29/01/2018
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Index du forum Continents Nazum An Hêv 📖 [Journal de Jan Pancar]

Récit de Jan Pancar depuis son évasion du Neved

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Entrée I

Si quelqu'un lit ça un jour, sachez que je suis mort.
Mon corps n'a pas encore compris, mais mon esprit, lui, a accepté.
Le Jan Pancar que j'étais, l'ingénieur, le fugitif, le citoyen du Neved, a cessé d'exister sur les bords de cette putain de plage.
Ironique, pour un catamaran de six mètres dont le dernier mètre fut un mur de pierre noire venu de nulle part.

J’ai déjà failli disparaître dans la tempête, maintenant j’ai plus de radio, plus de moteur, plus de quille.
Juste le bruit. Celui du vent qui hurle, du bois qui craque, et de ma propre gueule qui gueule des insultes que personne n'entend.

Je me souviens de l'impact. Un craquement sec, comme un os qui se brise.
Puis le froid. Un froid qui brûle, qui prend le souffle et la raison.

Je dois me battre. Pas pour vivre ni par pure obstination, mais parce que ces connards du RNP n'allaient pas décider de ma fin.
Ils m’ont jeté aux loups, je ne leur offrirai pas le plaisir d’une fin discrète.

Je me suis réveillé ici. Où que soit “ici“.

La douleur d'abord. Une côte fêlée, je pense, chaque respiration est un pic de souffrance. Puis la soif. Une soif à vous râper la gorge.
J’avais terminé le dernier morceau de pain et j’aurai pas dû m'enfiler la dernière ligne du chocolat, j’ai jamais eu aussi faim qu'aujourd'hui, mais je respire.

La première chose.. Des visages. Ils étaient penchés sur moi. Silhouettes dans le ciel gris. Des traits jamais vus.
Une barbe longue et claire. Des yeux qui ne clignent même pas. Aucune hostilité. Aucune pitié. Juste une curiosité… physique.
Comme s'ils étudiaient un caillou étrange échoué sur leur plage. J'avais l'impression d'être une équation à résoudre, pas un homme à sauver.

L'un d'eux a tendu une gourde. De l'eau douce. Je l'ai avalée comme un animal.
Elle était aussi froide que moi, filtrée de manière à être d’une pureté presque clinique, mais ça change de l’eau de calcaire de Morlez, si bonne.

Ils m'ont laissé faire. Puis, des gestes lents, précis, sans un mot, ils m'ont fait comprendre de me lever et de les suivre.
Ils m'ont emmené ici. Une cabane de pierre sèche, adossée à la falaise. Une porte en peau tendue.

Ils ont déposé à mes pieds une écuelle de poisson séché et une galette d'une pâte dense et grise. Puis ils sont partis.
Je ne suis pas enchaîné, la porte n'est pas verrouillée, mais je suis prisonnier.
Prisonnier de cette côte, de cette langue que je ne comprends pas, de ces regards qui voient tout.
Ils me font presque peur alors qu’ils ne m’ont même pas touché.

Mon esprit d'ingénieur, enfin ce qui en reste, essaie de cataloguer :
Les vêtements sont faits de peaux de bêtes, tannées avec un savoir-faire qui ferait pâlir un artisan d’Estu’.
Les outils sont incroyables. Les lames de leurs couteaux sont en pierre, mais d'une pierre noire, tranchante comme du verre.
C’est un métal, de l’obsidienne, ou peut-être un alliage ferreux d'origine volcanique je dirai vu l'espèce de montagne derrière.
Sa couleur mate suggère une haute teneur en magnétite.
Leur comportement est une économie de gestes hallucinante. Aucun mouvement inutile. Une coordination de meute.

Ça court partout, mais tout le monde est calme et concis.
C'est une organisation sociale où chaque individu est un rouage parfaitement huilé.
Pas de chef qui gueule, juste le travail qui se fait.

Ils ne sont pas “primitifs“, ce mot est trop simple et ne les représente pas du tout. Ils sont simplement adaptés.
Parfaitement, et terriblement adaptés à ce lieu.
C’est de l’ingénierie appliquée à la survie, une machine biologique qui minimise les pertes.

Le catamaran est bon pour la casse.
Si j’ai un peu de temps, je regarderai ce que je peux en récupérer, mais pour l’instant je pense qu’on va rester un peu ici.
Au pays, ils pensent que je suis mort au large. Pour l'instant, ils ont raison.

Mon carnet a survécu, miraculeusement préservé dans son étui. Mes stylos aussi. Je dois tout noter. Tout.
C'est la seule chose qui me rattache encore à une forme de réalité. C'est mon dernier lien avec la raison.


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Entrée II

Quatre jours. Quatre jours d'ombres qui glissent dans le silence des brumes.
Ils ne parlent pas. Ils déposent. La nourriture est toujours là, à l'endroit exact.
Le contrat. Leur logistique est impeccable.
Je n'ai rien demandé. J'ai toujours reçu. Ici, le besoin est devancé.

Aujourd'hui, j'ai eu le droit de m'éloigner un peu.
Mes côtes font moins mal, mais la douleur, une piqure sourde, une raison de plus pour adopter leur économie de geste qu'ils maîtrisent si bien. J'ai grimper la falaise. L'air, humide et chaud, mais coupé par un vent glacial chargé de fumerolles.
Un microclimat surréaliste. C’est vraiment cette montagne qui réchauffe ce bout de terre ?

