Posté le : 22 sep. 2025 à 15:38:45
Modifié le : 22 sep. 2025 à 15:42:16
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Vingt mille civils. C'était, sans aucun doute possible, bien plus que les kah-tanais n'avaient l'habitude d'en voir lors de leurs propres "bains de foule". Parfois organisés spontanément par les clubs politiques et les communes comme autant de démonstration de force ou d'unité, les rassemblements de population étaient cependant rarement réservés aux occasions diplomatiques, sinon d'importance.
Les deux kah-tanaises, elles, étaient venus avec leurs préjugés, et n'étaient en rien surprises par ce qui leur semblait être un composant essentiel du package "communiste". Hors de la sphère libertaire - c'est à dire dans les sphères autoritaires voir autocratiques, le déploiement de masse, même artificiel, était un outil de communication essentiel. Peut-être qu'il semblait simplement improbable, pour deux femmes franchement fières de leur unicité, que l'on veuille de son plein gré se mêler à une foule immense. Peut-être qu'elles ne percevaient pas encore tout à fait la réelle liesse que pouvait susciter leur présence au Nazum. Ou peut-être, plus cyniquement, qu'elles avaient parfaitement raison quand à la nature ostentatoire du régime.
Cela avait, dans le grand ordre des choses, très peu d'importance. Rai se pencha vers Actée.
« Chaque fois que j'entends notre hymne j'ai des flashback de la révolution, pas toi ?
– Je n'étais pas au Grand Kah, à ce moment.
– Et moi une enfant dans un palais. Et pourtant je visualise très bien la marche d'Alcyon, son discours sur la pyramide, et la première fois en dix ans que le chant a résonné dans la ville rouge. »
Rai souriait, mais derrière le trait d'esprit se cachait un vertige plus profond. Pour elle, l'hymne n'était pas seulement le chant de la victoire. C'était aussi la bande-son de la chute de sa famille, le grondement qui avait accompagné l'effondrement de son monde. C'était le bruit des canons de la Résistance se rapprochant du Palais, les cris lointains d'une foule en colère, et le silence pesant des derniers jours, quand son père, l'Empereur Sukaretto III, errait comme un spectre dans les couloirs, attendant un renfort qui ne viendrait jamais. Le chant de la libération était, pour elle, inextricablement lié au souvenir du sang versé, y compris celui de son propre père, exécuté sur cette même pyramide.
Actée lui jeta un regard en coin, mais se garda bien de tout commentaire. Oui, elle comprenait ce que voulait dire sa camarade et amie, mais d'une manière radicalement différente. La scène avait été vue et revue par chaque kah-tanais. Des images filmées, des archives, des fictions reproduisant les évènements, des documentaires, les récits anciens et de témoins. C'était une mémoire vivante qui se perdait, disparaissait, et laissait place à une mémoire publique. Une mémoire rigide, et fluide, qui n'avait plus rien à voir avec le réel, et tout à voir avec l'impression du réel. Elle imaginait sans mal l'entrée spectaculaire de d'Alcyon, sa parade improvisée défiant l'autorité naissante du Comité, mais son esprit convoquait aussi les autres images, celles que l'on montrait dans les écoles pour ne jamais oublier : les charniers découverts au lycée de Narev-Est, le corps de Yikada pendu à un lampadaire par une foule vengeresse, et la silhouette de Sukaretto III montant les marches de la pyramide pour une exécution rituelle.
Elle l'imaginait sans mal, la marche victorieuse de celui qui aurait pu prendre le pouvoir, qui ne l'a pas pris. Du premier et plus grand risque qu'avait vécu la révolution victorieuse. Le Poète fou. L'homme qui, par son charisme et son audace, menaçait de transformer la libération collective en une dictature personnelle, forçant les chefs de la Résistance, Alvaro en tête, à manœuvrer discrètement pour l'empêcher de s'emparer du récit. Elle pouvait imaginer, sans mal, toutes les étapes de la bataille de Lac-Rouge, et de la libération de la ville. Même si elle ne s'y trouvait pas. Même si elle était si jeune. Souvenir d'expatriée, mais aussi de kah-tanaise. Partager une même conscience commune. Une même histoire, faite de héros ambigus et de monstres bureaucratiques. Se regarder dans la glace et se voir avec les mêmes yeux que ses voisins.
En attendant, ce qu'elle et sa voisine voyaient, c'était deux serpents, trois officiels locaux et une paire de musicien assurant un accompagnement musical aussi agréable que typique. Actée haussa un sourcil. On l'avait prévenu pour les serpents. Manifestement ces gens y tenaient beaucoup. Les symboles c'est important.
Rai sourit de toutes ses dents.
« Bonjour ! Merci pour votre accueille. Nous avons fait un excellent voyage pour tout vous dire. Et... Oh ! Mais ces serpents sont merveilleux ! Ils n'ont pas froids ? Pauvres beautés. J'avais un serpent quand j'étais plus jeune, vous savez ? Rien à voir avec un animal national officiel, bien entendu. Non. Je crois que ce rôle me revient, en fait. »
Elle porte une main à sa bouche pour cacher un petit rire. C'était d'une femme d'un naturel manifestement très enjoué, mais on pouvait lui accorder qu'au-delà du trait d'esprit elle avait en partie raison : Rai combinait les rôles d'égérie de mode, de commissaire à la culture et de représentante politique de premier plan. Elle était sans doute la kah-tanaise la plus connue et appréciée de la sphère politique, au sein des populations civiles internationales. À ses côtés, Actée toussota poliment.
« Tout accueil entre deux peuples émancipés et libre est digne de ses participants. Vous nous faites déjà un honneur immense en nous recevant. Le Grand Kah n'a que trop tardé à s'intéresser à votre révolution. Le Nazum du Nord représente pourtant, par de très nombreux aspects, un espoir unique et Historique pour le monde et le prolétariat international. »