11/05/2017
22:36:00
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Expédition Sorbetière II

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migration
Hypothèse actuellement défendue en Sylva sur les flux migratoires préhistoriques.


Emma Deshaies, responsable de projet, et Aline Dutoit, assistante de gestion.

Emma regardait la carte étendue sur la table tandis qu'Aline Dutoit, assistante de gestion, lisait des dossiers. Cette seconde demanda :

– Pourquoi avoir envoyé Sorbetière I au CPN ? Ce n'est même pas sur les flux migratoires supposés.

– Cette carte n'est pas exactement à jour, mais on suppose que des flux auraient arrivant du Scintillant ou de l'Afarée auraient pu poursuivre par l'est, passer par le pôle Sud ou que sais-je. Cela permettra de confirmer s'il y a eu passage, ou affirmer qu'il n'y a au contraire aucune trace. Bon, concernant Sorbetière II, il faut récapituler les moyens mis en place.

– On a eu confirmation du Shuharri ?

– Non, mais on l'aura probablement, ils sont ouverts à ce genre de négociation. Et avoir un dossier en béton déjà préparé avec l'ensemble des composants disponibles, cela consolidera une approbation. Bon, du coup, on a quatre groupes de prêts ?

– Trois seulement, un de terrain pour le carottage et scan échographique, une deuxième de laboratoire pour l'analyse des éléments récupérés et un dernier de soutien technique.

– Et l'équipe de drones ?

– Aucune confirmation pour le moment... Et pourquoi on aurait besoin d'eux ? Qu'est-ce qu'on va trouver depuis le ciel ?

– Ah, ça, rien du tout. C'est un programme de Chloé Boisderose, la fille de la Duchesse. Depuis que ça s'active au Parlement pour dénoncer le népotisme, elle panique. Elle a déjà vu sa sœur, Matilde, se faire progressivement remplacer au ministère des Affaires étrangères, elle doit sentir que ce sera bientôt son tour. Du coup, elle s'accroche comme elle peut en multipliant les projets où s'impliquer : l'aviation militaire, le projet de drone supersonique, et maintenant cette expédition archéologique. Tout le monde sait que son projet de cartographie, s'il sera très intéressant pour avoir des relevés topographiques, ne permettra aucunement de relever des empreintes humaines ou traces de camps enfouis sous la glace. Mais hé, elle fait jouer du peu de relations qu'il lui reste pour forcer.

– Mais ça marche comment ?

– Les drones sont équipés de trois équipements de ce que j'ai compris. D'abord un radar de suivis de terrain pour faire une analyse topographique de surface, ensuite un lidar pour une analyse en profondeur, et enfin un magnétomètre pour relever des anomalies. Tu veux le plus drôle ? On ne sait même pas si les drones marcheront sous de telles températures. On va probablement passer six mois à les rafistoler pour enfin voler, pis, on verra que ce sont ses lidars et spectromagnétomètres qui ne fonctionneront pas.

– Mais elle veut voir quoi avec un lidar qu'on ne verra pas avec un radar ?

– Comme en forêt, exactement comme en forêt. Sauf qu'à la place de la canopée, on a une couche de glace. En gros, il faut envoyer une pulsation lumineuse et décortiquer sur la durée les photons qui retournent. Les premiers photons à revenir sont naturellement ceux qui frappent la glace. Ils sont nombreux avec un écho moindre. Ce qui compte, ce sont ceux qui reviennent après, qui ont pris le temps de traverser la couche de glace, se réfléchir sur le sol et faire le chemin en sens inverse. Ils arrivent en dernier et à moindre intensité. Si tu es capable d'analyser le retour lumineux avec suffisamment de précision, tu peux clairement distinguer les derniers photons à revenir ainsi que les informations qu'ils rapportent du sol. Et si tu multiplies les pulsations sur la durée et dans l'espace et que tu as suffisamment de récepteurs pour capter les retours, tu finis par accumuler assez d'informations pour avoir une cartographie du sol sous la glace. Enfin, en théorie. Cela a été expérimenté en forêt, mais pas sur des glaciers à ma connaissance. Et de toute manière, on ne verra pas des empreintes de pas vieilles de vingt millénaires avec ça, même les vestiges de camps seront masqués. Mais hé, madame Chloé fera peut-être une découverte assez importante pour se faire mousser médiatiquement et compliquer son exclusion.

– J'ai rien compris à ton explication des lidars, mais je te crois. Et ses magnétomètres ?

