Mon corps n'a pas encore compris, mais mon esprit, lui, a accepté.
Le Jan Pancar que j'étais, l'ingénieur, le fugitif, le citoyen du Neved, a cessé d'exister sur les bords de cette putain de plage.
Ironique, pour un catamaran de six mètres dont le dernier mètre fut un mur de pierre noire venu de nulle part.
J’ai déjà failli disparaître dans la tempête, maintenant j’ai plus de radio, plus de moteur, plus de quille.
Juste le bruit. Celui du vent qui hurle, du bois qui craque, et de ma propre gueule qui gueule des insultes que personne n'entend.
Je me souviens de l'impact. Un craquement sec, comme un os qui se brise.
Puis le froid. Un froid qui brûle, qui prend le souffle et la raison.
Je dois me battre. Pas pour vivre ni par pure obstination, mais parce que ces connards du RNP n'allaient pas décider de ma fin.
Ils m’ont jeté aux loups, je ne leur offrirai pas le plaisir d’une fin discrète.
Je me suis réveillé ici. Où que soit “ici“.
La douleur d'abord. Une côte fêlée, je pense, chaque respiration est un pic de souffrance. Puis la soif. Une soif à vous râper la gorge.
J’avais terminé le dernier morceau de pain et j’aurai pas dû m'enfiler la dernière ligne du chocolat, j’ai jamais eu aussi faim qu'aujourd'hui, mais je respire.
La première chose.. Des visages. Ils étaient penchés sur moi. Silhouettes dans le ciel gris. Des traits jamais vus.
Une barbe longue et claire. Des yeux qui ne clignent même pas. Aucune hostilité. Aucune pitié. Juste une curiosité… physique.
Comme s'ils étudiaient un caillou étrange échoué sur leur plage. J'avais l'impression d'être une équation à résoudre, pas un homme à sauver.
L'un d'eux a tendu une gourde. De l'eau douce. Je l'ai avalée comme un animal.
Elle était aussi froide que moi, filtrée de manière à être d’une pureté presque clinique, mais ça change de l’eau de calcaire de Morlez, si bonne.
Ils m'ont laissé faire. Puis, des gestes lents, précis, sans un mot, ils m'ont fait comprendre de me lever et de les suivre.
Ils m'ont emmené ici. Une cabane de pierre sèche, adossée à la falaise. Une porte en peau tendue.
Ils ont déposé à mes pieds une écuelle de poisson séché et une galette d'une pâte dense et grise. Puis ils sont partis.
Je ne suis pas enchaîné, la porte n'est pas verrouillée, mais je suis prisonnier.
Prisonnier de cette côte, de cette langue que je ne comprends pas, de ces regards qui voient tout.
Ils me font presque peur alors qu’ils ne m’ont même pas touché.
Mon esprit d'ingénieur, enfin ce qui en reste, essaie de cataloguer :
Les vêtements sont faits de peaux de bêtes, tannées avec un savoir-faire qui ferait pâlir un artisan d’Estu’.
Les outils sont incroyables. Les lames de leurs couteaux sont en pierre, mais d'une pierre noire, tranchante comme du verre.
C’est un métal, de l’obsidienne, ou peut-être un alliage ferreux d'origine volcanique je dirai vu l'espèce de montagne derrière.
Sa couleur mate suggère une haute teneur en magnétite.
Leur comportement est une économie de gestes hallucinante. Aucun mouvement inutile. Une coordination de meute.
Ça court partout, mais tout le monde est calme et concis.
C'est une organisation sociale où chaque individu est un rouage parfaitement huilé.
Pas de chef qui gueule, juste le travail qui se fait.
Ils ne sont pas “primitifs“, ce mot est trop simple et ne les représente pas du tout. Ils sont simplement adaptés.
Parfaitement, et terriblement adaptés à ce lieu.
C’est de l’ingénierie appliquée à la survie, une machine biologique qui minimise les pertes.
Le catamaran est bon pour la casse.
Si j’ai un peu de temps, je regarderai ce que je peux en récupérer, mais pour l’instant je pense qu’on va rester un peu ici.
Au pays, ils pensent que je suis mort au large. Pour l'instant, ils ont raison.
C'est la seule chose qui me rattache encore à une forme de réalité. C'est mon dernier lien avec la raison.