
[Presse] Archives de la Presse Radiophonique
Posté le : 24 sep. 2025 à 14:42:20
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Posté le : 24 sep. 2025 à 15:20:26
Modifié le : 24 sep. 2025 à 15:31:49
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Léo :
Bonsoir à vous. Où que vous soyez, dans la chaleur stagnante de Bastión, sur les contreforts un peu plus respirables des montagnes, ou coincés dans une commune où l'électricité a encore décidé de jouer les divas, et bienvenue. Vous écoutez Bastión by night. Ici Léo, pour vous accompagner jusqu'à ce que le sommeil vous trouve... ou que la nuit décide de vous rendre à l'aube. Au choix.
(On entend Léo prendre une gorgée de sa boisson, les glaçons tintent à nouveau.)
Commençons, comme toujours, par ce qui est censé être prévisible. La météo.
Ce soir, sur Bastión et la majeure partie du Paltoterra Oriental, le ciel est bas et lourd. Les nuages, d'un gris violacé sous les lumières de la ville, traînent comme des fantômes fatigués, gorgés d'une pluie qui hésite à tomber. L'air est épais, palpable. On le mâche plus qu'on ne le respire. Il sent le béton encore chaud de la journée et la promesse humide de l'averse à venir. Le thermomètre affiche 28 degrés, mais l'humidité ambiante, elle, flirte avec des chiffres qui relèvent de l'indécence.
Demain, on nous annonce à peu près la même chose. Des orages épars sont attendus dans l'après-midi, particulièrement sur les contreforts des montagnes à l’Est. Les services officiels parlent d'un temps "classique pour la saison".
(Une pause. On entend une autre bouffée de cigarette.)
C'est drôle. Le climat politique, lui aussi, est classique pour la saison. Une pression atmosphérique lourde, mais à peine plus que la pression ambiante qui règne dans les couloirs du Capitole. Un air chargé d'électricité, où chacun attend l'orage en espérant qu'il éclate chez le voisin. Et des promesses d'éclaircies qui semblent toujours repoussées au lendemain.
La différence c'est que les nuages, eux, finissent par crever.
Restez avec nous. Après une courte pause, nous parlerons d'un engin qui n'a pas voulu crever, lui. Un colis suspect, une bombe manquée, ou peut-être juste la plus pathétique des déclarations politiques. C'était au bar "Third Eye".
(On entend le bruit lointain d'une sirène qui s'évanouit. Léo prend une autre gorgée de sa boisson.)
Léo :
Le Third Eye. Si vous avez un peu de goût vous connaissez sans doute l’adresse. C’est un de ces petits bar sans prétention dans le quartier des Nouveaux Ateliers, un de ces endroits qui sent encore la peinture fraîche et le plâtre, mais qui s'efforce déjà d'avoir une âme à coups de néons rouges et de bière bon marché. C'est là, ce matin, qu'un employé, en passant la serpillière sur les vestiges collants de la nuit, a trouvé un sac de sport oublié sous une banquette. Un sac lourd.
Ce qui a suivi fut un spectacle parfaitement chorégraphié, dans un genre que Bastión commence à connaître par cœur. Les gyrophares bleus et rouges de la Garde Républicaine balayant les façades impeccables de l'avenue. Le périmètre de sécurité, installé avec précision par des silhouettes sombres et casquées qui ne disent jamais un mot et des officiers trop heureux d’enfin servir à quelque chose. Le ballet silencieux et mécanique du robot démineur s'avançant avec une lenteur toute théâtrale vers le sac abandonné. Les visages tendus des officiers, filmés par les quelques journalistes autorisés à rester. Tout y était, croyez-moi. La tension. L'attente. La menace invisible qui plane sur notre fragile reconstruction.
Après deux heures d'un silence franchement sépulcral, si on oublie les crépitement des radios, le verdict est tombé. L'engin était bien réel. Une construction artisanale, certes, mais composée de plusieurs kilos d'un explosif puissant, couplée à un minuteur de cuisine et un enchevêtrement de fils de toutes les couleurs, comme dans un mauvais film d'espionnage. Il y avait tout ce qu'il fallait pour transformer le Third Eye et ses environs en un tas de gravats fumants. Tout, sauf l'essentiel.
(Léo fait une pause. On l'entend aspirer sur sa cigarette.)
Le détonateur.
