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[ARCHIVABLE] Le thé au Conseil d'Administration [Messalie - Fang]

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Le Thé à l'Hôtel de Cœur
Siège du Conseil d'Administration, IIIème arrondissement

2 août 2017 - 16h00


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Elle avait joué cartes sur table ; la première actionnaire, détenant plus de la majorité des obligations souveraines, et donc siégeant largement aux fauteuils du très convoité Conseil d'Administration, s'était fendue de déclarations fracassantes. Suscitant curiosité, surprise et intérêt auprès du grand public, ses mots tranchants avaient électrisé l'administration. Madame Fang, à la tête d'un groupe aux ramifications multiples, l'un des visages les plus puissants de la tech mondiale, n'acquiescerait pas gentiment aux décisions du Premier-Directeur en place, ni d'aucun autre. Elle voulait "protéger les Messaliotes" de politiques agressives ; en sans doute, en réalité, préserver et étendre ses intérêts dans la petite république. Que voulait-elle ? Comment se la concilier ? Léandre Garras de Tomarels voulait réceptionner la balle au vol pour la renvoyer avec adresse. Joueur de volley dans sa jeunesse, cela lui faisait un point commun avec le pays d'origine de M.C.F., l'Icamie. Il se faisait fort de détendre la conversation par une amorce légère à ce sujet. Dans le salon de boiseries et d'élégances du dix-huitième siècle, il faisait face à Gabriel Anate Musavu. L'homme d'affaires gondo-azuréen, magnat de grandes entreprises de logistique, d'agroalimentaire et propriétaires de concessions minières, avait tenu la barre de la politique messaliote depuis 2012. Leader de l'Interbancaire, autorité sévère, poigne de fer, il avait conduit des réformes structurelles drastiques pour éliminer la classe politique corrompue, apurer les comptes, rétablir la confiance des investisseurs - et la primauté de leurs intérêts. Il avait annoncé son souhait de prendre bientôt sa retraite du Conseil d'Administration. Sa longue expérience et sa neutralité en faisaient un interlocuteur pertinent pour négocier, avec Madame Fang, des aspects de la politique économique. Tomarels voulait aller vite : financer de nouvelles constructions, investir, baisser quelques impôts et augmenter les allocations des étudiants, de préférence avant les municipales... qu'un début de scandale au sujet d'un jardin à Callinople rendait moins assurées que prévu.

Les deux hommes attendaient Madame Fang à l'Hôtel de Cœur, le siège du Conseil d'Administration, assis sur la colline de la Charité, dans le calme du quartier le plus bourgeois de Messalie. Lorsqu'elle paru, ils se levèrent pour la saluer.

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— Madame Fang, c'est un honneur de vous rencontrer en personne.

— Madame l'actionnaire majoritaire... Je vous en prie, asseyons-nous.

Un domestique servit du thé avec des petits gâteaux. C'étaient des gâteaux à la pâte de haricot, dont la chair blanche, douce, sucrée, veloutée, allait parfaitement avec un thé au jasmin. Les gâteaux de lune, sur lesquels était peint un motif oriental, étaient traditionnellement mangés à ce moment de l'année dans la culture linguoise, et largement à travers le Nazum.

— Permettez-moi d'abord de vous confier mes sentiments pour votre pays, dit Tomarels. Ce désordre en Icamie nous inquiète tous profondément. Nous espérons que la situation sera bientôt rétablie. J'ai envoyé en ce sens mon témoignage de soutien aux autorités icamiennes. Hélas, il semble que même l'Icamie ne soit en mesure de lutter contre les dérèglements cybernétiques qui menacent tout le réseau mondial. La lutte contre les piratages ne doit être pour nous qu'une priorité renouvelée. En ce sens, j'ai quelques idées de développement de nos capacités ici à Messalie...

— Mais pour cela il faut des investissements.

Musavu prit une gorgée de thé. Austère, direct, il n'avait pas la rondeur d'un diplomate devenu politicien.

