C'était une de ces journées comme une autre en apparence, l'époque de l'année où certes c'était encore l'hiver mais ce dernier était sur son lit de mort, prêt passer le relais à sa Dame Printanière en galant prince même si en soit sur les berges du Lidos, la petite leucytalée qui n'avait rien à envier au climat de sa grande soeur, l'on ne faisait guère la différence, l'air qui était systématiquement empli de sel dû aux alizés océaniques demeurait éternellement doux et agréable, qui donc pouvait bien avoir envie de quitter la campagne régalienne en cette situation ? Beaucoup assurément, ceux qui avaient les moyens des se payer des vacances exotiques ou qui appréciaient courir le monde, Rimini et Derrizio s'étaient déjà évaporés à l'approche de la fin des frimas, préférant visiter les contrées nordiques pour profiter encore des frimas du Général hiver. Grand bien leur fasse. Deria comme Scaela pour leur part ne quittaient jamais Léandra et avait même accueilli Altarini cette année afin de resserrer les liens entre le Concordat et ses alliés. Les grecs faisaient de même sous l'égide de la Despote Lykaronienne. Ludo et Baskari avaient fuit vers l'Afarée en prétextant d'entretenir les liens avec l'Althalj à l'heure ou l'union contre Cramoisie devait se présenter comme évidente. Montevelli ? En voyage à Velsna pour étudier la geste Canossienne. Dandello ? Retranché à Grietta à surveiller le siège de Carnavale de loin. Ce voyou de di Forenza ? Encore à comploter avec ses amis corporatistes dans les îles Canossiennes. Mancini avait suivit B.R.L au patrimoine mondial pour assister aux expositions. Et les autres... Il ne se souvenait même plus, ils devaient bien être quelques part ci et là à travers le monde. Même les petits nouveaux, Mainio et Gabriel étaient introuvables.
La seule chose finalement dont "Dom" Rodrigo Névérini était certains en cette heure, c'est que des Patriarches et Matriarche des Grandes Familles Patriciennes, celles là même qu'un grand penseur d'antan avait nommé "Les Décideurs", il ne restait guère que lui et le Doge Sérénissime di Fortuna sur l'île Mère de Régallia, ce qui était assez rare pour le souligner voir même inédit alors que d'ordinaire les Grands de cette République rechignaient à s'éloigner de la capitale, il y avait fort à parier que tous ces départs coïncidaient sans doute avec le "Festival" en cour dans le Golfe des Empires ceci dit... Enfin, le ciel pouvait tomber sur la tête du peuple que Névérini n'aurait pas hésité un seul instant à rester à ses côtés, et de surcroit il convenait de préparer les prochaines récoltes viticoles, le travail ne s'arrêtait jamais et entre les tractations politiques ainsi que les manigances dans les antichambres secrètes, celui que l'on considérait à bien des égards comme le "Champion du Socialisme Fortunéen" tenait fermement à persister dans ses habitudes visant à récolter son raisin personnellement aux côtés de ses journaliers et à participer aux vendanges d'Automnes. Inutile de dire que c'était peu commun pour un Patricien, et c'était une des nombreuses raisons qui faisait que le commun de la plèbe l'appréciait immensément et le considérait comme sincère et intègre. Il était communément admis que même si tous le gouvernement abandonnait la populace, ce dernier se tiendrait vent debout à ses côtés qu'importe les menaces. Certes ce n'était qu'une image, mais qui en disait déjà long sur l'individu.
Mais aujourd'hui, ce n'était pas les raisons qui nécessitait son attention, de fait , cela faisait plusieurs heures depuis le petit matin qu'il était à pied d'oeuvre afin de remplacer les clôtures usées des vergers après des décennies de service, le dixième coup de la cloche du village voisin se fit entendre au loin. Il y avait encore à faire, mais il était temps d'une légère pause. Sur une colline surélevée, à l'ombre d'un imposant pommier dominant ses confrères plus bas dans les vergers susmentionnées. Ce dernier, comme tous ceux de son ascendance à cause de l'hiver, avait perdu son majestueux ramage, et voyait à peine une partie de ses prochains atours émerger timidement sur ses branches dénudées. Contemplant le spectacle en silence dans la digne lignée des romantiques du XIXe siècle, Névérini laissa naître sur son visage un sourire satisfait alors qu'il détournait le regard jusqu'à balayer les terres plus bas, il ne sentait jamais aussi vivant que lorsqu'il était aussi proche de la terre et des gens. Cela lui rappelait d'où il venait, lui et sa famille, les sacrifices accomplis, les récits à la lueur des chandelles, les us et héritages transmis d'ascendants en descendants. Débouchonnant sa gourde, il s'octroya une gorgée d'eau bien méritée.