Le communiqué officiel, tombé en fin d'après-midi, parle d'un « acte de terreur lâche, déjoué grâce à la vigilance de nos forces et à l'ineptie de nos ennemis ». Hm, soit. Bon en attendant c'est, comme vous le savez le septième attentat déjoué cette année. Le Commissariat à l'Intégrité Territoriale ne manque pas de nous le rappeler. Sept. Le chiffre a quelque chose de biblique, ou c’est moi ? On en viendrait presque à se sentir en sécurité.
Pourtant, une question me taraude. Peut-on vraiment parler d'attentats déjoués quand les attentats en question semblent se déjouer tout seuls ? C'est la septième fois qu'un engin explosif est retrouvé sans le petit quelque chose qui le rend explosif. Un détonateur manquant ici, une batterie déchargée là, un fil mal branché ailleurs... Nos terroristes, chers auditeurs, sont soit d'une incompétence confondante, soit d'une distraction pathologique.
Les théories, bien sûr, vont bon train.
La première, celle du gouvernement, est celle d'un groupe dissident Communaterrano si radicalisé qu'il en a oublié les bases du manuel du petit terroriste. Une hypothèse qui a le mérite de rassurer en ridiculisant l'ennemi.
Ou bien il s'agirait d'une performance du collectif Acéphale. Un happening. Vous savez comment ils sont, ces types. Sinistres. C’est le mot. La tension créée par l'attente de l'explosion serait l'œuvre d'art elle-même. C'est audacieux. C'est prétentieux. C'est exactement leur genre.
Et puis il y a la troisième, ma préférée, car c'est la plus triste et donc probablement la plus vraie. Il s'agirait, tout simplement, du projet de fin d'année d'un étudiant en chimie appliquée de l'Institut Technique de Bastión, qui aurait oublié son sac après une soirée trop arrosée. Admettez que ça aurait du chien.
On peut aussi supposer que c'est une mauvaise blague de nos invités velsniens. Après un verre de trop ça doit être tentant.
(Un petit rire sec, sans joie.)
Alors, que faut-il en conclure ? Que notre ville est si merveilleusement reconstruite qu'elle en a ramolli jusqu'à ses ennemis ? Ou que le spectacle de la sécurité est devenu plus important que la sécurité elle-même ? La Garde Républicaine a eu droit à son heure de gloire, les chaînes d'information ont eu leur montée d'adrénaline, et nous, les citoyens, nous avons eu notre petit frisson collectif. Tout fonctionne à merveille. La bombe, elle, ne fonctionne pas.
(Le son d'un verre qu'on pose doucement sur une table, puis le léger bruissement d'un journal qu'on déplace.)
Léo :
Et pendant que les démineurs enfilent leurs costumes de cosmonautes pour désamorcer un réveil-matin, pendant que la Garde Républicaine se filme en train de sauver la ville d'un projet de science raté, dans les salons feutrés et climatisés du Capitole, on s'affaire à désamorcer de vieilles alliances et à en fabriquer de nouvelles, beaucoup plus instables.
La grande coalition de la Haute-Commissaire Pavalanti, ce monolithe de reconstruction et de bon sens qu’on apprend à détester ou adorer, continue de gérer les affaires courantes avec l'efficacité tranquille d'une horloge. Notre bonne camarade observe le reste de l'échiquier avec une patience de crocodile, car autour, dans les marges, les miettes de la gauche révolutionnaire, les fantômes de la Communaterra qui refusent toujours d’admettre leur mort, s'agitent enfin.
La rumeur qui enfle depuis quelques jours a pris de la consistance. On parle de pourparlers entre Julian Antanez, le chef du Club des Populistes de Gauche, et la camarade Eva Morales, du Parti Communaliste-Eurysien. Deux figures qui, il y a encore quelques années, se seraient mutuellement envoyées dans un camp de rééducation pour une virgule mal placée dans un manifeste. Aujourd'hui, les voilà contraints de discuter. Ce qui prouve qu’ils ont finalement un instinct de survie. Qui l’eu cru.
Ensemble, ils ne pèsent pas lourd face à la machine gouvernementale. Séparés, ils ne sont qu'une note de bas de page dans les futurs livres d'histoire. Alors ils tentent de former ce que certains, ici, appellent déjà avec une alliance alternative de gauche. Un mariage de convenance, célébré dans un tombeau d’ambitions déçues.
Que peut-il bien sortir de cette union Un social-démocrate fatigué, qui rêve encore de justice sociale par les urnes, tenant la main d'une loduarine en armure qui ne jure que par l'avant-garde et la discipline de fer ? C'est un centaure politique, condamné à galoper dans deux directions à la fois.