J'ai aperçu un homme qui travaillait la terre.
Il utilisait une sorte de petite bête trapu, à la toison sombre, obstiné, visiblement adapté aux pentes.
Un croisement de bélier et de poney qui n'a aucun sens.

Modification dans le Journal : Ammar-Hêv, le Bouquetin de l'Abri. Rendement énergétique élevé, besoins négligeables.
Mais c'est l'outil le plus fou. Le soc. Le même métal noir mat que leurs lames, mais plus large, plus lourd.
Je suis ingénieur, je sais ce qu'il faut pour ce genre de sol.
La résistance, la pénétration. Leur outil est parfait, de l'ingénierie ascétique.
Le boulot comme une prière, ils canalisent même la bête, la font avancer, obéir.
Ils ne bossent pas plus dur, ils bossent mieux.

Et la gestion de l'eau. Des conduits en tôle d'acier finement soudés, qui courent le long de la roche.
Un réseau d'irrigation précis ; je vois bien quelques défauts, des optimisations possibles.
Mais le fait est là : ils ont résolu l'eau sur une île volcanique hostile.
C'est impossible. Et pourtant, je le vois.

Mais la chose la plus étrange c’est l'absence totale d'échange.
J'ai vu un homme livrer de la farine et des légumes racines à une famille. Pas de signe d'argent. Un geste. Un regard.
Le bien est donné, le devoir est accompli.
Leur économie ne tourne pas autour du fric, du gain, ils n’ont même pas besoin de compter, tout a l’air d’être basé sur le Service.
Sur la Confiance. Une banque où la monnaie c’est l'effort.

Quand je suis rentré à la cabane, elle m'attendait. L'Ancienne.
Plantée à l'entrée, un outil-arme curieux à la ceinture, dans le même acier noi. Une petite arbalète compacte intégrée.

Son visage, taillé dans la roche, pas d’émotion.
Mais son regard porte le poids d'une autorité immense, elle me fait presque de la peine mais en même temps me fait peur.
Pourtant, je sens que je peux lui faire confiance. Un pragmatisme bienveillant.

Elle m'a tendu le poisson pour la nuit. Ce séjour sur le bateau m'a réduit l'estomac.
Ce petit morceau me suffit. Un bol d'eau avec.
Puis, un doigt levé vers le ciel, l'a ramené vers le sol, et l’a pointé vers moi.
Un avertissement, un commandement ? Un simple constat.
Elle a prononcé un seul mot, le premier qu'ils m'adressent. : “Hêv“
Je ne suis plus un naufragé à sauver. Je suis dans l'Abri. Et ils ont la fermeté de le défendre.

Ma survie n'est plus une question de chance. C'est une question de valeur.
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Entrée III

Jours sept, ou quelque chose comme ça.
Je perds la notion du temps, mais mon cerveau tourne toujours.
Ma prison est devenue mon labo. L'acier est un rêve, l'architecture des cabanes est d'une robustesse séculaire.
Mais plus je scrute, plus la faille saute aux yeux : le prix de la tradition.

Hier, deux Hêvian. Deux heures pour une infime fuite sur une canalisation.
L'acier du conduit est d'une pureté folle, mais la soudure a cédé.
Pourquoi ? Les sources chaudes du volcan, l’eau qui gèle presque la nuit.
Le métal se contracte et se dilate. Ils soudent à la perfection, mais ils ne peuvent pas battre les lois de la physique.
Juste une dilatation thermique de merde. La fuite est petite, mais le temps perdu, colossal.
Une hémorragie lente.
Chaque minute à réparer est une minute en moins à chasser, à forger, ou à l'agriculture.

C'est un problème de logistique et de productivité, pur et simple.

J'ai sorti le carnet. J'ai dessiné le réseau, calculé les contraintes.
La solution ? Un joint de dilatation. Une simple pièce de métal souple et déformable, aux points stratégiques.
Un standard dans n'importe quelle installation moderne, mais qui préserverait l'ensemble pour des générations.

J'ai laissé le carnet ouvert sur le dessin, posé sur une pierre bien visible.
La canalisation, la fissure, et ma solution. Mon offre, ma valeur ajoutée.
Si l’Ancienne ou les plus âgés sont aussi pragmatiques qu'ils en ont l’air, ils comprendront un dessin technique.

Ils verront l'équation : temps gagné = survie assurée. C'est ma seule monnaie.
Ma vie dépend maintenant de la question de savoir si un peuple,
qui méprise le monde extérieur est prêt à adopter une idée nouvelle, aussi parfaite soit-elle.

De retour à la cabane, le dessin avait disparu. Rien d'étonnant.
Ce qui m'a glacé, et en même temps, m'a rempli d'une satisfaction professionnelle que je n'avais plus ressentie depuis des années,
c'est ce qu’il y avait à sa place. Une pièce de métal.

