
Il n'y a rien qui pouvait rivaliser avec la côte nord de la plaine velsnienne, du moins...d'après ses habitants. Ce qui portait le nom de "Chôra", qui désignait autrefois le territoire juridique où la ville de Velsna étendait son autorité propre, avait fini par s'accoler au nom de la région, qui avait été hérité des différentes vagues de peuplement que le pays avait traversé, avant de le supplanter dans les bouches de ses habitants, chez qui le temps avait son éternel travail de déformation progressive des noms de lieux, tout comme le -s de Velsna avait fini par remplacer le -z de "Velzna". Les choses changent lentement par ici, mais elles bougent de manière irrépressible comme partout ailleurs, que ce soit dans la linguistique comme exposé, dans la culture, dans les mœurs et dans les structures sociales que les Hommes adoptent, avant de les délaisser au profit d'autres, plus pratiques. C'est dans cette chôra qu'avait lieu ce qui s'apparentait à une banale rencontre entre plusieurs membres de l'aristocratie foncière velsnienne...enfin...pas précisément. En regardant au détail la terrasse de cette villa de campagne isolée, on pouvait observer des détails qui ne sautaient pas nécessairement aux yeux des non-avertis, mais dont les avisés et les malins pouvaient dessiner le contour d'autre chose. Il y a plusieurs choses qui distinguent une simple réunion de famille aisée d'un évènement plus important: le nombre de gardes du corps est une première chose, la surveillance discrète de membres des forces de l'ordre local aux bord des routes avoisinant la demeure en était une autre.
C'est ce décor champêtre qui avait été choisi pour accueillir ce que les membres du Gouvernement Communal appelèrent pudiquement et d'une façon tout à fait velsnienne un "bilan bilatéral", une dénomination commode pour éviter certains membres du Sénat quelque peu voyeurs de s'intéresser de trop près à ce dossier, pour la simple raison que les invités étaient d'une nature prompte à ranimer les peurs de certains conservateurs, à tort ou à raison. Des kah-tanais, rien que cela, ou plus précisément, la venue de celle qui avait été la principale interlocutrice entre les deux gouvernements, était attendue sur cette terrasse, qui si elle ferait pâlir le commun par ses fioritures et son luxe, ne paraissait pas un cadre si habituel que cela lorsqu'il s'agissait d’accueillir une rencontre internationale. Ce n'était pas la première fois que cette villa, propriété de la Maîtresse du Grand Commerce Julia Cavalli était utilisée à cette fin. Il y en eu d'autres, des "communistes" entre ces quatre murs. C'est dans la bibliothèque de cette même villa que s'était tenue à l'abri des regards la dernière entrevue entre Matteo Di Grassi et le non moins fameux secrétaire général de la Loduarie. Dans la mesure où beaucoup de membres de factions conservatrices ou même libérales ne faisaient pas de différence entre loduarien et kah tanais sur le plan politique, ce lieu s'était imposé de lui-même. Le lieu des rencontres dont on fait bien de ne pas parler.
Sans nul doute, la kah tanaise se souviendrait longtemps de la manière dont elle fut amenée jusqu'à ce lieu, au vu de l'apparence de ce qui fut son chauffeur. Non pas qu'il ne fut pas bien présentable ou à bord d'une voiture de fortune, au contraire, il était beau comme un astre, le veston de velours parfaitement sur mesure, lunettes de soleil et sourire en coin. Mais il avait davantage la démarche d'un voyou que d'un taxi. L'un de ces mêmes voyous qui sonnèrent à sa porte avec un téléviseur dans les bras. Franc jeu, il annonça la couleur d'entrée de jeu à Iccauthli avant de l'emmener dans la Chôra:
"Bonjour madame. C'est un plaisir. Ne vous en faites pas pour le "manque de protocole", je ne suis pas de la maison à vrai dire. Ils ont demandé à ce qu'on remplace les chauffeurs dédiés aux sénateurs, et qu'on fasse leur travail. Je vous en prie, montez."

Entorse au protocole était un euphémisme, le jeune homme parlait beaucoup trop, et dans aucun monde il était chauffeur à plein temps...ou du moins pas pour des hommes politiques, ce qu'il dévoila sans que la communaliste ne lui demande.