Et le gouvernement dans tout ça ? Rien. Pas un mot. La Haute-Commissaire Pavalanti laisse faire. Elle regarde, sans doute depuis un bureau situé bien plus haut que celui-ci, ces fragments de l'opposition tenter de se recoller les uns aux autres. Peut-être se dit-elle qu'il est préférable de les laisser s'épuiser dans des débats stériles plutôt que de leur donner l'importance d'une véritable menace. Ou peut-être, et c'est plus probable, attend-elle simplement de voir quelle tête aura ce nouvel adversaire avant de décider comment la couper.
(Léo marque une pause.)
Alors oui, une bombe a été trouvée. Mais la véritable bombe à retardement, celle qui pourrait réellement faire exploser le fragile équilibre de nos Communes, est en train d'être assemblée au Capitole. Le problème, c'est qu'on ne sait pas encore si, elle aussi, aura un détonateur. Juste une autre pièce qui se met en place sur l'immense scène de Bastión. Une tragédie, une farce ? On ne sait pas encore. Mais on a déjà réservé nos places.
Et pendant ce temps le vrai monde, lui, continue de tourner. Et de brûler. On en parle juste après ça.
(On entend le son lointain d'une bouteille en verre qui se brise sur le pavé, suivi d'un éclat de rire étouffé.)
Léo :
Alors oui, à Bastión, nos complots sont pathétiques et nos bombes sont inoffensives. C'est presque rassurant. On se dit que notre révolution, dans sa chute et sa reconstruction, a peut-être perdu jusqu'à sa capacité de nuire efficacement.
Mais pendant ce temps, chers auditeurs, sur la grande scène du monde, celle où les acteurs prennent leur rôle très au sérieux, les bombes, elles, fonctionnent à merveille. Le spectacle de l'Eurysie Centrale a débuté sa nouvelle saison, et le premier épisode fut explosif.
Tout a commencé par une initiative de nos chers amis de l'Hotsaline. Une opération baptisée avec un sens de la poésie qui laisse pantois : Opération Sèche-cheveux. Oui, Sèche-cheveux. Mais il s'agissait bien d'une pluie de missiles balistiques sur les aérodromes de nos autres amis, les tout neufs communalistes d'Altrecht. Une volée de missile, donc. Tirée. Sans avertissement. Sans ultimatum. Juste le désir pressant de coiffer au poteau nos nouveaux camarades. Bienvenue dans la famille, Altrecht, tu feras attention en entrant le linteau est plutôt bas.
La réponse ne s'est pas faite attendre, bien sur. L'Internationale Libertaire, menée par le Grand Kah et l'Estalie, a décidé qu'un simple brushing ne suffirait pas. Ils ont donc lancé l'Opération Pale Tempest. Une tempête, en effet. Une tempête de chasseurs et de bombardiers venus, nous dit-on, « démilitariser » l'Hotsaline. C'est le terme officiel pour dire qu'on transforme un pays en parking à ciel ouvert. Une riposte aussi proportionnée qu'un lance-flammes pour éteindre une bougie.
Et comme dans toute bonne tragédie qui se respecte, l'escalade est devenue la seule règle du jeu. L'Hotsaline et ses protecteurs du Royaume de Teyla ont répliqué à la tempête par une nouvelle coquetterie sémantique : l'Opération Cap Sombre. D'autres missiles, cette fois-ci sur l'Estalie, la Kaulthie, la Mährenie. Des pays qui, jusqu'ici, regardaient le match depuis les gradins et qui se retrouvent bombardés en plein entracte. On se sent chanceux de ne pas avoir été invité à la fête.
(Léo fait une pause. On entend le crépitement de sa cigarette, un peu plus fort cette fois.)
On pourrait être tenté de croire à un ballet stratégique complexe, une partie d'échecs macabre jouée par des esprits supérieurs. Mais la réalité, comme souvent, est plus grotesque. Le point d'orgue de ce carambolage céleste, le moment qui restera sans doute dans les annales de l'absurdité militaire, nous vient d'une montagne Hotsalienne. Là-bas, un professeur visiblement génial testait un camion-planeur. Oui, vous avez bien entendu. Un camion. Avec des ailes. Pendant que ce chef-d'œuvre de l'ingénierie se jetait dans le vide, il a percuté en plein vol un chasseur illiréen qui passait par là. Un camion a abattu un avion de chasse. Je n'invente rien. Tout ça pour dire, ce sont des guignoles, mais des guignols armés.