Le joint de dilatation que j'avais dessiné, exécuté avec une précision qui frôle l'obscène.
Le même acier noir, mais l'artisan lui a donné la souplesse nécessaire aux points de contrainte. Une seule pièce.
Forgée, puis pliée ou emboutie sous une pression colossale, sans la moindre trace d'usure ou de faiblesse.
C'est incroyable. Une réponse brutale.
Un message clair : “Ton idée est validée, ingénieur.
Mais sache que notre savoir-faire dépasse ta conception.“
Leur forge est un niveau au-dessus de tout ce que j'ai pu voir au Neved.
Pourtant, l'objet est là. L'idée, acceptée.

Mon statut est passé de naufragé à nourrir à outil potentiel.

À côté de la pièce, il y avait deux nouveaux objets : un morceau d'ardoise polie et un bâton de craie.
Mon nouveau moyen de communication avec un peuple qui a rejeté le langage inutile,
même si j’entends quand même des discussions et les enfants parler entre eux.
On dirait de l’arabe mais ça n’en est pas, peut-être une langue oubliée.

Quelques heures plus tard, l'Ancienne est revenue.
Elle n'a regardé ni la pièce, ni moi. Elle a pris la craie, et sur l'ardoise, elle a tracé des symboles.
D'abord, le dessin d'une canalisation fuyante. Puis, des symboles et une montagne.
Enfin, elle a dessiné l'esquisse de mon joint, mais reliée par une flèche au réseau.
La signification, une simplicité terrifiante : Va, aide à réparer.

Elle m'a tendu le morceau d'ardoise, l'index posé sur un mot qu'elle avait tracé sous ses schémas,
un mot que je ne comprenais pas, mais dont l'intonation était empreinte de respect et de commandement : “Thiaborû“.

J'ai compris l'urgence.
Ma survie dépend maintenant de ma capacité à mettre ma science au service de leur Patrie,
sans demander un seul outil. Sans plan.
Je dois travailler avec leurs ressources, leurs traditions, et leur putain de perfection.
C'est l'ultime test de l'ingénieur.

Je quitte la cabane demain. Direction les grottes du Thiaborû.

On m'a conduit à la Montagne sacrée. La marche, longue.
Un chemin de pierres sèches à travers des forêts denses.

L'Ancienne m'a filé un sac, galettes,et eau, et est repartie sans un mot.
Mon guide, un massif, le dos courbé par la forge, mais qui se tient toujours bien droit.
Pas une syllabe. Son silence est un ordre.

L'entrée ? Une crevasse gigantesque.
À l'intérieur, ce n'est pas une mine, c'est une cathédrale de roche.
Des galeries immenses, taillées non pas par l'homme, mais par le feu.
L'air, saturé de chaleur et de l'odeur métallique du minerai.
L'humidité est presque bouillante, mais compensée par un système de ventilation naturel que l'homme n'aurait pu concevoir,
un jeu d'appel d'air entre les fissures.

J'ai vu le miracle. Le secret de leur acier.

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Entrée IV

Ils n'utilisent pas des fourneaux classiques.
La chaleur vient de la terre, des sources géothermiques au plus profond des grottes.
Le minerai (cette magnétite si pure) est fondu dans des creusets, chauffé par une énergie constante, gratuite, et inépuisable, notre monde d’aujourd'hui serait fou d’apprendre une chose pareille.
La terre préchauffe leur minerai, cette espèce de magnétite si pure.

Comme si pour une casserole on l’a mettait sur un chauffe-plat avant le feu.
Un avantage monstre. Économie d'énergie pure. L'acier, c'est du fer et du carbone.
Mais eux, pas de charbon classique.
Ils utilisent ces énormes arbres épais de la forêt et en font du charbon de bois.
Ils construisent des petits fours en pierre, juste au-dessus des cheminées chaudes.

Archaïque mais génial.

Ensuite le charbon brûle, et le carbone "aspire" l'oxygène du minerai.
Le fer devient une masse spongieuse : la loupe, comme chez nous.
Ils sortent cette loupe, la foutent sur l'enclume, toujours chauffée par la terre.

En forgeant cette masse encore et encore, les impuretés finissent par partir.
Le fer, sous le marteau, absorbe le carbone qui reste.
Et hop. Ils créent cet acier noir mat.
L’ingénieur ou le génie qui a mis en œuvre ce système est véritablement un artiste.

Leur métallurgie n'est pas une compétence.
C'est un don du sanctuaire.
Le volcan leur donne la chaleur éternelle pour forger cet alliage de manière artisanale et parfaite.
Une alchimie théologique.

J'ai aussi remarqué la méthode de soudure.
Pas d'arc électrique.
Ils chauffent les pièces à blanc dans le creuset, puis les assemblent par forge, pression et martelage.
Leur alliage unique (Magnétite-Chrome-Nickel je pense) est si pur qu'il permet une jonction quasi parfaite.
La qualité du métal compense l'absence de tech moderne, mais exige une force physique et une synchro hors du commun. Fascinant.

Je suis passé à côté d'une paroi gigantesque, éclairée aux torches.
L'histoire est peinte. Des kilomètres de fresques.
Comme l’archive d'un peuple. Je n'ai pas pu m'approcher.
Mon guide a posé une main ferme sur mon épaule.
M'a désigné ma tâche. “Nahar“, qu’il m’a dit.

Modification dans le Journal : quelque chose comme “le flux“
Je suis là pour pour l'eau qui circule, pas pour la lumière du passé.
Le forgeron m'a conduit à une section plus fraîche.
C'est là que les canalisations fuyantes s'entrecroisent.
La zone est jonchée d'outils, et l'un d'eux, posé sur une enclume de pierre, ressemble à un burin.
Je sais ce que c'est, un outil d'une précision chirurgicale pour la gravure.