— C'est le sujet de notre entrevue. Ainsi que je vous l'ai expliqué, mon projet consiste essentiellement à lever de nouveaux fonds auprès des marchés financiers pour construire de nouvelles infrastructures publiques nécessaires à l'équilibre de notre économie en pleine croissance ; et à baisser quelques impôts, ainsi qu'augmenter la pension des étudiants, ce qui est l'un de mes engagements et une nécessité pour notre jeunesse...

— Le Conseil n'est pas favorable à la baisse de taux qu'envisage le directeur de la Banque centrale, Monsieur Schraenk. Quatre pourcent, c'est deux points de moins que par rapport au début d'année. Si vous voulez décourager les acheteurs d'obligations, c'est ça qu'il faut faire.

Tomarels se figea. Il tourna son regard vers Maxime Che Fang.
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" Ne vous levez donc pas, ce n'est que moi ! " fut l'entrée en matière de la magnate icamienne, qui pénétra comme une reine, nonchalante, dans le salon de l'Hôtel de Coeur où l'attendait le chef de l'exécutif Messalien, Premier Directeur de son état, et la tête du Conseil des Actionnaires de la République, Gabriel Anate Musavu.

Elle tendit son manteau à son assistant aux allures de polkême gourmand, Guilhermo, qui l'attrapa sans coup férir avec l'expertise consommée de celui qui avait appris à suivre sa patronne comme une ombre pour noter et concrétiser le moindre de ses désirs.

" Gabriel, toujours un plaisir ! " se laissa-t-elle aller, snobant la poignée de main pour une bise typique de la familiarité propre aux cultures d'Aleucie du Sud, " Tu as bonne mine ! "

Maxime Che Fang fit montre de la même familiarité avec le Premier Directeur, le piégeant dans une entreinte plus amicale que diplomatique.

" Monsieur le Premier Directeur, tout le plaisir est pour moi ! " rendit-elle, brisant l'étreinte, avant d'ajouter avec un sourire, " Et je vous en prie, appelez-moi Maxime, ou Che : je vais clairement oublier les fioritures, Léandre. J'ai dit la même chose à Gabriel ! "

Elle s'installa à la chaise que l'on lui proposa et ne perdit pas de temps à accepter thé et gâteau, sans manquer de remercier le domestique attitré. Un gâteau qui ne perdit pas de temps pour être trompé dans le liquide brun alors que le Premier Directeur profitait de l'occasion pour engager la discussion, en évoquant la situation en Icamie. Une situation avec laquelle Maxime Che Fang était, il fallait le dire, intimement familière.

" Oh, che vous remerchie. " laissa-t-elle échapper sans guère se soucier de l'étiquette, en se couvrant la bouche d'une serviette de papier, dont elle se servit pour tamponner ses lèvres en finissant sa bouchée, " C'est très gentil. Pensez bien que mes entreprises font également tout leur possible pour régler au plus vite la situation. Il faut dire que nous vivons une période très ... intéressante ... mais je peux vous assurer - entre nous - que la situation, sur le plan technique du moins, est sous contrôle. La suite appartient au gouvernement fédéral et à toutes les entités qui composent la Fédération. C'est la volatilité de la situation qui devrait tous nous inquiéter ...

Mais enfin, nous ne sommes pas ici pour discuter de cela.
"

La milliardaire claqua les doigts de sa main libérée de la friandise en la pointant vers son collègue du Conseil d'Administration.

" ... Et Gabriel l'a très bien souligné. Il faut des investissements. "

Son regard vint trouver celui, apparemment préoccupé, de Léandre de Tomarels.

" Et il a raison. Je dois bien me ranger à son opinion. Quatre pour-cents, c'est un taux faible ... Il faut regarder la situation en face : je suis apparemment la seule à vous avoir fait confiance lorsque vous les aviez proposé pour six ... "

Maxime Che Fang prit un instant pour épousseter ses cuisses, avant de croiser les jambes et de venir poser ses bras sur la table, avec la posture d'une stratège miraculeuse ... ou d'une femme aux affaires.

