À: Commissaire aux Affaires Extérieures
DE: Bureau d'Analyse Géostratégique – Section Eurysie Orientale
DATE: 08/04/2017
OBJET: Fiche de synthèse sur la République Impériale de Karty en vue d'une rencontre diplomatique
Karty se présente comme une puissance régionale en pleine mutation. Fondamentalement militariste, nationaliste et souverainiste, cet État sort d'une longue période de construction conflictuelle qui a forgé son identité. Son idéologie est marquée par un anti-communisme viscéral et une fierté nationale exacerbée, résumée par leur devise : Patrie, Armée, Honneur.
Leur politique étrangère est un paradoxe : ils prônent un isolationnisme en refusant d'intégrer les grandes alliances multilatérales (UEE, BNE, OND), mais tissent activement un réseau dense d'alliances bilatérales centrées sur la défense mutuelle et le commerce. Leur principal allié et point d'ancrage est le Royaume de Teyla, lui-même membre de l'OND.
Sur le plan intérieur, le régime vient d'opérer une transition politique majeure en se proclamant « République Impériale ». Cette structure hybride, où une Chancelière élue détient le pouvoir exécutif tandis que le Tsar conserve une influence capitale au sein du Conseil Militaire, est une source potentielle d'instabilité. Des tensions culturelles internes entre les majorités slaves et les minorités germaines et italiennes persistent.
Leur armée est leur principal outil de puissance et de dissuasion. Leur doctrine privilégie la suprématie aérienne et une posture défensive, mais ils n'hésitent pas à des démonstrations de force disproportionnées contre des acteurs jugés plus faibles pour affirmer leur statut. Leur marine reste à ce jour leur point faible.
Nous recevons une nation fière, hypersensible aux questions de souveraineté et d'honneur, dotée d'une force militaire conséquente mais stratégiquement prudente. Leurs faiblesses résident dans leur dépendance énergétique aux importations d'Uranion et leurs fragilités politiques et culturelles internes. Notre approche devra être empreinte de respect formel, tout en exploitant subtilement ces vulnérabilités.
[...]
Actée Iccauthli posa le rapport dans son dossier, et le repoussa sur le bord de la table. Le carton crissa doucement contre le bois laqué. Un son bien dérisoire dans le grand salon diplomatique. Rien, dans cette note, ne promettait une rencontre réellement productive. C'était ce qu'elle avait déjà expliqué à ses camarades du Comité, et à la Convention générale, lorsqu'il avait fallu statuer sur l'utilité d'accepter ou non cette rencontre. Elle l’avait ensuite répétée lorsqu’il avait fallu décider des objectifs de la rencontre. Puis, enfin, et en désespoir de cause, quand elle avait commandé la production de ce rapport.
Karty était, à tout point de vue, une nation opposée aux principes même du communalisme libertaire. Elle ne voyait vraisemblablement en l'Union qu'un danger potentiel, si éloigné par deux océans et un manque relatif d'implication en Eurysie centrale. Qu’est-ce qu’on pouvait tirer d’eux ? Qu’est-ce qu’on pouvait réellement en tirer ? Sans trahir les objectifs ou principes de la révolution ?
Elle en était encore à se le demander.
Alors quoi ? Que pouvait-on vraiment, vraiment espérer d'une rencontre de ce type ? Elle s’enfonça dans son fauteuil, ses doigts se serrèrent et desserrèrent sur les accoudoirs en velours rouge et son regard parti en direction des grandes fenêtres. Dehors il y avait un soleil aveuglant, et une masse épaisse de kah-tanais zigzaguant entre les étales du pochtecatl. Elle se reprit en se redressant. Pochtecatl était un terme associé aux cultures nahuatl. Ici on parlait plutôt de bazaar, ou de souk.
Peut-être que le nouveau gouvernement élu de la République Impériale (le nom lui arracha un petit sourire ironique) voulait tester sa légitimité républicaine en allant se frotter avec grandes démocraties de ce monde. Peut-être qu'il s'agissait simplement d'un nouvel exemple de cette stratégie remarquablement efficace que les kartyiens avaient suivi jusque-là : à savoir, s'orienter dans le sens du vent. C'est que pour le moment le Zéphyr de l'Histoire gonflait les voiles de l'Union. Mais ça ne suffisait pas. Pas à justifier cette rencontre. Pas à en faire autre chose qu'une simple visite de courtoisie. Elle se tourna vers la table et posa une main sur le dossier, hésita, puis s'en saisit à nouveau, prête à plonger dans la suite de la synthèse. La porte du salon s’ouvrit.
« Alors ? Les singes savants du Commissariat ont fait des miracles ? »
Elle releva les yeux vers la source de la voix. Le citoyen Aquilon Mayhuasca venait d'entrer. Il était comme elle l'un des deux "jeunes radicaux" qui avait profondément influencé la reconstruction du Grand Kah après la junte. Le temps était passé et ils n'étaient ni particulièrement jeunes ; ni particulièrement radicaux. Les pragmatiques menaient la danse avec une régularité d'horloge mährenienne, et les nouveaux radicaux dépassaient tous leurs ancêtres en audace et en violence.
