𝐃𝐞𝐩𝐮𝐢𝐬 𝐬𝐚 𝐜𝐞𝐥𝐥𝐮𝐥𝐞, 𝐮𝐧 𝐏𝐨𝐞𝐭𝐨𝐬𝐜𝐨𝐯𝐢𝐞𝐧...
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Lettre d’un innocent et malheureux garçon
............ Ayant dans les veines plus d’alcool que de sang, Elizaveta traversa le vestibule, regagna son appartement et n’en sortit que le lendemain. Le courrier qui lui était adressé, reposant au fond de sa boîte aux lettres, attendit alors jusqu’au jour qui suivit, et quoiqu’elle ne fut pas tout à fait sobre malgré le temps écoulé, elle lut la missive dont elle était destinataire à la manière d’une personne qui n’était pas tout à fait ivre non plus :
............ Je vous ai écrit, souvent, sans doute trop, et vous me répondiez alors comme l’on répond à un ami qui s’accroche à on ne sait exactement quoi. Je ne sais pas pourquoi je l’ai fait, ni pourquoi je vous ai toujours parlé de tout ce qui m’a pu traverser l’esprit, mais je l’ai fait, et je ne puis que vous promettre que je ne cesserai de continuer à vous dire chaque pensée qui me vient. Ma très chère Lizaveta, je ne vous parlerai pas d’Amour, je ne vous parlerai même pas de nous, car j’ai des projets qui dépassent la nature humaine, l’échelle du temps et la folie que j’éprouve. Oh bien sûr ils ne seront pas grands, la fin n’en sera pas extraordinaire, mais je crois devoir le faire, comme si je n’avais eu, de ma naissance jusqu’à ce jour, qu’une unique volonté. Je ne m’y efforcerai pas pour vous plaire, ni pour convenir à quiconque. Je pense devoir le faire, d’un égoïsme que j’ai du mal à celer, pour moi-même et parce que le besoin m’a séduit, parce que le projet de me révéler pleinement est fou, et donc un peu à mon image.
............ Jamais je n’ai su vous écrire avec mesure, comme jamais je ne vous ai aimé dans la nuance, et comme jamais je ne pourrai cesser de vous adresser chacune de mes pensées. Je vous rencontrai d’une manière fort simple et en fus épris presque immédiatement, d’un Amour tel que je n’en connus de semblable de toute ma vie. De cette vie-là, je ne crois apercevoir pour dessein que celui de vous adorer, sinon de vous écrire. C’est alors ce que je fais, avec une simplicité qui m’étonne moi-même mais qui, je l’espère, saura séduire encore au moins un fragment de votre cœur. Le mien, ma chère amie, souffre d’un passé dont je ne sais me délivrer ; le destin me fut cruel, comme il tente de l’être de nouveau puisqu’il me veut énamouré de vous en ces heures où nous sommes loin l’un de l’autre. J’aurais mille fois préféré ne pas devoir vous dire chaque sentiment qui me traverse, et pourtant il semble le falloir, car je ne saurais vivre sans vous témoigner ni la force de mon inclination ni la nature de mes espérances. Je les sais toutes vaines ; ne croyez pas que j’ai succombé aux illusions, mais souffrez que je ressente le besoin de vous les partager.
............ Il me faut aller droit au but et cesser de dissimuler ce que j’ai véritablement hâte de vous dévoiler. Vous connaissez évidemment mon penchant à des degrés extrêmes pour la littérature, et plus particulièrement pour certains styles qui me procurent bien des tressaillements. Car j’ai passé plusieurs éternités à vous parler de Dostoïevski, vous vous doutez alors que j’aimerais écrire, écrire comme lui, comme un dieu, et pourtant je ne le puis pas. Chaque page, lorsque j’essaie de raconter quelque chose, reste blanche. J’atteins ainsi une forme de perfection absolue, mais dont je ne saurais m’accommoder. Toutefois, il y a une exception à cette règle, une unique manière qui me fait penser que tout serait encore possible : j’aime vous écrire. Au-delà d’aimer, j’oserais presque dire que j’y arrive, et que, très largement, le résultat me convient, ou du moins je l’accepte, car il s’agit de très loin de mes meilleures façons de dire le monde, voire de vous transmettre avec minutie les détails de mes réflexions et de mes vies antérieures.
............ Je ne saurais faire autrement pour écrire, ma chère Lizaveta, que de m’y livrer en vous délivrant l’histoire que je voudrais coucher sur papier, nécessaire à la compréhension de notre situation. Aussi ai-je pris le parti d’entreprendre ce procédé comme il paraît le plus logique de s’y adonner. Sachez alors que je suis sincèrement et infiniment désolé de vous accabler d’une lettre dont vous constaterez la longueur avec effroi, et alors même que vous semblez parfois désespérée par le nombre de mots que je vous adresse. Cela n’est, certes, plus le cas ces derniers temps, mais ne prenez alors pas chaque chose que je puis vous dire comme un affront volontaire de ma part, mais plus comme une liberté que vous m’accordez, voire comme une confiance que je vous attache.
