille instants d’amoureuses contemplations.

............ Précipitamment, je fis arrêter la voiture dans laquelle je me trouvais, payai à la hâte la somme convenue pour l’ensemble du trajet, me jetai dehors et apostrophai cette femme qui, déjà, s’était éloignée. Il faut croire qu’elle reconnut ma voix, car elle se raidit abruptement et cessa de bouger, morne statue parmi une morne ville. J’allai vers elle et, comme bondissant à ses pieds, lui témoignai cet Amour que j’avais toujours eu pour elle, mais que j’avais gardé tu, par retenue, mais surtout par honte et peur que l’on se moquât de moi. De ses yeux émus coulaient des larmes rondes. Plus rien n’existait, sinon notre regard froid dans un silence affectueux. La vie urbaine elle-même s’était pliée à notre jeu, collection composée de misérables individus épars, lesquels n’étaient plus de ma réalité. C’en était une étrange chose, et la faiblesse de la distance qui nous séparait les rendait cruelles, la chose, la distance et elle.

............ Je doutai, alors, qu’elle ait oublié jusqu’à mon existence. À vrai dire, je doutai aussi qu’elle s’en fût souvenue, du moins comme moi je m’en souvenais encore.

............ Pour n’être rien que sincère, elle était restée approximativement ainsi que je l’avais toujours connue. Seul son sourire semblait s’être mué en une expression de lamentation, légère et permanente, marque du monde que nous abhorrions à deux mais que, séparément, nous avions rejoint. Son visage était plein de cette indifférence, de ce flegme branlant, de cette mode du désintérêt pour tout ce qui pût exister. Si nous nous regardâmes un temps, les lèvres closes, nous finîmes par nous jeter l’un dans les bras de l’autre. Par cette étreinte, revinrent à moi tous les souvenirs d’une douleur que je m’étais efforcé d’oublier, et que le temps, passant, encore, toujours, avait polie jusqu’à devenir ce qu’elle en soit devenue intrinsèque à mon pauvre cœur. De ce même cœur avec lequel je vous aime, ma chère Lizaveta.

............ Oh ! Cela était tant ! Tout me submergeait : l’Amour, le tourment, la folie… Que n’aurais-je fait pour que tout cela s’achevât ? Que n’aurais-je dit, que n’aurais-je donné, qui n’aurais-je prié ? Je n’étais pas réellement blessé comme je peux l’être en ces instants où vous m’êtes loin. Non, car si vous êtes un fragment de mon cœur, elle en était un de mon âme, que le poids de cet Amour faisait se courber de sentimentale souffrance comme s’épancher de suppliante affection. Alors, s’écroulant jusqu’au fond du gouffre de cette inclination, tout n’était plus que noirceur. Je vivais cette monochromie comme une forme de dévotion et d’existence. Je me rendais compte, ainsi, que la vie était naturellement déplorable, et que, du reste, tout n’était que superficiel et n’avait pour seul objectif que de me faire oublier cela. En clair, j’étais malheureux.

............ Nous restâmes l’un contre l’autre, perdus entre l’horreur de ce qu’annonçaient nos retrouvailles et l’apaisement de nos langueurs. Il s’écoula la plus courte éternité du monde, comme il se façonna en mon esprit la démence la plus douce. Je pris de son regard le faible éclat de repos qu’il contenait, étincelle subtile mais suffisante pour enflammer un cœur que je cherchais à étouffer depuis des années. Tout, autour de nous, croulait progressivement, et je perdais dans ses bras tout réel appui sur la réalité. J’aurais souhaité que l’on ne se rencontrât plus, sinon que je ne l’aimasse plus, du moins pas de cette manière si noble et si naïve qui m’avait valu tant de lamentations. La retrouver était – quelque part, au fond de moi, je le savais – synonyme d’une tristesse à laquelle il me fallait me préparer, car si la folie qui l’habitait était toujours là, si cet homme dont elle m’avait parlé continuait à lui faire du tort, si, en somme, elle que j’avais aimée et aimais toujours était restée la même, alors je savais déjà que, par cette étreinte, nous nous condamnions.