" Regardez les perspectives, Léandre. Depuis que la Messalie s'est ouverte, elle a défié tous les pronostics de croissance. A écouter les médias - et je ne parle évidemment pas des miens, entendons-nous entre gens de bonne intelligence -, l'économie de Messalie ressemblerait à un champignon. Un ... quel est le mot déjà ? Tiré du négociant messaliote ?.. Celui qui ... " Elle claqua à nouveau des doigts, plusieurs fois, prise d'une réflexion profonde.

" ... Ponzi ! Voilà. " s'exclama-t-elle avec un index tendu vers son auditoire, presque théâtral, " voilà à quoi ils comparent l'économie messaliote. Un "Ponzi" !..

Et voilà ce qui est précisément ce que nous cherchons à éviter... Est-ce que vous avez vu les propositions de constructions qui passent ?.. Qui sont acceptées ?.. Une aciérie à Ayx-en-Garance ! Enfin ! Soyons sérieux ! Et les médias ! Vous avez vu la propagande pan-hellénique, récemment ? Ce qu'ils servent à la population messaliote pour à peine se cacher de vouloir profiter des investissements consentis en Messalie pour pousser les ... amateurs de chimères au pouvoir ?

Les obligations, Léandre, c'est l'opportunité du gouvernement messaliote de s'assurer qu'il contrôle encore le pays. Que les messaliotes contrôlent encore leur destin. Et vous, Léandre. J'irais plus loin, cela nous concerne tous, car je m'inclut dedans. Car je fais partie de votre grande famille, maintenant, si vous me permettez. Vous avez parlé des infrastructures publiques. Et c'est tout à votre honneur. Comme le fait de vouloir équilibrer l'économie du pays ... Mais ... enfin, arrêtez-moi si je me trompe.

Il n'y a que dans cette salle que ça peut encore intéresser, en Messalie. Parce que nous savons de quoi nous parlons.

Permettez-moi d'être franche et directe.
" Elle se tourna vers le président du conseil d'administration l'espace d'un instant, " Et pardon Gabriel, si je sors un peu de mon rôle, là. "

Elle se leva, et planta son regard dans celui du Premier Directeur, avec une conviction et une implication qui transcendait de manière assez effrayante la trentaine de centimètres qui lui manquait sur Léandre de Tomarels.

" Je suis bien l'une des dernières amies que vous ayez, parmi les gens qui sont prêts à mettre de l'argent en Messalie. Les autres veulent débarquer en Messalie, engouffrer des sommes affolantes, et en faire au mieux une nouvelle Carnavale ... Au pire un état vraiment failli. Aujourd'hui, ils veulent la tête de Nérème pour la Loterie.

Demain, c'est la vôtre, Léandre.

Ils ne voient pas la Messalie comme un pays. Ils voient la Messalie comme une tirelire. Ou un état fantoche où produire des armes de destruction massive à l'abri de tout soupçon, ou d'où lancer leurs campagnes de déstabilisation à l'étranger pour ne pas risquer de répercussions.
"

Elle lève la main.

" Avant que vous ne le dites, je ne suis pas différente. Je ne suis pas venu en Messalie par bonté d'âme. Mais j'ai l'avantage d'être dans votre camp, et d'être farouchement opposée à l'idée de voir l'expérience votre République disparaître parce que votre opposition pensait qu'il était plus intelligent d'ouvrir des aciéries devant les champs d'oliviers pour faire plaisir à une bande de bourrins Paltoterrans.

Tout ça pour dire : Vous voulez aider les étudiants ? Parfait, j'applaudis. Plus d'infrastructure ? Je vous soutiens. Vous voulez baisser les impôts ? Ça par contre, c'est une connerie. Ça ne va bénéficier qu'aux grosses fortunes comme moi, Gabriel et le conseil des actionnaires, et ça va flinguer votre parti dans les sondages face à la poussée des attrape-tout.

Vous voulez de l'argent ? Ça peut s'arranger. Moi, en tant qu'actionnaire majoritaire et membre du CA - et je pense que c'est la même pour Gabriel, excuse-moi si je parle pour toi - je veux des adultes responsables aux manettes.

