08/02/2018
10:15:15
Index du forum Continents Paltoterra Sylva

Expédition Sorbetière II

Voir fiche pays Voir sur la carte
7737
migration
Hypothèse actuellement défendue en Sylva sur les flux migratoires préhistoriques.


Emma Deshaies, responsable de projet, et Aline Dutoit, assistante de gestion.

Emma regardait la carte étendue sur la table tandis qu'Aline Dutoit, assistante de gestion, lisait des dossiers. Cette seconde demanda :

– Pourquoi avoir envoyé Sorbetière I au CPN ? Ce n'est même pas sur les flux migratoires supposés.

– Cette carte n'est pas exactement à jour, mais on suppose que des flux auraient arrivant du Scintillant ou de l'Afarée auraient pu poursuivre par l'est, passer par le pôle Sud ou que sais-je. Cela permettra de confirmer s'il y a eu passage, ou affirmer qu'il n'y a au contraire aucune trace. Bon, concernant Sorbetière II, il faut récapituler les moyens mis en place.

– On a eu confirmation du Shuharri ?

– Non, mais on l'aura probablement, ils sont ouverts à ce genre de négociation. Et avoir un dossier en béton déjà préparé avec l'ensemble des composants disponibles, cela consolidera une approbation. Bon, du coup, on a quatre groupes de prêts ?

– Trois seulement, un de terrain pour le carottage et scan échographique, une deuxième de laboratoire pour l'analyse des éléments récupérés et un dernier de soutien technique.

– Et l'équipe de drones ?

– Aucune confirmation pour le moment... Et pourquoi on aurait besoin d'eux ? Qu'est-ce qu'on va trouver depuis le ciel ?

– Ah, ça, rien du tout. C'est un programme de Chloé Boisderose, la fille de la Duchesse. Depuis que ça s'active au Parlement pour dénoncer le népotisme, elle panique. Elle a déjà vu sa sœur, Matilde, se faire progressivement remplacer au ministère des Affaires étrangères, elle doit sentir que ce sera bientôt son tour. Du coup, elle s'accroche comme elle peut en multipliant les projets où s'impliquer : l'aviation militaire, le projet de drone supersonique, et maintenant cette expédition archéologique. Tout le monde sait que son projet de cartographie, s'il sera très intéressant pour avoir des relevés topographiques, ne permettra aucunement de relever des empreintes humaines ou traces de camps enfouis sous la glace. Mais hé, elle fait jouer du peu de relations qu'il lui reste pour forcer.

– Mais ça marche comment ?

– Les drones sont équipés de trois équipements de ce que j'ai compris. D'abord un radar de suivis de terrain pour faire une analyse topographique de surface, ensuite un lidar pour une analyse en profondeur, et enfin un magnétomètre pour relever des anomalies. Tu veux le plus drôle ? On ne sait même pas si les drones marcheront sous de telles températures. On va probablement passer six mois à les rafistoler pour enfin voler, pis, on verra que ce sont ses lidars et spectromagnétomètres qui ne fonctionneront pas.

– Mais elle veut voir quoi avec un lidar qu'on ne verra pas avec un radar ?

– Comme en forêt, exactement comme en forêt. Sauf qu'à la place de la canopée, on a une couche de glace. En gros, il faut envoyer une pulsation lumineuse et décortiquer sur la durée les photons qui retournent. Les premiers photons à revenir sont naturellement ceux qui frappent la glace. Ils sont nombreux avec un écho moindre. Ce qui compte, ce sont ceux qui reviennent après, qui ont pris le temps de traverser la couche de glace, se réfléchir sur le sol et faire le chemin en sens inverse. Ils arrivent en dernier et à moindre intensité. Si tu es capable d'analyser le retour lumineux avec suffisamment de précision, tu peux clairement distinguer les derniers photons à revenir ainsi que les informations qu'ils rapportent du sol. Et si tu multiplies les pulsations sur la durée et dans l'espace et que tu as suffisamment de récepteurs pour capter les retours, tu finis par accumuler assez d'informations pour avoir une cartographie du sol sous la glace. Enfin, en théorie. Cela a été expérimenté en forêt, mais pas sur des glaciers à ma connaissance. Et de toute manière, on ne verra pas des empreintes de pas vieilles de vingt millénaires avec ça, même les vestiges de camps seront masqués. Mais hé, madame Chloé fera peut-être une découverte assez importante pour se faire mousser médiatiquement et compliquer son exclusion.

– J'ai rien compris à ton explication des lidars, mais je te crois. Et ses magnétomètres ?

– Mais ce n'est pas compli... bon. Pour ses magnétomètres, alors là, aucune idée de ce qu'elle veut faire avec ça. Je suppose que c'est un prétexte pour chercher autre chose : du pétrole, des minerais, que ce soit dans un but industriel ou simplement scientifique. Je te dis, elle veut un CV en or à agiter au Parlement pour justifier sa place ! Bon, poursuivons, les équipes bactériologiques là, elles sont comment ?

– Elle est plutôt solide, on a une généticienne de renom, deux microbiologistes et trois assistants de laboratoire. Si avec ça on ne trouve rien, c'est qu'il n'y a rien.

– On, trouver ne sera pas le problème, c'est savoir ce qu'on trouve qui sera compliqué. Ne faits pas cette tête de débile ! Je t'explique, on va trouver des bactéries, forcément, il y en a partout où la vie est possible, passages d'humains ou pas. On espère pouvoir reconnaitre une bactérie intestinale témoignant d'une présence humaine, mais si on cherche un machin vieux de vingt millénaires, il ne ressemblera surement pas à ce qu'on connait de nos jours. Il faudrait en réalité croiser ces observations le long des chemins migratoires supposés, histoire d'avoir une chronologie de l'évolution de ces bactéries pour déterminer un tracé et peut-être faire la liaison avec des bactéries “humaines”. Là, les chercheurs vont surtout devoir analyser des morceaux d'ADN pigés dans la glace et essayer de déterminer à quoi cela appartenait.

– Mais pourquoi spécifiquement des bactéries intestinales ?

– Pas spécifiquement ça, mais on s'attend à surtout trouver ça. Les humains ont surement davantage semé d'excréments que de cadavre et les traces d'ADN humaines directement laissés sur le sol seront, après autant de temps, surement trop diffuses. De toute manière, il faudra recouper tout cela avec l'ensemble des informations que l'on aura sur les différentes expéditions.

– Et les échographes ?

– Oh, c'est juste pour scanner le terrain sous une couche de glace, exactement comme un sonar. Tu provoques une pulsation sonore sur la surface de glace, elle se propage et rebondit contre le sol puis tu écoutes les échos. Les gars pensent trouver des empreintes comme ça, mais c'est du niveau des lidars niveau chance de succès.

