Un silence d’or régnait dans la salle Louis de Saint Jean de Luz dans l’ancien palais directorial de Saint Arnaud des Pics. Carma Argawal, ayant récemment eu l’autorisation express du Ministre des Affaires étrangères confédérales de représenter la Confédération lors de cette conférence. Elle observait d’un œil averti les différentes fresques murales, différenciant les peintres classiques, néo-classiques ou baroques tout en admirant les nouvelles tapisseries bahamanites qui trônent là où régnaient sans partage les portraits des anciens Directeurs qui se succédèrent. La mise à mort artistique des reliquats de l’Empire Colonial Antérinien et de ses multiples filiales. Pourtant, ce n’était pas une victoire contre l’Antérinie, mais contre le Directorat. La Famille impériale ayant habilement su comment conserver les bonnes grâces des locaux tout en jetant l’opprobre sur le groupuscule oligarchique qui gouvernait le Bahama depuis bientôt quatre siècles. Un changement de régime consacrant le rôle protecteur des Antranias (la Famille régnante) tout en mettant à bas la clique oligarchique qui gouvernait les anciennes principautés hindoues.
Histoire que les tapisseries restituait. Représentants les marchands antériniens achetant leurs premiers comptoirs chez des princes désargentés, leur promettant des gains gigantesques s’ils acceptaient d’échanger les soies des Xings, les épices et le thé contre des armes, de l’or et des produits manifacturés des premières « industries » antériniennes. Puis après les quelques représentations consacrant ces premières opérations financières, une autre tapisserie suivait ; l’arrivée des premiers diplomates en privenance de l’Empire et l’achat de certaines villes par de riches commercants. Le lent poison qui allait précipiter la chute des empires locaux commencait à se distiller tandis que le serpent antérinien montrait déjà les crocs. Malgré tout, ces fresques de tissus donnaient un caractère pacifique, et même glorieux à ces rachats tout en ridiculisant les gros princes et leurs maigrichonnes montures. Véritables fautifs qui initièrent sans s’en rendre compte plusieurs siècles d’ingérences étrangères. En quelques sortes, les patients zéros de la puissance coloniale antérinienne, leur appât démesuré du gain leur permettant de bâtir leurs immenses palais qui finira plus tard par pousser leurs héritiers à renoncer à ces derniers. Le sacrifice de l’éthique, et de ce que plus tard les philosophes antériniens reconnurent comme la « morale Royale », sur l’autel de l’Argent. Et tandis que les gros maradjas s’en allaient sur leurs purs sang Azuréens vers leurs palais d’or et de marbre, les navires Antériniens voguaient en direction d’Antrania chargés d’épices et de « xingueries » qu’ils revendront à prix d’or.
Déjà les tapisseries s’enchaînaient ; éléphants de guerre et uniformes bleu nuit combattant ensemble contre d’autres pachydermes grisâtres et tuniques rouges ; les premières guerres entre mercenaires des compagnies antériniennes et cartaradaises pour soutenir tel ou tel prince. Début de la fin pour ces derniers qui crurent pouvoir utiliser sans coups férir la puissance de feu des Eurysiens à leur avantage tout en oubliant, ou du moins en minimisant les risques. Celui de voir les diverses compagnies commerciales se retourner contre leurs employeurs. La mise sous tutelle ne venait pas encore, mais elle n’allait pas tarder. Pour l’instant, ces dernières luttaient à mort pour la suprématie sur le sous-continent bahamanite. Guerres d’influence et guerres commerciales se mêlant aux guerres territoriales menées par les multiples princes locaux, à la fois pions et rois participant aux nouveaux rapports de puissances entre l’Antérinie et ses rivaux Zélandiens, Tanskiens ou Cartaradais. Et tandis que ces derniers se ruinaient en conflits, les prix du thé baissaient, l’offre et la demande étant les impitoyables serviteurs des marchés. L’aristocratie bahamanite se ruinait sans pouvoir se renflouer. Évidemment, les Compagnies commerciales, saississant l’opportunité, leur proposèrent d’éponger les dettes d’un train de vie fastueux et onéreux en échange de quelques concessions commerciales encore plus importantes et de la soumission diplomatiques de certains (notamment ceux évoluant près de Saint Arnaud des Pics, ville s’étant bâtie sur les fondations de Deli, la cité achetée par les marchands antériniens). Les successeurs de ceux qui invitèrent les Antériniens venaient de creuser leurs tombes.