– Mais ce n'est pas compli... bon. Pour ses magnétomètres, alors là, aucune idée de ce qu'elle veut faire avec ça. Je suppose que c'est un prétexte pour chercher autre chose : du pétrole, des minerais, que ce soit dans un but industriel ou simplement scientifique. Je te dis, elle veut un CV en or à agiter au Parlement pour justifier sa place ! Bon, poursuivons, les équipes bactériologiques là, elles sont comment ?

– Elle est plutôt solide, on a une généticienne de renom, deux microbiologistes et trois assistants de laboratoire. Si avec ça on ne trouve rien, c'est qu'il n'y a rien.

– On, trouver ne sera pas le problème, c'est savoir ce qu'on trouve qui sera compliqué. Ne faits pas cette tête de débile ! Je t'explique, on va trouver des bactéries, forcément, il y en a partout où la vie est possible, passages d'humains ou pas. On espère pouvoir reconnaitre une bactérie intestinale témoignant d'une présence humaine, mais si on cherche un machin vieux de vingt millénaires, il ne ressemblera surement pas à ce qu'on connait de nos jours. Il faudrait en réalité croiser ces observations le long des chemins migratoires supposés, histoire d'avoir une chronologie de l'évolution de ces bactéries pour déterminer un tracé et peut-être faire la liaison avec des bactéries “humaines”. Là, les chercheurs vont surtout devoir analyser des morceaux d'ADN pigés dans la glace et essayer de déterminer à quoi cela appartenait.

– Mais pourquoi spécifiquement des bactéries intestinales ?

– Pas spécifiquement ça, mais on s'attend à surtout trouver ça. Les humains ont surement davantage semé d'excréments que de cadavre et les traces d'ADN humaines directement laissés sur le sol seront, après autant de temps, surement trop diffuses. De toute manière, il faudra recouper tout cela avec l'ensemble des informations que l'on aura sur les différentes expéditions.

– Et les échographes ?

– Oh, c'est juste pour scanner le terrain sous une couche de glace, exactement comme un sonar. Tu provoques une pulsation sonore sur la surface de glace, elle se propage et rebondit contre le sol puis tu écoutes les échos. Les gars pensent trouver des empreintes comme ça, mais c'est du niveau des lidars niveau chance de succès.

– Seule l'équipe bactériologique pourra réussir à t'entendre.

– Non, c'est plutôt que c'est celle avec le plus de chances de succès et c'est bien pour ça que, caprice de Chloé ou pas. Allez, et les véhicules ?

– On regarde pour en commander ou louer directement aux Shuh. Ce serait plus simple que de demander aux fabricants sylvois de s'en charger. D'ailleurs, je pense que pour l'équipe de soutien techniquement, on devrait uniquement avoir des Shuh qui s'y connaissent. On ne trouve vraiment pas beaucoup de sylvois volontaires avec une solide expérience en milieu glaciaire. Les candidats vont juste geler sur pieds.

– Hmm... Je te fais confiance sur ça, mais occupes t'en alors, il me faudra un dossier au plus tôt. Lorsqu'on aura les réponses des Shuh, j'adore leur nom haha, ça fait “chou”. Bref, quand on aura leur réponse, je te passerai les coordonnées des responsables avec qui on sera en relation et tu pourras préparer ça. Du coup pour le matériel de carottage, pareil, on prend Shuh ?

– Ce serait mieux, oui. C'est essentiellement le matériel de laboratoire, tout le tsointsoin de microscopes et autres appareils de séquençage d'ADN qu'on fera venir de Sylva.

– Parfait. Rappelle-moi combien de beau monde cela nous fera ?

– Pour l'équipe de terrain, une dizaine d'expéditionnaires, une quinzaine de laborantin dans le deuxième groupe, puis entre dix et vingt personnes pour le groupe de soutien technique. Par contre, les filles du SAS n'ont rien confirmé, mais s'ils viennent, on aura une bonne cinquantaine de techniciens en tout genre.

– Cinquante ?! Ils ne peuvent pas faire plus petit ?!

– Pas avec dix dro...

– Dix drones ?!? Mais pourquoi autant ?

– Bah, pour leur lidar, il faut multiplier les observateurs, tu l'as dit toi-même.

– Attends, mais tu parles de gros drones, genre des avions, ou des petits ?