– Seule l'équipe bactériologique pourra réussir à t'entendre.

– Non, c'est plutôt que c'est celle avec le plus de chances de succès et c'est bien pour ça que, caprice de Chloé ou pas. Allez, et les véhicules ?

– On regarde pour en commander ou louer directement aux Shuh. Ce serait plus simple que de demander aux fabricants sylvois de s'en charger. D'ailleurs, je pense que pour l'équipe de soutien techniquement, on devrait uniquement avoir des Shuh qui s'y connaissent. On ne trouve vraiment pas beaucoup de sylvois volontaires avec une solide expérience en milieu glaciaire. Les candidats vont juste geler sur pieds.

– Hmm... Je te fais confiance sur ça, mais occupes t'en alors, il me faudra un dossier au plus tôt. Lorsqu'on aura les réponses des Shuh, j'adore leur nom haha, ça fait “chou”. Bref, quand on aura leur réponse, je te passerai les coordonnées des responsables avec qui on sera en relation et tu pourras préparer ça. Du coup pour le matériel de carottage, pareil, on prend Shuh ?

– Ce serait mieux, oui. C'est essentiellement le matériel de laboratoire, tout le tsointsoin de microscopes et autres appareils de séquençage d'ADN qu'on fera venir de Sylva.

– Parfait. Rappelle-moi combien de beau monde cela nous fera ?

– Pour l'équipe de terrain, une dizaine d'expéditionnaires, une quinzaine de laborantin dans le deuxième groupe, puis entre dix et vingt personnes pour le groupe de soutien technique. Par contre, les filles du SAS n'ont rien confirmé, mais s'ils viennent, on aura une bonne cinquantaine de techniciens en tout genre.

– Cinquante ?! Ils ne peuvent pas faire plus petit ?!

– Pas avec dix dro...

– Dix drones ?!? Mais pourquoi autant ?

– Bah, pour leur lidar, il faut multiplier les observateurs, tu l'as dit toi-même.

– Attends, mais tu parles de gros drones, genre des avions, ou des petits ?

– Heu... je ne sais pas, elles m'ont dit dix drones, mais je crois qu'elles ne sont pas décidées elle-même. Chloé leur fout la pression pour sortir un truc vite, les équipes du SAS ne bossent pas comme ça généralement, c'est par étape qu'elles sortent leurs trucs. Mais les drones avec des radars seront forcément gros. Le reste, aucune idée, peut être des gros drones émetteurs pour les lidars et des petits pour les récepteurs ?

– Quel enfer, tout ça pour un programme politique. Bon... qu'importe. Les équipes du SAS sont bien autofinancées hein ?

– Oui, au moins elles ne mangeront pas notre budget. Les universités n'ont pas non plus des fonds illimités à nous donner et on prévoit entre quatre et onze expéditions.

– Bon ben c'est déjà ça, que Chloé dépense cent milliards dans ses jouets du moment qu'elle ne nous gêne pas.

– Par contre... elle insiste pour acheminer en veux-tu en voilà des hélicoptères sur place.

– ... Comment ça ?

– Les équipes du SAS m'ont parlé d'une dizaine d'hélicoptères et au moins trois avions militaires impliqués pour ce tintamarre.

– Mais... bon allez qu'elles se démerdent. Elles devront leurs conneries pendant qu'on ira chercher nos bactéries de caca. On avait d'autres points à aborder ?

– Pas à ma connaissance.
6401
Linda Pinchon, microbiologiste.


Michel déposa ses couverts sur la table, particulièrement contrarié : « Et que se passera-t-il si tu es accepté ? » Sa femme, Linda Pinchon, répondit avec nonchalance : « Ce sera une bonne nouvelle, ça sera une nouvelle opportunité professionnelle pour moi plutôt que de rester coincée ici à étudier des virus véhiculés par les moustiques. » Prenant quelques bouchées de son repas, elle ajouta :

– Et de ce que j'ai compris, ce n'est pas une question de « est ce que je suis acceptée » mais « est ce que la collaboration sera acceptée par les Shuh ».

– Non mais je veux dire, je vais gérer comment moi ? Il va falloir que je m'occupe seul des enfants pendant six mois avec le boulot ?!

– Tu t'es absenté y'a mois pour aller à Rasken et on a très bien survécu avec les enfants. Il n'y a pas de raison que tu n'y arrives pas.

– C'était un mois, pas six ! Et tu n'avais pas prévu de partir entre temps ! Moi, je vais devoir annoncer dès maintenant que je ne serais pas dispo pour les prochains voyages à Rasken pendant le semestre qui vient !

– Mon chéri » poursuivit Linda, progressivement irritée « Je comprends que tu sois inquiet, mais tu t'en sortiras très bien avec les enfants et le travail. C'est une opportunité incroyable pour moi de participer à cette expédition, et les shuh sont des scientifiques reconnus, avec une culture très douce. C'est vraiment important pour moi. » Et anticipant la réponse de son conjoint « Et je comprends que ton poste dans la concession Agoutis te tient très à cœur aussi, mais je ne peux pas non plus assumer tous les sacrifices de notre famille juste pour que tu puisses vendre des voitures.

– Comment ça juste vendre des voitures ?! C'est une opportunité énorme pour NOUS de « juste » vendre ces voitures !! Je me suis bien démarqué parmi les collègues, j'ai gagné pas mal de marchés, si ça continue, je pourrai passer chef de vente dans la filiale raskenoise ! Je ne sais pas si tu te rends compte de l'opportunité que cela représente pour nous. On pourra enfin faire construire plutôt que de louer cet appartement pour une fortune !

– Chef de vente ? À Rasken ? Tu ne veux pas que je m'absente pour pouvoir toi t'absenter ? Je suppose que si tu as ce poste, on ne parlera pas d'un mois de temps en temps...

– Excuse-moi ma chérie, mais ça vaudra un peu plus le coup que tes six mois qui ne payeront pas notre maison !

– On y est ! Toujours ça ! J'ai aussi le droit d'avoir un peu d'ambition ! De sortir de ce poste de laborantin sans perspective et de me lancer dans une recherche décisive ! Si on trouve ces bactéries piégées dans les sédiments, on apportera une preuve concrète sur les hypothèses migratoire ! Si c'est juste acheter une baraque qui t'importe, hé bien je pourrais largement monétiser la renommée d'une telle découverte, vendre quelques livres et voilà, tu l'auras ta villa !