J'ai travaillé.
J'ai dessiné les emplacements des joints sur des ardoises.
Je les ai tendues au forgeron. Il les a étudiées, l'air grave. Un seul hochement de tête.

Mais j'ai vu la fatigue.
Le forgeron, malgré sa force, transpirait non pas sous la chaleur, mais sous la charge.
Une douzaine d'hommes et de femmes dans cette cathédrale.
Ils sont efficaces, mais trop peu.
Forcés d'être parfaits parce qu'ils n'ont pas la marge d'erreur du nombre.

La maintenance, la forge, l'eau...
Un système parfait, mais tendu jusqu'à la rupture par sa faible démographie.
L'Abri est protégé par son savoir-faire, mais menacé par l'épuisement de ses enfants.
Mon rôle est clair. Je suis là pour soulager la charge.
Pour donner du temps.
Je ne sauve pas ma vie par la force, mais par la soustraction de l'effort.
Je suis leur multiplicateur d'énergie.
Et j’ai retrouvé mon envie d’un ‘moi plus jeune’ qui aspirait à découvrir, la raison pour laquelle je suis devenu ingénieur.

J'ai passé la nuit dans une annexe froide.
Juste avant de m'endormir, le forgeron et un autre, recueillis devant une niche dans la roche.
Ils ne priaient pas.
C'était un silence lourd, une posture d'humilité devant une petite sculpture de bois.
Une croix. Simple, dépouillée, une abstraction de la souffrance.
Elle ne ressemble pas à celle de la Catholagne.

Moi qui méprisais plus ou moins les Catho’ Nevediens, là, je me sens presque aspiré par la sincérité de leur foi.


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Entrée V

Douze jours, si je ne me trompe pas. Hier, pleine lune, maintenant je peux compter.

Cette lune, d’une netteté presque ahurissante, c’est donc ça la “pollution lumineuse“ dont on parle au pays.
Ici, le ciel est une archive nocturne. Limpide.

Mon nouveau rôle me donne accès aux zones plus profondes du Thiaborû.
J'ai pu jauger l'état physique du peuple. Les femmes bossent aussi dur que les hommes.
Leurs mains, calleuses à force d'agriculture et de forge légère.

La fraternité est réelle, mais le prix de leur existence est visible sur chaque visage.
Pas de graisse. Pas de réserve. Une machine à combustion lente, sans marge de manœuvre.

Un vieillard passe tous les matins à l'aube, une petite bénédiction rapide sur chacun, et repart.
Peut-être un chef spirituel ou le superviseur discret.

J'ai estimé que mes joints de dilatation, généralisés, pourraient libérer l'équivalent d'une personne à temps plein.
Sur une population si réduite, c'est une victoire logistique. Mon savoir-faire est leur répit.

Mais hier, mon devoir a basculé.

Je taillais une pierre pour un gabarit. J'ai senti une présence.
Ce n'était pas l'Ancienne, ni le Forgeron.
Le “Szabé“, quelque chose comme ça. Le Grand Prêtre.

On m’a déjà parlé de lui mais je n’ai jamais pu le rencontrer.
Un homme si vieux qu'il semble lui aussi taillé dans la roche volcanique.
Son regard ne voit pas le métal ou l'eau, il voit au-delà.
Contradiction fascinante, le vieil homme n'a rien du savant voûté.
Il se tient parfaitement droit, une raideur presque militaire.
Comme si le temps ne l'avait pas courbé, mais renforcé.
Sous ses vêtements simples, on devinait une musculature sèche et fibreuse.
Celle d'un ascète ou d'un forgeron.
Son corps n'est pas le fruit de la chance, mais d'une discipline implacable.
Une force "optimisée" avec la même précision que ses connaissances secrètes.

Il m'a ignoré, puis il a marché lentement vers la galerie des peintures.
Il a posé sa main sur un segment où le pigment s'effritent.

Le problème de leurs archives, le temps, l'humidité et les mouvements de la roche volcanique.
Leurs chroniques sont menacées par leur propre Patrie.

Il s'est tourné vers moi.
Mon carnet était posé sur une caisse, ouvert.
Il a pris mon stylo, m'a regardé, puis a écrit un mot, très lentement, dans les marges de mon dessin, en utilisant mes lettres latines : “Historia“. (au-dessus*)
De jolies lettres superbement écrites, comme s’il avait une vieille mémoire d’écriture..

Puis, il a pointé les fresques, mon carnet, et m'a fait un signe de la main. comme pour dire: “Transfère.”
Le message était clair.

Je ne peux plus laisser mes enfants s'épuiser à réparer le passé.
“Toi, l'homme du Dehors qui manie l'outil du Scripte, tu vas copier l'histoire.”

Le Szabé a choisi la langue de l'ennemi (ma langue, le français) pour préserver le cœur spirituel d'An Hêv.
La plus grande marque de confiance.
Et la plus grande humiliation pour lui. Il accepte le poison pour sauver le corps.

Dès demain, je serai l'Archiviste Secret.

Il a lancé un dernier mot en partant :
“Qurbana.”