??? - << C'est donc ça la stratégie usuelle ? Faire sois même le labeur complexe au lieu de se faire aider pour mieux pouvoir se plaindre de douleurs au dos et fuir les réunions du Concile lorsque l'issue des discussions ne nous plaît-pas ? Je devrais peut être faire de même, cela m'épargnerait bien des tracas. >>
Le Patricien-fermier sursauta à la prononciation de ces paroles et d'instinct se tourna immédiatement vers là d'où elles provenaient, quelques secondes suffirent à détailler à l'intéressée. Même avec ses lunettes de soleil teinté, cet imposant chapeau d'ébène n'ayant rien à envier à ceux à la mode au siècle dernier et les autres accessoires servant vraisemblablement à tromper le public, il la reconnaîtrait entre mille. Après tout elle portait toujours cette même robe charbonneuse, qu'il soupçonnait depuis des années d'être une contrefaçon de Satin, comme à chaque fois qu'elle s'en venait en son domaine familial ancestral le voir à l'improviste. Et à improviste c'était le cas de le dire en l'état.
Rodrigo Névérini - << Bon sang Francesca ! On ne t'as jamais apprise à ne pas rentrer chez les gens sans les prévenir ? >>
Beugla-t-il, irrité par la chose, une fois de plus et comme à chaque occasion où lui faisait le coup, portant son regard par dessus son épaule en profitant de faire plusieurs centimètre de hauteur de plus, il remarqua finalement en contrebas d'une colline, presque complètement dissimulé, les traits caractéristique des véhicules blindés du convois ducal et les agents de la Maréchaussée Fantôme qui tournaient aux alentours tout en restant soigneusement aux limites du domaine certainement sur l'ordre de leur Lige. C'était assez irritant de constater que même après toutes ces années il n'était toujours pas fichus de les voir arriver quand bien même ils ne faisaient pas tant d'effort que ça pour l'occasion.
Francesca Federica di Fortuna - << Oh... Et me priver du plaisir de te voir devenir aussi rouge que ton vin comme quand nous étions jeunes ? Où serait-donc l'amusement ? >>
Renchérit-t-elle avec un sourire narquois qu'il lui connaissait bien et qu'il savait sincère, contrairement à ses grimaces et ses faciès de Statue qu'il la voyait arborer depuis près de bientôt quatorze ans, ces obligations qui ne lui correspondaient pas. S'il ne la connaissait pas aussi bien, il n'aurait sans doute pas remarqué la différence dans son sourire d'ailleurs, celui sonnait faux, le détail était subtil, mais il en avait la certitude de par son instinct qui le trompait rarement. Quelque chose était différente cette fois, ce n'était pas une simple visite de courtoisie pour se remémorer le bon vieux temps et profiter de l'accalmie sur la scène politique. Et à mieux y repenser, cela ne correspondait même pas à ses timings d'ordinaire... Elle ne quittait jamais la Capitale lorsque la roue du destin chamboulait le monde et encore moins lorsqu'aucun autre patricien n'était en Ville. Non... Quelque chose clochait. Inspirant grandement avant d'expirer avec frustration il étendit son bras de tel manière à l'inviter à le suivre.