Maintenant les compagnies effrayaient les princes, qui voyaient apparaître ces dernières comme de nouvelles forces qu’il fallait tenter de faire entrer en collision. Tandis que les autres frises représentaient des affrontements menés avant tout par des princes autochtones, les nouvelles montraient deux puissances eurysiennes s’affronter, supplées par des auxiliaires bahamanites aux uniformes resplendissants. À la fois ironique et tragique, ces derniers commencaient à devenir les laquais des Eurysiens tout en conservant leur panache. Les tisseurs, s’amusant de cette bien ironique histoire ne tombèrent dans certains travers manichéens, comme la diabolisation du colonisateur (ici les Compagnies Marchandes) et la victimisation du colonisé (les princes Bahamanites), ils partagèrent les responsabilités ; un État fort est moins succeptible d’être colonisé qu’une puissance mineure ; ce fut le cas en Afarée avec Marcine qui s’appuyait sur les divisions entre Eurysiens pour préserver sa souveraineté malgré ses relations (extrêmement) étroites avec l’Antérinie (l’empêchant ainsi d’en faire une de ses colonies//protectorats). Les Responsables sont avant tout les princes, qui corrompus par les vices d’un argent facile et d’un commerce trop simple qui se déséquilibrait inexorablement sous leur paresseuse administration. Les Marchands, ne sont pas exemptés de reproches, les hommes vêtus de bleu ou de rouge avait le mérite de travailler efficacement à leurs propres fortune, mais sont bien souvent représentés comme vénaux et cupides. Fautes partagées qui au final lésait la masse populaire. Véritable victime de la colonisation.
Le pouvoir central est absent, sous-représenté, parfois même fantômatique. Quelques fois un homme richement vêtu et arborant deux lauriers (les emblèmes de la Famille Impériale) sur ses armes se présentaient devant les princes et les Marchands, les Directeurs. Mais ces derniers s’inclinaient, s’alliaient où se présentaient humblement. L’idée que l’on se fait du rôle d’Antrania dans la colonisation étant bien souvent exagérée, l’État n’a rien fait, il s’est même laissé effacé, a laissé prospérer les grandes compagnies commerciales, augmenté ses droits de douane avant d’armer ces dernières contre les Zélandiens ou les Cartaradais. Les Antranias étant les bien discrets hommes de basse besogne des commercants locaux ; les guerres de puissance s’imbriquant elles-mêmes dans les guerres commerciales elles mêmes liées aux conflits territoriaux entre les puissances bahamanites. Une véritable poupée gigogne. Puis finalement, les derniers princes réellement indépendants furent absorbées dans l’Empire de la Compagnie des Jashuries Occidentales, soit en signant des accords commerciaux, soit en s’alliant avec cette dernière. C’est ainsi que se terminait la première batterie de cette fresque de tissu. Et avec elle, l’indépendance du Bahama se finissait alors que le Joyau de la Couronne Impériale allait resplendir de milles feux.
La nouvelle série de fileries débutait par la mise en place de la stratégie dite de la « déchéance », visant à racheter à vils prix les terres des princes lorsque ces derniers décèdent sans héritiers. Même si leurs nobles recevaient en compensation des fonctions administratives élevées et la possibilité de conserver leurs titres. Le Directorat a bien compris que sans l’acclimatation de l’aristocratie locale, la gouvernance de son Empire serait impossible sans user abusivement de la répression. La paix intérieure valait bien quelques menues rétrocessions… Puis les Directeurs, dirigeant dorénavant la Compagnie des Jashuries Orientales, renommées Union des Compagnies Nazuméennes, s’engraissèrent, si auparavant ils étaient plutot bien représentés, c’est à dire comme des vainqueurs, malhonnêtes certes, ils devenaient la figure de la corruption, les Nouvelles Institutions imposées par un État antérinien de plus en plus centralisateur (notamment pour ses colonies) à partir de la seconde moitié du XIXe (droit de vote des autochtones en 1845) forcèrent ces derniers à ruser, à les retourner à leurs avantages, la corruption, depuis lors, règne sur le Bahama. Tandis que le Catholicisme s’imposait et que les religions locales disparaissaient (notamment à cause de la perte de puissance du clergé hindou et du soutien inconditionnel de la plupart des nouveaux parlementaires locaux, issus de Grandes Familles locales occidentalisés de gré ou de force).
Et tandis qu’aujourd’hui la Compagnie s’effondrait, haïe par les locaux et reniée par la Dynastie impériale, un nouveau gouvernement prenait place, de nouvelles institutions s’établissaient, un nouveau régime naissait. Si la mise en place de cette tapisserie volumineuse et coûteuse voulue par le Nouveau Gouvernement d’Union Bahamanite, c’était avant tout pour célébrer sa victoire et imposer un nouveau récit officiel ; pas de rejet de l’Antérinie et de la Confédération, ni même un rejet du libéralisme ; mais simplement l’établissement d’un régime qui pardonne mais qui se souvient. Voyant à la fois naître ces marchands de rêves modernes à Axis Mundi ou à Lyonnars, leurs nouveaux produits intellectuels se marchander dans les États faibles et instables, s’insinuer lentement en eux en jouant sur les problèmes sociaux inhérents à des États libéraux et soulever des masses fanatisés pour établir leurs régimes sanglants, purgeant et épurant les classes politiques, massacrants la Bourgeoisie, assassinant en masse les malheureux ne voulant pas d’un État reniant ses véritables racines religieuses ou ses Traditions, dorénavant devenus d’odieux fascistes réactionnaires, une vermine que toute personne censée ne peut regretté sous peine de devenir elles aussi des figures fascisantes. Un régime qui écrase les printemps populaires tout comme il oppresse les masses. Une « démocratie populaire » à parti unique.