............ Oh, Lizochka, je me dois de vous faire le portrait de mon cœur, dans ses moindres détails, ou je serai bien malheureux. Je le ferai alors, sans que vous n’ayez jamais aucun repère : je tâcherai donc de vous en instruire. Aujourd’hui – vous le savez assez maintenant – je n’ai de poitrine qui bat que pour m’incliner devant vous, mais il n’en fut regrettablement pas toujours ainsi, et mon cœur n’étant rien d’autre que le fruit de son histoire, je ne puis, pour vous le dépeindre, que vous en faire le récit. Sans doute vous paraîtra-t-il sinistre, voire inconcevable, mais ne doutez en rien de ce passé dont les souvenirs qui me reviennent m’inspirent encore les pleurs les plus insupportables et les effrois les plus glaçants.
............ Comme vous vous en doutez sûrement, je naquis de ma rencontre avec une autre. Ne croyez pas que mon inclination fût pour elle plus importante que celle que je vous dois : il s’agissait avant tout d’une folie dont les traits se sont mués en déchirures profondes, et que vous observez chaque fois que vous vous laissez aller à me regarder droit dans les yeux, ces mêmes fois où votre regard m’ensorcelle sans que je n’y puisse rien. Lorsque j’aurai achevé de tout vous raconter, vous ne me verrez plus que davantage en fou qu’en ami. Ce serait là une vision de nous qui me déplairait, quoiqu'elle puisse s’approcher plus nettement d’une réalité que j’abhorre et dont je feins d’ignorer chaque indice qui me rappelle à elle.
............ Avant de vous faire le triste récit d’une jeune femme pour laquelle j’entretiens une particulière compassion, en pensant à une histoire bien trop tragique pour un être avec tant de talent, laissez-moi vous dire quelques mots car, si je semble ne jamais écrire avec légèreté ou avec joie, c’est qu’une telle expression m’est un besoin. En outre, le contexte dans lequel je vous écris m’y contraint. Vous direz donc que je me prends au sérieux quand je n’en vaux pas l’énergie, et vous aurez raison, mais il y a des jours où je voudrais tout vous dire, et pourtant je redoute de le faire, car je tiens à ce que vous ne m’estimiez pas comme le font tant d’autres, en homme étrange. Oh cette vision que vous auriez de moi me navrerait le cœur ! Tout cela n’est alors pas un jeu, ce n’est pas non plus toute ma vie : il en serait plutôt de mon imagination qui prendrait des ailes et se voudrait déjà près de vous, à vous révéler l’infortune de connaissances que je me suis faites dans mon esprit et au-delà.
............ Il y a peu, j’allai en ville pour m’acheter quelques livres avec une amie, également l’une des vôtres, et dont vous savez que nous sommes tous deux épris de littérature, avec plus grande précision de celle appartenant à notre romantisme poëtoscovien. Nous tombâmes à l’endroit que nous cherchions tant, et j’achetai alors plusieurs ouvrages dont j’avais entendu parler, tous du même auteur, que je vous évoquais il y a moins d’un instant, celui qui vole mes nuits, dont le génie me fait frissonner rien qu’en y pensant et dont les mots m’ont inspiré tant de pleurs… D’un blanc presque trop classique, m’appelant irrésistiblement, sa tranche semblait me transporter dans un passé que je m’étais efforcé d’oublier depuis bien longtemps. L.I. de D., par les deux mots qui composent son titre, me faisait déjà m’imaginer toute une atmosphère, toute une mélancolie, toute une folie sans doute. Depuis que je l’ai acheté, il y a environ un mois, il a siégé à notre chevet, presque fièrement, sans pour autant que je l’aie lu. Tout cela, vous le savez sans doute, et pourtant vous devez n’en avoir rien compris. Je crois avoir repoussé ce moment, probablement par manque de courage et de crainte de ce que je pourrais y redécouvrir, sans doute également par crainte de m’y retrouver. Maintenant, je donnerais tout pour l’avoir près de moi ; et pourtant j’avais peur, véritablement, sans qu’aucun mot ne pût mieux caractériser ce qui me pesa. Il me semblerait presque que je ressentis davantage que cela. Je passai plusieurs nuits, à la lumière d’une lampe que je laisse usuellement allumée pour lire ou vous écrire quelques vers, à regarder la couverture du livre qui semble me défier, et seuls dépassaient alors de notre drap deux yeux qui ne savaient plus faire comme si cette œuvre n’avait jamais existé. Vous dormiez alors, et moi je survivais. Je n’ai toujours pas lu la moindre page de ce qui me procurait un tel effroi, je vous écris pourtant à ce sujet comme si j’avais connaissance de toute l’horreur dont regorge l’ouvrage sans que je puisse en douter. Je suis résolu à le lire après avoir achevé l’exil dans lequel je suis jeté, bien que j’ai craint trop durement – certainement à tort – de retrouver des traces de ce que j’ai vécu ou pu vivre avec celle dont je voudrais vous faire le récit. Mais je le lirai, Liza, dès le jour où je serai revenu.