– Heu... je ne sais pas, elles m'ont dit dix drones, mais je crois qu'elles ne sont pas décidées elle-même. Chloé leur fout la pression pour sortir un truc vite, les équipes du SAS ne bossent pas comme ça généralement, c'est par étape qu'elles sortent leurs trucs. Mais les drones avec des radars seront forcément gros. Le reste, aucune idée, peut être des gros drones émetteurs pour les lidars et des petits pour les récepteurs ?

– Quel enfer, tout ça pour un programme politique. Bon... qu'importe. Les équipes du SAS sont bien autofinancées hein ?

– Oui, au moins elles ne mangeront pas notre budget. Les universités n'ont pas non plus des fonds illimités à nous donner et on prévoit entre quatre et onze expéditions.

– Bon ben c'est déjà ça, que Chloé dépense cent milliards dans ses jouets du moment qu'elle ne nous gêne pas.

– Par contre... elle insiste pour acheminer en veux-tu en voilà des hélicoptères sur place.

– ... Comment ça ?

– Les équipes du SAS m'ont parlé d'une dizaine d'hélicoptères et au moins trois avions militaires impliqués pour ce tintamarre.

– Mais... bon allez qu'elles se démerdent. Elles devront leurs conneries pendant qu'on ira chercher nos bactéries de caca. On avait d'autres points à aborder ?

– Pas à ma connaissance.
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Linda Pinchon, microbiologiste.


Michel déposa ses couverts sur la table, particulièrement contrarié : « Et que se passera-t-il si tu es accepté ? » Sa femme, Linda Pinchon, répondit avec nonchalance : « Ce sera une bonne nouvelle, ça sera une nouvelle opportunité professionnelle pour moi plutôt que de rester coincée ici à étudier des virus véhiculés par les moustiques. » Prenant quelques bouchées de son repas, elle ajouta :

– Et de ce que j'ai compris, ce n'est pas une question de « est ce que je suis acceptée » mais « est ce que la collaboration sera acceptée par les Shuh ».

– Non mais je veux dire, je vais gérer comment moi ? Il va falloir que je m'occupe seul des enfants pendant six mois avec le boulot ?!

– Tu t'es absenté y'a mois pour aller à Rasken et on a très bien survécu avec les enfants. Il n'y a pas de raison que tu n'y arrives pas.

– C'était un mois, pas six ! Et tu n'avais pas prévu de partir entre temps ! Moi, je vais devoir annoncer dès maintenant que je ne serais pas dispo pour les prochains voyages à Rasken pendant le semestre qui vient !

– Mon chéri » poursuivit Linda, progressivement irritée « Je comprends que tu sois inquiet, mais tu t'en sortiras très bien avec les enfants et le travail. C'est une opportunité incroyable pour moi de participer à cette expédition, et les shuh sont des scientifiques reconnus, avec une culture très douce. C'est vraiment important pour moi. » Et anticipant la réponse de son conjoint « Et je comprends que ton poste dans la concession Agoutis te tient très à cœur aussi, mais je ne peux pas non plus assumer tous les sacrifices de notre famille juste pour que tu puisses vendre des voitures.

– Comment ça juste vendre des voitures ?! C'est une opportunité énorme pour NOUS de « juste » vendre ces voitures !! Je me suis bien démarqué parmi les collègues, j'ai gagné pas mal de marchés, si ça continue, je pourrai passer chef de vente dans la filiale raskenoise ! Je ne sais pas si tu te rends compte de l'opportunité que cela représente pour nous. On pourra enfin faire construire plutôt que de louer cet appartement pour une fortune !

– Chef de vente ? À Rasken ? Tu ne veux pas que je m'absente pour pouvoir toi t'absenter ? Je suppose que si tu as ce poste, on ne parlera pas d'un mois de temps en temps...

– Excuse-moi ma chérie, mais ça vaudra un peu plus le coup que tes six mois qui ne payeront pas notre maison !

– On y est ! Toujours ça ! J'ai aussi le droit d'avoir un peu d'ambition ! De sortir de ce poste de laborantin sans perspective et de me lancer dans une recherche décisive ! Si on trouve ces bactéries piégées dans les sédiments, on apportera une preuve concrète sur les hypothèses migratoire ! Si c'est juste acheter une baraque qui t'importe, hé bien je pourrais largement monétiser la renommée d'une telle découverte, vendre quelques livres et voilà, tu l'auras ta villa !

– Vendre des livres après avoir découvert des bactéries de caca, c'est la meilleure...