– Vendre des livres après avoir découvert des bactéries de caca, c'est la meilleure...

Les deux enfants présents aussi à table subissaient jusqu'à présent les disputes de leurs parents en silence. Ce n'est que la mention de « bactéries de caca » qui les sortirent de cette atmosphère pesante pour les faire rigoler un peu, rappelant au passage leur présence aux deux parents. Michel et Linda décidèrent de baisser un peu le ton, même si cette dernière fulminait intérieurement à la dernière remarque de son conjoint. Elle se tourna vers ses enfants :

– Alors mes chéris, qu'est-ce que vous avez faits de bien aujourd'hui à l'école ?

– J'ai eu 14/20 en mathématique ! Tu vois que je n'avais pas besoin de travailler plus que ça sur ce contrôle !

– 14/20 en sixième ? Tu t'es trompé sur quoi comme ça, Héloïse ? Ce n'était pas juste un exercice sur les fractions ?

– Mais c'est bien 14/20 !

– Héloïse, réponds à mes questions s'il te plaît.

– Oui, sur les fractions. J'ai juste oublié comment on divise une fraction par une autre fraction.

– Et on fait comment ? Tu as regardé ?

– ... non.

– Tu remplaces le numérateur et le dénominateur du diviseur puis tu le multiplies avec le dividende. Là, il suffit de multiplier les numérateurs et les dénominateurs.

– Oui ça je connais.

– Et toi Jérôme, quoi de neuf au collège ? » Demanda Michel à son fils, lui en quatrième.

– J'ai... deux heures de colle.

Michel posa bruyamment le plat de sa main contre la table, d'un geste ferme, sans la frapper. La discussion précédente l'avait quelque peu vidé de sa patiente.

– Et tu comptais nous le dire quand ?! Qu'est-ce que tu as fait ??

– C'est la prof d'espagnol là, elle m'a boké devant toute la classe parce que je ne connaissais pas mes conjugaisons et elle n'arrêtait pas avec ses « ène aispanol paur favaur » alors j'ai répondu et voilà.

– Comment ça et voilà ?! Tu lui as dit quoi comme ça ?!

– Bon Michel » intervint Linda « Ce n'est pas non plus la peine de le manger comme ça.

– Si un peu ! Ne pas bosser est une chose ! Driver quand il sort de l'école aussi ! Mais être malélivé comme ça faut arrêter ! Bon allez, file dans ta chambre Jérôme !

Le repas se termina avec à nouveau une ambiance assez lourde. Linda alla se poser devant la fenêtre avec un thé pour essayer de décompresser mais, les deux enfants étant maintenant dans leur chambre, Michel revint à la charge.

– Donc tu comptes vraiment y aller si les shuh acceptent ?

Soupirant bruyamment pour manifester qu'elle n'avait plus vraiment envie de continuer la discussion pour ce soir, Linda répondit :

– Oui, et je ne compte pas annuler après coup.

– Mais Linda... pense aux enfants. Ils ne peuvent plus partager la même chambre à leur âge là, il faut qu'on trouve une maison, un appartement plus grand et on n'y arrivera pas avec juste nos salaires actuels. Même toi, tu en as marre de cet appartement !

– Michel, tu ne sais même pas si tu auras ce poste de chef de vente si tu y retournes. Déjà que les primes que tu as reçues avec le dernier voyage n'étaient pas si extravagantes. Tout ça pour vendre des voitures au pays des bagnoles !

– Mais ! Comment ça ?! Ce n'est pas juste vendre des voitures au pays des voitures ! C'est vendre de l'électrique au pays du pétrole ! Je ne sais pas si tu t'en rends compte !

– Je me rends surtout compte que ça ne garantira pas plus de revenu que moi en Shuharri ! On a quand même les primes d'éloignement, de risque, le salaire de base qui est déjà très juteux ! Je pourrais même le négocier à la hausse, je pense tellement il y a peu de confrères qui veulent participer ! Vraiment, si je suis accepté, ça fera une meilleure stabilité que tes ventes de voitures ! Michel, y'a des mois où c'est toi qui ramènes trois fois rien.

– Ce n'est pas de ma faute s'il y a des basses saisons ! Je ne peux pas faire par magie apparaître des clients pour toucher des commissions !

– Je ne te mets pas la faute, Michel, mais tu dois comprendre que moi aussi j'ai mes ambitions professionnelles, que je ne peux pas accepter de renoncer à tout et faire des efforts unilatéralement pour les tiennes, et que si tes inquiétudes sont purement financières, alors là aussi elles sont fausses vu les salaires que j'ai en vus !

Baissant son ton, elle s'approcha de lui et lui attrapa ses mains.

– Tu auras d'autres opportunités de te démarquer au travail, en Sylva comme à Rasken. Moi, je n'aurais pas d'autres chances comme ça. Et tu t'en sortiras très bien avec les enfants, ils sont grands et autonomes, faudra juste surveiller que Jérôme n'en profite pas pour aller avec ses potes tard la nuit.

– C'est pas juste ça... six mois, tu ne t'es jamais absentée aussi longtemps. Et on parle du Nivérée là, c'est dangereux, tu pourrais mourir de froid, te perdre ou être attaquée par un ours polaire.

– Oh Michel, c'était donc juste ça ?

Attendrie, elle le prit dans ses bras.

– Je serais avec des shuh qui connaissent leur pays. On sera encadré, on ne se perdra pas, on aura des polaires adaptées, et des shuh qui sauront gérer les éventuels ours polaires qui auront migré depuis le pôle Nord jusqu'au pôle Sud pour nous attaquer.

Michel rigola et ne se débattit pas, serrant fort sa compagne en silence.
4472
Hubert Sadoul dit Bébèw, commis de chantier.


Bèbèw se leva péniblement du lit. Il faisait si frais et le bruit de la pluie et du vent n'invitait clairement pas à se lever, mais il était déjà dix heures. Tout aussi fort qu'était l'appel du lit et chaleureuse la compagnie qu'il y avait dedans, il fallait qu'il se prépare. Il s'étira, enfila son calbut et prit un café tout en dégainant son téléphone. Cela faisait déjà deux mois que son dernier contrat d'intérim s'était terminé, il allait bientôt être à sec et devait se trouver un autre job.