"Alors...euh...madame...est-ce que le home cinéma était un bon cadeau ? Je dois vous avouer que chez nous, on a reçu carte blanche de la part de Monsieur Di Grassi. On devait lui rendre un service vous savez: donnant-donnant, vous savez ce que c'est. C'est comme pour ce soir. Mais même si vous n'avez pas aimé le cadeau...est-ce que cela vous dérangerait de lui dire une fois là bas que vous avez apprécié le geste ? C'est bon pour l'image de notre...entreprise. On est comme qui dirait des contractuels ce soir !"
Il a un rire nerveux, presque gêné.
" Bref, de notre coté on espère que vous apprécierez le séjour....Alors comme ça...vous êtes quelqu'un d'importante ? Pas vrai ? Je sais pas, je demande parce...pour tout vous dire je suis qu'un soldato moi...je fais ce qu'on me dit, et il y a que mon boss qui savait qu'on allait livrer une TV à...quelqu'un de votre stature quoi...je croyais que vous étiez juste une cliente de l'orga moi ! Mais bref, j'arrête de vous embêter...Dites: vous sentez pas comme cette caisse est confortable, on a vraiment aucune vibration: je l'ai eu à Rasken. Croyez moi, ils savent pas faire de musique mais ils ont des sacrées cylindrées...et je parle pas des filles hein ! Oups...excusez moi je m'emporte..."
bla bla bla bla...
Il eut beau dire qu'il "arrêterait", le jeune homme en fut bien incapable, et parla avec la kah tanaise durant tout le trajet...mais la plupart du temps, il causait tout seul. Impertinent peut-être, mal formé sans aucun doute, mais malpoli en aucun cas. Il prit la peine d'ouvrir la portière à la "politicienne" une fois la Steiner raskenoise garée dans la cour de cette villa rurale.
"Et voilà, nous sommes arrivés. Passez une agréable soirée, madame, et oubliez pas...pour le cadeau. Bonne soirée !"
Iccauthli fut ballotée du chauffeur vers le garde du corps qui campait devant l'entrée principale, et dont la différence de ton marquait le changement de monde, comme si la kah tanaise venait de passer brusquement de l'univers des voyous à celui de la politique, dont la frontière était ici très ténue: ils ne se mêlaient jamais, mais Actée venait de traverser un pont qui liait les deux mondes. On remplaça le "Bonjour madame" par un "Votre excellence, on vous attend sur la terrasse, permettez moi de vous accompagner.".
Il y avait dans le grand jardin des odeurs entremêlées, que l'on pouvait sentir bien avant d'apercevoir qui que ce soit: l'odeur du vin, de la viande braisée et des accompagnements, sur fond de senteurs champêtres absentes à Velsna: nous étions en février, et les semailles du printemps des champs environnants venaient d'être plantées. Ce n'était pas une rencontre comme une autre, c'est évident: Actée Iccauthli faisait irruption dans l'intime de la politique velsnienne, bien loin des marches du Sénat et des couloirs polisés. Ce n'était pas unique en soi: avant elle, un certain "Timonier loduarien" avait déjà pénétré ce cercle de confiance, si seulement on pouvait l'appeler ainsi.
Le comité d’accueil était déjà attablé: trois hommes et une femme, qui visiblement n'avaient pas attendu les invités pour débuter les préliminaires du repas. Lorsqu'on l'annonça, Di Grassi se leva le premier, droit comme un i, non sans avoir éponger le pourtour de sa bouche avec une serviette:
" Excellence Iccauthli. Nous attendions, c'est un véritable plaisir. Permettez moi de vous présenter dans l'ordre, Carlos Pasqual, Maître de la garde..."
L'homme en question avait un cigare au bec, et était de toute évidence le plus âgé de cette petite bande. Son sourire n'arrivait pas à faire oublier cette allure inquiétante, pire, cela le rendait plus angoissant encore...

"...Ensuite, voici l'hôte de notre soirée, son excellence Maîtresse du Grand Commerce Julia Cavali..."
La poignée de main de cette quarantenaire aux cheveux teints, dont une certaine élégance et un attachement à l'image transparaissait, était décidément bien plus chaleureuse que celle de son compère.
