Rai Sukaretto avait observé la descente de l’avion, suivant sa silhouette métallique percer la chape nuageuse et s’orienter vers la piste. Comme à chaque fois, elle se prenait d’une espèce de fascination enfantine pour la technologie et ses miracles. Un avion allait se poser sur une piste d’aéroport, et ces mots seuls témoignaient de l’immense complexité de la société technologique moderne. Combien d’hommes et femmes avaient travaillé pour rassembler et assembler les composants de cette machine ? Combien d’idées géniales, de siècles de recherche, combien de génie humain pour soulever plusieurs tonnes d’alliages, de composants électroniques, de tapis de sol synthétique, pour lui faire traverser un continent et une mer, et pour l’amener ici ? Le moindre objet du quotidien pouvait amener à des questionnements similaires, et elle savait par exemple qu’une part conséquente de la montre qu’elle avait au poignet avait des origines lointaines. Tout ça était, au fond, d’une artificialité parfaitement réjouissante. Elle frotta ses mains l’une contre l’autre, et se pencha vers la citoyenne Meredith.
« C’est génial, quand même. »
La «Voix de Kotios», comme on la surnommait encore, lui lança un regard en coin et brisa brièvement son masque de quiétude pour lui offrir un sourire amusé.
« De recevoir les capitalistes au cœur même de notre Révolution ?
– Pas ça, non. »
Seulement elle devait bien avouer que son petit cœur de radicale trouvait la situation des plus amusantes. Il y avait une ironie terrible à recevoir une nation que l’Union considérait au mieux comme une « oligarchie d’affaire » - catégorie regroupant tout régime prétendument démocratique où le pouvoir économique était conservé aux mains d’une caste d’héritiers. Une ironie que les radicaux avaient apprise à accepter, bon gré mal gré. Il fallait des alliés contre la Réaction. C’était d’ailleurs là que le côté comique apparaissait au grand jour. C’était une subversion magnifique ! Dans le monde libéral, la gauche était obligée de faire la cours à ce « centre libéral » pour s’opposer au fascisme. Quand bien même le fascisme servait les mêmes desseins et intérêts finaux que le libéralisme, ce dernier travaillait avec plus de méthode, d’intelligence, et de lenteur. En bref on imposait à la gauche de choisir le poison lent plutôt que la mort brutale.
Sur la scène internationale, le Grand Kah s’entourait de libéraux qui cherchaient son soutien pour lutter contre la Réaction.
Rai sourit et plongea ses mains dans les poches de son élégant manteau rouge. Construction provocatrice inspirée de la noblesse nazumis et des styles néo-schiz’ en vogue. La délégation étrangère descendait de son avion, et la fanfare de la Garde Communale commença cette sympathique petite marche militaire qui leur servait d’hymne.
La vérité c’est qu’elle ne les méprisait pas. Le communalisme était un humanisme, et c’était pour ça qu’il ne cherchait pas à imposer la révolution à des peuples qui, eux-même, ne se sentaient pas fondamentalement oppressés. Le Kah croyait en sa victoire finale, et il avait toute l’Histoire pour se faire. Les lermandiens étaient les produits d’un système, et ne voyaient sans doute pas le monde selon un spectre matérialiste permettant de pleinement le comprendre. La nature profondément privilégiée de leurs oligarques devait même échapper à ces derniers. Ils naviguaient dans le noir. L’important c’est que ces types étaient des êtres humains, et qu’on pouvait parler avec eux. Pour le reste...
D’ici un, deux, peut-être trois siècles, le poids de ses contradictions écraserait le système capitaliste. La lermandie se libérerait de ses entraves. Le Grand Kah, pour sa part, n’avait qu’à rendre l’hypothèse souhaitable pour son peuple : il guidait par l’exemple, et par la perfection pure de sa démocratie et de son système. Il n’était pas utile de mépriser ceux qui, à terme, seraient effacer par l’Histoire. Et Rai, du reste, aimait simplement les étrangers. Sa Xénophilie était peut-être sa seule qualité humaine pleinement identifiée.
Meredith approcha la délégation et offrit quelques politesses d’usage. Des salutations formulées dans un français parfait et d’un ton très courtois. Elle sourit, acquiesça à une remarque, puis indiqua une direction située à l’oppose des lignes noires et rouges de gardes communaux.
