18/02/2018
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Les discussions de l'Hydre :

C'est dans l'ombre que la démocratie meurt.



Une Révolution à bout de souffle.

⮕ L'espérance de jours meilleurs.


Le bureau qu'on avait assigné à Gleb était bordélique au possible, personne n'avait visiblement pris la peine de retirer les piles de dossiers empilés les uns sur les autres qui parcouraient autant le bureau lui-même qu'à même le sol. C'était donc ça, l'ancien bureau présidentiel ? Il comprenait pourquoi le gouvernement fédéral kartvélien était dans l'incapacité de gouverner, si la tête de file du gouvernement lui-même était noyé sous des piles de rapports et d'analyses qu'il se devait de mémoriser et de tenir compte pour chaque commune du pays. Il ne fallait brusquer personne et en même temps satisfaire les attentes de tous, sans quoi les communes récalcitrantes de Kartvélie pouvaient faire fi de l'autorité fédérale et décider de rompre avec Tbilgorod à leur bon plaisir, et ce parfois à l'encontre du bon sens. Pourquoi ce qui marchait en Estalie ne marchait pas ici ? Gleb n'en savait rien, c'était un militaire, pas un politicien. Pourtant, il allait devoir s'exercer à la tâche politique mais contrairement à ses prédecesseurs, il n'agirait pas en faible et ne se gênera pas des compromis permanents avec les communes. Si les Estaliens avaient acceptés moralement ce principe à mi-chemin entre l'autonomie communale et la délégation au centre des questions qui allaient au-delà de la simple commune, les Kartvéliens n'étaient peut-être pas prêts pour un tel style de gouvernance. Pour eux, une commune est pleinement indépendante et elle ne se rallie aux autres que sous certaines circonstances bien précises et sous la volonté de la population de la dite commune. Cette volonté décentralisatrice maximaliste des Kartvéliens, interprétation paroxystique de ce que proposait l'anarchisme, n'était au sens de Gleb qu'un moyen de justifier l'existence de petites seigneuries de guerre sous l'apparence de communes aux quatre coins de la Kartvélie. Ce n'était pas une question institutionnelle : le fonctionnement des communes kartvéliennes étaient sur le papier plus démocratique encore que les communes estaliennes dont les délégués étaient tirés au sort parmi la population pour intégrer l'assemblée communale et voter des lois et des politiques communales. En Kartvélie, les délégués n'avaient qu'un rôle impératif dans tous les sens du terme, ils ne faisaient que remonter les lois, les mettre sur papier pour les rendre lisibles d'un point de vue réglementaire et législatif puis de les faire voter par référendum à la population communale. En bref, la Kartvélie avait fondé à l'échelle communale une expérience libertaire bien plus authentique encore que ce que proposait l'Estalie, pourtant inspiration originelle des Kartvéliens. Alors pourquoi ça ne marchait pas ? Gleb était intimement lié que c'était la culture.