............ Ses yeux, particulièrement, étaient restés ceux d’une petite fille, transpercés par une existence misérable. Même nos Amours étaient façonnées par l’épouvante réciproque que nous procuraient les souvenirs d’un malheur cinglant. En tout point, plus je l’admirai, plus je l’aimais, et quoique je redoutasse le fait qu’elle eût pu, ces dernières années, trouver un homme qui sût la combler, cela n’y faisait rien. Ses inflexions passées dans notre relation, bien que le mal ne fût jamais totalement effacé, il me sembla que je les avais oubliées. Nous échangeâmes peu, ce jour, car je devais reprendre la route, mais nous nous jurâmes de nous retrouver.

............ Nous nous revîmes ainsi le mois même. Je l’invitai chez moi, heureux devant sa stupéfaction – car j’avais indubitablement un cadre de vie bien supérieur à celui du temps où nous nous étions quittés. Elle avait perdu sa gaieté d’autrefois, son sourire charmeur, son visage rayonnant et, de manière générale, ce qui avait fait d’elle la femme que j’avais aimée. Toutefois, je ne pouvais m’empêcher de voir en chacun de ses mouvements, de ses mots et de ses pensées, les marques de notre passé commun dont j’avais de si nombreuses fois rêvé. De nouveau, j’étais amoureux.

............ Je crois qu’elle aussi fut dans ce cas, et il ne fallut pas beaucoup de temps avant que nous revenions à notre histoire inachevée.­

............ Nous ne reprîmes point nos vieilles habitudes, car elle tout autant que moi avait renoncé à sa personnalité extravagante pour entrer dans ce que la société considérait comme d’une médiocrité acceptable. Nous n’écrivions plus, ne nous baladions plus, et c’est à peine si nous nous parlions encore avec cette complicité qui, d’ordinaire, forme les couples heureux.

............ De toute évidence, c’était ce que nous n’étions pas, et c’est à peine si la tendresse qui nous restait suffisait à nous qualifier de couple. Bien sûr, j’aurais tout donné pour qu’il en fût autrement, car je l’aimais de cette adoration sincère qu’ont les amants éperdus.

............ Quelques fois, elle me parla de choses, mais qui n’avaient aucun lien avec la réalité, son discernement se muant en délire de plus en plus constant à mesure que le temps passait, et de plus en plus effrayant pour moi, contemplateur de cette folie. De l’homme dont elle avait fait mention, avant que nous nous séparions, elle me parla encore, à plusieurs reprises. C’était toujours ce même individu, elle me le certifiait, même s’il possédait tantôt une apparence, tantôt une autre. Ces récits – dont le sens n’avait jamais été tout à fait clair, pour être exact – semblaient davantage être l’expression d’une folie que celle d’une mémoire. Je l’aimais, et ma naïveté me défendait de remettre en cause ce qu’elle put me dire, quoique cela parût surréaliste. À vrai dire, cet homme dont je savais tant de choses, tant que tout en devenait contradictoire, j’avais l’impression que c’était de lui dont elle était éprise, mais aussi de lui dont elle souffrait. Elle m’en parlait, chaque fois, avec un mélange d’admiration et de terreur, comme l’on dresse le portrait d’un rêve dont la beauté nous saisit tant qu’elle nous pétrifie.

............ Une nuit, tout cela reprit. Derechef, elle me parla de cet homme, avec la fascination qu’elle lui vouait, avec la crainte qui l’accompagnait, et moi-même en étais tout bouleversé, tentant et de la comprendre, et de la rassurer. Elle pleurait à grosses larmes, gémissait de façon inintelligible, et, pour la première fois, je compris que cet homme n’avait jamais existé. Et effectivement, ses traits, cette nuit-là encore, avaient changé pour ceux d’un homme tout à fait différent de celui de la fois précédente.