– Wé Alicia, c'est Bèbèw... Bèbèw... Hubert Sadoul, 1988. Ka yé an, dépi an tan lontan nou ka vwé et zo pa konnet non an mwen haha. Oui t'inquiètes pas je rigole, zo ni on job ban mwen ? … En Nivérée ? Ay bon dié ségnè Marie Joseph an ki bitin zo ka voyé mwen ? Je suis un pingouin alors ? Mais oui ça paye bien, je ne m'en doute pas, mé sèw, Nivérée ! C'est loin même même même ! Y'a pas de chantier en Kazannou alors, faut aller chercher jusque chez les morses pour avoir on ti bitin ? Ah, c'est le gouvernement qui cherche et qui trouve pas. Bah qu'il continue de chercher parce que écoute-moi bien, personne ici va accepter leur truc là haha. Ouais, t'as pas de chantier là ? Même pas un petit truc de camionneur ou pelleteuse ? Jusqu'à Filao ?!? Awa Alicia, Filao, c'est loin même ça aussi. Y'a rien de rien à même à Mancenillier ? Tu vas regarder pour moi ? Merci, parce que là ça va être un genre pour moi. Ouais ok à tout à l'heure.

L'appel terminé, il alluma la radio, mis un CD et monta le son pour mettre une très célèbre musique de Raul Correa.

“Il est un endroit où il ne fait jamais froid,
Et même où les vendeurs de glaces sont rois,
À la plage les pieds dans l’eau ça ne lasse pas,
Sur ma carte c’eeeeest… AL-GUA-RENA !

Alguarena, oh qu'il fait chaud en ce coin de terre,
Le soleil brille toute l’année, un vrai mystère,
Le bonheur s’étend sous un ciel azur,
Pas besoin de prieeeer, pour qu'ça duuuure…

Les vagues caressent tendrement le rivage,
Sous le ciel bleu, ô quel doux mirage
Dans l’air la musique résonne,
Sur terre on se déboutonne
On eeeest, en Alguarena.”

Et sur cette musique déjà bien forte, il en ajoutait une couche en chantant. « AAAlguarena !! » Là arriva Leslie encore dans les vapes, complètement décoiffée avec juste une serviette.

– Pôôô timal, zo pa las crié kon sa. Pé la an ti bwen !

S'asseyant pour prendre le reste de café, elle continua.

– Ou ja doubout ? Zo ni bitin a fè ?

– Wé, faut que je passe check deux ou trois gars là pour avoir un job. J'ai appelé l'intérim mais devines quoi, ils veulent m'envoyer au Pôle Sud creuser dans la glace. Moi au Pôle Sud ? Je vais voir Rigobè et Dèdètte, zo toujou ni dé twet bitin ban mwen.

-Dèdètte ? Gwo fem la évé on nom to pit ?

-Dèdètte même. Y ni on lo vié kaz. An ké fay job adan'y, carrelage, plomberie, électricité.

Circonspecte, Leslie conclut.

– Bonne chance hein. Je vais te laisser alors, faut que je passe au boulot nettoyer avant l'ouverture de ce soir. Toi et tes potes là, vous avez foutu un bordel là à ce que me dit Lætitia.

– Éh ! An pa fé ayin ! Cé la band a Odelle et gaza an boug la ka vin goumé, an pa té adan'y !

– Pa palé kon sa an zami an mwen an tèt a papaw ! Bon j'y vais là, et va bien koker Dèdètte !

– Koker Dèdètte ?! Kou ni an manman'w ! Fou ma'l kan !

Après ce « chaleureux » au-revoir, les deux amants se préparèrent dans leurs coins. Habillé, douché et peigné, il partit sur son scooter jusqu'à la résidence des fameux Rigobè et Dèdètte. Arrivé devant, il commença à boire une bouteille de jus de canne qu'il avait prise en chemin. Rigobè et Dèdètte offraient des travaux systématiquement ingrats et mal payés. C'était en dernier recours qu'il allait les voir, d'autant qu'il ne les supportait pas. Cette femme énorme, tyrannique qui criait tout le temps et son mari pitoyable qui essayait de hausser de s’imposer avant de se faire violemment réprimer par Dèdètte. Cela n'avait rien de motivant, mais le sort en décida autrement quand son téléphone sonna. « Ah ! Alicia m'a trouvé un truc pensa-t-il ! » mais ce ne fut qu'un faux espoir quand s'affichait en résultat « Biatch 8 ». « Cynthia ? Qu'est-ce qu'elle me veut, on ne s'est pas vu depuis l'année dernière. »

-Wé ki jan aw Cynthia, ou bien ? … comment ça ti moun en mwen ? Ah non Cynthia, sa pa possib mèm mèm mèm ! Sa pa ti moun an mwen ! Ki jan ou ka sav cé tan mwen ? Pa fey jé, ou ka vwé on lo boug, papa an ti moun aw adan cé mésia, y pa tan mwen ! Hein ? Ti moun la chabin kon mwen ? Awa Cynthia, je ne te crois pas et... heu... de toute manière, je ne suis plus dans le département là. Comment ça tes copines t'ont dit qu'elle m'ont vu à Landivar ! Elles mentent ! Je suis à... heu... je suis à Filao ! À Azurade ! Et de toute manière, de quand est l'enfant ? On s'est vu pendant les grandes vacances ! … Il est de hier même ? C'est comme ça que tu sais qu'il est de moi ? Genre t'as pas vu d'autres gars que moi pendant les grandes vacances là ? …

Il s'arrêta un moment. Cynthia... mais c'était une étudiante en master de droit, une fille sérieuse avec une mère avocate... une fille de belle famille... Dans quel pétrin s'était-il mis ? Son monde s'effondrait, un enfant avec une fille qu'il ne connaissait à peine. Il commençait intérieurement à nier toutes ses responsabilités « Pourquoi elle n'a pas pris la pilule du lendemain ? Pourquoi elle n'a pas avorté ? Et elle n'a vu que moi pendant les fêtes ? » Ce n'était pas possible, un enfant, il ne pouvait pas assumer ça.

– Oui ok ok Cynthia. Heu... tu es où là, je vais passer mais... heu... tu vois, j'ai un engagement professionnel là, je ne peux pas annuler. Awa ! Sa pa Dèdètte ! Mai ka yé évé fem la, an pa ka koké cé fem la ! Écoute, je te rappelle et on se voit pour voir ça, là j'ai un appel urgent.

Et il raccrocha pour rappeler l'intérim.

– Alicia par pitié, ton truc chez les pingouins, c'est toujours bon ? … C'est Bèbèw... Bèbèw... Hubert Sad... an criéw talèw ! Oui Bèbèw, ton offre en Nivérée là. Oui j'ai toute l'expérience t'inquiète. Je peux passer de suite là pour signer ça ? Oui ok j'arrive, imprime déjà le contrat ! Oui Alicia, j'ai mon permis poids lourd, ma licence pelleteuse, j'ai déjà utilisé les engins de chantier !
7422
Georgette Vallée, généticienne et cheffe de l'équipe bactériologique.