Les deux enfants présents aussi à table subissaient jusqu'à présent les disputes de leurs parents en silence. Ce n'est que la mention de « bactéries de caca » qui les sortirent de cette atmosphère pesante pour les faire rigoler un peu, rappelant au passage leur présence aux deux parents. Michel et Linda décidèrent de baisser un peu le ton, même si cette dernière fulminait intérieurement à la dernière remarque de son conjoint. Elle se tourna vers ses enfants :

– Alors mes chéris, qu'est-ce que vous avez faits de bien aujourd'hui à l'école ?

– J'ai eu 14/20 en mathématique ! Tu vois que je n'avais pas besoin de travailler plus que ça sur ce contrôle !

– 14/20 en sixième ? Tu t'es trompé sur quoi comme ça, Héloïse ? Ce n'était pas juste un exercice sur les fractions ?

– Mais c'est bien 14/20 !

– Héloïse, réponds à mes questions s'il te plaît.

– Oui, sur les fractions. J'ai juste oublié comment on divise une fraction par une autre fraction.

– Et on fait comment ? Tu as regardé ?

– ... non.

– Tu remplaces le numérateur et le dénominateur du diviseur puis tu le multiplies avec le dividende. Là, il suffit de multiplier les numérateurs et les dénominateurs.

– Oui ça je connais.

– Et toi Jérôme, quoi de neuf au collège ? » Demanda Michel à son fils, lui en quatrième.

– J'ai... deux heures de colle.

Michel posa bruyamment le plat de sa main contre la table, d'un geste ferme, sans la frapper. La discussion précédente l'avait quelque peu vidé de sa patiente.

– Et tu comptais nous le dire quand ?! Qu'est-ce que tu as fait ??

– C'est la prof d'espagnol là, elle m'a boké devant toute la classe parce que je ne connaissais pas mes conjugaisons et elle n'arrêtait pas avec ses « ène aispanol paur favaur » alors j'ai répondu et voilà.

– Comment ça et voilà ?! Tu lui as dit quoi comme ça ?!

– Bon Michel » intervint Linda « Ce n'est pas non plus la peine de le manger comme ça.

– Si un peu ! Ne pas bosser est une chose ! Driver quand il sort de l'école aussi ! Mais être malélivé comme ça faut arrêter ! Bon allez, file dans ta chambre Jérôme !

Le repas se termina avec à nouveau une ambiance assez lourde. Linda alla se poser devant la fenêtre avec un thé pour essayer de décompresser mais, les deux enfants étant maintenant dans leur chambre, Michel revint à la charge.

– Donc tu comptes vraiment y aller si les shuh acceptent ?

Soupirant bruyamment pour manifester qu'elle n'avait plus vraiment envie de continuer la discussion pour ce soir, Linda répondit :

– Oui, et je ne compte pas annuler après coup.

– Mais Linda... pense aux enfants. Ils ne peuvent plus partager la même chambre à leur âge là, il faut qu'on trouve une maison, un appartement plus grand et on n'y arrivera pas avec juste nos salaires actuels. Même toi, tu en as marre de cet appartement !

– Michel, tu ne sais même pas si tu auras ce poste de chef de vente si tu y retournes. Déjà que les primes que tu as reçues avec le dernier voyage n'étaient pas si extravagantes. Tout ça pour vendre des voitures au pays des bagnoles !

– Mais ! Comment ça ?! Ce n'est pas juste vendre des voitures au pays des voitures ! C'est vendre de l'électrique au pays du pétrole ! Je ne sais pas si tu t'en rends compte !

– Je me rends surtout compte que ça ne garantira pas plus de revenu que moi en Shuharri ! On a quand même les primes d'éloignement, de risque, le salaire de base qui est déjà très juteux ! Je pourrais même le négocier à la hausse, je pense tellement il y a peu de confrères qui veulent participer ! Vraiment, si je suis accepté, ça fera une meilleure stabilité que tes ventes de voitures ! Michel, y'a des mois où c'est toi qui ramènes trois fois rien.

– Ce n'est pas de ma faute s'il y a des basses saisons ! Je ne peux pas faire par magie apparaître des clients pour toucher des commissions !

– Je ne te mets pas la faute, Michel, mais tu dois comprendre que moi aussi j'ai mes ambitions professionnelles, que je ne peux pas accepter de renoncer à tout et faire des efforts unilatéralement pour les tiennes, et que si tes inquiétudes sont purement financières, alors là aussi elles sont fausses vu les salaires que j'ai en vus !