............ Ces hallucinations, je ne les supportais plus, et moi aussi commençais à en devenir fou. Je consolai mon amie, bien sûr, avec toute la compassion qui s’imposait à moi, et dans le creux de mes bras, blottie ainsi qu’une enfant après un effroyable cauchemar, elle s’endormit. Je me dégageai d’elle et, résolu de mettre fin à tout cela, m’installai à mon bureau, ma plus belle plume à la main, dans l’unique souhait de dire tout ce que je n’avais jamais dit, sinon d’en finir avec ces histoires amphigouriques.

............ « Toi dont le chagrin auquel tu m’as contraint ne fut que révélateur,

............ Il n’existera sans doute plus jamais de lettre pareille à celle-ci, ou du moins je l’espère au nom de l’idée que je me faisais de l’Amour avant de te connaître.

............ Tu as comme exigé de la vie dont je maintenais la droiture qu’elle suive la courbe de tes yeux, et mon cœur, libre depuis peu, tu sus sans trembler le remettre en des fers plus difficiles qu’il n’en connut jamais.

............ Tu sembles craindre la vision que la masse a de toi, et pourtant je demeure convaincu que ton véritable visage l’effraierait mille fois davantage. Et si j’ai longtemps pensé qu’il n’existe d’excès à la marginalité, je ne puis que te remercier pour être parvenue à me démontrer que j’avais tort.

............ Dès lors, mon Amour ne te doit plus faire honneur : constamment j’ai conservé une certaine fascination pour la monstruosité. Chaque instant à t’idolâtrer me rappelle alors les dangers de tels loisirs.

............ Ne me crois pas animé par la haine, car je sais qu’en rien tu ne mériterais une semblable attention. Aussi le seul mot, l’unique terme qui soit assez proche du sentiment que j’éprouve, est-il « répugnance ».

............ J’ai vu en toi des qualités que tu ne possédais pas, lesquelles occultaient un nombre de défauts qui te rendrait d’ailleurs reconnaissable entre tous et discernable de chacun. Ton sourire cachait un cœur vide, tes promesses un néant, et ta vie une perte de sens comme une perte de but. L’Amour que tu m’offris, si faible, éphémère, ainsi que tu aurais pus en faire don à tant d’autres sans que cela m’aurait accablé, ne vaut rien. Tes gestes ne valent rien, tout comme ta parole, tout comme ton affection, et très certainement même comme ta vie. Ne crois pas que la mort en soit une issue qui me paraisse plus noble : tu ne ferais, ainsi que tu en as l’habitude, que t’écarter de tes responsabilités.

............ Ces mots te seront peut-être durs, et pourtant je t’aime comme nul n’a aimé. Je n’ose point imaginer le jugement que porterait à la situation un être pour lequel tes travers ne susciteraient, comme pour moi, une telle admiration.

............ Prends chaque mot que je t’abandonne ici comme témoin vertueux d’une sincérité dont, un jour peut-être, tu t’inspireras.

............ Ton Vadim. »
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............Tout, après cela, tout le reste de ma vie, ne fut plus que d’une simplicité presque effrayante, tant que je ne m’y reconnus plus. Il faut dire que j’avais connu l’une des crises les plus profondes et difficiles que mon Amour avait vécues, et que je m’en portai bien malheureux. Il fallut, désormais, que je la laissasse ; si ma présence n’était pas, pour elle, un secours, il fallait qu’elle en trouve un et cesse de se complaire dans l’illusion de bonheur que je lui donnais. J’avais honte, quelque part, d’avoir profité du fait qu’elle s’était endormie à la suite de sa paranoïa possessive pour lui écrire la cause de tout ce qu’il advint par la suite, mais c’était ainsi et comme s’il ne put en être différemment.