Bébèw posa son sac. Il avait un peu de mal à réaliser ce qui s'était passé, que c'était réellement arrivé. Cela avait semblé extrêmement long... puis s'était soudainement accéléré. Il avait candidaté à la société auprès de qui il avait été mis en relation par l'intérim, avait candidaté, passé plusieurs entretiens plus inutiles et pénibles les uns que les autres, attendu, trouvé d'autres jobs en attendant et pensé que c'était annulé. Il évitait comme il pouvait l'étau qui se resserrait sur lui, mais Cynthia était de plus en plus insistante et arrivait toujours à le rappeler à mesure qu'il bloquait ses numéros. Il s'était désigné à changer de téléphone et même d'appartement en urgence, mais ne pouvait pas quitter aussi soudainement la ville. Et puis l'Expédition Sorbetière l'avait rappelé pour l'informer que son profile était validé. Il avait un job à ce moment et réussit à se faire petit en changeant d'immeuble. Il hésitait du coup mais... allez, disparaître un bon semestre et il serait tranquille.

Il regardait par le hublot et plissa les yeux. Du blanc, partout, à perte de vue. Le soleil tapait fort sur la surface enneigée. Il se croyait dans un rêve lucide, quelque part qui n'était pas du tout sa place. Et l'encadrement n'aidait pas. Les scientifiques qu'il accompagnait étaient tout aussi perdus que lui, uniquement des sylvois qui portaient pour la première fois d'épais « anorak coupe-vent polaire de je ne sais quoi » comme les appelait Bébèw. Quel boxon, ce n'était pas sa place, pas du tout. Une fois accepté, on l'avait convoqué, donné des dates, des dispositions, et c'était bon. On lui avait même donné tout le nécessaire en vêtement. Il faut dire que le nécessaire ne se trouvait pas dans les magasins sylvois et que l'évocation de son « kawé de montagne qui fait l'affaire » avait convaincu le personnel organisateur qu'il ne valait mieux pas le laisser s'équiper comme il l'entendait pour l'expédition. Et puis on l'avait embarqué dans un avion et voilà.

Le choc fut impressionnant, c'était même la seule chose qui le convainquit qu'on n'était pas dans un rêve. La température avait progressivement baissé dans l'avion, il avait fallu s'habiller à mesure du trajet, et la porte s'était ouverte. On était en début d'été, tout juste, la période idéale pour partir en expédition et ne pas baigner dans une nuit perpétuelle. Et putain, malgré ça, il faisait froid. À peine arrivé qu'on lui avait mis un coup de poing, du moins le pensait-il. Cela lui avait fait tout comme quand la porte de l'avion s'était ouverte et qu'un courant d'air avait percuté son visage, une brise glaciale. Cinquante degrés Celsius sous le zéro, on lui avait parlé d'un début d'été à la con avec une température douce de mes deux et voilà qu'il se prenait un -50°C dans le visage par surprise ! Il avait relevé immédiatement son écharpe.

« Ay chié, y ka fè fret mem ! »

Ils avaient été accueillis par les Shuh, des gens très gentils, mais dont on ne bitait pas un mot. Les interprètes faisaient de leur mieux pour faire la jonction entre les équipes locales et paltoterranes. L'Expédition Sorbetière comptait originellement engager des individus parlant couramment le Shuh, ambition inatteignable en Sylva. Et surtout, parler Shuh ? Quel Shuh ? Shuharri ? Hohhothaï ? Tamasheq ou Tumgao ? Bref, les sylvois se retrouvaient à venir en bons touristes et compter sur des traducteurs locaux. Heureusement que le français était aussi répandu ! Du côté de l'équipe sylvoise, il y avait un locuteur de Tamasheq, et on se rendait vite compte qu'il n'était pas du tout à l'aise avec la langue, demandait en permanence à ses interlocuteurs austraux de parler plus lentement. Cela amusait au début, mais le caractère incommode des discussions se manifestaient rapidement et doublement plus vite quand on abordait des thèmes techniques.

Après ce qui avait semblé être un périple insurmontable, les mounakaz arrivèrent enfin à leur base et commençaient à aménager leurs locaux. Et voilà, il regardait par le hublot. Il eut à peine le temps de se poser que lui et le reste de l'équipe furent appelés. On refit pour une énième fois les présentation, mais comme d'habitude, Bébèw ne retint le nom de personne. Il trouverait tout le monde ennuyeux, inintéressant. Il y avait deux techniciens qui se prenaient pour des ingénieurs, deux microbiologistes coincées et une généticienne complètement perchées. Il allait dormir avec l'équipe biologique, qu'il allait accompagner pour le carottage. La généticienne qui assumait également le rôle de cheffe d'équipe commença à parler.

« Bon, on va commencer les plannings de suite. Là, on va préparer le matériel, vérifier que tout est opérationnel et briefer les missions de demain. On va commencer par ça en fait, ça vous permettra de prendre connaissance du matériel à vérifier. Donc, demain, on va au secteur 9. C'est le plus facile d'accès, à proximité relative des infrastructures Shuh. C'est un parfait terrain d’entraînement. Vous serez quatre à y aller, Ghislaine Devereux, Linda Pinchon, Brice Dubois et Hubert Sadoul. Monsieur Sadoul et Dubois, vous serez en charge de manipuler les outils de forage sous la direction de madame Devereux et Pinchon. »

« On peut pas se tutoyer ? »

« Pardon ? »

La généticienne lança un regard sévère de professeur d'école interrompue. Il était habitué à travailler comme artisan pour des particuliers, pas à des cadres formelles particulièrement hiérarchisées. Cela le renvoya vingt an en arrière à l'école et le déstabilisa, avant qu'il ne se ressaisisse en se rappelant qu'il était adulte.