Rodrigo Névérini - << Marchons donc. Ta boîte de conserve "sécurisée" a dû t'engourdir les jambes, ces engins ont toujours été mal fichus. Mais rien qu'une promenade dans mes vergers ne puisse corriger. >>
Le ton se voulait teinté de compassion même si une bonne dose de rémanence d'irritation persistait encore, vraisemblablement il avait du mal à tourner la page de ce qui le frustrait. Pour autant le Doge Sérénissime n'en fit aucune remarque et se contenta d'acquiescer tout en maintenant son sourire de façade. Les deux patriciens s'éloignent du pommier trônant au dessus des vergers, empruntant un chemin de terre battu traversant une allée où des Citronniers s'élevaient jovialement quand bien même la saison n'étaient pas encore venue pour eux de fleurir. Pour autant dans cette promenade champêtre il n'y avait aucun mot d'émis, seulement un silence de plus en plus pesant à peine brisé par le bruit des pas allant les uns après les autres à travers les arbres fruitiers se balançant de gauche à droite sous les assauts du vent dont les Bourrasques pleines de jugements étaient édifiante quand à l'étrangeté de la situation.
Rodrigo Névérini - << Bon... Tu comptes me dire ce qui ne va pas ? Ou il nous faut aller voir les oliviers pour que tu te décide à croire qu'il n'y a aucun micro ni enregistreur dissimulé dans les feuillages ? >>
Annonça-t-il finalement d'un air un peu bourru mais se voulant à vocation humoristique, singeant un sourire un peu gêné de façon théâtrale. En temps normal cela lui aurait arraché un sourire, un vrai et sincère à sa chère Francesca, mais il n'en était rien. Même sa façade n'était plus, ce simulacre de satisfaction s'était brisé soudainement en mille morceaux sans aucun signe avant coureur, ne laissant qu'une mine neutre sans couleurs, c'était celle de Francesca la Statue, l'expression même dont elle usait et abusait en toute occasion depuis qu'elle avait succédé au paternel au Palazzo Ducale. Et cela voulait clairement dire qu'elle cachait volontairement ses émotions. Ce qui ne faisait aucun sens car ici cela n'était guère utile, il n'y avait personne hormis les citronnier pour les juger.
Francesca Federica di Fortuna - << Je suis malade Rodrigo. >>
Répondit-elle dans un calme terrifiant, comme si il s'agissait d'une banalité des plus communes, mais le tremblement des lèvres la trahissait et il comprit. Les spectres du passé revenaient finalement les hanter, Dame Fortune était bien cruelle à avoir feint d'écouter les prières implorant de briser le destin. Névérini serra les dents face à cette annonce, il en comprenait très bien l'origine plus que quiconque et pour ce qu'il en savait il était très probable que personne au Gouvernement du Miroir ni même au Concile ne soit au courant, si ce n'était peut être Irène et son mari...
Rodrigo Névérini - << Donc finalement tu as bien reçu l'héritage empoisonné de Padrone... De tout ce qu'il a pu te transmettre il fallait que cela suive aussi... >>
L'amertume se faisait ressentir à chaque mot prononcé, et le Prince Rouge pour la première fois depuis bien longtemps serrait le poing non pas pour ses grands combats qu'il menait depuis son plus jeune âge, mais par pure colère face à la mesquinerie de la destinée. Et il regrettait alors. Il regrettait de ne pas avoir eut le courage de faire face à Padrone et ses lubies des décennies plus tôt, de ne pas lui avoir dit ses quatre vérités en face. Et maintenant cela revenait les dévorer tous, car la Fatum obtenait toujours son dû au centuple... Francesca s'était quand à elle de nouveau muée dans le silence, et ils avançaient, dépassant les citronniers jusqu'à arriver à l'angle de l'allée, croisant la route d'un pommier branches ternes.
Rodrigo Névérini - << Tu dois démissionner. Pense à tes enfants et à Juan bon sang... >>
Elle ne réagit pas, demeurant impassible, c'était le propre des statues et elle entendait jouer son rôle jusqu'à la fin, quand bien même Névérini savait pertinemment qu'il avait probablement touché juste via ses mots et que cela devait bien lui faire quelque chose même si elle se refusait à l'admettre et le montrer, le parachèvement de plus d'une décennie à dicter la Politique de devant et de l'envers du décors, un chemin tout tracé vers l'entropie.