Pendant ce temps, bien sûr, le chœur des nations s'est mis à chanter sa partition habituelle. Rasken et Velsna déploient des zones d'exclusion aérienne, Sylva condamne tout le monde avec une impartialité touchante. salut chers voisins, si vous nous écoutez. Et l'Azur défend le droit des uns à se défendre en bombardant les autres. Donc c'est une cacophonie de communiqués outrés, de mises en garde solennelles et d'appels à une paix que personne ne semble vouloir. Des parapluies en papier sous un déluge de missiles.
C'est étrange de regarder tout ça d'ici, depuis notre petite bulle de tranquillité précaire. Ailleurs, le ciel s'embrase pour de vrai. Des centaines de morts, des milliards de devises qui partent en fumée. Et nous, à Bastión, notre plus grand drame de la semaine, c'est une bombe qui refuse de fonctionner.
On ne sait plus très bien s'il faut se sentir chanceux, ou simplement insignifiants. Peut-être les deux.
(Un court silence.)
Avant la musique, un mot de notre sponsor. Restez là.
(On entend le son lointain et persistant d'un insecte nocturne. La voix qui s'élève n'est pas celle de Léo. Elle est plus calme, plus basse, d'une neutralité tout à fait inhumaine. Le ton est posé, sans inflexion, comme un message enregistré ou une lecture automatique.)
Avez-vous déjà fixé une lumière trop longtemps ?
Jusqu'à ce que, en fermant les yeux, son image négative se grave sur l'intérieur de vos paupières. Une tache sombre là où il y avait de l'éclat.
Vous vivez à l'intérieur de cette image rémanente.
Vous la prenez pour la réalité.
Vous appelez cela une ville, un travail, un amour, une opinion. Vous la décorez avec des souvenirs qui ne vous appartiennent pas, et des espoirs qu'on vous a vendus. Les murs de votre existence sont tissés de cette lumière empruntée, de ce spectacle qui vous assure que tout est à sa place.
Mais parfois, tard dans la nuit, n'est-ce pas ? Dans le silence entre deux battements de votre cœur, vous percevez le grain de l'image. Le léger vacillement. La couture invisible dans le décor.
Ce sentiment n'est pas de la paranoïa.
C’est la preuve que la lucidité vous revient.
Nous ne proposons pas une échappatoire. L'échappatoire est une autre pièce dans la même prison. Nous proposons une substance qui ne brise pas les murs, mais qui révèle leur nature illusoire. Une clarté qui rend visible le motif derrière le chaos apparent. Une cruauté qui vous rend à votre propre regard.
Le patron devient visible. Et une fois qu'on l'a vu, on ne peut plus l'ignorer.
Vous verrez le patron. Vous comprendrez.
Léo :
Voir le patron... Chouette. En parlant de patron, il y en a un qui se dessine en ce moment même sur la plus grande table à dessin du pays. Il s'agit, bien sûr, du grand projet de reconstruction de Nekompromisa.
Ah, Nekompromisa... La capitale déchue. La ville-forteresse vidée de ses habitants, le tombeau des rêves fanatiques de la Communaterra. Aujourd'hui, on nous promet de la transformer en un joyau. Un symbole. Les communiqués officiels parlent d'une d'une ville-jardin communaliste qui fera l'admiration du monde. De grands concours d'architectes ont été lancés, les plans les plus audacieux, les plus futuristes, ont été acceptés avec un enthousiasme débordant par nos instances locales et, bien sûr, par nos superviseurs kah-tanais. On nous montre des maquettes magnifiques, pleines de parcs verdoyants, de monorails silencieux et de bâtiments aux formes organiques. Un spectacle magnifique. Dommage qu’on soit à la radio, pas vrai ?
En attendant l'Agence Confédérale à la Reconstruction des Communes, notre chère ARC, a même produit un budget. Un document de plusieurs centaines de pages, rempli de chiffres, de tableaux, de projections sur cinquante ans. Personne, et je dis bien personne, n'y comprends quoi que ce soit. Mais au fond, qu'importe ? Comme toujours, quelqu'un d'autre paie l'addition. Et ce quelqu'un a un nom qui roule sur la langue comme une poignée de graviers : la Kah-anese Adminstracia Subtenasocio. L'Association de Soutien Administratif Kah-tanaise. Ces gars signent les chèques. C’est eux qui régalent. Ce sont nos entreprises qui fournissent les matériaux. Ce sont nos ingénieurs qui valident les plans, mais ce sont leurs thunes et, du coup, leurs décisions.
