Posté le : 24 sep. 2025 à 10:22:07
			
            
		 
		
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		Maxime Che Fang avait ceci de déconcertant qu'on ne savait pas trop d'où elle sortait, ni où elle allait. Une bise amicale et des cacahuètes auraient pu convenir à cette réunion informelle. Si les Messaliotes avaient coutume d'utiliser le registre de la copinade, peut-être les journalistes auraient-ils néanmoins pu faire leurs choux gras d'une telle décontraction en jouant l'avenir budgétaire du pays. Mais aucun d'eux n'a posé de petit micro espion sous les fesses du Premier-Directeur. Les trois comparses peuvent reprendre du thé.
— Vous... Tu as raison, Maxime.
Léandre Garras de Tomarels était tout émoustillé par le tutoiement qu'il se mettait en bouche. De sa haute taille d'aristocrate politique, il avait l'habitude de taper sur l'épaule du badaud pour lui servir un mot d'encouragement ; et n'oubliez pas de voter pour moi ! Mais il prenait les grandes personnes - celles qui pèsent plus de cent mille drachmes tout mouillé - avec plus de délicatesse, de politesse et de prudence. La colère d'un poissonnier dépasse rarement le coin de la rue et l'heure du pastis. Celle d'un argentier se rumine, se complexifie, fusionne avec des calculs d'intérêts et empuissante une froide stratégie de conquête. Elle donne aux offensives commerciales leur parfum de sang, celui qu'aiment les loups, polis par l'atmosphère feutré de la finance. Il n'y a nul besoin de guerres pour déjà jouir de la violence.
— Je suis complètement d'accord avec toi.
Il faut toujours commencer par être complètement d'accord avec les femmes, pensent ceux qui ne savent pas les manipuler.
— Sur ce que tu dis sur ces gens qui arrivent avec leur argent, avec des idées derrière la tête... Appelons-les des "requins". Leur présence est dictée par un agenda personnel et des intérêts. Certains viennent avec de bonnes idées, d'autres avec des plans un peu plus fumeux, et peut-être (moi je n'en connais pas, mais admettons), peut-être des complots plus vastes en tête. Est-ce pour autant qu'il faut fermer l'économie ? Non bien sûr. Et tu seras d'accord avec moi là-dessus j'en suis sûr. Ce que je porte politiquement, et j'ai gagné les élections avec ça il y a deux ans, c'est le principe de liberté. Liberté d'investir, liberté de travailler, liberté de faire sa vie ici. Et pourquoi ? Parce que c'est une valeur essentielle bien sûr. Mais aussi parce que c'est bon pour la société, c'est bénéfique au commun. Le Parti réformateur, que j'ai construit et réalisé, il porte cette idée : qu'en avançant vers moins de contraintes, plus d'opportunités, alors les "requins", mais aussi les bons partenaires comme toi, Maxime, se répartiront dans le champ social à la recherche de leur meilleure utilité. C'est l'optimisation naturelle des choses. Si chacun recherche son propre bien-être, alors le bien-être de tous sera amélioré ; j'en ai la conviction profonde. Et c'est aussi vrai sur le plan économique. Ce que je veux te dire, c'est que c'est justement par l'ouverture du marché qu'on neutralisera les agendas manipulatoires, bien mieux que par des outils archaïques tels que le contrôle des capitaux, la police des frontières ou encore la nationalisation. Ces outils-là n'ont créé que pagaille, désorganisation, et ont été récupérés par ces requins-là dont tu parles, qui ne se sont pas appelé autrement que le Parti républicain. J'incarne la rupture avec ça, avec ce monde de triche, de collusion, de corruption et de conspiration. Mon projet, c'est de bâtir un pays ouvert, comptant sur toutes les bonnes énergies et leur émulation spontanée afin d'avancer ensemble vers un futur radieux.
Il prit une gorgée de thé.
— Tout simplement.
Maxime le regardait avec un oeil un peu ironique, on ne savait pas trop ce qu'elle pensait de cette tirade assez abstraite. Ce fut le Président du Conseil d'Administration qui intervint pour remettre le concret sur la table.