Francesca Federica di Fortuna - << C'est impossible et tu le sais très bien. Le mandat doit être terminé coûte que coûte. Si j'abdique maintenant, les Landrins et les Lykaroniens vont s'égorger mutuellement dans les deux semaines qui suivent et ce n'est pas dit que cette fois ils ne tentent pas d'aplatir leur cités respectives si aucun arbitre n'est là pour équilibrer les humeurs. >>
Il en resta bouche bée, cette tête de mule n'en faisait une nouvelle fois qu'à sa tête. Dirigeante discrète selon les journaux cantais. Foutaises, il ne la connaissait pas comme elle était réellement, Lorenzo était tout à fait apte à faire figure d'as du compromis en comparaison lorsqu'elle décidait de se tenir à quelque chose, tel un molosse hargneux elle ne lâchait jamais prise quitte à ce que cela la desserve plus tard, elle tenait bien de son père pour cela !
Rodrigo Névérini - << Aucun arbitre ? Est-ce que tu t'entends parler ? Il doit bien avoir quelqu'un dans ce foutu concile apte à prendre ta place dès maintenant ! Si tu en nomine un dès maintenant il pourra même se préparer pour les élections de l'An prochain. >>
Francesca Federica di Fortuna - << Ce n'est pas comme ça que ça marche. Et non, en l'état il n'y a personne d'apte à prendre le poste. Juliana n'est pas prête, et Patrizio refusera à coup sûr, peu importe les larmes de crocodiles que je pourrais verser pour essayer de l'amadouer. Les autres ne sont tout simplement pas qualifiés, leurs passions exaltés et leurs intérêts propres ne correspondent pas à ce que l'on attend d'un Arbitre. >>
Il leva les mains vers le ciel comme s'il eut été un protagoniste de tragédie grec implorant les cieux pour faire preuve de clémence, avant de pointer un doigt accusateur vers Francesca qui n'en fut toujours pas plus déstabilisé, campant fermement sur ses positions.
Rodrigo Névérini - << Et donc ? Tu ne comptes tout de même pas assumer un troisième mandat ? Pas avec... ça... Et merde... Je n'ai pas besoin d'aller consulter tes examens fais en catimini pour savoir quand le rideau va tomber si tu fais ça... Combien c'était pour Padrone ? Dix ans ? Quinze s'il faisait le plancton ? Vingt si Dame Fortune en faisait son héraut ? Sous réserve bien évidemment qu'il arrête de... S'autodétruire pour cette structure pourrie et dé... >>
Francesca Federica di Fortuna - << POUR LE RÊVE RORO. Pour que le Rêve vive... >>
Le coupa-t-elle dans son élan avec fermeté, pendant un instant il pu voir ce qui se dissimulait sous les traits de la statue, un mélange de colère et de tristesse qui avait déformais son charmant faciès dans une contorsion d'émotions abjecte qui ne lui ressemblait pas, bien assez vite elle se reprit toutefois, revenant à Francesca la Statue. Roro... Cela faisait des années qu'elle ne l'avait pas appelé, à croire qu'elle l'avait oublié ce sobriquet des jours heureux où ils étaient encore insouciants car cela était le privilège indissociable de l'enfance. Mais non, elle se souvenait encore... Elle n'avait pas oublié.
Francesca Federica di Fortuna - << Dans l'idéal je ne veux pas à avoir à assumer la charge d'un troisième mandat. Mais pour cela j'ai besoin d'un successeur désigné. >>
Pendant un instant Névérini laissa échapper un soupir de soulagement, elle se montrait enfin raisonnable. Même si il aurait apprécié la pousser à rendre l'insigne céans, c'était sans doute le mieux qu'il pouvait espérer. Et si elle parlait d'un successeur désigné, c'est qu'elle devait déjà avoir quelqu'un en tête. Francesca planifiait toujours sur le long terme, et disposait de plans de contingence pour diverses situations, c'était la le première enseignement de son père, ne jamais être pris au dépourvu et toujours avoir de quoi rétorquer...