Aquilon, au moins, avait sa place acquise dans la postérité. Malgré ses petits airs d'intellectuel à lunette, il avait été à l'origine de la nouvelle architecture de la Garde Communale. Merde. Dix années d'opérations militaires brillamment réussies avaient pour origine cet infâme petit coordinateur à la théorie politique. Elle lui sourit avec ironie. Cet infâme petit coordinateur était un bon camarade.
« Des miracles ? Pas vraiment. Les tiens ?
– Mes singes savants s’occupent de la Coordination et du Rapporteur. Ce sont des affaires internes, Karty, eh bien. » Il fit la moue. « Ils s’en foutent. »
– Je voulais dire le comico’ à la paix, tu y as encore tes entrées.
– Ah ! » Il haussa tranquillement les épaules et vint se placer derrière elle pour jeter un rapide coup d’œil à ses fiches. « Eh bien rien de bien intéressant. Karty ne représente pas un intérêt stratégique immédiat. Tu sais qu’ils ont quelques plans pour les écraser militairement si ça devenait utile, quelques idées pour tenter de les inféoder à l’Union ? Rien de réaliste en ce qui nous concerne, évidemment. Ce n’est pas comme si on allait leur dire ‘Bonjour et bienvenue au Grand Kah ! Ne faites pas attention aux soldats, nous réfléchissions juste à l’intérêt d’une invasion de votre empire’ ... »
Elle souffla, faisant tourner distraitement un stylo entre ses doigts.
« Quels tarés. »
Aquilon haussa à nouveau les épaules. Il se dirigea vers une carafe d'eau posée sur une desserte et se servit un verre. Il devait se dire que, fut un temps, ces idées leur auraient semblé très alléchantes. Mais outre le coût humain d’une invasion, elle n’aurait jamais que précipité un régime, du reste un peu moins détestable maintenant qu’il y a peu, dans les bras d’ennemis de l’Union. De toute façon le Commissariat envisageait semi sérieusement la destruction de tout régime qui n’était pas ouvertement socialiste ou communaliste. Ça faisait partie de ses prérogatives. Il s’éclaircit la gorge en faisant le tour de la table.
« Le commissariat fait ce qu’on lui demande. » Il but une gorgée puis sembla se rappeler de quelque chose. « Et à ce propos ! La citoyenne Hazel dîne avec nous, ce soir. »
Le citoyen avait prononcé le mot « dîne » avec une inflexion un peu particulière, presque ironique. Le Commissariat à la Paix avait demandé l’autorisation de participer à cette rencontre, et la Convention lui avait accordé. Mais tout le monde avait imaginé que ce serait via le citoyen McUalraig, le pionnier de la guérilla qui avait vaincu la Communaterra. Après tout, il se trouvait à Gokiary – on avait en effet décidé que la rencontre aurait lieu dans la commune Afaréenne. Officiellement parce qu’elle était à mi-distance entre Karty et Lac-Rouge. Un geste de cordialité qui avait aussi l’avantage de ne pas offrir à la république impériale le symbole d’un atterrissage triomphant dans la capitale mondiale du communalisme, au Paltoterra.
Seulement non. Cormac était très occupé avec une enquête interne, à propos d’anomalies dans les livraisons d’armes à destination du Gondo. Quelque chose d’un peu obscure qui lui prenait manifestement tout son temps. Ce serait donc Hazel Maillard. Et c’était sans doute plus intelligent, sur le plan diplomatique. Cormac était un homme de la brousse et de la guérilla, qui faisait peu de cas des réactionnaires et considérait le monde avec un cynisme redoutable. Hazel, elle, était le plus pur produit des grandes académies kah-tanaise. Intelligente – brillante, même. Méthodique. Moins remarquée pour ses faits d’arme que pour avoir mené d’importantes réformes logistiques, assurant le bon approvisionnement de l’impressionnant dispositif de déploiement kah-tanais à travers le monde.
Elle était, par bien des aspects, beaucoup plus modérée que son camarade. En somme Cormac représentait le communalisme révolutionnaire et triomphant. Hazel, quoi qu’inattaquable sur le plan idéologique, aurait pu avoir sa place dans n’importe quelle armée du monde.
Ainsi, Actée approuva la nouvelle d’un vif acquiescement.
« Parfait. »
Aquilon croisa les bras.
« Je savais que ça te plairait », rétorqua-t-il en plissant les yeux. Il leva le menton et fit un geste vers une horloge accrochée au mur. « Et maintenant nous devrions peut-être aller accorder nos violons avec la citoyenne Maillard. On verra bien ce qu’on leur dira. »
Actée referma le dossier et le passa sous son bras en se levant de son siège.
« Tu veux dire qu’on improvisera. »
Aquilon ouvrit la porte et la tint ouverte, lui faisant signe de passer avant lui.