« Si vous voulez bien me suivre. »
Rai pris la relève. Véritable papillon sociale, elle s’enquit de tout : la qualité du voyage, les premières impressions sur Lac-Rouge, « C’est la première fois que vous venez au Grand Kah ? Je suis sûre que nous pourrions vous accueillir quelques jours de plus si vous voulez profiter de cette occasion. » Puis soudainement, et sans que son ton ne change radicalement, « Vous savez, j’ai réfléchi à cette histoire de Satellites. L’Union a son propre réseau. Très performant. Et à ce jour personne n’a osé le hacker. Il en va de même pour nos routes commerciales. Nous avons un itinéraire Eurysie - Aleucie, Saint-Marquise Kotios si vous voulez tout savoir. Il est protégé par nos amis de l’Armada Noire et j’attends encore de voir qui oserait s’en prendre à nous. Bref. Maintenant que vous êtes ici, autant vous le dire : les communes seraient sans doute très ouvertes à un partenariat sur ces questions.
– Citoyenne. »
Meredith lui posa une main sur l’épaule et la fixa. Le contraste entre les deux femmes ne pouvait pas apparaître plus frappant. La Voix de Kotios, figure tutélaire du Pragmatisme politique qui dominait actuellement la convention, était une blanche aux cheveux courts et à l’air grave. Elle portait un long manteau noir et considérait chaque chose avec l’énergie tranquille d’une universitaire. Rai, elle, était bigarrée, électrique, dispersée. Une asiatique à la coupe asymétrique, moins à sa place ici que sur la scène d’un concert de néo-punk. Au fond, elles offraient un bon panorama de ce qu’était le Grand Kah. Rai sourit.
« Meredith ?
– Je propose que nous gardions ce genre de discussions pour un lieu plus adapté à leur tenue.
– Ah, oui, très bonne idée. »
Un regard en coin aux aleuciens, elle haussa les sourcils et sourit de plus belle, et on fit entrer tout le monde dans des berlines électriques.
Vu du ciel, Lac-Rouge pouvait ressembler à un circuit imprimé posé au milieu du fameux Lac-Rouge. Un assemblage agencé de formes dorées et vertes, séparé par des canaux et des routes droites sur lesquelles ne circulaient pour ainsi pas ou peu de véhicules individuels. Plus ou loin, on pouvait apercevoir la digue qui séparait l’eau salée et l’eau pure du lac, et sur les pourtours du Lac, des agglomérations qui formaient la zone métropolitaine étendue. C’était là que se trouvait l’aéroport. Dans les faits, la capitale du Grand Kah ne pouvait pas s’étendre sur ses bases mêmes, des îles artificielles construites dès l’époque pré-coloniale au milieu du lac, sans assécher ce dernier. L’urbanisme de la capitale confédérale était ainsi d’autant plus atypique. Le trajet en berline confirma tout ce que les lermandiens avaient pu lire ou deviner sur la ville : c’était un espace très clairement pensé pour un autre système que le leur. On y trouvait aucun panneau publicitaire, mais des affichages publiques, couverts d’actualités locales, de synthèses politiques, d’extraits d’œuvres artistiques. Les quartiers étaient divisés par des espaces verts, des canaux, des potagers flottant - là encore une tradition précoloniale - et reliés entre-eux par un ensemble de monorails, trams et de routes peu empruntées. Les façades des bâtiments formaient un impressionnant palimpseste historique et l’on pouvait deviner les racines nahuatl, les réhabilitations coloniales puis révolutionnaires, les ajouts modernes...
Pour le reste on devinait encore la nature impériale du plan de base de la capitale. La route que prit la délégation pour quitter les berges du lac et rejoindre la ville continuait ainsi en ligne droite, se transformant en avenue qui avançait jusqu’à la silhouette de plus en plus distinctes de la Temple du Sang. Très impressionnante pyramide duale, au sommet de laquelle s’était érigés les plus grands empires de la région, et avaient chuté ses derniers monarques. Des étapes largement documentées et immortalisées dans une pop-cultures kah-tanaise avide de mise en scène. La guerre des trois royaumes, les romances des prêtres et des impératrices, l’exécution finale du Daïmio colonial Burujoa...
Plus récemment, c’était au sommet de cette immense structure que l’on avait exécuté les « synarchistes », un groupe terroriste qui avait tenté d’organiser un complot contre l’État. Après eux, des leaders de la Communaterra. La justice de l’Union était notoirement tournées vers la réhabilitation, mais exprimait une cruauté surprenante à l’égard des ennemis politiques incurables. Les berlines débouchèrent enfin au sein de la Commune Spéciale d’Axis Mundis, ville dans la ville et capitale de la Confédération, et s’arrêtèrent devant l’Ancien Palais du Daïmio Colonial , devenu siège du Comité de Volonté Publique. Au centre de la place se trouvait une immense statue de l’ancien monarque, laissée là par défis. Elle était couverte de tracts, d’affiches, de tags et de banderoles. Un groupe de jeune était installé sur son socle, l’un d’entre-eux semblait donner un discours à un petit amas d’étudiants.