Rodrigo Névérini - << Donc tu n'es pas venue uniquement pour m'annoncer les mauvaises nouvelles mais pour me demander mon aide et que je soutienne ton choix n'est-ce-pas ? >>
Francesca Federica di Fortuna - << Pourquoi diable essayerait-je de te pousser à te soutenir toi même ? Cela coule de source que ce sera déjà le cas de base. >>
Il cligna des yeux, hagard, comme si l'espace d'un instant il venait de subir le retour de bâton d'une nuit de cuite ? Comment cela se soutenir lui même ? Est ce qu'elle venait vraiment de sous entendre ce qu'elle avait sous entendu se demanda-t-il totalement prit de court par la réponse ?
Rodrigo Névérini - << Pardon ? Répètes moi ça ? >>
Francesca Federica di Fortuna - << Oh allons, tu n'es pas sourd à ce que je saches. C'est toi que je veux comme successeur, comme prochain Arbitre et Doge. >>
Un silence gênant s'installa dans la foulée, et les deux, le Doge Sérénissime en fonction et le Prince Rouge se fixèrent muet, arborant deux faciès digne des plus grand joueurs de pokers qui laissait se jouer un affrontement muet au sommet pendant quelques instants.
Rodrigo Névérini - << C'est Ludo qui t'as soufflé cette blague hein ? Elle est encore dans la voiture à attendre que tu vienne lui raconter ma réaction n'est-ce-pas ? >>
Francesca Federica di Fortuna - << Ce n'est pas une blague Roro. C'est ma volonté. Je veux que tu me succède. >>
Les mots lui manquèrent, et sa bouche resta s'ouvrit et se ferma sans qu'aucun son cohérent s'apparentant à un mot n'en sortes. Non, cela ne pouvait pas être autre chose qu'une blague, c'était bien trop inattendu et lunaire pour être la réalité, il devait rêver, ou cela devait être une caméra cachée. N'importe quoi sauf... ça... Tournant sa langue trois fois dans sa bouche, il s'apprêta à protester à nouveau et à étayer le pourquoi du comment c'était une idée fantasque et absurde mais n'eut même pas le temps de débuter qu'il fut immédiatement interrompu à l'avance.
Francesca Federica di Fortuna - << J'ai pesé le pour et le contre pendant des semaines, depuis que les Onédiens ont subit l'ire de Carnavale sur Estham, voir autant de vies partir en fumée en si peu de temps sans aucune raison apparente a été un déclic. Un rappel des années sombre de nos pères. Tu te souviens de leurs histoires, des images d'époque de leurs archives n'est-ce-pas ? Le système n'est pas parfait, et je sais qu'il te répugne, mais il permet au Rêve de vivre et ce bien que sa flamme ait décliné lentement depuis le mandat de Papa. Si nous la laissons s'éteindre, autant s'en remettre tout de suite à Dame Fortune et prier de tous nos coeurs que les horreurs qui ont fait de nos ainés ce qu'ils étaient ne reviennent pas pour marquer à jamais nos enfants. >>
Le ton était sombre, et à mieux y regarder il la voyait serrer les dents, cela lui faisait mal de prononcer les mots, d'évoquer le passé. Même s'il n'avait pas connu la fin de la vieille République avant qu'elle ne renaissance de ces cendres, ceux qui étaient là à l'époque s'étaient assurés qu'ils entrevoient dans leur ensemble ce qui s'était déroulé à l'époque afin de marquer au fer rouge leurs esprits. Ils avaient été d'astucieux mentors, des politiciens de génie, mais aussi de piètres parents. C'était un fait indéniable.
Rodrigo Névérini - << Bien sûr que je me souviens. Padrone me forçait à regarder les photographies des noyés et de pendus à chaque fois que je le contredisait où que je lui parlait de socialisme. Il disait que c'était ces idées là qui avaient poussés les Litaris à faire fusiller mon Grand-père. Ce qui n'explique toujours pas pourquoi tu me veux moi à ton putain de poste. La seule chose dans laquelle je fédère par mes idées, c'est par l'inimitié, ils se méfient tous car ils me voient frayer avec les rouges et que j'aime le peuple pour ce qu'il est, dans ses excès comme son superbe. >>
Il soupira, profondément frustré. Il ne voulait pas l'admettre mais il commençait à voir où elle voulait en venir. Ce qui n'expliquait toujours pas pourquoi c'était lui qu'elle voulait plutôt qu'un autre. Ludo serait bien plus fédératrice qu'il ne l'était, Avizio était la neutralité incarnée. Même ce salopard de Di Forenza aurait plus de succès au poste et cela lui faisait mal de ne serait-ce que considérer la chose comme possible.