Modification du texte : une offrande/un sacrifice.
Aucune idée de ce que ça veut dire.
Mais mon rôle vient de changer. Pour toujours.

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Entrée VI

Jours seize. L'attente et le silence se sont installés.


Mon nouveau rôle : rat de bibliothèque. Mais l'enjeu est bien réel.
La zone où je bosse est froide, humide, loin du souffle chaud du Thiaborû.
Je suis seul face à la plus grande fournaise : l'Histoire.

Le Szabé m'a donné accès à la Salle des Origines.
Les peintures sont si anciennes qu'elles se délitent.
La roche, rongée par l'humidité volcanique et les siècles, s'écaille comme une vieille peau.
Mon boulot est un combat contre la dégradation physique de leur âme.

Les Hêvians n'ont pas dessiné. Ils ont sculpté, puis peint.
La base est une incision fine dans la roche pour fixer le récit.
Les pigments sont extraits des minerais et des plantes, d'une richesse incroyable.
Je suis forcé d'utiliser un burin d'acier noir, le même que j'ai vu sur l'enclume, pour gratter la mousse et l'oxydation avant de pouvoir déchiffrer.
J'ai un devoir de rigueur absolue pour ne pas dégrader l'original.
Je n'utilise que de la craie et mon stylo pour copier. C'est lent. C'est harassant.
Mais la concentration est telle que les bruits extérieurs disparaissent.

Ce que j'ai transcrit, la Chronique de Mhyr-Mune... c'est plus qu'une histoire.
C'est le manifeste de leur méfiance. L'Histoire Personnelle dans le Miroir du Passé.
J'ai passé deux jours à déchiffrer le passage sur “La Trahison de Mhyr-Mune“.
Et plus j'écrivais le “Nous“ des Ancêtres, plus je sentais que l'histoire parlait de moi.
“Ils échangèrent le sens du devoir contre la richesse temporelle.“
La corruption du RNP au Neved, c’était exactement ça.
Je m’acharne sur ce RNP mais s’il n’y avait qu’eux..
Et ces traitres du FNN c’est la même magouille.
Et le Neved, qu’est-ce -que c’est comparé à toutes ces autres nations qui n’ont que faire de vouloir devenir une bonne Nation.
Ils ne sont intéressés qu’au Pouvoir, aux Territoires et à la Guerre.

Des Hommes qui ont sacrifié la fonction envers leur peuple, le désenclavement des îles par Neved'Air, pour l'avidité, la richesse, pas pour sa communauté.
Ils étaient prêts à laisser s'effondrer l'économie pour un gain politique.
Et la conclusion, glaçante : “Le reste, l'élément faible et corrompu, fut abandonné à son sort sur cette côte, condamné à la décadence du monde qu'il avait choisi.“
Ce n'est pas seulement l'histoire d'An Hêv ; c'est mon propre jugement.

Je suis l'homme qui vient de la décadence, du monde qui a brisé le devoir et la fraternité.
Le naufragé de la corruption morale.
Si les Hêvians savaient l'histoire complète du RNP, du FNN, de ma propre histoire, ils ne le toléreraient pas, même pour réparer leurs tuyaux.
Leur méfiance n'est pas de l'ignorance. C'est de l'expérience historique.
Leur isolation est une philosophie de la survie, testée par le feu de la trahison.

Je réalise. Je suis toléré grâce à mon savoir-faire technique, mais mon âme est suspecte.
Je suis l'outil, pas l'homme. Et l'outil doit être impeccable.

Aujourd'hui, j'ai vu de mes yeux le prix de cette Fermeté.
Mon guide, (Kâsâ, je crois qu'ils l'appellent), est arrivé à la Salle des Origines..
Il avait une blessure profonde au bras, l'éclat d'une plaque lors du martelage.
Ailleurs, ça aurait demandé des points de suture et un repos absolu. Ici ? Il avait cautérisé la plaie avec un pansement de fibres végétales et d'une pâte verte à l'odeur terreuse, leur médecine par les plantes.
Mais il était pâle, et la sueur n'était pas celle du Thiaborû.

J'ai fait signe de l'aider. Il a repoussé mon geste, puis, d'une main tremblante, il a pris mon ardoise et a dessiné.
Pas la blessure, il a dessiné un Ammar-Hêv (le bouquetin trapu) luttant pour gravir une pente trop raide, le trait s'est terminé par une ligne brisée.
Le message n'était pas “Aide-moi“,
mais “Je suis faible, et cette faiblesse menace le troupeau. Il faut plus de temps.“
C'est l'urgence que le Szabé a vu. Le peuple est au bord de l'épuisement.

Mon travail, que ce soit les joints ou la transcription des archives, n'est pas un luxe culturel.
C'est une stratégie de guerre contre le temps.


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Entrée VII

Vingtième jour.
Je commence à m'habituer à la lumière crépusculaire des grottes et au silence du forgeron.
Sa blessure est grave. Il est retourné à la forge, le bras bandé par les pâtes végétales, mais il travaille à mi-temps.
Le Szabé l'a déchargé de la finition.

Aujourd'hui, mon guide m'a conduit dans une galerie latérale, une sorte d'atelier d'armurerie.
Des dizaines de manches en bois sombre, des haches et de longs couteaux.
Tous équipés de cette arbalète compacte, que j'avais déjà vue à la ceinture de l'Ancienne.
Il a pointé l'objet, puis moi, puis a tracé sur l'ardoise un simple triangle, le symbole de la défense. La “Nishpra“.