"...Et voici Sergio Albirio, sénateur en son état."
Ce n'était pas un sénateur, c'était une montagne qui le faisait paraître davantage homme de main qu'homme politique. La voix rauque, grave, mais somme toute très courtoise. Le plus étonnant fut que parmi tous ceux là, il fut celui qui était assis le plus près de Di Grassi.
"Je vous en prie excellence, prenez place. Je pourrais vous charger de suite et parler de politique, mais soyons francs: nous mourrons de faim, alors nous piuvons tout à fait faire les deux en même temps. Vous aimez le polpo ala griglia ? Du poulpe frit, en somme."
Pour être tout à fait honnête, la première partie du repas qui suivit ne fut pas tout à fait centré sur "la politique": on jonglait en l'espace d'un instant d'un sujet à l'autre, sans souvent aller en profondeur des choses. Il y avait davantage d'anecdotes et de souvenirs que "d'affaires urgentes". Mais dans ce petit monde, la séparation en intime et politique était des plus floues, comme tout le reste ici. Iccauthli avait sans doute le sentiment que ce genre d’occurrence, ces discussions nocturnes en terrasse autour d'une table, était l'endroit où se décidait bien des choses, même si l'on devait subir les anecdotes de la guerre civile du Sénateurs Abiate. Les commentaires sur diverses figures fusaient, et il y avait toujours un silence gênant lorsque le nom de Scaela était prononcé: "Dans mes rêves, je le tue presque chaque nuit." , pouvait-on entendre murmurer du côté de la Maîtresse du Grand Commerce, tandis qu'Abiate, dés lors que la discussion se recentrait sur le sujet, temporisait par des anecdotes et des histoires cocasses, comme lors du jour du coup d'état, lorsqu'il tenta de s'échapper de la ville à la nage, mais qu'il fut mis en état d'arrestation par l'un des des partisans du "tyran".
" Ni une ni deux j'essaie de me faire la malle du Sénat mais vous devinerez jamais par qui je me fais arrêté: ce connard de sénateur Enrico... ses gorilles m'ont choppé. Enrico se plante devant moi, j'ai les yeux à moitié fermés à cause de la flotte. Il se ramène il me dit "Tu fais quoi là Albirio !". Je lui réponds juste "Je me baigne. J'ai pas le droit ?".
C'était le genre d'histoire à mettre sous le tapis les malaises et les tensions avec quelques rires. Rapidement, on passait ainsi d'histoires en histoires, bifurquant sur la visite du loduarien à Velsna durant la guerre civile, qu'Albirio ne se gêna pas e raconter à la place d'un Di Grassi plus réservé:
" C'était vers le début de la guerre civile, si je me souviens bien, et le secrétaire général nous avait donné rendez vous près d'un observatoire à la frontière. On était arrivés en costumes, très protocolaires, propres sur nous, vraiment impeccables. D coup on attend, on reste plantés là dix ou quinze minutes, et on fini par voir un hélico se pointer. Pas un hélico présidentiel ou un truc du genre non...un hélico militaire. Et on voit le loduarien: uniforme et camouflage intégral qui descend en rappel avec une corde, comme un agent secret. Je peux vous dire que vous auriez dû être là pour le voir, excellence Iccauthli !"
Lentement mais sûrement, les petites histoires laissent place à davantage de sérieux, malgré le fait que la bouteille de vin sur la table se vide progressivement, elle aussi, effort auquel seul Di Grassi ne participe pas, intrus parmi les buveurs avec son verre d'eau. L'heure tourne, et le premier sujet notable de la soirée fait subrepticement surface, non pas parce que quelqu'un a posé spécifiquement le sujet sur la table...mais parce que les histoires avaient été détournées le temps d'un instant sur l'Ouwanlinda, et sur Olinga, par Di Albirio, incontestablement l'animateur de la soirée, et dont Iccauthli pouvait commencer à deviner pourquoi il avait été amené ici en dépit de ne pas être un membre du gouvernement: il savait faire ce que Di Grassi ne savait pas faire, chauffer une salle. Carlos Pasqual y donna son sel le temps d'un instant, lui qui avait passé de longues minutes à scruter discrètement la kah tanaise:
"J'ai connu l'époque de la décolonisation. J'étais jeune, bien sûr, mais dans les années 80, on ne s'intéressait pas encore au "phénomène Ateh". Quand on y regarde de plus près, ce chef de guerre a conquis le pays en utilisant les mêmes méthodes que celles qu'on avait utilisé là bas pendant la conquête, mais il les a très habilement retourner contre tous ses ennemis. Il a fait comme tous les velsniens: il s'est constitué une clientèle pendant l'époque du régime des hatti, il a construit un réseau personnel, il s'est nourri de la détestation des hatti, et il a grandit comme cela..et puis au beau milieu de nul part...tac, raid de la voie Biaggi, et il devient une icône. Voir que les clovaniens et les sylvois jouent avec les nerfs d'un type comme ça, je trouve cela très inquiétant."