— Vous... Tu sais, Madame l'actionn... Che Fang, c'est aussi la loi qui encadre ce qu'on peut faire ou pas. En tant que chairman, je représente aussi les intérêts de tous les Actionnaires. Investir à Messalie n'est pas un crime, c'est un bénéfice gagnant-gagnant. Pour financer leur pays là, c'est pas les Azuréens je ne sais quelle peuplade qui vont les aider. L'argent de Messalie, il doit être gagné par Messalie. C'est le rôle des investisseurs d'apporter ces fonds. En échange, on y gagne le droit de regard sur ce qu'il se passe ici, et où va l'argent. En ce sens là, baisser les impôts, il faut voir où ça nous mène, tu as un point là-dessus. Construire des infrastructures, grand bien leur fasse. Là où je te rejoins, c'est qu'on ne va pas multiplier les dépenses et créer de nouveaux emprunts auprès des bailleurs avec un taux à quatre pour cent. Le chauve, il faut qu'il se l'insère dans le crâne, Léandre.
— Euh... écoute, Gabriel. 
— Quatre pour cent ça va pas. 
— Je... Je peux parler à Marcel. Sa lettre de mission lui impose de faciliter la levée d'argent par Messalie. Il a jugé que notre dette était attractive, puisque tu as tout acheté lors de la dernière émission de titres, Maxime...
— La dernière fois c'était cent obligations. Là tu nous parles de deux cent, deux cent cinquante billets. Plus que le double. S'il y a choc d'émission, il doit y avoir choc de taux.
Musavu reposa sa main sur son genou d'une façon impériale. Un court laps de silence passa dans la pièce. Derrière les fenêtres larges brillait le jardin géométrique de l'Hôtel de Cœur. Tomarels profita de cet instant pour réfléchir rapidement. Passer d'une baisse attendue des taux à une hausse ne serait pas sans conséquence sur le long terme, mais si elle permettait de dégager maintenant les fonds dont on avait besoin, il fallait y aller. Marcel Schraenk l'accepterait-elle ? C'était lui qui avait la main sur les cordons de la Banque centrale, réputée indépendante. Le secret le mieux gardé de Messalie était que ce directeur de la Banque de Messalie était un débile. En réalité c'était justement pour cela qu'il occupait le poste. On lui ferait avaler n'importe quelle explication prétendument rationnelle pour jouer avec les taux comme avec un yoyo. En cela on se trouvait dans le réalisme le plus total : jamais la Banque centrale n'a servi à autre chose qu'à être la petite secrétaire des intérêts de quelqu'un. De l'Etat ou du Capital, cela n'est qu'une question de nuance. L'autre secret, qui allait de pair, c'est qu'on avait quand même besoin d'un débile pour piloter l'institution ; une IA nous aurait emmené collectivement dans l'abîme. Mais cela est une autre histoire.
— Je vais en parler avec Marcel, assura alors Tomarels. C'est à lui de voir. A priori, il tablerait sur une hausse des taux. Disons peut-être six et demi, sept ... ?
— Huit pour cent. 
Le Premier-Directeur eut un sourire contrarié. Il se mit à geindre.
— Sept me paraît un maximum, sinon les gens vont se poser des questions.
— Huit.
Musavu piocha un gâteau.
— Sept vingt-cinq ? 
— Huit.
— Sept et demi ?
— Va pour sept et demi.
Marché conclu : on passerait le taux à sept et demi pour cent. Gabriel lança un regard à Maxime Che Fang, qui voulait dire : tu vois, c'est ça être chairman, un jour ça sera ton tour. Un soupir de décontraction passa dans la pièce, comme si on avait réglé le plus important.
— Pour deux cent cinquante obligations au moins, dit Tomarels en levant le doigt en l'air. Pas moins.
— Pas moins, c'est entendu de mon côté.
— Qu'en pense-tu, Maxime ?
Léandre et Gabriel se reportèrent sur l'actionnaire majoritaire, sollicitant sa validation. Derrière cette question, le Premier-Directeur inséra quelques arguments supplémentaires pour justifier les baisses d'impôts qu'il envisageait. Elles seraient légères, c'était un simple coup de pouce de Noël. Elles seraient pour tout le monde, bas salaires compris. Elles permettraient de faire ruisseler un peu plus vite la richesse sur la population, conformément à ses engagements pris devant les électeurs, qu'il ne pouvait pas bananer impunément, surtout dans la perspective d'élections à venir où un parti de requins, surgi comme un diable de sa boîte, était annoncé comme une boule de neige qui emporterait bientôt la classe politique.