Donc. Je pense qu'il faut que vous écoutiez Gabriel, Léandre. Et que vous discutiez avec Marcel pour ne pas décourager les actionnaires.
"

Ainsi avait parlé Maxime Che Fang, qui avait préféré jouer franc-jeu. Après tout, elle était resté droite et n'avait pas menti : elle préférait le statu-quo aux grandes inconnues ...
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Maxime Che Fang avait ceci de déconcertant qu'on ne savait pas trop d'où elle sortait, ni où elle allait. Une bise amicale et des cacahuètes auraient pu convenir à cette réunion informelle. Si les Messaliotes avaient coutume d'utiliser le registre de la copinade, peut-être les journalistes auraient-ils néanmoins pu faire leurs choux gras d'une telle décontraction en jouant l'avenir budgétaire du pays. Mais aucun d'eux n'a posé de petit micro espion sous les fesses du Premier-Directeur. Les trois comparses peuvent reprendre du thé.

— Vous... Tu as raison, Maxime.

Léandre Garras de Tomarels était tout émoustillé par le tutoiement qu'il se mettait en bouche. De sa haute taille d'aristocrate politique, il avait l'habitude de taper sur l'épaule du badaud pour lui servir un mot d'encouragement ; et n'oubliez pas de voter pour moi ! Mais il prenait les grandes personnes - celles qui pèsent plus de cent mille drachmes tout mouillé - avec plus de délicatesse, de politesse et de prudence. La colère d'un poissonnier dépasse rarement le coin de la rue et l'heure du pastis. Celle d'un argentier se rumine, se complexifie, fusionne avec des calculs d'intérêts et empuissante une froide stratégie de conquête. Elle donne aux offensives commerciales leur parfum de sang, celui qu'aiment les loups, polis par l'atmosphère feutré de la finance. Il n'y a nul besoin de guerres pour déjà jouir de la violence.

— Je suis complètement d'accord avec toi.

Il faut toujours commencer par être complètement d'accord avec les femmes, pensent ceux qui ne savent pas les manipuler.

— Sur ce que tu dis sur ces gens qui arrivent avec leur argent, avec des idées derrière la tête... Appelons-les des "requins". Leur présence est dictée par un agenda personnel et des intérêts. Certains viennent avec de bonnes idées, d'autres avec des plans un peu plus fumeux, et peut-être (moi je n'en connais pas, mais admettons), peut-être des complots plus vastes en tête. Est-ce pour autant qu'il faut fermer l'économie ? Non bien sûr. Et tu seras d'accord avec moi là-dessus j'en suis sûr. Ce que je porte politiquement, et j'ai gagné les élections avec ça il y a deux ans, c'est le principe de liberté. Liberté d'investir, liberté de travailler, liberté de faire sa vie ici. Et pourquoi ? Parce que c'est une valeur essentielle bien sûr. Mais aussi parce que c'est bon pour la société, c'est bénéfique au commun. Le Parti réformateur, que j'ai construit et réalisé, il porte cette idée : qu'en avançant vers moins de contraintes, plus d'opportunités, alors les "requins", mais aussi les bons partenaires comme toi, Maxime, se répartiront dans le champ social à la recherche de leur meilleure utilité. C'est l'optimisation naturelle des choses. Si chacun recherche son propre bien-être, alors le bien-être de tous sera amélioré ; j'en ai la conviction profonde. Et c'est aussi vrai sur le plan économique. Ce que je veux te dire, c'est que c'est justement par l'ouverture du marché qu'on neutralisera les agendas manipulatoires, bien mieux que par des outils archaïques tels que le contrôle des capitaux, la police des frontières ou encore la nationalisation. Ces outils-là n'ont créé que pagaille, désorganisation, et ont été récupérés par ces requins-là dont tu parles, qui ne se sont pas appelé autrement que le Parti républicain. J'incarne la rupture avec ça, avec ce monde de triche, de collusion, de corruption et de conspiration. Mon projet, c'est de bâtir un pays ouvert, comptant sur toutes les bonnes énergies et leur émulation spontanée afin d'avancer ensemble vers un futur radieux.

Il prit une gorgée de thé.

— Tout simplement.