Baissant son ton, elle s'approcha de lui et lui attrapa ses mains.

– Tu auras d'autres opportunités de te démarquer au travail, en Sylva comme à Rasken. Moi, je n'aurais pas d'autres chances comme ça. Et tu t'en sortiras très bien avec les enfants, ils sont grands et autonomes, faudra juste surveiller que Jérôme n'en profite pas pour aller avec ses potes tard la nuit.

– C'est pas juste ça... six mois, tu ne t'es jamais absentée aussi longtemps. Et on parle du Nivérée là, c'est dangereux, tu pourrais mourir de froid, te perdre ou être attaquée par un ours polaire.

– Oh Michel, c'était donc juste ça ?

Attendrie, elle le prit dans ses bras.

– Je serais avec des shuh qui connaissent leur pays. On sera encadré, on ne se perdra pas, on aura des polaires adaptées, et des shuh qui sauront gérer les éventuels ours polaires qui auront migré depuis le pôle Nord jusqu'au pôle Sud pour nous attaquer.

Michel rigola et ne se débattit pas, serrant fort sa compagne en silence.
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Hubert Sadoul dit Bébèw, commis de chantier.


Bèbèw se leva péniblement du lit. Il faisait si frais et le bruit de la pluie et du vent n'invitait clairement pas à se lever, mais il était déjà dix heures. Tout aussi fort qu'était l'appel du lit et chaleureuse la compagnie qu'il y avait dedans, il fallait qu'il se prépare. Il s'étira, enfila son calbut et prit un café tout en dégainant son téléphone. Cela faisait déjà deux mois que son dernier contrat d'intérim s'était terminé, il allait bientôt être à sec et devait se trouver un autre job.

– Wé Alicia, c'est Bèbèw... Bèbèw... Hubert Sadoul, 1988. Ka yé an, dépi an tan lontan nou ka vwé et zo pa konnet non an mwen haha. Oui t'inquiètes pas je rigole, zo ni on job ban mwen ? … En Nivérée ? Ay bon dié ségnè Marie Joseph an ki bitin zo ka voyé mwen ? Je suis un pingouin alors ? Mais oui ça paye bien, je ne m'en doute pas, mé sèw, Nivérée ! C'est loin même même même ! Y'a pas de chantier en Kazannou alors, faut aller chercher jusque chez les morses pour avoir on ti bitin ? Ah, c'est le gouvernement qui cherche et qui trouve pas. Bah qu'il continue de chercher parce que écoute-moi bien, personne ici va accepter leur truc là haha. Ouais, t'as pas de chantier là ? Même pas un petit truc de camionneur ou pelleteuse ? Jusqu'à Filao ?!? Awa Alicia, Filao, c'est loin même ça aussi. Y'a rien de rien à même à Mancenillier ? Tu vas regarder pour moi ? Merci, parce que là ça va être un genre pour moi. Ouais ok à tout à l'heure.

L'appel terminé, il alluma la radio, mis un CD et monta le son pour mettre une très célèbre musique de Raul Correa.

“Il est un endroit où il ne fait jamais froid,
Et même où les vendeurs de glaces sont rois,
À la plage les pieds dans l’eau ça ne lasse pas,
Sur ma carte c’eeeeest… AL-GUA-RENA !

Alguarena, oh qu'il fait chaud en ce coin de terre,
Le soleil brille toute l’année, un vrai mystère,
Le bonheur s’étend sous un ciel azur,
Pas besoin de prieeeer, pour qu'ça duuuure…

Les vagues caressent tendrement le rivage,
Sous le ciel bleu, ô quel doux mirage
Dans l’air la musique résonne,
Sur terre on se déboutonne
On eeeest, en Alguarena.”

Et sur cette musique déjà bien forte, il en ajoutait une couche en chantant. « AAAlguarena !! » Là arriva Leslie encore dans les vapes, complètement décoiffée avec juste une serviette.

– Pôôô timal, zo pa las crié kon sa. Pé la an ti bwen !

S'asseyant pour prendre le reste de café, elle continua.

– Ou ja doubout ? Zo ni bitin a fè ?

– Wé, faut que je passe check deux ou trois gars là pour avoir un job. J'ai appelé l'intérim mais devines quoi, ils veulent m'envoyer au Pôle Sud creuser dans la glace. Moi au Pôle Sud ? Je vais voir Rigobè et Dèdètte, zo toujou ni dé twet bitin ban mwen.