Francesca Federica di Fortuna - << Et c'est précisément pourquoi tu feras un bon arbitre. Ce rôle ne nécessite pas d'être aimé de tous, sinon ce serait Mancini qui serait à ma place. De même qu'il ne nécessite pas d'être un surhomme révolutionnant l'ère auquel cas ce serait Ludo qui occuperait le poste. Être arbitre, cela n'a jamais été à propos de satisfaire tout le monde, de courtiser ou de révolutionner. Non, ce n'est pas le job. >>
Rodrigo Névérini - << Et qu'est-ce donc alors ? >>
Francesca Federica di Fortuna - << Prendre les moins pires décisions de tel manière à ce que les grands enfants ne soient pas suffisamment contrariés pour considérer de ne pas en venir aux mains. En d'autres termes, trancher, arbitrer, décider. L'arbitre est le dernier recours lorsqu'un consensus n'est pas atteint, c'est celui qui fait pencher la balance de façon impartiale afin de choisir le Fatum qui lui apparaît comme le moins dommageable. Car ce n'est que pour des tâches ingrates qu'on en appelle à lui. Il s'agit simplement de choisir le moindre mal et porter sur soi le fardeau pour préserver le Rêve et qu'il vive. >>
Il demeura silencieux. Avait-elle seulement idée de ce qu'elle lui demandait ?
Francesca Federica di Fortuna - << Ton impopularité auprès du reste du Gouvernement Renversé est ton plus grand atout et argument afin de pouvoir briguer le poste. Car si personne ne t'apprécie complètement et que l'inverse est tout aussi vrai, alors il n'y a aucun risque que ton jugement soit biaisé ou partial. Les choix que tu fera seront objectifs par essence, et c'est ce qu'ils attendent tous. De surcroît, tu as la force de caractère nécessaire pour les forcer à se taire et écouter tes jugements. Non, il n'y a personne de plus qualifiée que toi pour me succéder. >>
Pendant un instant il serra le poing, inspirant puis expirant successivement, évacuant cette pression soudaine qu'on venait de lui placer sans lui demander sur les épaules. Oui, elle avait une idée très claire de ce qu'elle lui demandait, la réflexion ne datait vraisemblablement pas d'hier, ce n'était que la finalité d'un énième de ses plans sur la durée...
Rodrigo Névérini - << Admettons... Admettons un seul instant que j'accepte. Et ensuite ? Tu penses que les autres... Les décideurs comme Tomas di Derrizio les nommaient... Vont rester là à acquiescer comme des robots ? Ce sont des grands enfants, qui ont leurs passions et leurs intérêts, tu l'as dis toi même. Crois tu vraiment qu'ils vont accepter la chose juste parce que tu leur demande en toute bonne foi ? >>
Francesca la Statue laissa place en guise de réponse initiale à Francesca l'indignée, comme si cette supposition ne lui avait jamais traversée l'esprit et qu'on la prenait pour une ânesse.
Francesca Federica di Fortuna - << Me penses tu naïve à ce point Roro ? Bien sûr que non ils n'accepteront pas tous, pas même la majorité simple... Pas en l'état. C'est pour ça que je viens te voir maintenant pendant que nous pouvons encore y remédier. Un an, Roro. C'est tout le temps qu'il nous reste afin de te préparer et de convaincre chacun de ces enfants pourris gâtés, ces génies lunatiques avec des égos plus grands que le vieil empire Rhêmien. Un an seulement, il faudra faire avec, mais avec un peu d'acharnement cela passera. Surtout que tu n'es pas tout à fait seul non plus. >>
Il arqua un sourcil, pas tout à fait seul ? Certes il y avait le Tribun de la Plèbe et Arya Ludo qui étaient des soutiens réguliers, le premier le rejoignant par conviction sur de nombreux sujets tandis que la seconde se positionnait via des alliances de circonstances très souvent pour énerver certaines personnalités ciblés dans le camp opposé. Il allait falloir plus que ça et... Oh, à moins que... Petite futée... Elle préparait son coup depuis des années...