Maxime le regardait avec un oeil un peu ironique, on ne savait pas trop ce qu'elle pensait de cette tirade assez abstraite. Ce fut le Président du Conseil d'Administration qui intervint pour remettre le concret sur la table.

— Vous... Tu sais, Madame l'actionn... Che Fang, c'est aussi la loi qui encadre ce qu'on peut faire ou pas. En tant que chairman, je représente aussi les intérêts de tous les Actionnaires. Investir à Messalie n'est pas un crime, c'est un bénéfice gagnant-gagnant. Pour financer leur pays là, c'est pas les Azuréens je ne sais quelle peuplade qui vont les aider. L'argent de Messalie, il doit être gagné par Messalie. C'est le rôle des investisseurs d'apporter ces fonds. En échange, on y gagne le droit de regard sur ce qu'il se passe ici, et où va l'argent. En ce sens là, baisser les impôts, il faut voir où ça nous mène, tu as un point là-dessus. Construire des infrastructures, grand bien leur fasse. Là où je te rejoins, c'est qu'on ne va pas multiplier les dépenses et créer de nouveaux emprunts auprès des bailleurs avec un taux à quatre pour cent. Le chauve, il faut qu'il se l'insère dans le crâne, Léandre.

— Euh... écoute, Gabriel.

— Quatre pour cent ça va pas.

— Je... Je peux parler à Marcel. Sa lettre de mission lui impose de faciliter la levée d'argent par Messalie. Il a jugé que notre dette était attractive, puisque tu as tout acheté lors de la dernière émission de titres, Maxime...

— La dernière fois c'était cent obligations. Là tu nous parles de deux cent, deux cent cinquante billets. Plus que le double. S'il y a choc d'émission, il doit y avoir choc de taux.

Musavu reposa sa main sur son genou d'une façon impériale. Un court laps de silence passa dans la pièce. Derrière les fenêtres larges brillait le jardin géométrique de l'Hôtel de Cœur. Tomarels profita de cet instant pour réfléchir rapidement. Passer d'une baisse attendue des taux à une hausse ne serait pas sans conséquence sur le long terme, mais si elle permettait de dégager maintenant les fonds dont on avait besoin, il fallait y aller. Marcel Schraenk l'accepterait-elle ? C'était lui qui avait la main sur les cordons de la Banque centrale, réputée indépendante. Le secret le mieux gardé de Messalie était que ce directeur de la Banque de Messalie était un débile. En réalité c'était justement pour cela qu'il occupait le poste. On lui ferait avaler n'importe quelle explication prétendument rationnelle pour jouer avec les taux comme avec un yoyo. En cela on se trouvait dans le réalisme le plus total : jamais la Banque centrale n'a servi à autre chose qu'à être la petite secrétaire des intérêts de quelqu'un. De l'Etat ou du Capital, cela n'est qu'une question de nuance. L'autre secret, qui allait de pair, c'est qu'on avait quand même besoin d'un débile pour piloter l'institution ; une IA nous aurait emmené collectivement dans l'abîme. Mais cela est une autre histoire.

— Je vais en parler avec Marcel, assura alors Tomarels. C'est à lui de voir. A priori, il tablerait sur une hausse des taux. Disons peut-être six et demi, sept ... ?

— Huit pour cent.

Le Premier-Directeur eut un sourire contrarié. Il se mit à geindre.

— Sept me paraît un maximum, sinon les gens vont se poser des questions.

— Huit.

Musavu piocha un gâteau.

— Sept vingt-cinq ?

— Huit.

— Sept et demi ?

— Va pour sept et demi.

Marché conclu : on passerait le taux à sept et demi pour cent. Gabriel lança un regard à Maxime Che Fang, qui voulait dire : tu vois, c'est ça être chairman, un jour ça sera ton tour. Un soupir de décontraction passa dans la pièce, comme si on avait réglé le plus important.

— Pour deux cent cinquante obligations au moins, dit Tomarels en levant le doigt en l'air. Pas moins.

— Pas moins, c'est entendu de mon côté.

— Qu'en pense-tu, Maxime ?