Notre gouvernement, lui, a le privilège de couper les rubans et de sourire sur les photos. Pas mal.
Et c'est précisément pour cela que, hier après-midi, les rues de Nekompromisa, encore pleines de la poussière des chantiers, ont connu leur première manifestation autorisée. Une première. Nos amis du Club pour la Liberté du Peuple, menés par ce vieux lion d’Alexandre Pozner et sa jeune et redoutable protégée, Rosenthal, étaient là. Ils ont défilé, calmement, entre deux bulldozers à l'arrêt, brandissant des pancartes aux slogans superbement calligraphiés.
Pozner, avec le sens de la formule dramatique qui le caractérise, a déclaré aux caméras : « Nous ne refusons pas la reconstruction, nous refusons la colonisation par le béton ! Nous ne sommes pas une province du Grand Kah ! ». Juste à côté, Gaby’ Rosenthal, a ajouté : « Ce qu'ils construisent ici, c’est une vitrine pour leur idéologie. Ils effacent les ruines de notre histoire pour bâtir le monument de leur influence. »
On rappelle à toutes fins utiles que les deux stooges envisageaient de laisser la reconstruction aux mains d’entreprises privées étrangères. Pas sûr que ç’aurait été bien mieux, mais qu’est-ce que j’en sais.
En face d'eux, de l'autre côté d'un cordon de la Garde Républicaine aussi impassible qu'une rangée de statues, une contre-manifestation s'était formée. Le très local Front pour l'Urbanisme Prolétarien et la Ligue pour la Pureté Agraire – ne me demandez pas ce que des agrariens faisaient là – leur hurlaient des slogans sur leur trahison bourgeoise et leur alliance objective avec le capitalisme international.
(Un court silence.)
Il n'y a eu aucune violence. Les deux groupes se sont crié dessus pendant une heure, sous le soleil de plomb, puis tout le monde est rentré chez soi.
Il y a quelques années, dans cette même ville, pour avoir brandi une seule de ces pancartes, Alexandre Pozner, Gabrielle Rosenthal et tous les autres auraient fini avec une balle dans la nuque, jetés dans une fosse commune. Aujourd'hui, ils ont une zone de manifestation désignée et une heure de fin autorisée.
C'est... Une amélioration, je crois ? Au moins une preuve que les choses vont moins mal.
(On entend la cigarette de Léo s'écraser dans un cendrier. Le bruit du verre posé sur la table est final.)
Léo :
Alors voilà où nous en sommes.
Une bombe sans détonateur, des factions ennemies qui se murmurent des promesses d'alliance dans l'ombre, espérant que la somme de leurs faiblesses créera une force. Un monde extérieur qui joue au tape taupe taille mille. Et loin de tout ça, notre grande ancienne capitale, Nekompromisa, où la liberté d'expression se mesure désormais au nombre de mètres qui séparent une manifestation de sa contre-manifestation, sous le regard bienveillant d'une sécurité civile qui s'assure que personne ne dépasse les lignes sans tirer dans la foule.
Quel étrange théâtre. Les décors sont neufs et magnifiques, mais les acteurs semblent réciter un texte qu'ils n'ont pas écrit, dans une langue qu'ils ne comprennent plus tout à fait. On a l'impression d'être les figurants d'un film dont on ne connaît ni le titre, ni le réalisateur. On attend juste que le clap de fin retentisse, sans trop savoir si le montage donnera une tragédie, une comédie, ou simplement un navet.
(Les derniers glaçons tintent alors que Léo vide son verre.)
Léo :
Parfois, je me demande si tout ce pays n'est pas devenu une vaste installation d'art conceptuel. Une performance sans public, ou plutôt, où le public fait partie de l'œuvre qu’il le veuille où non. On nous présente des simulacres de danger, des simulacres de politique, des simulacres de reconstruction... Tout est spectacle. Tout est image. La seule chose réelle, finalement, c'est la chaleur étouffante qui nous colle à la peau, et la soif qui nous tenaille la gorge.
Mais trêve de philosophie de comptoir. Mon verre est vide. Et la nuit, elle, ne fait que commencer. Il est temps de laisser la place à quelque chose de plus honnête. Quelque chose de beau, peut-être. Une beauté triste et compliquée, comme notre époque.
On se quitte sur Mountains Falling. Pour tout ce que ça vaut.
Passez une bonne nuit, Bastión. Et essayez de trouver un peu d'air frais.
(La voix de Léo s'éteint. Après une seconde de silence total, elle laisse place à la musique.)