............ Un homme ordinaire l’aurait traitée d’hystérique, et je dois dire que l’idée m’est venue sur le moment, mais ne pouvant à moi seul contredire les étymologies, y étant attaché depuis qu’on me l’avait enseigné lorsque j’avais repris mes activités, je m’interdis tout emploi dont le principe même aurait été contraire à mes convictions. Il résultait alors de tout cela que je ne savais plus nommer sa démence, du moins que je ne le pouvais plus, par devoir moral. L’humaniste imparfait que j’étais devenu, du moins en copie difforme d’exemples sociétaux difformes, rendait toute chose difficile. J’étais sorti de mon romantisme par la misère, sorti de ma misère par le dur travail, sorti du dur travail par l’enseignement, et sorti de l’enseignement par les nobles affaires où j’étais. De cet ensemble de vies que j’avais connu, j’étais devenu une forme ennuyeuse d’homme dont le rang inspirait au soi de son passé un dégoût profond, au soi de son présent une fierté et au soi de son futur un mélange de tout cela. Ce que je savais seulement, ce soir où je pris ma plume pour lui écrire ces mots, c’était que je n’avais pas même connaissance du fragment de ma conscience qui pouvait bien s’exprimer. Tout ce dont j’étais certain, c’était que je demeurais malheureux.

............ Sans trop y penser, je lui avais écrit ces quelques mots, dans un premier instant sans la volonté de les lui donner, simple moyen d’extériorisation, puis bientôt avec la ferme intention d’acter une rupture avec ce qui n’avait duré que trop de temps. Je les déposai près de mon lit, où elle s’était endormie d’épuisement, et, sans ne m’être moi-même reposé le moins du monde, je partis à l’atelier où le travail m’attendait. Il faisait déjà jour, et je n’avais qu’une envie : faire comme si tout n’était plus que normal.

............ Quoique ce fût excessivement tôt, je croisai dans les escaliers la sorte de substitut de mon logeur, une véritable tyran. Lorsqu’elle me fit arrêter, je crus tout d’abord n’avoir pas payé mon bail, mais non, car tout d’abord j’étais persuadé de l’avoir fait, et secondement car elle n’avait pas cet air agacé qui avait pu être le sien les quelques fois où cela était arrivé, et où je me faisais alors réprimander comme un petit garçon. Non, non. Cette fois-ci, elle me parla bien plus sérieusement, et je crus qu’il se passait quelque chose terrible. La gravité flegmatique donnée à ses mots inspirait jusqu’à la frayeur : « Je l’ai entendue pleurer, crier, gémir toute la nuit, votre amie. » Sur le moment, je me dis que si ce n’était que cela, la solennité de son discours était bien mal venue. « Je ne vous le fais pas remarquer pour m’en plaindre, ajouta-t-elle, comme pour se justifier. Seulement, cela m’inquiète, comprenez-le. » Courtoisement, je lui fis comprendre qu’il n’y avait rien à craindre, que cela lui était arrivé une fois, que la fièvre était montée sans que je pusse en prévenir les conséquences, mais que sa maladie serait bientôt dissipée, et elle sur pied en un rien de temps. Elle me fit observer que cela n’était pas la première fois, et qu’elle avait déjà, à de multiples reprises, songé à en alerter les autorités.

............ En un autre contexte, je dois avouer que la voir feindre ainsi une compassion dont elle ne possédait nul code m’aurait beaucoup amusé.

............ Je pense sincèrement que cette femme aurait pensé que je battais mon amie si elle ne m’avait pas connu, mais car nous avions eu l’occasion d’échanger quelques fois, elle savait que je n’étais ce genre d’homme, voire qu’au contraire mon innocence pouvait me faire endurer de mille malheurs dont je n’étais pas responsable. Pour seules justifications, je répondis qu’elle était sujette à de récurrents symptômes, qu’elle semblait naturellement y être disposée, mais qu’il n’y avait pas là lieu de s’inquiéter, que la situation était sous le contrôle des meilleurs médecins de la ville. Je mentais, évidemment, mais il s’agissait là d’un mensonge acceptable et que l’on n’aurait su blâmer tant il était indispensable que je ne révélasse pas la véritable raison de ce que j’avais vécu pendant près d’une éternité.