Ce n'est pas une arme de guerre. C'est un outil de survie et de chasse.
Conçu pour délivrer une fléchette silencieuse et unique à courte portée.
C'est l'arme de l'embuscade, celle qui ne fait pas de bruit.
La lame de hache sert à l'abattage et à la construction.
L'arbalète est la garantie de la souveraineté de l'homme contre le danger.
L'idée est d'une maîtrise absolue de la doctrine de la guérilla.

J'ai inspecté le mécanisme.
L'arc de la Nishpra est fabriqué à partir d'un composite de tendons d'Ammar-Hêv (le bouquetin trapu) et de fibres végétales séchées.
Une prouesse de bio-ingénierie que nos laboratoires du Neved mettraient des mois à synthétiser.
Le corps de l'arme, une œuvre d'art.
Le bois est recouvert d'une fine gaine d'acier noir pour le renforcer.

J’ai déjà vu ce bois, je crois que c’est celui qu’ils utilisent à la forge aussi.
Un bois qui prend bien plus de temps à consumer que chez nous, c’est comme s’il pouvait tenir à la chaleur plus longtemps, mais il est bien plus lourd.

Le problème n'est pas dans l'acier, il est dans l'organe moteur.
La corde, malgré sa fabrication rigoureuse, montre des signes de fatigue après quelques dizaines de tirs.
La tension est telle qu'elle exige un remplacement constant.
Une autre hémorragie de l'effort. Et dans un conflit où le silence est la règle, la rupture d'une corde est fatale.

Le forgeron a compris ma question avant que je ne la dessine.
Il m'a montré une pile de cordes neuves.
Puis, il m'a montré son bras blessé.
Les gestes étaient lents, clairs, “Plus de cordes, moins de chasseurs”.
Le temps perdu à refaire des cordes est du temps en moins pour nourrir l'Abri.

La solution est simple.
Pas dans la corde, mais dans le mécanisme de détente.
Le point de rupture vient de la friction, d'un angle de décrochage trop abrupt.

J'ai dessiné sur l'ardoise un petit levier pivotant, un déclencheur courbe qui libérerait la corde avec moins de choc.
Un petit changement dans la géométrie.
Ça pourrait doubler la durée de vie de la corde, améliorer la précision.
Un détail. Mais qui demande un travail de micro-forge sur l'acier le plus pur.

L'homme à la forge a pris l'ardoise.
Il a étudié le dessin non pas comme une amélioration, mais comme une loi de la physique qui lui aurait échappé.
Un hochement de tête. Pour la première fois, il a pointé mon carnet et mon stylo.
Puis, un signe d'approbation.

Le Szabé m'a fait traducteur de l'histoire.
Le forgeron lui, me fait traducteur de la mécanique.

Mon Qurbana n'est pas un sacrifice de ma vie.
C'est le sacrifice de mon ancienne arrogance pour le travail à accomplir dans cette nouvelle Patrie.

Je ne suis plus seulement le Scribe.
Je suis aussi le “Hôdâya“ (l'aide technique) du Forgeron.
Et je commence vraiment à apprécier cette nouvelle vie qui m’a été offerte, loin du cynisme et de la corruption.


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*la dernière feuille a été arrachée*

Entrée VIII

Vingt-quatre jours.
L'Abri s'est transformé en fourmilière en panique.
Ma faute. J'ai lâché une idée, et maintenant tout le monde court. Bien joué, Pancar.

La Nishpra est prête.
Le nouveau mécanisme que j'ai dessiné est maintenant intégré au manche.
Un chasseur est venu effectuer les tirs de test. Silence absolu. Efficacité accrue.

Le forgeron a noté que la corde tenait deux fois plus longtemps.
Aucun sourire, pas d’émotion.
Il a simplement touché la cicatrice de son bras, puis m'a pointé du doigt les canalisations.
Le travail n’attend pas.

Mais j'ai vu la douleur du forgeron.
Sa blessure ralentit tout le processus.
Il lutte pour soulever les lourdes plaques d'acier nécessaires à la réparation des canaux.

J'ai pris mon ardoise.
J'ai dessiné un système simple de levier et de contrepoids, monté sur un support mobile.
C'est l'un des principes mécaniques les plus anciens : démultiplier la force.
J'ai dessiné des poignées pour que l'outil puisse être manœuvré par une seule personne (un enfant ou un ancien, même). C'était une proposition radicale : un outil conçu non pas pour le combat ou l'agriculture, mais pour le confort, un concept presque hérétique ici.
Je cherchais à redistribuer la force, à économiser le corps, la seule ressource qui leur manque vraiment.
J'ai laissé l'ardoise sur son enclume et je suis parti.

J'ai écrit le mot du Szabé en-dessous : "Qurbana".