Le palais, pour sa part, était d’une impeccable propreté. Son corps central était un exemple austère du néoclassicisme colonial Nazumi, une architecture conçue pour projeter un pouvoir vertical et inaccessible. De hautes colonnades sans ornement, une symétrie rigide, des murs de pierre grise presque aveugles. Un ensemble respirant la discipline martiale, une certaine distance aristocratique largement mitigée par les ailes modernes du bâtiment. De vastes blocs de béton brut, percés de fenêtres en bandeaux horizontaux et de puits de lumière, interconnectées par un ensemble de passerelles de verre fumé et d'acier brossé relient ces nouvelles structures au palais originel. L’ensemble était élégamment intégré à un grand jardon public aboutissant, au loin, sur la Chambre Hyperstructure ou siégeaient les Affaires étrangères de la confédération, et peint de motifs rouges et bleus traditionnels nahuatls. Une petite foule de curieux se tenaient prêts à accueillir les étrangers, lançant quelques « Salut et Fraternité ! » ainsi que des slogans qui, s’ils étaient fortement idéologisés, sonnaient surtout comme des appels à l’amitié universelle. Rai leva une main à l’adresse de la foule et lacha quelque chose en japonais, qui semblait faire réagir positivement les citoyens.
« Le monde sera un jardin », traduisit-elle avec un sourire.
« Les citoyens de Lac-Rouge vous saluent », conclut simplement Meredith.
Ils franchirent le seuil de l’ancien palais, ce qui revenait un peu à passer une membrane acoustique. Le tumulte diffus de la place, les slogans des étudiants assemblés au pied du Shogun profané, le murmure collectif des curieux, tout s'évanouit, remplacé par le silence feutré et réverbérant des grands volumes de pierre. L'air, soudain, se fit plus dense, plus frais.
Le grand hall était un espace de décompression idéologique, un vide calculé où la verticalité écrasante de l'architecture impériale avait été purgée de ses symboles. La hauteur vertigineuse du plafond, les colonnes massives qui s'élançaient vers les fresques restaurées de la voûte, on y devinait encore le langage de l’intimidation, repeuplé d’un semblant de chaleur humaine. Les tentures, les portraits et les emblèmes du pouvoir colonial avaient été décrochés. Aux murs nus, des œuvres d'art abstrait aux dimensions monumentales répondaient à d'immenses calligraphies reprenant des extraits de la Charte Confédérale.
« Le pouvoir se mettait en scène ici », reprit Meredith, sa voix trouvant un écho contenu dans l'immense espace. « Chaque réception, chaque audience était une performance destinée à affirmer une hiérarchie tant concrète que symbolique. Nous avons conservé le théâtre, mais nous avons changé la pièce, si je puis dire. » Elle fit un geste en direction d’un petit groupe de civils qui passait à l’opposé de la délégation. « D’ailleurs c’est un espace est commun, maintenant. Un lieu de passage vers les commissariats et les salles de la Convention, toutes nos séances sont publiques. »
Elle désigna un pan de mur où des graffitis rageurs, tracés au charbon lors de la prise du palais en 92, avaient été méticuleusement préservés sous une épaisse plaque de verre, transformant le cri d'insurrection en artefact muséal.
« Nous avons toujours su institutionnaliser la rupture. » Elle lança un regard en coin à Rai, avant de hausser les épaules. « C'est l'un de nos paradoxes fondateurs. »
Le groupe s'enfonça dans un dédale de couloirs éclairés par la lumière chaleureuse du soleil. Les hautes portes en bois massif laqué, vestiges de l'opulence coloniale, s'ouvraient désormais par reconnaissance biométrique. Des fonctionnaires en tenues diverses traversaient les galeries, des tablettes de données sous le bras. Le murmure de leurs conversations techniques composait une bande son feutré.
Ils arrivèrent enfin devant une porte coulissante, presque dissimulée, dont le bois clair contrastait avec la pierre blanche environnante. Elle s'ouvrit sans bruit sur un espace qui rompait radicalement avec l'austérité minérale du reste du palais.
La pièce dégageait une chaleur inattendue, diffuse. L'air y était chargé de l'odeur discrète de bois de cèdre, de terre humide et de thé infusé. Une moitié de l'espace était un salon sobre, avec des divans bas et des coussins de sol disposés autour d'une table en bois brut. L'autre moitié, séparée par une simple différence de niveau du plancher, était un jardin sec de sable blanc ratissé, ponctué de quelques roches sombres et lisses et d'un unique bonsaï tourmenté. Le mur du fond était une paroi de verre s'ouvrant sur une cour intérieure isolée où le murmure d'une petite fontaine en bambou composait l'unique fond sonore.
Meredith indiqua à ses invités de s’installer, et s’occupa elle-même de servir le thé. Puis elle s’assit à son tour.
« Le reste du comité ne pouvait pas être présent, soyez assuré que nous parlons au nom du groupe.
– Maintenant », conclu Rai, « vous voulez peut-être commencer ? »