« Nous allons travailler six mois ensemble et rester en permanence les uns sur les autres dans la base. Je pense qu'on peut déjà commencer à se tutoyer. »

« Certes... mais évitez de m'interrompre malgré tout. »

Décidément, elle était plus psychorigide qu'excentrique. Le briefing continua une dizaine de minutes, suivis d'une bonne heure de rappel des règles de sécurité qui ennuyèrent à un degré inimaginable Bébèw. Évidemment qu'il n'allait pas retirer son couvre chef s'il avait chaud, tout simplement parce qu'il n'y avait aucun risque qu'il ait chaud dehors. Et pour cette histoire d'éviter de transpirer... parce qu'il allait transpirer peut-être ? C'était des évidences sans nom qu'on répétait, ce qui retardait la préparation de l'équipement. Foreuse, véhicule, sondes, caisses et cætera. Tout était enfin vérifié de manière protocolaire et rigide, comme une première journée de classe avec des camarades qu'on ne connaît pas encore. Enfin, ils avaient quartier libre ! Bébèw était épuisé, mais au moins, il faisait encore bien jour, il devait rester quelques heures de libre... il était déjà vingt-trois heure ! Bien sûr, c'est l'été en Nivérée, il fera jour tout le temps ! Cela le contraria fortement alors qu'il rejoignit sa cabine. Il y en avait trois, chacune deux places. Les deux techniciens dormaient ensemble et la généticienne avec Ghislaine. Bébèw était avec Linda. Il y avait une espèce d'ambiance pesante, coincée. Les deux se relayèrent pour aller à la douche après le diner dans une atmosphère austère et silencieuse. Ne supportant pas de continuer ainsi, il se força à briser le silence malgré la gène manifeste de Linda.

« Hé... heu... du coup moi c'est Hubert, mais tu peux m'appeler Bébèw. Tout le monde m'appelle Bébèw, je préfère. Et toi, c'est quoi ? »

Surprise, Linda répondit : « On s'est déjà présenté, moi c'est Linda Pinchon. Ceci dit je note, Bébèw. »

« Haha heu oui en effet. » Bordel, mais pourquoi il se sentait aussi coincé ? Le courant ne passait tellement pas, l'échange était forcé, aucun sujet de discussion ne venait spontanément « Et tu viens d'où ? »

« Bah, de Sylva, comme toi. »

« Non mais ça je sais, je veux dire, de quel coin de Sylva ? »

« Oh, de Baobab Ville. »

Silence, elle ne demanda même pas d'où lui venait. La discussion ne se faisait pas. Après cinq inconfortables secondes, elle enchaîna « Heu... j'aimerais dormir là, on peut fermer le rideau et éteindre la lumière ? »

« Déjà ? Tu te couches à l'heure des p... ah non il est minuit passé. Ti mal, le jour est trompeur ici ! C'est à quelle heure l'expédition demain ? »

« … Tu n'étais pas là au briefing ? Départ sept heure, préparation du matériel six heure. Pour le reste, tu t'organises comme tu peux. »

Bébèw fut dépité. Réveil à cinq heure au moins alors qu'ils se couchaient à minuit. Pourquoi partir si tôt ? Ce n'était pas comme si la nuit allait les prendre par surprise. Il faisait littéralement jour tout le temps, autant en profiter pour prendre le rythme qu'on voulait !
Mais, soit conscient de devoir être en forme et étant incapable de discuter avec Linda, il alla dans son lit... resta plusieurs heures sur son téléphone jusqu'à en vider la batterie. Même dans l'obscurité totale des rideaux, il ne trouvait pas sommeil. Il était juste trop déboussolé. Il ne réalisait pas encore, allait-il bientôt se réveiller d'un rêve fiévreux ?
6820
– Et la petite chabine avec qui t'était ?

– Leslie ? Sa ja fine an tan lontan.

– Ah bon Bébèw ? Tu nous as fait chier sur comment c'était pour la vie avec et comment c'était une fille sérieuse tout ça pour me dire que sa ja fine ?

– Ouii bon tu connais. Attends y'a le distributeur de scooter là. Tu veux quel modèle ?

– Ouais, je vais prendre un électrique et toi ?

– Un turbomoteur je pense avec nitro.

– Tain deux cent chevaux quand même, avec ça tu vas flasher.

Il y eut un flash au sens littéral, la vision envahie d'un blanc éclatant.

– Allez le dormeur, on t'attend déjà là.

Difficile de reprendre ses esprits. Bébèw se redressa, complètement engourdie, la tête explosée.

– On a terminé de prendre le petit déjeuner, on commence la préparation dans vingt minutes, dépêche-toi !

Bébèw se releva. La « nuit » avait été courte. Il n'avait pas réussi à dormir, ou plutôt excessivement tardé sur son téléphone. Il se souvenait avoir regardé des vidéos jusqu'à... trois heure. Putain, dormir de trois heure à cinq heure quarante. Et il n'avait aucune idée de la journée qu'il allait avoir. Du carottage, du carottage, d'accord, mais ça dure combien de temps ?

– Allez allez ! Bouge-toi, Georgette est déjà assez à cran !

– Oui oui j'arrive !

Bébèw se leva, la tête lourde, les gestes maladroits et entra dans la salle commune où on débarrassait déjà le petit déjeuner.

– Haa ! Voilà le dormeur ! Il reste un croissant et du café. Il est un peu froid par contre ! Dépêche-toi, on part dans vingt minutes ! Pas un instant à perdre !

Ce fut un instant extrêmement pénible, la sensation de sortir de sa chambre bien trop en retard pour rejoindre les invités, voir tous les regards se poser sur lui tout en ne connaissant personne. Ce sentiment d'avoir manqué toute la discussion, de débarquer, de ne pas être à sa place. Sauf qu'on ne parle pas de ne pas être à sa place avec de la famille éloignée dans une cousinade, mais au putain de pôle Sud avec des inconnus entiers pour aller faire quelque chose qu'on ne maîtrise pas. Ça, et Bébèw avait mal à la tête avec ce décalage horaire (qui était complètement con selon Bébèw, vu qu'on pouvait choisir sa propre heure vu qu'il faisait jour de manière permanente) et le manque de soleil.

– Frais et bien noire, j'aime mon café comme les femmes !

L'atmosphère devint soudainement plus froide que le café, aussi glaciale que le vent. La plaisanterie n'était pas passée apparemment.

– C'est bon je plaisantais. Je vais prendre le café vite fait là.

Petit déjeuner, douche (très) rapide et voilà, Bébèw était prêt. Il fallut trois heures pour vérifier le matériel contre l'unique heure originellement prévue. Georgette était furieuse, criait, pressait tout le monde. On ne trouvait pas le matériel, il n'était pas monté, ne fonctionnait pas quand on le testait avant de l'embarquer. On essayait de faire un carottage devant la base avant de partir et rien ne tournait. Et les microbiologistes ne branlaient rien, c'était aux techniciens de se bouger pour mettre en fonction le matériel vu que c'était à eux de l'employer. Ce fut pénible au possible et à dix heures, enfin, on se mettait en route. C'était Brice qui conduisait. Bébèw ne le supportait pas, c'était un connard de Moundlo qui le prenait de haut, péteux au possible et incapable de ne pas caser dans n'importe quelle discussion que si les Mounlao se bougeaient, ils ne seraient pas autant dans la merde. Au moins, il put dormir une petite heure avant d'arriver.

