Posté le : 25 oct. 2025 à 13:24:57
Modifié le : 25 oct. 2025 à 13:26:50
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Serrer la main. Kisa Ixchet avait toujours trouvé cet usage amusant, voir carrément insensé de la part des dirigeants et notables étrangers. Oubliaient-ils que la diffusion de ce signe était indissociable de la diffusion de la fraternité ? Qu'elle avait voyagé avec les mouvements ouvriers, s'était répandue à travers le monde comme un signe d'égalité entre les hommes ? Et il allait sans dite que celui qui venait de lui serrer la main, pour toute sa pudeur et sa sollicitude, ne la considérait pas comme égal.
Elle adorait les normes sociales. Adorait leur déconnexion systématique avec leur raison profonde. La poignée de main était un outil moins viril que fraternel. Désormais, les socialistes tendaient à s’en débarrasser, les peuples décoloniser à abandonner son usage. Les oligarques la faisaient leur.
Elle sourit à Patrick Pearse puis plaqua son poing contre son cœur et s'inclina légèrement en avant. Il leur donnait de l’excellence, un terme de politesse, apprécié pour ce qu’il était. Elle décida donc de lui rendre la pareille : le traiter selon les normes sociales de la culture qu’elle représentait.
« Merci, citoyen. Nous avons fait très bon voyage.
– Visiter l’un des cœurs battant du monde celte est toujours une joie », ajouta Styx. Son regard était passé des menkeltiens aux journalistes, puis aux bâtiments adjacents. Contrairement à sa camarade, elle maintenait une distance de courtoisie avec leurs hôtes. Nous ne sommes pas du même monde, semblait-elle indiquer. Nous le savons. Rien ici ne tient de la courtoisie.
En bonne radicale, elle méprisait les conventions. Lorsqu’on leur indiqua la voiture, elle fit quelques pas en compagnie de Kisa, les mains plongées dans les poches de son veston.
« Tant de sécurité ? Les rues sont si dangereuses ? »
Elle jeta un regard en coin à sa camarade, laquelle se contenta de secouer la tête, lui indiquant d’entrer en première dans la voiture.
« Styx.
– Ils manquent de discipline. » Elle haussa les épaules, puis leva le nez vers le ciel. « Abair cac-suidheachadh... »
Kisa secoua la tête.
« Pardon ?
– L’air. Chaud, humide. On croirait le Paltoterra.
– Eh bien, comme à la maison.
– Je viens des marquises, ma puce.
– Je parlais de la mienne. »
Styx souffla du nez, et sourit. C’est vrai. D’ailleurs son nom vendait la mèche, elle avait des origines indigènes. Ce qui ne se lisait pas dans ses traits. Des générations de métissage l’avaient ramenée à une certaine blancheur, et pourtant les noms étaient nahuatls. À moins qu’elle n’ait été l’une de ces filles adoptées, pupille de la nation et de l’après guerre. Ça, Styx n’en savait rien. Assez curieusement, Kisa faisait partie de celles et ceux sur lesquelles ses services n’avaient pas de fiches claires.
La voiture se mit en route. Le regard des deux kah-tanaises s’orienta naturellement vers le cirque sinistre qu’on avait préparé à leur attention. Dans la perspective d’une kah-tanaie, culturellement poussée à se croire exceptionnelle, et cherchant sans cesse confirmation de la supériorité de son modèle éthique, voir les citoyens changés en peuple, c’était à dire en masse, c’était voir la faillite de l’humanité. Ni impressionnante, ni surprenante, cette faillite était le fait attendu des régimes réactionnaire. Un spectacle triste, sordide, tout à fait conforme aux attentes. Styx plaça les mains derrière sa nuque et leva le nez vers le plafonnier.
« Ils essaient de nous intimider. De nous faire comprendre que le peuple nous déteste. Qu’ils nous méprisent, ne nous craignent pas. Pourtant, nous sommes ici.
– C’est-à-dire ?
– Qu’ils nous reçoivent.
– Par simple courtoisie. »
Styx secoua la tête. Elle avait un sourire mauvais.
« Parce qu’ils nous craignent, jusqu’à un certain stade, bien entendu. Mais ils savent ce que nous représentons.
– La potentialité d’un risque.
– Une puissance à ménager. » Elle se redressa. « Au fond cette démonstration est moins pour nous que pour eux. La bourgeoisie parle à la bourgeoisie, l’aristocratie aux siens. Nous ne craignons pas les kah-tanais. Nous les méprisons ! Tu vois ce que je veux dire ?