Léandre et Gabriel se reportèrent sur l'actionnaire majoritaire, sollicitant sa validation. Derrière cette question, le Premier-Directeur inséra quelques arguments supplémentaires pour justifier les baisses d'impôts qu'il envisageait. Elles seraient légères, c'était un simple coup de pouce de Noël. Elles seraient pour tout le monde, bas salaires compris. Elles permettraient de faire ruisseler un peu plus vite la richesse sur la population, conformément à ses engagements pris devant les électeurs, qu'il ne pouvait pas bananer impunément, surtout dans la perspective d'élections à venir où un parti de requins, surgi comme un diable de sa boîte, était annoncé comme une boule de neige qui emporterait bientôt la classe politique.
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Quand Gabriel tourna le visage vers elle, il reçut un hochement de tête méthodique et impérieux en guise d'acquiescement. Maxime Che Fang pouvait paraître légère et familière, mais elle n'en restait pas moins à la tête d'un groupe d'une envergure qui pouvait rivaliser avec un pays.

Le pourcentage et la taille totale du paquet d'obligation à venir, elle ne reprit la parole que lorsque l'on vint naturellement la chercher.

L'air sérieux avait de nouveau disparu sous les manières frivoles de la capitaine d'industrie ; le basculement avait été si fugace qu'il n'aurait pas été étonnant que le Premier Directeur ne pusse l'avoir saisi, tant il avait été explicitement tourné vers Gabriel dans une optique précise.

Elle avait très bien compris ce que son rôle d'actionnaire majoritaire finirait par attendre d'elle, dans des responsabilités qui n'avaient jamais jusqu'alors été attendues d'elle. Le Conseil d'Administration de Messalie ne constituait sommes toutes qu'une sortie de l'ombre progressive et une évolution de carrière nécessaire s'il était question de convertir ses appuis financiers.

" J'en pense qu'on est très rapidement arrivé au tutoiement, et que c'est très bien ! " plaisanta-t-elle, " Mais non, c'est une bonne chose de faite. Nous avons nos divergences sur la forme, mais sur le fond, la politique du pays est à toi Léandre.

Convainc donc Marcel et surprend-nous !
"

Les mondanités sont de retour, avec les questions de précisions sur les mesures en rapport avec la "réalité du terrain".

Une réalité sur laquelle aucun des trois occupants du salon cossu ne pourraient espérer s'accorder : ils étaient tous idéalistes, à leur façon, et tous ne devaient leur vision qu'à des "experts" et des instituts de sondage à qui l'on avait délégué la responsabilité de prendre le pouls de la Messalie, et du monde plus généralement.

Et ce n'était d'ailleurs pas la seule chose que l'on avait délégué au privé, et certainement pas celle qui avait le plus d'impact ; Maxime Che Fang avait autre chose en tête. C'est au détour d'une énième platitude sur les dernières actualités du volley icamien, et l'échange que la milliardaire avait eu avec un politique local, qu'elle reposa un biscuit entamé sur la table pour claquer des doigts et faire venir Guilhermo.

" Tant que j'y songe, Léandre, et désolé Gabriel, question de travail : on parlait des "requins" tout à l'heure et j'imagine que tu as vu la place assez affolante qui est accordé à la nouvelle opposition en construction dans les médias ... " Elle tourna le regard vers Guilhermo, qui s'était approché en ponctuant sa présence d'un habituel "Madame ?", " Guilhermo, donne la carte d'Octave à Léandre. "

L'assistant ne se fait pas prier, et sort calmement d'une petite pochette la carte de visite du lobbyiste local de Fang Industries. Maxime, elle, pose une main complice sur la manche du Premier Directeur.

" Ce n'est pas pour toi, évidemment, tu es occupé à des choses plus concrètes, mais je pense que tu devrais la diffuser en interne à qui de droit : Peut-être à Thérèse de Mai. C'est pour les élections. Je pense que tu dois connaître Octave Bagracci, ou du moins il a l'air de te connaître, même si je dois dire que je ne sais pas où s'arrête son carnet d'adresse et où commence son culot... Enfin, il aura des idées pour rétablir un peu l'équilibre et souligner les efforts que toi, le Directoire et ton parti font pour les Messaliotes.