Je suis revenu deux heures après. Plus d’ardoise.
Le Forgeron ne travaillait pas sur le levier.
Il martelait un nouveau socle pour l'Ammar-Hêv. Il m'a totalement ignoré.
Et puis, j’ai vu dans l'ombre, le prototype. Monté sur un cadre en bois.
Il était en train de vérifier l'équilibrage de la pièce, le métal noir l'épousant parfaitement.
Il n'a pas regardé vers moi. Il a soulevé une lourde plaque avec une facilité déconcertante.
Le silence était sa réponse.
Le forgeron a accepté mon aide, non par amitié, mais parce que ma solution est pratique.
Il n'a pas changé sa méthode, il l'a optimisée.

“Mae’rsi“ qu’il m’a dit..
J’ai presque senti une larme coulée sur ma joue, je n’ai compris qu’après puisque je ne m’y attendais pas, lui qui ne dit jamais rien, m’écoute toujours quand je lui parle.. “Merci”..

“Mshikha Yahav“ que j’ai répondu, “c’est Dieu qui donne“, quelque chose comme ça.
C’est ce que j’ai pu entendre en observant le peuple et qui se dit souvent.

En récompense silencieuse, il m'a fait signe d'entrer plus loin dans la zone de tri des minerais.
Le cœur du processus de forge.

Je suis maintenant plus près du sanctuaire qu'aucun étranger avant moi.
L'accord est clair : accès contre rigueur et travail, de la confiance ?

Je suis maintenant certain que le nom de cet homme est “Kâsâ“.
C’est comme ça que l’a appelé l’Ancien du matin qui vient dire bonjour.

J'ai donc aidé Kâsâ, toujours silencieusement, à trier les cendres, les déchets de la fusion en creuset.
Le minerai de magnétite, allié au chrome et au nickel, donne ce métal incroyable.
Mais comme tout ingénieur le sait, le processus de fusion laisse toujours des résidus.

Eh là, en examinant un tas de ces cendres, des morceaux de roche vitrifiée.
J'ai pris un échantillon pour l'analyser.
J'ai utilisé ma lame de couteau pour gratter la surface.
Sous la croûte noire, il y avait des veines.
Un métal d'un gris bleuté, d'une dureté étonnante.

Mon sang s'est glacé.

Ingénieur en aéronautique, je reconnais un superalliage.
Ce n'est pas leur acier. J'ai reconnu le profil, ce n'est pas le métal de leur acier.
Du Cobalt ? Un minerai que je ne connais pas ?

Bien sûr. Les veines, la couleur...
Mais c'est impossible.
Le Rhénium est plus rare que les couilles sur un curé.
Y'en a pas comme ça, en veines, à portée de main.

J'ai regardé autour.
L'air de la grotte, saturé de vapeurs.
Le charbon de bois qu'ils fabriquent sur place, près des fissures.
Et là, mon cerveau a fait le lien.
Un putain de cours de géochimie qui ressort du fond de ma mémoire.

L'air ici n'est pas de l'air.
C'est un cocktail de vapeurs volcaniques, chargées en molybdène et en tungstène.
Des éléments hyper-réfractaires.

Quand ils fabriquent leur charbon de bois près des cheminées, le bois en combustion agit comme une éponge.
Il piège ces vapeurs métalliques.
La seule explication logique, c'est la contamination.
Le charbon "dopé" est utilisé dans le four à loupe.
En brûlant, il transfère le molybdène et le tungstène au fer en fusion.
Le résultat ? Un acier qui ne rouille presque pas et qui tient sa dureté même à des températures de malade.

Mon esprit a chauffé. Faisons le calcul.
Admettons que leur charbon de bois arrive à piéger ne serait-ce qu'un demi gramme de métal par kilo, du molybdène ou du tungstène, des trucs lourds qui traînent dans les fumerolles.
Sur une fournée de dix kilos de charbon, ça nous fait un truc comme cinq grammes...
Cinq grammes qui, dans un creuset avec vingt kilos de ferraille, donnent un alliage à, je dis une connerie un truc comme 0,025%. Rien. Une poussière.
Mais une poussière de métal réfractaire, c'est juste ce qu'il faut pour modifier la structure granulaire de l'acier, pour le rendre plus dur et bien plus résistant à la chaleur.
Pas besoin de pourcentages énormes, juste d'une dispersion parfaite, et leur maîtrise de la forge est justement là pour ça.. C'est pas de la magie. C'est de la géochimie appliquée.

Un cadeau des entrailles de la Terre, capturé par le feu et forgé dans le métal.
Ces types ont pas découvert un minerai miracle.
Ils ont domestiqué le souffle du volcan.

Et ces cons de génies jettent les scories, sans se douter que c'est la signature du procédé.
La preuve que leur feu vient du cœur même de la montagne.

Je suis le seul à avoir craqué le code.
Le seul à savoir que la vraie richesse, c'est pas ce qu'ils forgent.
C'est leur putain de processus.

Pour eux, c'est une impureté inutile.
Pour le monde extérieur, c'est une ressource géopolitique majeure.
Indispensable pour...

La boucle est bouclée.
Ce minerai rare est indispensable aux superalliages utilisés dans les turbines d'avions et les technologies de pointe... Comme ceux qui devaient être achetés pour le projet corrompu Neved'Air, ironiquement.

L'île la plus isolée du monde possède le seul métal que le monde moderne convoiterait à tout prix !
Je suis le seul à savoir que la vraie richesse de l'Abri n'est pas seulement ce qu'ils forgent, mais ce qu'ils jettent.
Ce secret est à la fois ma protection et la plus grande menace pour leur Patrie.