– Oui, oui. C’est comme un chat hérisse ses poils. Moins pour nous intimider que pour se rassurer. Tu as une bien piètre image de nos hôtes.
– Mais tout le contraire, Styx. Quel genre d’imbécile tenterait de nous intimider nous ?
– Nous allons bientôt le découvrir, je suppose. »
Puis elle se tut. Devant eux, le chef d’État du Menkelt venait de rendre un salut Rhémien à leurs assaillants. Validant tout à la fois leur agressivité à l’enconte des kah-tanaise que leur posture ouvertement fascisante. Kisa renifla.
« Ah. Eh bien, ce genre d’imbécile, donc. Styx ? Rentrons à Axis Mundis.
– Hm ?
– S’ils ne veulent pas nous recevoir, nous n’avons qu’à partir. Ce salut…
– Je suis sûre que ça leur ferait plaisir. »
Kisa soupira et haussa les épaules. Sans doute, à vrai dire. La caractéristique première du Peuple, en tant qu’ensemble, était son aliénation. En d’autres termes, il ne fallait pas croire à la spontanéité des rassemblements de cet ordre au sein des régimes réactionnaires. C’était une façon de penser qui pouvait sembler simpliste, extraite des décennies de recherches sociologiques l’attestant. C’était pourtant vrai. L’humain n’était pas prompt, dans l’ensemble, à se dresser pour saluer son gouvernement. Aliéné et anesthésié par la gouvernance, il suivait le rythme qu’on lui dictait, et ne se levait, spontanément, en moyenne que pour s’y opposer. Combien de ces gens étaient des agents payés ? Une provocation, motivée par des barbouzes. Une raison suffisante de rester jusqu’au bout.
La première tomate percuta la vitre dans un bruit sourd et humide. Kisa sursauta, observant la tache rouge déformer la lumière grise qui filtrait dans l'habitacle. À côté d’elle, Styx eut un rire où elle crut entendre quelque chose qui ne lui plut pas. Elle semblait impressionnée.
« Sérieusement ? Kisa tu vois ça ?
– Ils vont se faire fracasser.
– Mais oui !
– Ah. L’Eurysie. Je ne cesserai jamais d'être surprise par leur tribalisme.
– Pardon ?
– Je me suis mal exprimée. Je ne me référais pas au sentiment d'appartenance et d'identité. Je voulais dire, leur barbarie. Les eurysiens sont des animaux.
– N’importe qui peut être réduit à ce niveau.
– Oui. Ou s’en extraire. D’ailleurs, quand on sera là-bas, ils voudront sans doute parler de l’Altrecht.
– Assurément. Je parie même que ça joue sur… Tout ce petit spectacle.
– Quelle est la ligne du comité à ce sujet ? »
Kisa se saisit de son téléphone et envoya un message, puis elle haussa les épaules.
« Que s’il n’y avait pas eu de régime réactionnaire à renverser, il n’y aurait pas eu de révolution.
– J’aime ça. »
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Styx fut la première des deux kah-tanaises à entrer dans le palais impérial. Elle se sentait comme une véritable petite touriste, se demandant brièvement s'il se trouvait l'un de ses agents, "tulpa", au sein du bâtiment. Peu probable. Ses réseaux ne s'intéressaient pour l'heure que très superficiellement à l'Île Celte. Alors il n'y avait pour ainsi dire aucun enjeu. Oui. Elle était là en touriste. Son regard parcourait les murs, le sol, le plafond. Gardant un air un peu distant, elle savourait l'immensité absurde d'un lieu moins pensé pour la praticité du pouvoir que pour son impression. Palais impérial, objet inévitablement symbolique, ridicule. Combien de commissariat pourrait-on y placer, à condition de cloisonner les plus grandes salles ? Deux ? Trois ? Parfois, son regard s'attardait sur les représentants de la haute noblesse. Fin de race consanguine et stupide, un arrêt sur image perpétuel, figé dans le temps et une perception aveugle de l'Histoire. Elle leur souriait avec la politesse distante d'une étrangère.