Oui, la culture kartvélienne différait de la culture estalienne et ce, pour un certain nombre de raisons. La Révolution de Novembre est née par la seule volonté du peuple estalien, elle n'a été aidée par personne et elle s'est moulée quasi-immédiatement dans une sorte d'exceptionnalisme, une sorte de syndrome du survivant à grande échelle où puisque les Estaliens ont renversés par la seule force de leur volonté le pouvoir de la monarchie, alors ils pouvaient aller très loin avec un peu plus de volonté, d'où cette discipline révolutionnaire maintenue intacte malgré les divisions politiques, malgré les débats, malgré les morts engendrés par les dites politiques, malgré les critiques parfois légitimes qu'on pouvait porter à la Fédération, jamais les Estaliens ne faillaient à leur devoir de droiture car y faillir signerait leur arrêt de mort, ce serait un moment de faiblesse que la Réaction ne tarderait pas à exploiter. On continuait d'être en désaccord mais l'on veillait bien à ne pas provoquer de nuisance à autrui, les armes étaient entièrement tournées vers l'extérieur et pas vers nos compatriotes et nos camarades. Les Kartvéliens raisonnaient différemment : bien que la Révolution Brune découlait aussi initialement d'une insurrection populaire, toute la population kartvélienne n'a pas suivi, certains encore regrettent la République. La Révolution Brune, malgré la participation réelle du peuple kartvélien, a le goût d'une révolution imposée, imperturbable ; en vérité, le destin kartvélien ne reposait pas entre les mains du peuple kartvélien mais des troupes estaliennes qui sont arrivées au secours des révolutionnaires et qui se sont engouffrés dans la brèche afin de se rendre indispensables. Or, une révolution, si son destin échappe à ses commanditaires, ce n'est plus vraiment une révolution aux yeux de la population ; elle perd de sa substance narrative, poétique et héroïque qu'une révolution produit à n'importe quelle période historique et donc on y croit moins, on relativise davantage, on "fait avec" sans vraiment y adhérer pleinement. Le scepticisme s'installe. Et c'est ce scepticisme et ce relativisme qui pousse peut-être les Kartvéliens à se montrer plus frondeurs : ils veulent une révolution mais LEUR révolution, pas la révolution de leurs voisins ou celle qu'on leur impose par effet de vague. Eux aussi veulent être les héros de leur propre histoire. Sauf que si vous vous promenez dans les rues de Tbilgorod et que vous parlez de la Révolution Brune, qui vous parlera des courageux révolutionnaires kartvéliens qui se sont opposés à une République libérale en passe d'établir la loi martiale et de créer de facto une dictature militaire ? A l'inverse, on vous parlera des soldats estaliens qui entrèrent dans la capitale pour écraser les défenses républicaines sous les chenilles de leurs chars, on vous montrera les scènes de fraternisation entre les tankistes estaliens et les civils kartvéliens. Mais au fond, en regardant la photographie, que voyez-vous ? Le civil héroïque kartvélien qui tend un drapeau estalien à l'approche des chars de l'Armée Rouge ? Ou les valeureux soldats estaliens sauvant leurs frères kartvéliens de la dictature ? Peu probable que vous ayez beaucoup plus d'admiration pour le civil que pour le soldat. Les Estaliens étaient les héros. Pas les Kartvéliens. La Révolution Brune était une révolution estalienne, pas une révolution kartvélienne. Alors peut-être que dans l'adversité entre les communes et le gouvernement fédéral se cachait en vérité chez les frondeurs un sentiment profond : celui de prolonger la révolution pour la rendre plus authentique, pour se l'approprier, pour se dire "qu'ils avaient joués un rôle" dans tout ça, pour se mettre en valeur en protégeant les intérêts de leur commune, de leurs proches, de leur village ou de leur ville. Et c'était précisément pour ça que le gouvernement précédent était dans l'incapacité de gouverner, malgré une Constitution plus que démocratique et libertaire : le régime était très laxiste, trop laxiste, il ne donnait pas de sens, il n'imposait aucun charisme et jouait délibérément le pion estalien tout en subissant les divisions internes sans sourciller, comme si c'était normal. Gleb avait compris, dès qu'on lui transféra la gouvernance du pays, que la principale manière de dompter ce pays, c'était l'autorité. Il fallait enfin donner un sens à la vie des Kartvéliens, leur donner un but, leur montrer qu'on ne leur avait pas volé leur Révolution car cette dernière n'était que l'acte initial de quelque chose de plus grand. En bref, Gleb était convaincu qu'en imposant l'autorité, il nourrissait aussi l'espoir. Du moins, il espérait que cela le nourrirait.

