
Le monde va bientôt mourir. Depuis les frappes de Carnavale qui ont tué plus de deux millions de civils, aucun pays n’ose encore prononcer le mot « missile » sans frissonner. Et pourtant, une déclaration venue du nord du Nazum a suffi pour rallumer les peurs : une simple annonce, qui était pour le moins remplie d’arrogance. L’Ouaine lançait à l’eau deux sous-marins. L’un d’attaque, l’autre porteur d’ogives nucléaires. L’Othon et le Patrivosk.
« Nous sommes désormais capables de faire pleuvoir sur n’importe quel point du globe un déluge d’ogives nucléaires à n’importe quel moment », disait la voix du diplomate ouanais.
Ce discours fut tellement relayé que le diplomate décida de revenir, peu de temps après, sur son annonce. Et à Churaynn, dans le bureau du Sadr Yazid Malsiento, on raconte qu’un verre de Gandina s’est brisé au sol lorsqu’il a entendu ces mots. Il aurait hurlé contre les murs de la Sénémite. Il était très calme d'habitude, mais là, il ne pouvait laisser faire un pays communiste, arrogant, et qui menace le monde. Il aurait laissé passer cela, mais à moins de cinq mille kilomètres, il y avait Maqdur. Il était impossible de ne pas réagir. Dans sa réponse envoyée à l’Ouaine, le Sadr a été clair : tout déploiement militaire inhabituel sera surveillé, toute tentative de dissuasion arrogante sera traitée comme une provocation directe. Le ton avait changé. Il avait tranché. Et surtout, il avait listé les priorités de l’Empire. Le Nazum, comparé aux autres continents, était discret. En Aleucie, en Afarée et en Eurysie, les tensions devenaient de plus en plus fréquentes. Alors, cette déclaration touchant ainsi à la sécurité du continent le plus calme du monde pour les Churaynns, il fallait donc sévir au moindre geste des communistes.
Le canal de Sudéiss, l’endroit le plus protégé de tout l’Empire, à qui l’Empire avait décidé de grandement promouvoir ce canal, que Churaynn compte moderniser grâce à d’immenses investissements étrangers. Vient ensuite la Grande Province, frappée récemment par des missiles, endeuillée, mais qui reste le point central de l’Empire Islamique de Churaynn et de sa puissance. Puis, Maqdur et Yuthipista. Maqdur, instable, chiite, parfois hostile à l’Empire, mais province très religieuse et elle comporte de grandes mines de pierres précieuses. Yuthipista, en revanche, est une zone parfaite pour investir. Sa capitale Ora : plus de 30 millions d’habitants, plus que n’importe quelle ville sur Terre, plus que tous les pays de la Confédération presque réunis. Les entreprises s’y pressent. Pas de syndicats, pas de règles, peu d’impôts. Pour les entreprises, c’est un paradis. C’est cet endroit que l’Empire veut faire devenir l’usine du monde. Et juste à côtés, à Angoran, deux patrouilleurs churaynns naviguent depuis quelques semaines. Rien d’important, pensait-on. Des exercices. Des rondes. Une simple présence, symbolique. Jusqu’à ce jour-là.
Le Khadoua, long et discret patrouilleur de surveillance, loin de toute route commerciale. Il n’y avait rien à l’horizon que le calme. À bord, une trentaine d’hommes. Des soldats, on y voyait des fusils rangés, radios en veille. On avait demandé, sans plus d’explication, d’être particulièrement vigilants. Cela venait après ce qu’avait dit un diplomate ouanais. Mais on ne pensait pas que quelque chose pouvait arriver. C’était bien trop calme ici, un endroit presque pas protégé par l’Empire.
Dans la salle principale, assis, cinq soldats grignotaient des morceaux de pain rassis autour d’un thermos de café amer.
« T’as reçu le message de ta fille ? » demanda le caporal Abdirahmane, en mâchant à moitié.
« Ouais… » soupira le sergent Ouazir. « Elle m’a envoyé un dessin. Un soleil, des montagnes. Elle pense que je suis dans le désert. »
« T’as qu’à lui dire que la mer, c’est un désert mais rempli d’eau, ça passe. » lança en riant le jeune Jahed, à peine vingt ans, affecté pour la première fois en mer.
« Moi, mon gosse, il m’a demandé si j’avais vu des poissons avec des jambes. »
« Ah, les enfants… ils croient encore qu’on fait la guerre contre le diable. »
Un silence tendre s’installa. Leurs mains tenaient leur tasse. À vrai dire, Jahed parlait à deux Maqduriens à qui la religion ne faisait guère rire.
« Tu crois qu’on va rentrer avant la fête nationale ? » demanda timidement Jahed pour faire oublier ce qu’il venait de dire.
« Si on nous laisse tranquilles, peut-être. Mais j’en doute. »
« Et le Sadr ? Il a dit quoi ? »
« Il a dit qu’il surveillait. Enfin qu’on surveille, du coup, car il est trop occupé à se droguer. »
Ils rirent, brièvement. Un de ces rires qu’on se permet quand on mangeait. Rien qu’un rire amical. Mais, une vibration dans la salle radar. Le technicien, les yeux collés à son écran, fronça les sourcils. Il ajusta une fréquence, relança une analyse. Puis il appela :
« Commandant ! Y’a… y’a du mouvement. Beaucoup. »
L’écran s’illumina. Une dizaine de points. Vingt. Trop bien alignés pour être un hasard.
« Une flotte. Une putain de flotte qui semble se rapprocher de nous ! »
Le capitaine du Khadoua, un certain Rakhim Fahlour, mit une seconde à comprendre. Puis une seule commande :
« Alerte rouge. Appelez-moi le Sadr tout de suite ! »
« C’est pas possible… » souffla Jahed, son cœur battait de plus en plus vite.
L’appel fut immédiat. Prioritaire. Envoyé à la Haute Instance, codé. L’information se propagea jusqu’au bureau du Sadr à Walemir. Un officier lui lut le rapport. Il ne dit rien. Il alluma un cigare à la Gandina. Aspira profondément.
Puis il dit :
« Ils testent nos nerfs. Ne répondez pas. Surveillez. S’ils vont à Yuthipista, vous avez mon autorisation pour faire couler les navires. Si c’est autre, attendez confirmation et fouillez-moi cette flotte. »
À bord du Khadoua :
«Le convoi se dirige vers le sud. Vitesse constante. Aucun changement. »
« Ils ne vont pas vers Yuthipista alors ? »
« Oui, alors on intercepte la flotte ? »
« Oui. Maintenant. »
À bord, le silence s’est installé. Même Jahed ne parle plus. Tous fixent les écrans. La flotte étrangère continue d’avancer.
Alors on s’est mis à la même fréquence et on a parlé au premier patrouilleur.
« Ici Khadoua, patrouilleur de l’Empire de Churaynn. Vous entrez dans une zone maritime sous observation impériale directe. Nous avons détecté une formation navale. Pour assurer la sécurité de cet endroit, nous vous demandons de décliner immédiatement :
Votre identité complète
Le nom de vos navires
Votre port d’attache
Et la nature de votre cargaison et de votre mission
Terminé »
À bord du Khadoua, on attendait patiemment la réponse de la flotte. On avait aussi contacté la flotte, qui se ramenait avec des missiles de croisière si ça devait dégénérer. Tout était prêt.