– Mais putain, bouge-toi con de Mounbwa !

– Par contre, tu vas arrêter de me parler comme ça, sale fils de pute !

– Sinon quoi ? Tu vas pleurer ?

– Mais cou ni an manman'w an tèt a papaw ! An ké goumé dgel aw ! Ou vé fey jé an languet manman'w ?!

– Allez hop hop hop on se réveille le dormeur !

– Pé dgel aw !

Regard ébahi de Linda.

– Mais ça va pas Bébèw ?! Comment tu me parles là ?!

– Heu... excuse-moi... » Il s'apprêtait à dire son nom mais l'avait oublié, donnant un ton saccadé à ses propos qu'il rattrapa péniblement « … Désolé, j'ai pris sommeil, on est arrivé ? »

– Je vois ça ! Oui, on est arrivé. Allez lève-toi, il faut mettre en place le matériel !

Encore une fois, une heure pour mettre en place le matériel. Ce qui fonctionnait ne marchait plus, ou plus dans les mêmes conditions. L'heure de préparation majorée à trois n'avait servi à rien et il fallait tout recommencer de nouveau. Bébèw avait la tête qui tournait. On ne le sent pas dans le froid, mais on continue de se déshydrater, alors Brice lui donna d'un air moralisateur une bouteille. « Il faut boire Bébèw, il faut boire sinon tu es fatigué. » C'était vrai, Bébèw avait des vertiges et des crampes avec la déshydratation, mais l'air hautain de Brice lui donnait envie de le contredire. Et on ne pouvait pas boire quand on voulait, il fallait chauffer de la neige. À moins trente, impossible d'embarquer de l'eau liquide, alors on a un nécessaire pour liquéfier de la neige et on fait une pause ensemble. Il faut noter que l'air froid est très sec, que l'on a autant soif qu'au Banairah et qu'il faut boire aussi régulièrement. Et pour ses besoins ? Officiellement, il faut le faire dans un bidon et ne laisser aucun déchet. Les Shuh avaient été assez insistants là-dessus, pour éviter la contamination. Maintenant, Bébèw avait son bidon comme tout le monde, et on faisait ses besoins dans le véhicule, chacun à son tour. Tout le monde l'avait fait, Brice le premier avec une blague ostensiblement pénible. Bébèw n'avait pas envie de pisser « devant » tout le monde, mais il ne pouvait juste plus se retenir, pas avec cinq heures encore de travail devant lui avant de rentrer à la base. Il décida pendant une pause de s'absenter un moment. Sa tête tournait, ses paupières étaient lourdes, le sol vibrait sous ses jambes tremblantes. Il n'avait pas pu aller très loin et ça n'aurait servi à rien, vu que le relief rendait impossible de se dissimuler dans tous les cas. Pas grave, il était assez loin pour que ses muscles se décontractent suffisamment sans que Brice ne lui parle dessus. Il positionna le bidon, ouvrit la braguette, glissa son attirail, se soulagea. Il tanguait un peu, se stabilisant comme il pouvait. Il avait la sensation d'être soul, au milieu d'un désert incolore et dansant. Le sol dansait sacrément fort ceci dit, ce n'était pas juste ses jambes, le sol était vraiment en train de trembler, de s'effondrer. Il y eut un orage et Bébèw s'effondra. Ses oreilles sifflaient et un trou béant défilait sous ses yeux. Il remonta sa braguette et se releva. Il n'y avait pas juste un trou, le trou était rempli de formes fantomatiques et vibrantes. Il ne pouvait pas les décrire, cligna des yeux, essaya de les analyser. C'étaient des silhouettes effrayantes. Il tourna des talons et courut vers le reste de l'équipe.

– Bordel ! Vous avez entendu ?! Vous avez vu ?!

– Putain ça va Bébèw ? Qu'est-ce qui t'est arrivé ?

– Le sol, il s'est effondré ! Y'a des choses sous la glace !

– Comme ça ? Y'a eu un effondrement ?

– Non mais il est raide, il n'y a rien du tout, il a juste besoin de se reposer.

– Mais si y'a quelque chose ! Venez voir !

Bébèw se retourna et... il n'avait aucune idée de la direction où aller. Il était allé dans une direction vague à une distance vague ce qui était... très approximatif sur une surface uniforme et plane.

– Heu... par là.

Vingt minutes à chercher le fameux trou qui aurait dû être énorme. Introuvable. « Mais s'il était là ! On va le retrouver ! » Rien. De toute manière, avec le retard, il était temps de rentrer quand bien même les objectifs n'étaient pas atteints. Ce n'était pas qu'on risquait de se faire surprendre par la nuit, mais tout le monde était épuisé, à cran et Bébèw devenait presque excentrique. Le retour se fit dans une ambiance à la température du vent qui battait la carrosserie, les paupières de Bébèw devenaient extrêmement lourdes à mesure que défilait le paysage sans texture sous le bruit régulier des chenilles. Georgette était furieuse, mais on sentait bien que c'était plus par désarroi de devoir appliquer des programmes qu'elle ne maîtrisa pas dans un milieu dans lequel elle n'avait aucune expérience. Qu'importe, Bébèw entendait à peine et il voulait juste dormir. Après un repas expéditif où il manquait de s'effondrer, il fonça dans sa chambre, s'enroula dans sa couverture et... fit une insomnie. Il était seize heure en Sylva avec le décalage horaire et malgré l'épuisement accumulé de la journée, il n'arrivait juste pas à trouver sommeil.
3817
« Oui allô ? C'est bon, je te reçois. Tu vas bien mon chéri ? Il est vingt-deux heures ici, mais il fait toujours bien jour. Et à la maison ? Dix-sept heures ? Ok ! Cette première semaine ? Pas évident, on prend nos marques, on fait connaissance avec l'équipe. Oui, que maintenant. On a été assez mal encadré oui. Non, on n'a quasiment pas eu le temps de se présenter avant l'expédition. Mais non ça va, on n'est pas non plus jeté à nous-mêmes dans le froid, c'est juste que y'a eu quelques problèmes d'organisation et que l'expédition voulait profiter de l'été donc on ne pouvait pas tarder plus que ça. Puis, on a des shuh avec nous donc c'est tranquille, en plus bon, y'a que les gars du technique que je ne connais pas vraiment. Oui, Ghislaine et Georgette, j'ai déjà travaillé avec elle. Les gars du technique ? Moyennement, je suis surtout avec un petit jeune, il est complètement paumé, je ne sais pas trop qu'est-ce qu'il fait ici. On partage la cabine. Roooh mais non ! Il ne va pas se jeter sur moi pendant la nuit, ne t'inquiète pas ! Heu... Hubert, mais il veut qu'on l'appelle Bébèw tout le temps. Sinon, comment ça se passe pendant mon absence ? Vous vous débrouillez avec les enfants ? … 2/20 ? Ah oui en effet ce n'est pas glorieux. Deux semaines de punition ?! Tu exagères, ce n'est pas comme ça qu'il va se motiver à travailler ! Non, ce n'est pas en le stressant qu'il arrivera mieux à apprendre ! Bon... les enfants sont là ? Mets en haut-parleur s'il te plaît. C'est Bon ? Oui, je vous entends les enfants ! Comment vous allez ?! Ah bien ! Non, il ne fait pas trop froid. Enfin si, mais on est bien protégé. Non, on n'a pas encore vu de manchots. Par contre, oui, on a déjà fait un igloo avec les shuh. Oui, ils sont très gentils, très agréables. Et vous, vous avez fait quoi de beau cette semaine ? Hoo, très intéressant Héloïse. Et toi Jérôme ? Non mais hormis ça, tu as bien fait quelque chose cette semaine ? Bon... pas grave. Écoutes, ça arrive, ne te prends pas trop la tête avec ça et aborde-le de manière positive. Tu sais au moins sur quels exercices tu as fait des erreurs et lesquels tu devras travailler. Écoutes, voilà ce qu'on va faire, quand tu ramèneras de bonnes notes, on va dire, à partir de 15/20, je dirai à ton père de vous emmener au cinéma. Si si Michel ! tu auras le temps ! Déjà ? Bon d'accord, bonne soirée les enfants. Bisous ! Oui, Michel ? Oui, je t'entends. Mais si, tu arriveras à trouver un peu de temps le week-end quand même. Comment ça ne pas aller au cinéma s'il est puni ? Il ira au cinéma s'il a de bonnes notes, tu ne vas quand même pas garder la punition s'il a de bonnes notes ? Bah voilà, et arrête de lui crier dessus ! Ça ne sert à rien et tu le sais très bien ! Oui... attends... bon, d'accord, on en reparlera la prochaine fois Michel. Alors bye, bonne soirée et bisou bisou. »