Rodrigo Névérini - << Les Pharois. C'est pour ça que tu as poussé comme une dingue pour qu'on les accepte à la table. Pas seulement pour leurs secrets d'états et leurs richesses... >>
Pour la première fois depuis le début de cette entrevue, Francesca sourie, sincèrement...
Francesca Federica di Fortuna - << Tout juste. Tu comprends vite. Un nouvel argument pour pousser ta candidature. Maintenant, est ce que tu vois venir le reste des fils ? >>
Portant sa main à sa barbe, il prit quelques instants pour réfléchir, si il y avait autre chose dans le grand plan du Doge, une de ses spécialité dont elle avait le secret, cela voulait dire qu'il y avait d'autres éléments qu'elle avait planifiée à l'avance là aussi, positionnant en amont des pièces sur le Grand Jeu en anticipant, toujours un coup d'avance sur ses adversaires... Cela devait être dans les dernières années... Et... Oh... Il réalisa soudain, c'était d'une évidence même.
Rodrigo Névérini - << Irène. Tu l'as laissée faire à Velsna pour que l'influence des Landrins décline méthodiquement et que Altarini prenne le pas sur eux aussi comme il a prit le pas sur le fils Litaris. >>
Francesca Federica di Fortuna - << Altarini est raisonnable. C'est un fervent républicain malgré ses positions parfois douteuses. S'il est en position de force, il cherchera à négocier, mais cela n'est pas synonyme de refus systématique, il est même tout à fait envisageable d'obtenir un compromis satisfaisant. Irène et ses gens s'opposeront par défaut aux Landrins, car in fine la seule réelle menace et de facto la pire finalité serait que ce soit Deria qui concoure pour le poste. Si il y a bien une menace réelle qu'il fallait endiguer et passer sous cordon sanitaire c'était lui. >>
Il fronça les sourcils à l'évocation du nom de Francisco di Deria, Second de l'Amirauté, il était aussi la nouvelle puissance du Concordat Landrin, celui par qui cette sous faction aux idées litigieuses tenait encore et disposait d'un tant sois peu d'influence en dépit de toutes les manigances du Doge Sérénissime qui avait soigneusement manoeuvré pour saper subtilement celle ci.
Rodrigo Névérini - << C'est un réactionnaire convaincu sous ses airs de conservateur neutre. S'il en avait eut l'occasion il aurait envoyé toute l'Armada en soutient de Dino Scaela pour renverser le système Velsnien et c'est certains qu'il rêve secrètement de faire de même à Fortuna... Même ce salopard de Di Forenza le considère comme une ordure finit et pourtant il s'y connait en la matière de par son propre pédigrée. >>
Le cas de Deria étant évoqué, les pièces du puzzle se mettaient de plus en plus en place et il entrevoyait le plateau d'échec et la disposition des pièces. Selon toute vraisemblance, si le Doge avait gardé secrète le mal qui la rongeait jusqu'à présent, et qu'il n'y avait probablement que certains membres de la Maréchaussée Fantôme, des Arlequins et de la Courde Céramique qui devaient en être au fait, c'était assurément pour éviter que les Landrins ne l'apprennent et puisse se préparer en conséquence en tentant de saisir l'occasion pour prendre le pouvoir "légalement". D'un autre côté, un troisième mandat serait tout aussi catastrophique car même sans connaître les détails de l'avancée de la maladie héréditaire qui rongeait Francesca, Rodrigo se doutait bien qu'elle ne finirait pas celui ci de par le stress inhérent et la quantité de travail colossal que la double casquette de Doge et d'Arbitre imposait, sans même parler de son rôle dans cette autre organisation secrètes... Les changelins... Bon sang... Evidemment que sous cet angle avec ces informations elle souhaitait que ce soit lui qui prenne sa place. Ils avaient tout deux sous la direction de son père étudié les écrits de Tomas di Derrizio, et savaient parfaitement en conséquence que Deria dans ces deux situations où le Doge disparaissait sans successeur désigné ou prêt à lui succéder se révèlerait alors comme le démon Homme-d'état décrit dans le mythe politique et chercherait après avoir prit le pouvoir à réaliser ses rêves délirants d'Empire Landrin. Le Faciès de Névérini n'était plus emprunt d'incrédulité, mais d'un sérieux absolu, il entrevoyait désormais tous les enjeux. Et ceux ci étaient immenses...
