
Il y avait là une odeur. Elle piquait le nez, remontait le long des narines jusqu'à se loger au plus profond de ces cavités, avant de redescendre à l'expiration. Le bar...Qu'y a t-il de plus vibrant, de plus bruyant, de plus satisfaisant que d'entendre le brouahaha autour de soi. Le bar, c'est la vie, enfin...le symbole d'une bonne vie. Celle de la fin de journée: les banquettes sont moelleuses comme des petits nuages, et on a si soif que l'on ne se préoccupe même pas de l'amertume de la bière: on la boit en deux traites tant on a soif. Et cette sensation de contentement une fois que la boisson fraiche touche le fond du gosier... Oui, une vie, une belle vie, un petit peu d'utopie dans un monde profondément imparfait.
Adria était remplie de ces étudiants venus des quatre coins de la Dodécapole, et parfois même depuis Velsna et Fortuna, mais le Pyramide Bay, n'avait pas l'air friand de cette clientèle. Indéniablement, nous n'étions pas dans les ruelles étroites et quelque peu gentrifiées du quartier des facultés d'Adria. Il y avait là, dans ce rade miteux se décomposant au fil des années dans le quartier du port, un rappel à l'influence d'autrefois des pirates du Pharois. Le proprio des lieux avait définitivement miser sur le sensationnalisme, en mettant en valeur la culture de la péninsule d'Albe, quand bien même Adria avait les pieds solidement ancrés dans le monde fortunéen. Il faut dire que le spectre de la flotte noire hantait toujours ces murs: en l'occurence, toutes ces photos accrochées au mur constituaient un rappel de toutes les fortes têtes qui avaient daigné passer par ce début de boisson à l'époque de sa gloire. En l'occurence, il n'y avait, le long des banquettes jusqu'aux toilettes que des célèbres personnages de l'âge d'or du Capitanat. Le portrait du Capitaine Gabriel ornait le mur qui était opposé aux chiottes. De temps en temps, la tenancière, Mila, l'une de ces transfuges de l'effondrement du Capitanat, une trentenaire qui venait de reprendre le rade à son compte, se brouillait avec quelque citoyen aviné.
"Comment ça se fait qu'il n'y a que des pharosi sur ton mur de la gloire ? Pourquoi tu mets pas des adrians."
"Si tu connais des gens du coin qui ont fait des grandes choses hésite pas à me le dire Tonio...En attendant le portraits vont rester."
Mais il ne fallait pas se fier à l'humeur éternellement morose de la jeune femme: ce bar était pourri certes, mais la pourriture attire souvent, et les clients pharosi avaient cédé leur place à des individus qui n'avaient rien à leur envier en ce qui concerne l'impertinence et la vulgarité. Ce n'était pas un bar à étudiants, définitivement pas...c'était devenu là l'un des points de ralliements de l'une des nombreuses compagnies de mercenaires, que la cité avait recruté pour se protéger de des aléas de la Dodécapole, de plus en plus nombreux. Inutile de dire que la bière avait tendance à déborder et se déverser sur le parquet, suscitant l'ire de la redoutée Mila. Elle devait tenir l'une des espèces de créature les plus instables de l'ensemble du Monde fortunéen dans ce petit espace enfumé, de 20h à 5h du matin: des nerfs d'aciers pour un personnage d'exception.
C'est dans ce cadre pour le moins atypique que ces mercenaires, à la tête desquels se trouvait le fameux Faustinio Mardonios, avaient soumis à un "collègue étranger" une invitation pour le moins inattendue. Mardonios le briscard, Mardonios le vétéran des guerres de l'AIAN et du Triumirat velsnien... Mardonios à la barde blanche...c'est qu'il se fait vieux tout de même, du haut de ses 63 ans. Et pourtant, et pourtant les gens comme lui, ceux qui se disent "Chasseurs strombolains", cette ancienne élite foncière d'Achosie du nord désargentée, qui ne trouve richesse qu'à l'étranger en vendant leurs bras...ces gens là n'ont pas pour habitude de prendre leur retraite un jour. S'ils s'arrêtent, ils mourront, tout aussi sûrement qu'ils mourront sur un champ de bataille en lieu et place. On disait d'eux qu'ils avaient sauvé la ville d'Hippo Reggia des griffes scaeliennes fut un temps, et pourtant, leurs habits débraillés et les treillis usés ne laissaient pas percevoir la moindre once de gloire sur leur personne. Il n'y avait guère de place à la remémoration virile de leurs exploits, pas de place pour les jugements envers ceux qu'ils ont affronté. Simplement des hommes et des femmes qui buvaient bien plus que les autres, chantaient bien plus que les autres, et vivaient bien plus que les autres, à défaut que leur existence ne soit longue.
Parmi tout ce petit monde, Mardonios avait construit son entourage comme on assemble des pièces détachées en un objet nouveau, tel un artisan. Brique par brique. C'est qu'une logistique nécessaire à 2 000 hommes et femmes constituait un casse tête permanent. On trouvait autour de lui un logisticien, des commandants de compagnies et...une aide de camp que nous avons déjà vu maintes et maintes fois. La fille du pisse-vinaigre de Velsna, celle qui erre désormais dans le sillage de cette compagnie de fortune, en recherche..d'on ne sait quoi...il est fort probable qu'elle même soit dans l'ignorance de cette quête. Gina Di Grassi, de fille de l'un des personnages les plus puissants de la Manche blanche à simple Aide de camp d'un chef mercenaire. L'un des meilleurs certes, mais le choix interpelle. Mais...si je puis donner un conseil en tant que narrateur de cette aventure...peut-être vaut-il mieux être prudent à l'évocation du sujet.