-Dèdètte ? Gwo fem la évé on nom to pit ?

-Dèdètte même. Y ni on lo vié kaz. An ké fay job adan'y, carrelage, plomberie, électricité.

Circonspecte, Leslie conclut.

– Bonne chance hein. Je vais te laisser alors, faut que je passe au boulot nettoyer avant l'ouverture de ce soir. Toi et tes potes là, vous avez foutu un bordel là à ce que me dit Lætitia.

– Éh ! An pa fé ayin ! Cé la band a Odelle et gaza an boug la ka vin goumé, an pa té adan'y !

– Pa palé kon sa an zami an mwen an tèt a papaw ! Bon j'y vais là, et va bien koker Dèdètte !

– Koker Dèdètte ?! Kou ni an manman'w ! Fou ma'l kan !

Après ce « chaleureux » au-revoir, les deux amants se préparèrent dans leurs coins. Habillé, douché et peigné, il partit sur son scooter jusqu'à la résidence des fameux Rigobè et Dèdètte. Arrivé devant, il commença à boire une bouteille de jus de canne qu'il avait prise en chemin. Rigobè et Dèdètte offraient des travaux systématiquement ingrats et mal payés. C'était en dernier recours qu'il allait les voir, d'autant qu'il ne les supportait pas. Cette femme énorme, tyrannique qui criait tout le temps et son mari pitoyable qui essayait de hausser de s’imposer avant de se faire violemment réprimer par Dèdètte. Cela n'avait rien de motivant, mais le sort en décida autrement quand son téléphone sonna. « Ah ! Alicia m'a trouvé un truc pensa-t-il ! » mais ce ne fut qu'un faux espoir quand s'affichait en résultat « Biatch 8 ». « Cynthia ? Qu'est-ce qu'elle me veut, on ne s'est pas vu depuis l'année dernière. »

-Wé ki jan aw Cynthia, ou bien ? … comment ça ti moun en mwen ? Ah non Cynthia, sa pa possib mèm mèm mèm ! Sa pa ti moun an mwen ! Ki jan ou ka sav cé tan mwen ? Pa fey jé, ou ka vwé on lo boug, papa an ti moun aw adan cé mésia, y pa tan mwen ! Hein ? Ti moun la chabin kon mwen ? Awa Cynthia, je ne te crois pas et... heu... de toute manière, je ne suis plus dans le département là. Comment ça tes copines t'ont dit qu'elle m'ont vu à Landivar ! Elles mentent ! Je suis à... heu... je suis à Filao ! À Azurade ! Et de toute manière, de quand est l'enfant ? On s'est vu pendant les grandes vacances ! … Il est de hier même ? C'est comme ça que tu sais qu'il est de moi ? Genre t'as pas vu d'autres gars que moi pendant les grandes vacances là ? …

Il s'arrêta un moment. Cynthia... mais c'était une étudiante en master de droit, une fille sérieuse avec une mère avocate... une fille de belle famille... Dans quel pétrin s'était-il mis ? Son monde s'effondrait, un enfant avec une fille qu'il ne connaissait à peine. Il commençait intérieurement à nier toutes ses responsabilités « Pourquoi elle n'a pas pris la pilule du lendemain ? Pourquoi elle n'a pas avorté ? Et elle n'a vu que moi pendant les fêtes ? » Ce n'était pas possible, un enfant, il ne pouvait pas assumer ça.

– Oui ok ok Cynthia. Heu... tu es où là, je vais passer mais... heu... tu vois, j'ai un engagement professionnel là, je ne peux pas annuler. Awa ! Sa pa Dèdètte ! Mai ka yé évé fem la, an pa ka koké cé fem la ! Écoute, je te rappelle et on se voit pour voir ça, là j'ai un appel urgent.

Et il raccrocha pour rappeler l'intérim.

– Alicia par pitié, ton truc chez les pingouins, c'est toujours bon ? … C'est Bèbèw... Bèbèw... Hubert Sad... an criéw talèw ! Oui Bèbèw, ton offre en Nivérée là. Oui j'ai toute l'expérience t'inquiète. Je peux passer de suite là pour signer ça ? Oui ok j'arrive, imprime déjà le contrat ! Oui Alicia, j'ai mon permis poids lourd, ma licence pelleteuse, j'ai déjà utilisé les engins de chantier !
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