Mais bien sûr, comme toujours, rien n'était simple. En politique, ça ne l'était jamais. Il ne pouvait pas juste venir en Kartvélie, redresser le pays et repartir comme si rien n'était. Il devait aussi composer avec les intérêts de chaque partie car s'il comptait bien imposer une autorité ferme sur le pays, il ne pouvait faire fi des intérêts de chacun pour imposer un règne personnel sur la Kartvélie, un règne qu'il ne souhaitait pas obtenir par ailleurs. La chose politique ne passionnait pas Gleb. Un dirigeant fort n'était cependant pas fort parce qu'il était exemplaire mais parce qu'il était bien entouré et dans le cas de Gleb, il avait la puissante AFRE à sa disposition mais manquait d'appuis externes puissants en dehors des communes qui étaient loyales (et surtout dépendantes) à l'AFRE et surtout à son aide économique et militaire. Pourtant, si l'AFRE était un acteur puissant en Kartvélie, il y avait une ombre qui planait sur le pays, une ombre encore plus puissante. En effet, l'AFRE avait beau être dans les faits parfaitement coordonné avec les Estaliens, comme dans tout service, il existait des divergences de points de vues et d'intérêts. Certes, ces différends n'étaient heureusement pas idéologiques mais dans le cas de la relation entre l'Estalie et l'AFRE, c'était surtout un bras de fer d'intérêts et de stratégies différentes. Pour l'AFRE, l'important était de stabiliser la Kartvélie pour la rendre souveraine, indépendante et parfaitement capable de jouer elle aussi un rôle de base révolutionnaire en Eurysie pour tous les autres peuples, c'est la volonté propre de l'AFRE, sa vision idéale d'exporter la Révolution partout où cela est possible. Après tout, l'AFRE n'était pas estalienne, elle était internationale, au moins dans sa composition et si ses intérêts coïncidaient étroitement avec ceux de l'Estalie, l'AFRE n'était pas complètement sous le contrôle de Mistohir, malgré les préjugés et les apparences de l'organisation. Pour l'Estalie, l'intérêt était avant tout que la Kartvélie continue d'être sous son contrôle économique et politique. Seul pays majeur à ses frontières directes, il était hors de question que la Kartvélie soit un flanc vulnérable pour quiconque souhaite s'en prendre à l'Estalie indirectement. Il faut donc que le pays soit sécurisé : qu'il ne soit pas un repère à terroristes réactionnaires et fascistes, qu'il soit intégré à l'économie estalienne et pas à une puissance étrangère ou capitaliste et qu'il soit en capacité de jouer son rôle de soutien aux Estaliens si nécessaire. Aux yeux de Gleb, les Estaliens voulaient un chien obéissant, pas une nation sœur. Enfin...les Estaliens...c'est ce que le SRR voulait. Il savait qu'il ne fallait pas tous les mettre dans le même sac. En effet, quand on analyse la politique étrangère estalienne, ne pas faire preuve de nuance est souvent la plus terrible erreur que font les analystes, parfois délibérément afin d'accuser avec plus de simplicité les Estaliens d'impérialisme. C'est de cette manière que Gleb savait repérer les menteurs du reste car la nuance dans le système politique estalien permettait de comprendre pourquoi la Fédération effectuait un double poids deux mesures dans sa politique en fonction du pays. L'Estalie prône l'autonomisation de ses alliés dans la plupart des cas : Kaulthie, Altrecht, Translavya, Barvynie. Bien sûr, l'Estalie reste toujours à la recherche d'avantages stratégiques avec ses alliés, elle ne repart jamais les mains vides, comme tout pays. Cependant, on est très loin de l'assujettissement. Alors pourquoi les Estaliens sont aussi durs avec les Kartvéliens ? Parce que : le SRR. La Kartvélie est le terrain où le SRR a complètement devancé la Commission aux Relations Extérieures, où ils ont provoqués eux-mêmes la Révolution, ont mis les autorités fédérales devant le fait accompli et les ont donc forcés à s'y engager. Sauf qu'une fois le gouvernement républicain tombé, qui possédait les sources sur place ? Qui disposait des réseaux clandestins kartvéliens, avec qui les révolutionnaires kartvéliens dialoguaient et qui étaient les plus grands experts de la Kartvélie chez les Estaliens ? Toujours le SRR. Une fois de plus, le service avait juste gagné une mainmise totale sur la diplomatie estalienne dans ce pays et la promotion de l'autonomisation que souhaitait la Commission aux Relations Extérieures ne s'appliquait pas ici. Or, le SRR a une autre vision de la politique étrangère, qu'on pouvait effectivement qualifier de néo-colonialiste ; pour eux, tous les pays tombés doivent approvisionner le centre de la Révolution, la Fédération. La Kartvélie n'étant à leurs yeux qu'une entité géographique metternichienne de plus, elle est condamnée à disparaître et à intégrer la Fédération, il faut donc assujettir le pays afin de l'intégrer dans la Fédération qui se veut à terme universelle. La vision du SRR est donc radicale, elle fait fi des souhaits de la population locale, elle impose son idéologique. Et ça, Gleb ne l'appréciait pas. Mais que pouvait-il faire à part répondre aux exigences du SRR ? Il souhaitait conserver la tête sur les épaules et s'opposer au SRR n'irait pas dans ce sens, assurément.