Elle posa son téléphone et s'affaissa dans son siège. Bébèw arriva dans la pièce et alla directement se coucher.

– Bébèw, on peut parler un instant ?

– Hmm ? Maintenant ? Je suis un peu claqué, je t'avoue, on pourra en parler demain ?

– C'est pour demain justement que je veux te parler. On va devoir changer d'emplacement pour les extractions et j'ai besoin que tu sois opérationnel. Déjà, je suis content que tu te couches tôt, et pas de téléphone hein !

– Oui mamaaaan.

– Je suis sérieuse Bébèw. » Même si elle ne pouvait pas s'empêcher de sourire un peu à la plaisanterie. « Là, on sera sur un nouveau terrain un peu plus accidenté, ce sera plus délicat d'extraire les carottes et tu ne fais pas attention. Les foreuses sont délicates et les échantillons doivent être bien traité. Donc de un, tu ne perds pas de temps pour éviter les retards et devoir te presser. Et de deux, même si on est en retard, tu ne te fais pas les choses trop vite. Mieux vaut faire la moitié bien que tout devoir recommencer.

Se tournant vers Linda, et bien qu'ennuyé par ces remontrances bien trop professorales, Hubert acquiesça : « Je ferais attention, promis. Je peux dormir maintenant ? »

– Attends un moment, j'ai presque fini. Comment tu te sens en ce moment ? Toujours fatigué ?

Sourire amusé d'Hubert en réponse, qui n'avait pas vraiment besoin de parler pour répondre. Linda reprit :

– N'hésite pas à prendre des vitamines au matin et des barres énergétiques en mission. Il faut être en forme, c'est important. Et si tu as du mal à dormir, prends des relaxants, on en a. C'est un environnement nouveau, c'est normal que tu sois déstabilisé et que ton corps cherche ses repères, surtout avec ce jour perpétuel. Quand ça commence à être trop difficile, n'hésite pas à le dire, on n'est pas là pour se bousculer. Allez, je te laisse dormir maintenant. Bonne nuit, repose-toi bien, je vais plancher sur quelques trucs avant, tu peux déjà mettre le rideau, je ne te réveillerais pas en revenant.

– D'accord, bonne « nuit » Lili.
1617
Bébèw ouvrit les yeux. Il était fatigué, mais moins que d'habitude. La cabine était sombre avec juste un léger filet de lumière qui filtrait à travers le rideau. Il se redressa et regarda autour de lui puis jeta un coup d’œil par la fenêtre. Le soleil avait l'air haut dans le ciel, il l'était forcément, mais changeait un peu en inclinaison en fonction du moment de la journée. Quelle heure était-il ? Il regarda en bas de lit superposé pour voir que Linda n'était pas là. Bordel ! Il était encore en retard à tous les coups et eut un sursaut d'adrénaline. Il sauta du lit et alla dans la salle commune : tout était déjà rangé. Les autres avaient sacrément pris de l'avance sur lui putain. Fait chier, pourquoi ne l'avaient ils pas prévenu ? Linda le réveillait d'habitude quand il commençait à être trop en retard. En avait-elle eu marre ? Pas de café, tant pis, il se contenta d'avaler une barre vitaminée, de filer à la douche pour se changer vite fait et alla en trombe dans la cabine. Alors qu'il ouvrit en grand la porte tout en, il fit sursauter Linda dans son lit :

– Bon sang Bébèw, ça va pas ? Qu'est-ce que tu fais là ?!

– Mais... je ne suis pas en retard ?

Linda se releva, soudainement inquiète, et regarda sa montre.

– Deux heures vingt-sept. Qu'est-ce que tu racontes ? Retournes te coucher !

– Mais... tu n'étais pas dans ton lit, j'ai cru que tu étais partie de préparer ?

– Hein ? Tu me regardes dans mon lit… ? Bon qu'importe, non, j'étais partie aux toilettes, c'est tout. Retourne te coucher maintenant !

Plus un mot, il referma les rideaux et retourna se changer avec de se coucher. Il n'arrivait évidemment pas à dormir désormais, entre le sursaut de stress, l’embarras et la barre vitaminée. Il resta à attendre un long moment dans son lit, se retournant sans arrêt, incapable de trouver une position confortable. Toute cette expédition commençait vraiment à le gonfler.

Et assurément, il se réveilla complètement épuisé à six heures. Mais au moins, il était à l'heure, un progrès remarquable.
Haut de page