« C’est toi, la diplomate.
– J’improviserai. » Elle souffla, amusée, puis le dépassa. « D’accord. »
La chaleur en Afarée était déjà difficile à supporter pour un habitant du cru. Pour un Euryien de l’Est, issu d’un pays farouchement isolationniste et n’ayant sans doute jamais quitté les horizons tempérés du vieux continent, elle relevait de l’épreuve. Dans le meilleur des cas, le Kartien de gouvernement, grand bourgeois ou fils et fille d’oligarque, avait peut-être séjourné dans l’une de ces ridicules stations balnéaires réservées aux riches que l’on trouve sur certaines côtes afaréennes. Rien, en somme, qui prépare à l’expérience de mort imminente qu’offre le soleil équatorial au blanc moyen. Et certainement pas quand la situation – ici une mission diplomatique – vous oblige à enfiler un complet trois pièces.
Aussi, parce que l’objectif n’était pas de tuer les invités de l’Union, on avait prévu un parcours limitant au maximum leur exposition au monde extérieur. De toute façon cela tombait bien, la commune de Gokiary s’était formellement opposée à toute débauche diplomatique en l’honneur de Karty. Pour reprendre les termes employés par ses représentants, on pouvait tolérer la présence des « peignes culs » de l’Empereur, mais on irait pas non-plus leur faire croire qu’ils étaient les bienvenues.
Ainsi une fois descendus de l’avion qui les avait amenés sur le sol de la commune, les représentants impériaux passèrent directement du hall de l’aéroport aux habitacles climatisés de berlines électriques qui les amenèrent jusqu’à l’intérieur d’une assemblée communale. Le double avantage de ce parcours était, comme dit, d’éviter la mort aux Kartiens et, secondaire mais pas des moindres, de justifier l’absence totale de cérémonie officielle célébrant la rencontre. Tout était protocolaire, mais désincarné. Le strict minimum diplomatique, en somme. On pouvait au moins reconnaître aux kah-avais qu’ils savaient être francs.
Dans l'assemblée, la petite délégation diplomatique qui avait jusque là accompagné les eurysiens se dispersa pour laisser apparaître les deux membres du comité de Volonté Publique chargés de la rencontre. Ils attendaient les Kartiens au seuil d'une large porte en bois sculpté.

« Bienvenue à Gokiary. J’espère que vous avez fait bon voyage.
– Si vous voulez bien nous suivre ! »
Le premier membre du comité, et visiblement la principale interlocutrice, était la citoyenne Actée Iccauthli. C'était une femme au visage sévère et aux traits fins, dont les cheveux noirs étaient coupés courts. Son regard, sombre et perçant, précédait chaque parole d'une analyse concise de ses interlocuteurs.
À ses côtés se tenait le citoyen Aquilon. D'une tranche d'âge similaire, il était moins connu à l'international et affichait un sourire tranquille, sûr de lui. C'était un homme qui manifestement ne s'embêtait pas à ressentir le doute ou l'hésitation.
Sans un mot de plus, ils firent signe aux délégués de les suivre à l'intérieur. La salle où ils pénétrèrent était un havre de fraîcheur et de confort qui tranchait radicalement avec l'extérieur plus sobre de l'assemblée. Des boiseries sombres couvraient les murs, des tapis épais étouffaient le son de leurs pas et l'air était brassé par de larges pales de plafond. Une immense baie vitrée, ouverte sur un balcon, donnait directement sur un bazar. Le contraste était saisissant : en bas, tout était cacophonie, vie, bruit. Un tourbillon de couleurs, de cris et d'odeurs qui montait à peine jusqu'à eux.
Déjà présente, se tenant près de la baie vitrée, l'officier Maillard se tourna vers eux. En uniforme de service impeccable. Dès que les représentants kartiens franchirent le seuil, elle se leva, s'avança d'un pas assuré pour les saluer d'un signe de tête formel puis leur serra fermement la main, un geste bref et professionnel, éloigné des conventions révolutionnaires. Parfait, pensa Actée, notant la réaction des kartiens devant un salut si familier pour eux. À côté d'elle, Aquilon afficha un sourire entendu.
« Je vous présente la citoyenne Hazel Maillard. Vous n'êtes pas sans savoir qu'elle est l'une des trois figures de tête du triumvirat de notre Garde communale.
– Messieurs-dames », ponctua Actée en indiquant une table basse. « Installons-nous. »
Suivant l'exemple de leurs hôtes, tout le monde pris place sur les larges et confortables coussins posés au sol, de part et d'autre d'une table basse en bois laqué. À peine étaient-ils installés qu'un employé entra silencieusement, déposa un plateau et servit à chacun une tasse de thé fumant et parfumé. La rencontre pouvait commencer.
« Vous êtes à l’initiative de cette rencontre », lâcha enfin Actée. « Souhaiteriez-vous commencer en nous indiquant les sujets que votre gouvernement aimerait d’aborder ? »