Gleb pensait à ce qu'il devait faire afin d'adopter une position plus souveraine pour la Kartvélie mais ses réflexions furent interrompues par la porte de son bureau qui s'ouvrit. Un homme entra et ferma la porte derrière lui en silence. Gleb, agacé, se leva de son siège en colère :

"Dis donc, mon gars, vous savez frapper la porte avant d'entrer ?! Qui vous a éduqué, espèce de petit co-
L'homme sortit calmement son badge, un aigle...un agent du SRR. Gleb gloussa.
- Agent Slasnov, Services de Renseignements Révolutionnaires de la Fédération des Peuples Estaliens. Pardonnez-moi, monsieur Markovitch, j'avais un doute sur le bureau où vous étiez, vous êtes le troisième bureau que j'ouvre.
- Peu importe. Que voulez-vous ?
- Vous n'êtes pas sans savoir que l'Estalie surveille vos moindres faits et gestes. Nous n'avons rien dit à votre Coup d'Etat pacifique et nous sommes disposés à vous soutenir. Cependant...
- Rah, asseyez-vous...

L'agent s'assoit, Gleb se recule quant à lui pour contempler par la fenêtre la capitale de Tbilgorod.
- Vous saviez pertinemment que cette rencontre arriverait, monsieur Markovicth.
- Je le sais, bien sûr. Mais la situation ne me permet pas d'offrir beaucoup en concessions. La Kartvélie vous est déjà extrêmement dépendante que ce soit sur le plan monétaire, énergétique, militaire, technologique ou même alimentaire. A cela, il faut ajouter que l'Etat fédéral n'a aucune souveraineté réelle sur son propre pays, le contrôle fédéral est inexistant sur les communes et nous n'avons pas pleinement le monopole de la violence légitime. L'économie du pays est complètement désarticulée, la production industrielle s'effondre, l'agriculture reste inefficiente malgré les réformes et nos infrastructures restent fragmentées. L'armée est corrompue, le trafic d'armes est virulent, les milices communales se criminalisent, on assiste à une prédation économique généralisée. Puis c'est sans compter l'exode des qualifiés vers l'Estalie ou la formation inadéquate de la main d'oeuvre rurale.
- J'ai aussi cru comprendre qu'il y avait des violences intercommunautaires et l'émergence de mouvements radicaux...
- Oui...les nationaux-bolchéviques, dans le nord. Ils sont calmes pour l'instant, mais davantage par manque de moyens que par modération. Et puis il reste le Saïdan...
- Nous sommes au courant de la situation du pays.
- Alors que cherchez-vous en venant ici ? Vous voyez bien que je n'ai rien à offrir à part un pays en ruine.
- Oui, nous le savons fort bien et vos prédécesseurs le savaient tout autant que vous. Je ne suis pas là pour vous arracher des concessions, monsieur Markovitch.
- Alors je n'ai aucune idée de ce que vous faites ici.
- C'est très simple, monsieur Markovitch : je suis venu tâter le terrain, rien de plus. Nous connaissons votre ligne et l'ambition de l'AFRE pour ce pays. Sachez que le SRR ne s'oppose pas à votre vision de rendre la Kartvélie plus...souveraine. Si cela permet de retirer le pays du chaos ambiant, nous ne pouvons qu'applaudir. Mais bien entendu, nous ne vous laisserons faire qu'à une condition...
- Dites-moi, je m'attends au pire.
- Vous ne devez en aucun cas toucher à nos intérêts existants dans le pays.
- Voyons, c'est stupide ! Comment je peux rendre ce pays souverain s'il continue d'être dépendant de l'Estalie ? Le rendre souverain, c'est nécessairement diminuer l'influence estalienne ! Votre demande n'a ni queue ni tête !
- Calmez-vous, monsieur Markovitch. L'Estalie peut se porter garante de la souveraineté de ce pays mais elle doit pouvoir conserver la mainmise en cas de besoin. Une économie kartvélienne intégrée peut continuer à rester souveraine en s'appuyant sur l'Estalie pour prospérer. Et puis il ne faut pas oublier que si vous souhaitez rétablir le monopole de la violence légitime, les armes que vous utiliserez seront estaliennes. D'ailleurs, elles le sont déjà. Voyez-vous ce que je veux dire ?
- Non, je vous avoue.
- Domptez ce pays, donnez lui une force de travail économique suffisante et une stabilité politique fiable sur laquelle se reposer en cas de nécessité, tout en évitant que cela défavorise l'Estalie. Bien sûr, si vous souhaitez privilégier des acteurs économiques kartvéliens au lieu d'estaliens, faites donc, tant que vous compensez par autre chose. Est-ce que vous comprenez mieux ?
- Un peu mieux. Si je diminue l'influence estalienne d'un côté, je dois compenser ailleurs. C'est bien cela ?
- Exact. Tout est une question d'équilibre et de nécessité. Nous ne cherchons pas à vous bloquer, seulement à vous guider ce que vous êtes censé faire.
"