............ Du reste, la journée s’écoula sans le moindre encombre. À vrai dire, j’avais cessé de penser à tout cela jusqu’à l’instant où, fatalement, il me fallut rentrer. Sur le trajet, je repensai aux mots que j’avais pu laisser le matin même. Je ne m’en souvenais qu’approximativement, et quoique étant lucide quant à la possible violence qui pouvait y être perçue, je ne songeai pas le moindre instant que cela pût mener à d’autres issues que celles que je m’étais figurées au premier abord. Il faut dire que j’avais agi sous l’intuition la plus simple qui fût donnée à l’homme, et que fort peu de méditation à ce sujet m’avait valu de, sans doute, sous-estimer la portée de mes gestes. De manière générale, l’absence considérable de réflexion, que je pensais insignifiante à bien des égards par une naïveté que mon âge aurait dû écarter, me portait à des situations auxquelles je ne m’attendais pas.

............ Avoir exprimé ce que j’avais sur le cœur n’avait, pour le dire très franchement, pas été d’une complexité telle que je me l’étais imaginé. Cette simplicité, presque décevante, fut sans doute le moyen par lequel je réussis à me délivrer de ce fardeau infernal.

............ Je pensais rentrer dans un appartement vide et y passer la soirée, posé sur ce fauteuil rouge bruni à ingurgiter vodka sur vodka. Je pensais aussi que cela signerait un nouveau départ pour elle comme pour moi. En ces deux espoirs candides, il se trouva que j’avais fait preuve d’un discernement relativement mesuré. En effet, je rentrai chez moi sans y trouver la moindre vie. Cependant, aucune de ses affaires n’avait été retirée, nulle trace de fuite n’était visible, et je crus en un premier temps qu’elle était simplement partie temporairement. Je dois avouer que, sur le moment, j’ai ressenti tout un mélange de sentiments tous plus opposés les uns que les autres. J’expérimentai une forme de libération assujettie au fait de me savoir condamné, car il était évident, au vu de ce qu’elle avait laissé, qu’elle reviendrait. Cependant, pas un instant je n’aurais pensé qu’elle était restée là, qu’elle avait pu ne pas voir cette lettre que j’avais laissée en évidence ou avait pu décider de rester.

............ J’aurais dû, alors, m’apercevoir qu’il restait son manteau, comme il restait ses chaussures, et qu’ainsi il lui aurait été bien impossible de s’en aller. Mais, détails pris dans le quotidien, à un degré tel qu’on ne les remarque plus, je ne vis rien. Je pris, comme je l’avais imaginé, quelques gorgées d’alcool, puis, épuisé psychologiquement de mes derniers accomplissements personnels, j’allai me coucher.

............ J’y allai, oui, et l’aurais fait si la poignée de la porte de ma chambre n’était pas fermée à clef. J’eus beau forcer : rien n’y fit, et je dus me résoudre à passer à force de coups de pieds. Là, je ne pus me retenir d’échapper un hurlement. Celui-ci n’avait plus rien d’humain, plus rien d’animal, plus rien de vivant. Contre le mur faisant face à mon lit, depuis le porte-manteau qui avait toujours figuré là, le cadavre de mon amie pendait, méconnaissable.

............ J’étais tétanisé. Je me sentais tout à la fois la victime et le coupable. J’avais l’impression que l’on s’acharnait à saboter ma vie. Je restai alors là, quelques minutes, à regarder son visage blanc tout en me rendant compte que j’en étais toujours amoureux.

............ On frappa à ma porte. Il faut croire que la représentante du propriétaire, soit mon patron par ailleurs, avait entendu le cri que j’avais poussé. Cela me sortit de ma contemplation passive, mais je fis comme si personne ne s’était présenté à mon appartement. Je ne savais comment réagir. N’ayant pour seul guide plus que mon instinct, je m’avançai vers mon amante, à côté d’elle ainsi que nous le faisions jadis dans le cimetière, et, presque naturellement, lui pris la main et la serrai.