Pour Argawal, cette frise de tissu n’est pas uniquement la représentation de l’Histoire bahamanite, c’est aussi un avertissement. Gare aux grandes puissances qui exercent trop d’influence ! Gare aux commercants qui promettent des montagnes de bénéfices, sous peine de se voir ensevelir. Surtout ceux qui promeuvent une vision politisée et simplifiée. L’Ennemi de tous, l’Antagoniste ultime, le Diable en personne porte une cravate et un veston. La Victime innocente, l’Agneau que l’on s’apprête à sacrifier est celui qui s’use à la tâche dans les mines et dans les champs. Si le premier est froidement assassiné, alors tout ces camarades oppressés peuvent enfin se libérer des abominables carcans moraux et sociétaux. Plus de famille, plus d’Eglise plus de Patrie, fini l’oppression ! En revanche, soyez prêts à connaître privations, famines organisées et répressions massives. La Ministre bahamanite considérait le communisme et ses produits dérivés comme cela. Elle même avait fait partie du Parti Tahoraniste local, avant de redécouvrir plusieurs grands auteurs conservateurs et voir le Parti s’enfoncer dans le sectarisme tout en baissant officiellement les armes face aux Directeurs en échange d’une amnistie totale. Dès lors, elle a lentement entamé une reconversion politique ; des tracts violemment anticommunistes, des discours radicaux sur les écrits marxistes, avant de révéler quelques compromettants secrets sur des sections communistes locales, entamant durablement l’image de ces dernières auprès des masses. Expliquant en partie la victoire d’une coalition conservatrice et anti-communiste au Bahama.
C’est d’ailleurs pour cela qu’elle a d’office décider de se pencher sur la Yachosie une fois nommée Ministre des Affaires Etrangères Bahamanites. Pour elle, ce dernier était une version moderne et russophone du Bahama colonial ; Un territoire divisé, pris entre Charybde et Scylla, entre le dictateur fou et ses alliés Socialistes. En face, les tsaristes ; conservateurs, pieux, braves et un peu violent. Si elle n’a pu pouvoir intervenir directement en leur faveur ; la Confédération prise dans de multiples opérations maritimes dans le Golfe Alguareno et dans la Baie de Zentralafarea, n’avait pas les moyens militaires pour intervenir. Néanmoins, avec les négociations de paix, l’agrandissement des lignes de productions et quelques salvatrices réformes administratives, la Confédération pouvait dorénavant se doter de moyens navals et militaires efficaces et réellement entrer dans la cour des Grands. Toujours est-il que malgré la victoire tsariste, rien n’était joué. Le Kah est un Empire, ses cousins germains écarlates le sont aussi. Et un Empire est voué à croître sous peine de s’effondrer. La Révolution est un feu ardent qui doit incendier peuples et nations avant de s’éteindre. Incendies profitant généralement au Kah ; l’asseyant comme la Citadelle Rouge à l’international et imposant ses pensées « émancipatrices » à ses vassaux. Le Kah est Empire agressif, rouge certes, mais il reste un impérialisme. Et c’est probablement de ce dernier dont il faut se méfier plus que tout, et c’est d’ailleurs pour cela qu’Argawal considère l’alliance Marcino-Cathanaise comme un risque à long terme pour le Royaume et pour la Confédération. Et c’est pour cela qu’elle a bien l’intention de préserver autant que faire ce peut l’indépendance et la souveraineté du Tsarat.
Alors qu’elle pensait à tout cela, qu’elle vomissait intérieurement les idéologies écarlates et qu’elle réfléchissait aux meilleurs moyens de mettre à l’aise son interlocuteur, les hérauts aux couleurs locales (bleu et orange) annoncaient : - « Sa Majesté le Tsar ! » tandis que les portes s’ouvraient.
Alors que la Ministre s’inclinait, et que les représentants de Yachosie s’asseyaient, les domestiques aux constumes à queue servaient quelques refaraîchissements. Avant de s’en aller.
Puis, après quelques minutes de silence, la Bahamanite fit :
- « Bonjour Votre Majesté, je vous souhaite la bienvenue en sol Bahamanite et je vous adresse toutes les fécilicitations de l’Empire Confédéral, et je tient à vous garantir que vous recevrez son soutien le plus entier. De plus, toutes vos propositions seront étudiées avec bienveillance. Je me permettrai aussi de vous dispenser quelques conseils sur les moyens que vous auriez pour éviter l’encerclement total et surtout une agression digne de celles commises par des gangs dans les villes les plus malfamées du Bahama. Alors je tiens donc avant tout à connaître vos objectifs sur le long terme et les moyens que vous comptez utiliser pour les atteindre. »