Oh, surtout ne faites pas attention à moi. Je ne fais que passer. L’individu n’est rien. Seule compte l’idée. Celle de la noblesse dure depuis des siècles, et s’éteint à petit feu. La révolution, elle, est un brasier. Elle consume, bouffe le bois et le charbon. Demain, Styx aura brûlée, et avec elle, un morceau du vieux monde. Le feu continuerait, sans elle. Demain…
Les yeux de Styx s’orientèrent vers leur guide. Ta maison sera brûlée, on y versera du sel. Et à l’adresse de ses pairs : On vous pendra aux tripes de vos descendances. Rien ne sera sauvé. Rien n’a à l’être.
Elle offrit un sourire d’une parfaite amabilité à ses hôtes, une fois installée dans les fauteuils, et remercia Kisa lorsque cette dernière entreprit de leur servir deux tasse de thé. Elle se pencha en avant, récupéra sa coupelle et leva les yeux en direction de l’immense statue de la vierge. Marie la mal-baisée. Génitrice d’un des plus grands révolutionnaires sociaux de son époque. Systématiquement récupéré par les puissants, les cuistres sans imagination, l’Oppression faite machine. Vraiment, de tout temps, le Pouvoir récupérait l’image de ses ennemis. Un jour, pensa-t-elle, il se trouverait un type pour vendre des talismans à notre image.
Pour ça il faudrait déjà changer le monde. Une perspective que Styx trouvait très lointaine. Pour toute sa paranoïa et sa ferveur, elle était moins une révolutionnaire qu’une survivante. Moins vraie croyante qu’exécutante maniaque.
Elle but une longue, très longue gorgée de thé quand fut mentionné l’Altrecht, et inclina légèrement la tête sur le côté. À ses côtés, Kisa prenait son élan pour répondre. Formidablement diplomate, Kisa. Une vraie perle.
« Pour commencer je tiens à nouveau à vous remercier de nous recevoir ici. » Elle marqua une pause, laissant ses yeux balayer les visages de ses deux hôtes avant de continuer. « Nous avons parfaitement conscience de ce que cela représente, compte tenu de l’opposition de votre régime à l’idéologie officielle de contre confédération.
À ce titre je me dois de rappeler que cette rencontre a été organisée par vos services suite à notre souhait d’acquérir des systèmes d’armes d’origine menkeltienne. Je pourrais donc tout à fait vous répondre que nous voulons, avant tout, des armes. » Elle fit tourner le biscuit entre ses doigts, le regard fixé sur l'objet. « Mais ce ne serait pas parfaitement exact. »
Elle se pencha en avant pour saisir un biscuit, avec lequel elle commença à jouer, distraitement.
« Comme vous le savez le Grand Kah a signé des accords sécuritaires et économiques avec vos voisins Achosiens. Si nous savons parfaitement que la signature de tels accords avec le Menkelt seraient inenvisageables, nous gardons à l’esprit que la priorité de la plupart des pays est de vivre et laisser vivre, pour ainsi dire.
Nous avons toutes les raisons de penser que votre opposition formelle à notre idéologie pourrait vous pousser à percevoir nos accords achosiens comme le prélude à une menace contre votre régime. Ainsi, ce que nous voulons, c’est vous rassurer quant à nos intentions. Menkelt n’a, à ce jour, jamais été une ennemie de l’Union. »
Elle mordit dans le biscuit et haussa légèrement les sourcils, comme si elle était surprise d'en apprécier le goût. Styx n'ajouta rien, observant ses deux interlocuteurs. Quel était leur pouvoir réel ? Que représentaient-ils, ici ? L'oligarchie ? Les intérêts de la couronne et de sa noblesse ? Il était difficile de spéculer sur leurs réponses car il était difficile de savoir quels éléments de la Réaction étaient réellement représentés par ce duo. Cela dit, elle notait le caractère direct du roux. Le type semblait sûr de lui, de son bon droit, cherchant à affirmer Menkelt comme acteur de premier plan au sein d'une discussion par nature inégal. L’éléphant dans la pièce ? Altrecht ? Mais nous parlerons, et nous verrons quels ton tu aborde, pur ne pas te faire dévorer par la Grande Sœur de toute l'humanité.
L'autre ressemblait à un gosse. Intimidé par son propre pouvoir et toutes les représentations du pouvoir symbolique ou concret du pays. Alors. Véritable carpette aux ordres, voix de ses maîtres ? instances dirigeante à prendre au sérieux ? Elle suspendait son jugement. Oui. Si elle n'avait pas de tulpas au palais, il faudrait y remédier. Elle manquait de fiches sur ces gens là.