Di Grassi renchérit d'une forme d'admiration pudique pour l'homme, cette fois-ci clairement dans la direction d'Actée:
" C'est peut-être impertinent de le dire mais...pour être honnête, il ferait un très bon commandant velsnien. Le raid de la voie Biaggi était un exploit sans pareil au vu de ses moyens, un vrai petit miracle stratégique qui témoigne de grandes connaissances en guérilla. Si vous voulez mon avis...et c'est ce que j'ai déjà dit aux onédiens: sous-estimer cette personne est une grave erreur que tout le monde a fait avant eux, et ils ont tous fini par le payer. Le régime des hatti, celui des chefs de guerre Swouli, ce bon vieux Idi Amar...et maintenant les clovaniens et les sylvois. Ils tombent tous dans le panneau, c'est d'un amateurisme déconcertant dont Olinga profite systématiquement. Eux, ils voient un seigneur de guerre illettré et analphabète parlant à des crocos, mais il est bien plus que cela. Il ne sait pas lire, mais il est doté d'une indéniable intelligence tactique, doublé d'une personne à l'intelligence sociale remarquable. Il suffit de voir la vitesse à laquelle il a retourné l'opinion de l'intégralité de l'Afarée, ce même après avoir tué un chef d'état à coup de missile. Les clovaniens ont été extrêmement imprudents, et ils le paieront cher, c'est évident. Et si d'aventure ils débarquent en Ouwanlinda, ils n'en repartiront jamais, à coup sûr. En tout cas, il n'y a qu'une seule chose pire que de faire face à un idiot pensant pouvoir parler à des alligators: un homme intelligent pensant pouvoir parler à des alligators."
Matteo Di Grassi se tourna vers Iccauthli, tout en se servant de la carafe à nouveau. Visiblement, celui-ci était arrivé là où il voulait mener la conversation:
- Et vous excellence ? Au vu de la proximité assumée du Kah avec l'Ouwanlinda, je suppose que vous avez vos propres observations à nous faire. Nous sommes curieux: qu'en pensent les kah tanais ? De toute cette affaire afaréenne. Le continent a l'air à feu et à sang, mais je dois noter que les choses avancent plutôt bien pour vous: l'Antegrad demande à ses anciens partenaires de lever le camp, vos alliés du Gondo semblent sur le point d'entrer dans la capitale du pays... les choses ont l'air de prendre un tournant heureux. Non pas que nous apprécions particulièrement les communalistes, si je devais être honnête avec vous, pas plus que vous ne nous appréciez particulièrement...idéologiquement parlant, bien entendu. C'est chose naturelle, mais nous connaissons toutefois la grande pertinence de vos avis, et nous en prendront volontiers compte dans le cadre de nos relations en Afarée. Dans tous les cas, ce phénomène de Pacte afaréen de sécurité est fascinant à observer est sans conteste Azur, cette théocratie qui construit petit à petit son petit monde...
HRP: Vu le nombre de participants à la réunion et sa longueur prévue, je me permets de faire la liste des fonctions des persos pour te retrouver plus rapidement:
- Matteo Di Grassi: Maître de l'Arsenal et sénateur.
- Carlos Pasqual: Maître de la Garde et sénateur.
- Julia Cavalli: Maîtresse du Grand Commerce et sénateur.
- Sergio Albirio: Sénateur et proche collaborateur de Di Grassi.