............ On frappa de nouveau, avec davantage de virulence. À la hâte, je pris mon manteau et mis mes chaussures, ouvris la porte et passai comme si personne ne m’avait attendu là. « Cette fois, j’appelle vraiment la police ! » me dit-elle, sûre d’elle. « Faites, faites », répliquai-je, et je la laissai seule, devant cet appartement dont la porte ouverte la poussait à entrer. Je pris le premier transport qui voulut bien me mener à la Scintillante. De là-bas, j’achetai un billet pour la capitale et partis sur-le-champ. Je savais que ma logeuse témoignerait contre moi auprès des officiers, et que bientôt je serais recherché dans toute la ville pour un acte que je n’avais pas commis, du moins pas directement. Il faut dire qu’elle et moi n’avions jamais été en très bons termes, comme il est naturel qu’une personne ne côtoyant à longueur de journée que des hommes d’affaires ne pût pas supporter celui qui avait besoin de travailler, d’user de ses mains, sale garçon de la plèbe, quoique haute, pour habiter ici. Sans doute cela devait-il détonner face aux aristocrates nés dans une richesse dont ils avaient toujours connu tous les secrets.

............ Je me disais alors qu'Hernani-centre serait une ville assez grande pour que je puisse m’y cacher. J’étais certain que, là-bas, les gens qui me connaissaient ne sauraient rien des affaires de Loreïgrad, y compris concernant les crimes dont j’étais accusé à tort. Je pris le train comme chemin vers la liberté, comme une nouvelle vie loin du malheur et de la mort. Cela, j’y parvins. Dans un premier temps, j’allai d’hôtel en hôtel, épuisant les économies que j’avais prises en partant. Car elles étaient tout de même conséquentes, du moins l’auraient été pour une large partie de la population ; cela me donna le loisir de redécouvrir une ville dans des quartiers similaires à ceux que j’avais l’habitude de fréquenter autrefois. Des quartiers très moyens, certes, mais tout de même confortables pour la cavale dans laquelle j’étais plongé. Je renouais, en somme, avec la vie telle qu’elle l’était pour la plupart des gens.

............ Car je n’avais de spécialisation en aucune discipline, sinon en le commerce si l’on peut considérer l’expérience comme offrant un domaine d’expertise, je dus me résoudre à trouver un emploi sans qualification particulière. Je fus un temps derrière la caisse d’une petite épicerie, puis, car l’opportunité s’était présentée, je m’improvisai serveur dans un petit restaurant plutôt populaire. Je vécus, seul, dans une petite chambre d’un hôtel particulier dont le propriétaire, cadet d’une noble lignée, avait renoncé à la vie faste et mondaine qui s’offrait à lui, privilégiant par vertu et morale le travail honnête, comme celui de banquier, qu’il exerçait sur l’une des grandes avenues de la cité.

............ C’est là, dans ce restaurant où je travaillais, que je vous découvris, mon adorée ; là que je vis votre connaissance et que je tombai amoureux. Pour la première fois, Amour ! Pour la première fois cela fut heureux. Bien vite, nous comprîmes la réciprocité de la chose, et j’osai vous l’avouer. Comme vous en fûtes ravie ! Je m’en souviens, aujourd’hui encore, comme si cela s’était passé il n’y a qu’un instant.

............ Mon cœur, le jour se lève déjà, je vous ai écrit toute la nuit. Il faut pourtant que j’achève tout ce récit. Nous nous rencontrâmes, et je n’ai, depuis, jamais cessé de vous aimer. Je fus plongé dans une joie constante telle qu’il m’était impossible de me figurer qu’elle pût être rompue.