Et puis les portes de mes studios à Ayx vous sont ouvertes. Je ne suis pas une grande amatrice des biais idéologiques, mais j'ai l'impression que le débat s'est tellement détaché de la réalité que je n'aurais pas de scrupule à acquiescer à l'utilisation de mes réseaux pour recentrer les discussions.
"

Elle reprit son gâteau, pour le finir d'une bouchée et finir sa pensée la bouche pleine :

" En voilà une idée, tiens. Une régulachion des temps de parole pour éviter l'effet tabachage de propagande ... "
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— Euh... Merci.

Tomarels saisit la carte. Le nom ne lui disait rien, mais il sonnait méridional. Signe que Maxime Che Fang avait commencé à se constituer un réseau d'agents dans cette partie de l'Eurysie.

Le Premier-Directeur la remercia. La réunion touchait à sa fin. Il voulut avoir un mot de conclusion :

— Avec ce budget, nous aurons toutes les marges nécessaires pour délivrer les permis de construire qu'attendent les dossiers sur les bureaux de l'administration. Dont ceux de Fang Industries...

La proposition en sourdine de coopération entre les services de Madame Fang et le Parti réformateur lui titillaient l'oreille comme une puce. C'était à vrai dire un moyen de renouer avec le Conseil d'Administration, et de bénéficier d'un appui bienvenu en la période où les municipales s'annonçaient tout à fait incertaines. La crise avec la maire de Callinople, qui avait ouvert un jardin Dalyoha, n'était qu'un précédent parmi les nombreux problèmes qui émaillaient la crédibilité des partis historiques à Messalie. Et les sondages, qui avaient l'expertise d'un têtard dans un lagon, distribuaient toutes sortes de fantaisies qu'on avait bien du mal à discerner de la réalité. Néanmoins, il fallait être prudent.

A l'heure où se termina la réunion à l'Hôtel de Cœur, on ne savait pas encore ce qu'il adviendrait des obligations émises. On comptait sur Fang pour les acquérir. Mais les marchés sont redoutablement réactifs...

— Maxime, au sujet du Board...

Les trois personnes étaient descendu sur le parvis de l'hôtel particulier, côté jardin. Ils allaient le traverser pour rejoindre leurs voitures. C'était Musavu qui tenait à aborder un dernier sujet. La femme d'affaires se retourna, curieuse.

— Je l'ai déjà dit, je compte laisser ma place. Je voudrais donner ma démission avant la fin de l'année, et faire mon pot de départ.

Le magnat azuro-gondolais consulta sa montre, puis regarda en l'air.

— Je ne compte cependant pas lâcher mes parts. Je resterai actionnaire.

Sa voiture arriva à hauteur des marches ; un chauffeur en livrée lui ouvrit la portière de l'Agouti.

— Il faudra qu'on se mette d'accord sur la passation. En se mettant d'accord sur deux ou trois principes, tu as mon soutien pour la succession.

Et il tourna les talons, s'enfonçant dans l'habitacle de cuir noir, derrière les vitres teintées.

Ces principes étaient aussi simples que parfois difficiles à concrétiser. D'abord, le chairman devait, aux yeux de Gabriel Anate Musavu, représenter l'ensemble des actionnaires, non ses seuls intérêts ; il devait adopter la posture d'un personnage de l'Etat, car à Messalie la fonction était inscrite dans la Constitution. Ensuite, il devait se faire la voix du Conseil, de ses sensibilités, de ses intérêts. C'était le talent de Musavu : synthétiser des doléances et les affirmer avec fermeté et parfois sécheresse. Il n'était pas tant haï par la population pour rien : c'était le monsieur réduire-la-dépense-publique, le monsieur pas-touche-aux-dividendes de la scène politique messaliote. Quand il quitterait sa fonction, quel visage lui succéderait-il ? Quelqu'un qui reprendrait sa morgue et son souci de l'austérité, ou une autre, une nouvelle énergie ?
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