Francesca di Fortuna - << Tu comprends désormais Roro ? Il faut à tout prix éviter que le rêve ne meure avec moi. Je ne veux pas que l'on se souvienne de moi comme la Dernière Doge avant la nécrose de la République et l'instauration de la Tyrannie. Je ne veux pas d'un nouveau cycle de la haine où nous familles et nos plus grands esprits se déchirent dans des luttes fratricide, Fortuna n'y survivra pas et les loups à travers le monde ne se feront pas prier pour dévorer notre cadavre. Tu dois prendre ma suite ! Tu dois incarner ce que nos ancêtres ont théorisés il y a des siècles de cela, l'AEGIS ! L'égide de l'état ! Et même si je ne suis plus au premier plan de l'histoire, je serais là pour t'épauler, avec un peu de chance pour jusqu'à vingt ans de plus. Dix si Dame Fortune est cruelle, mais cela sera suffisant pour détruire l'Hydre qui empoisonne notre état organique. >>
Elle marqua une pause, il n'était plus question de faire la statue ou de manigancer, le faciès était édifiant, c'étaient les émotions qui parlaient. Et ses lunettes teintés, c'était certainement pour qu'il ne voit pas ses yeux rougies et cernés, mais il avait aperçu la larme couler. Il l'avait vu.
Francesca di Fortuna - << Jure le moi Roro ! Jure moi que tu défendra le rêve ! Qu'il vivra encore pour les siècles à venir et qu'ils ne s'éteindra pas sous nos yeux impuissants ! >>
Les traits se durcirent plus. C'était toujours ainsi avec elle lorsqu'elle y mettait son coeur, elle avait le don de toucher jusqu'à l'âme et de soulever les foules. C'était ce qu'il admirait le plus chez elle, avec sa détermination à essayer de rendre le monde meilleure à sa manière, en cherchant à épargner les tragédies autant que nécessaires, même si pour cela il fallait en sacrifier une poignée pour le bien du plus grand nombre. Un sacrifice qu'elle était prête à assumer, souiller son âme pour les autres. C'était là la Vertu que devaient incarner le politicien de demain selon Padrone, le sens du sacrifice non pas pour une poignée mais pour l'ensemble, le plus grand jeu. Même après toutes ces années ses mots résonnaient encore comme un avertissement. Il s'avança d'un pas ferme, posa sa main gauche sur l'épaule de Francesca tout en portant sa main droite, poing fermé vers son coeur, fixant celle qu'il aima un jour bien plus que l'amie qu'elle était aujourd'hui.
Rodrigo Névérini - << Je te le jure Francesca ! Moi Rodrigo Névérini prendrais ta suite en tant qu'Aegis de l'état et du peuple Fortunéen et je défendrais le rêve jusqu'à ce qu'advienne mon dernier souffle ou que l'on ne me succède. En tant que Prince Rouge comme ils m'appellent, j'en fais le serment à l'ombre de ces citronniers comme nous l'avons fait étant enfant avec Juan et Irène, de faire perdurer la vertu... >>
Et le silence retomba, alors que lesdits Citronniers se balançaient gaiement, portés par un doux vent d'Ouest alors que les cieux eux même semblaient voir s'afficher sous une nuageuse forme le sourire de Dame Fortune elle même.
Les dés en étaient jetés, une page de l'Histoire allait se tourner et une nouvelle saga se profilait à l'Horizon, la Balade du Prince et du Démon, deux visions et finalité avec pour enjeu le Rêve nommé Fortuna.