............ Il y a quelques jours, vous le savez tout aussi bien que moi, le frère de l’homme qui me logeait organisa dans l’hôtel particulier une fête. Je n’avais pas l’habitude qu’il se passât quoi que ce fût dans cette résidence, aussi avais-je pris l’habitude, avec l’accord complet de mon logeur, d’emprunter l’entrée principale. De toute manière, on m’avait signalé que la porte prévue initialement pour les domestiques était coincée, et je ne savais pas, moi-même, où elle se trouvait. La réception débuta, et je m’empressai de rejoindre ma chambre. Ah ! Liza ! On me reconnut : mon ancien patron était là. Il était là et me fixait avec de grands yeux ronds, entourés de rides et de cernes. J’appris à la suite de cet événement que le frère du propriétaire du lieu était, lui, de Saint-Loreïgrad également, ce qui expliquait la présence d’un invité aussi indésirable et aussi particulier.

............ Je m’enfuis alors, mon Ange, je m’enfuis, mais ils furent plus rapides. En une heure à peine, tous les postes d'Hernani-centre étaient prévenus de ma situation et me recherchaient. Je fus arrêté dans la soirée et on m’enferma ; je ne saurais te dire où exactement. Tout ce que je sais, c’est que cela était sombre et humide. On me tortura, on me tortura si fort que… Oh Liza ! Vous ne voudriez sans doute pas le savoir.

............ Ce qui doit être hier, je fus emmené à plusieurs heures de la ville. On ne m’a pas dit de quoi on m’accuse. On ne m’a pas dit ce que j’encourais. On ne m’a même pas donné à manger. Je fus placé, dès le soir, dans une chambre verrouillée et gardée. J’implorai alors l’un des agents de bien vouloir me donner une plume, de l’encre et une feuille. J’insistai, tant et tant que bientôt il me fut apporter tout cela, car je prétextai vouloir écrire à un évêque, pour des raisons religieuses évidentes, et que me confesser une dernière fois m’était un devoir sacré. C’est pour cela que cette lettre n’est que jointe à l’un des popes que vous fréquentez. Je lui ai dit de vous remettre ce message, et j’ai espoir qu’il ne s’y opposera pas. Je lui ai laissé votre adresse afin qu’il le puisse faire déposer chez vous.

............ Je tenais à vous dire tout cela, mon histoire et mon innocence, afin qu’à mon retour vous ne me teniez pas rigueur de mon absence. Peut-être reviendrai-je bientôt, peut-être dans un an, sans doute plus, deux, cinq, dix, trente… Je ne sais pas. À vrai dire, nous ne nous reverrons sûrement pas. C’est pourquoi je souhaitais que votre dernière image de moi ne soit pas celle qui m’a poursuivi depuis ma jeunesse.

............ Je vous aime, Liza. Je vous aime plus que vous ne pourrez jamais le concevoir ni tel que je ne saurai jamais vous le dire. Faites alors, je vous en supplie, de nos instants passés ensemble des souvenirs heureux et ne portez pas mon deuil : dans votre cœur, je ne mourrai pas.

............ Je vous embrasse.

............ — Votre dévoué Vadim.


............ Cette dernière ligne, bien sûr, fut accompagnée d’un soupir, car c’était comme si Elizaveta lisait les mots d’un condamné dont elle avait déjà accepté la disparition. Et, sans y penser davantage, elle saisit le papier recouvert d’un tracé tout à fait fébrile – celui d’un homme, en somme – pour l’y jeter dans le feu. Celui qui lui avait écrit ça était un imbécile auquel elle ne voulait plus avoir affaire. Quel amant normal écrirait pour adieu l’histoire de son premier Amour ? N’y avait-il pas de mots plus importants à oublier sur tant et tant de pages ? Il était difficile de comprendre, pour ainsi dire, le dessein recherché d’un écrit, lequel n’était que l’expression de la négligence et de l’ingénuité. De toute façon, les tentatives de réconforts auprès d’Elizaveta étaient vaines : elle n’était pas triste, ne haïssait décidément pas Vadim non plus. Elle le méprisait seulement, et cet ultime écrit lui était égal à bien égards.
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