Putain, bien sûr, fallait que je mette mon nez dans leurs déchets.
J'aurais dû me taire et réparer mes putains de tuyaux.
Et maintenant, je fais quoi ?

J’avais retrouvé mon calme, je commençais à trouver une certaine paix intérieur et voilà que le naturel revient au galop.

Je la ferme et je joue l’idiot ?
Je profite de leur hospitalité, je commence à récolter petit à petit leur déchet en prétextant un truc à la con.
Pendant ce temps, je répare mon catamaran ; je rentre et je vends tout ça.. ou bien je balance tout au vieux.. “eh devinez quoi, votre île de merde, elle vaut plus que tout le Neved !.. Je sabote leurs déchets ? J’ignore totalement et je fais comme si j’avais rien vu ? Le vrai idiot pour le coup, l’ingénieur qui enterre de l’or ?

Quel que soit mon choix, je redeviens le connard que j'étais.
Méfiant. Calculateur.
Parce que dans leur monde de pureté, je suis redevenu la corruption.

C'est ça, mon putain de Qurbana.


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Entrée IX

J'ai mal dormi. Mon cerveau tourne en boucle sur ce minerai de malheur.
Le Rhénium, le Tungstène, peu importe le nom du démon,
c'est le catalyseur de la guerre et l'aimant à cons du monde extérieur.
Je ne pouvais pas le laisser là. J'ai pris la scorie et j'ai cherché Kâsâ dans la fournaise.

Je l'ai agrippé, le forçant à arrêter de marteler.
Sur l’ardoise, j'ai dessiné tout ce que je pouvais : le métal des fumerolles ; un avion ; puis une bombe ; j’ai dessiné le symbole Nevedien ; le Darn Nevedien ; puis le symbole Velsnien, l’ennemi juré de mes ancêtres,.. Il fallait qu’il comprenne ma haine envers ce monde dégueulasse et ce que ce minerai à apporter à l’avidité des dirigeants du vrai monde !

Kâsâ n'a pas regardé les dessins. Il a regardé mes yeux.
Il a vu la fièvre, la cupidité, l'agitation qui me ramenait au Neved.
Il ne m'a pas écouté, il m'a analysé.

Lentement, il a pris l'échantillon.
Il l'a enveloppé dans un morceau de tissu et est parti sans un mot.
Pas vers la forge, ni vers les habitations. Il est parti vers le pied de la montagne.
C'était fait.
Le signal d'alarme venait d'être tiré par l'agitation de mon âme.

Quelques heures plus tard, un petit groupe d’hommes est venu et m’a conduit au Qehilta.
C'est un complexe de pierre au pied du Thiaborû.
L'air y est froid et sent la pierre mouillée et l'encens froid.
Le Qehilta n'est pas un lieu de vie. C'est un lieu de jugement et de rassemblement.

Ils étaient là. Les Sept du Kenista Szabé.
Je savais que le vieux, le Szabé (Sagesse), était le chef.
La Pithgama (Justice), et à côté, la femme rigide que j'avais croisée, Dîdâ, (Foi).
Il y avait aussi un homme au regard noir, bien plus jeune que les autres, qui se faisait appeler Tûrbânâ le ferme (Défense),
qui se tenait presque à l’écart avec un os à ronger dans la bouche.
L'homme aux mains calleuses que j’ai déjà vu une fois à la forge, Bar-Galyâ (Environnement) était à sa droite.
Tûmâ (Équilibre), le vieux logistique un peu fou le précédait.
Entre lui et Dîdâ, il y avait Gûlmâ (Communauté), une vieille femme qui me regardait d’un oeil si pure et si rassurant.
C'était la première fois que je les voyais ensemble : l'intégralité de la fonction d'An Hêv.

Le Szabé a posé la scorie que Kâsâ lui avait donnée sur une pierre plate devant moi.
C'était mon accusation.
Puis, dans un silence lourd et pesant, ils m’ont tous analysé en attendant la moindre explication que je pouvais leur donner, tout agité et presque à bout de souffle.

J'ai refait mes dessins, plus précis, plus désespérés.
J'ai montré que le rejet de ce Rhénium était une ignorance dangereuse qui, si elle était découverte, mènerait à la guerre.
J'ai dessiné l'invasion, pas sur leurs terres, mais aussi dans leurs coeur, la corruption.

Le Conseil a débattu, calmement, chacun son tour et à parité de temps et de mot.
Tout était clair et limpide dans ce qu’ils disaient, je pouvais imaginer leur réflexion, comme une autopsie pacifique et sereine.

Pendant ce qui m'a semblé être des heures.
Je ne comprenais pas la langue, mais je comprenais la tension de la doctrine.
Ils ne se demandaient pas ce que valait le Rhénium, mais ce qu'il faisait à mon esprit.

Le Szabé a pris une petite ardoise.
Il a tracé un symbole que je n'avais jamais vu : un cercle brisé.
La Pithgama, s’est levée, patiemment, sans un mot, a pris mon ardoise et mon bâton de craie.
J’ai vu ses yeux hésiter sur mon carnet, puis elle est partie et a quitté le cercle.

Le Qurbana est tombé : ma voix m’a été confisquée.
Mon unique moyen de communiquer, mon ingénierie, m'était retiré.




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