L'homme du jour, personne n'en doute, n'avait guère grand chose à voir avec eux. Parmi le petit monde du mercenariat en Manche Blanche, Henry Bishop était un illustre inconnu. Pour cause, son monde différait grandement de celui des personnes à qui il se trouvait désormais en face à cette petite table, bien trop petite pour que tous les convives ne soient installés confortablement. Mais cela ne signifiait pas qu'il sortait de nulle part pour autant. C'était typiquement le genre de profil qu'affectionnait leur employeur commun, Marina Moretti. Quoi de mieux que d'ajouter une peu de "matière grise" à cet ensemble fondé sur l'instinctif. Il n'était pas seulement venu pour se voir proposer quelque chose, mais pour être évaluer par ses pairs. Tous se battraient pour le même camp, et c'était agréable de constater si oui ou non, il serait possible de compter sur lui.
" Dés que le fantasque "chercheur" prit place, on le scruta attentivement. Il y avait du test dans l'air, même si le bousculer d'entrée de jeu n'était pas le but. Gina était assise dans un coin, avec sa demi-peinte, tandis que Mardonios se pencha vers lui:
" Prenez donc un verre l'ami. Comment doit-on vous appeler ? Professeur ? Poète ? Romancier ? A vrai dire, quand j'ai vu le listing des recrues de Moretti, j'ai dû m'y reprendre à deux fois pour trouver trace de votre petit groupe. Alors comme ça...vous êtes une grosse tête hein... "
Le choc des mondes. Gina émis un long soupire, n'hésitant pas, malgré la différence de rang, à se faire l'écho d'une pique bien placée.
"Après c'est bien de compter des gens qui savent lire et écrire commandant... "
" Ce n'est pas un stylo ou un traité d'Histoire qui sauvera le cul de Moretti, gamine. Mais comme on dirait que l'appel d'Adria n'a pas eu le succès escompté...on dirait bien que nous allons devoir faire avec. Ne le prenez pas mal, professeur, mais il semblerait que nous ne soyons pas les types avec la cote de pari la plus élevée chez le bookie. De ce que j'ai cru comprendre, les apaméens et les volterrans sont sur le point d'en venir aux mains. Mais ce n'est qu'une question de temps avant que l'on se s'intéresse à notre employeur. Et Moretti ne se rend pas compte de la merde dans laquelle on est tous. Elle espère encore échapper à l’œil du cyclone, elle attend comme une conne sur sa chaire universitaire. Mais vous savez...j'ai connu Salvatore Lograno quand il était pas encore le "Protecteur" de Volterra. J'ai combattu contre lui plusieurs fois en Dodécapole dans les années 2000, quand il était encore qu'un mercenaire, comme nous. Et je peux vous dire une chose: de tous les fils de pute que j'ai pu croiser dans ma carrière, celui là est l'un des plus gros. Et je pense que notre chère Doyenne le sous-estime encore largement. J'ai connu des croques-morts avec une plus grande rigueur morale que ce type, et je vous dit ça alors que je tue des gens depuis mes seize ans.
C'est pour ça que je vous ai appelé: Moretti ne bougera pas le petit doigt, alors je pense qu'il faut l'encourager, la pousser un peu...comme quand on enlève les roues du vélo d'un gamin pour qu'il apprenne. Bah là...c'est un peu pareil. On peut pas laisser Lograno ou les apaméens prendre le dessus et s'arroger la loyauté de cités en restant le cul vissé sur nos chaises. Alors je me suis dit qu'il valait mieux prendre tout le monde de court, et profiter que ça s'occupe bien entre Apamée et Volterra pour prendre notre propre initiative.
Prendre une cité à vous tout seul, ça vous dit ?
Le pavé dans la mare était lancé, et Mardonios n'allait pas se gêner pour sauter à deux pieds joints dedans.
Il faut prendre l'initiative, placer nos pions, et mettre Marina Moretti devant le fait accompli: une course contre la montre a commencé, et il ne fait pas bon rester passif. Il nous faut une cible dont tout le monde se fout, une cité à la fois peu défendue et dont le réseau d'alliances est quasi nul. Une ville que nous pourrions prendre par la ruse, et tenir dans la foulée. Et à ce petit jeu là, je pense que s'assurer de la soumission de Cortonna est la meilleure option. Si vous connaissez pas la chanson, il s'agit d'une théocratie dont ceux qui sont la tête pensent qu'ils sont légitimes à gouverner toutes les cités fortunéennes de la Manche Blanche, mais qui dans les faits sont une bande de vieillards que personne n'écoute. J'ai 2 000 hommes dans ma compagnie, vous en avez quelques centaines. Je pense qu'on a les reins assez solides pour tenter notre chance...mais cela, c'est uniquement si vous nous suivez. Je comprendrais si vous ne vouliez pas...