C'était un chantage grossier. Subtilement, l'agent du SRR lui disait seulement de faire le travail que le gouvernement kartvélien n'avait pas été capable de faire tout en restant un bon chien de garde des intérêts estaliens. Il savait qu'il ne pouvait pas trop y toucher de toute façon : soit parce que les cadres de l'AFRE y seraient eux-mêmes opposés, soit parce que la plupart des circuits économiques et politiques utilisés par les Estaliens en Kartvélie sont intouchables, à moins d'user de la manière forte. La manière forte...c'était un excellent moyen pour se faire éliminer par le SRR lui-même. S'il s'opposait frontalement à l'Estalie, il ne faudrait pas 24 heures à l'Estalie pour franchir la frontière, déclarer toute l'AFRE comme organisation terroriste et reprendre la main directement sur le pays. La Kartvélie devait jouer les bons soldats pour le moment, tout en se détachant le plus possible des liens avec la dépendance estalienne. Gleb soupira avant d'acquiescer :

"Très bien, comme vous le voudrez.
- Je vois que nous nous comprenons. Eh bien monsieur Markovitch, j'espère que vous tiendrez parole. Je vous tiendrais informé de l'avis du SRR sur vos politiques, n'oubliez pas que nous surveillons chacun de vos gestes. Bonne journée.
"

L'agent repartit. Gleb était frustré et avait un léger goût amer dans la gorge. Il avait la sévère impression qu'on lui avait forcé la main, qu'on l'avait forcé à ravaler les couleuvres et à se plier aux exigences d'un chef. C'était donc ça, la Révolution aux yeux du SRR ? Gleb secoua la tête et se replongea dans les dossiers sur son pays. Il devait d'abord rétablir l'ordre public dans ce pays, une tâche déjà bien ardue en soit.
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Le Prix de la Loyauté :

Peut-on rester neutre dans une société polarisée, en quête de sens ?



Qui dois-je servir ? L'étranger ou mon peuple ?

⮕ Une administration secouée.


La lampe de bureau d'Avtandil Lordkipanidze vacillait légèrement, signe que les coupures d'électricité programmées allaient bientôt commencer. Il consulta sa montré, vingt-deux heures trente, il avait encore trente minutes avant que le générateur de secours ne prenne le relais pour les bâtiments administratifs prioritaires. Trente minutes pour terminer son rapport mensuel sur les flux d'exportation énergétique, ce document que personne ne lirait vraiment mais que tout le monde attendait comme preuve que l'administration fonctionnait encore. Avtandil soupira en contemplant les colonnes de chiffres sur son écran, des chiffres qui racontaient une histoire bien différente de celle que les communiqués officiels du Conseil Révolutionnaire Provisoire aimaient répéter. Quarantre-trois ans, diplômé de l'Institut des Finances de Tbilgorod en 1997, quasiment vingt ans de carrière dans l'administration républicaine, trois ans de purgatoire post-révolutionnaire et maintenant directeur adjoint du Bureau de Coordination des Flux Energétiques au sein du Bureau des Finances du nouveau régime de l'AFRE qui supplantait l'ancien Conseil aux Politiques économiques. Une trajectoire qui aurait pu être glorieuse si elle n'avait pas été constamment entrecoupée de compromis, de serments d'allégeance successifs à des régimes qui s'effondraient les uns après les autres, de nuits passées à se demander si demain il serait encore considéré comme un serviteur utile ou comme un vestige embarrassant du passé.

Il n'avait jamais été un homme politique, jamais adhéré à aucun parti, ni sous la République Socialiste de sa jeunesse, ni sous la République libérale qui avait suivi, et certainement pas maintenant sous ce régime hybride où personne ne savait vraiment qui gouvernait. Il était un technicien, un fonctionnaire dans le sens le plus noble et le plus obscur du terme, quelqu'un qui croyait que derrière les grandes déclarations idéologiques et les Coups d'Etats spectaculaires, il fallait bien que quelqu'un maintienne les systèmes en état de marche, que quelqu'un sache où allaient les barils de pétrole et les mètres cubes de gaz, que quelqu'un établisse les bilans et signale les anomalies. C'était sa contribution modeste à la société kartvélienne, sa manière à lui de servir le bien commun indépendamment du drapeau qui flottait sur les bâtiments officiels. Lorsque la Révolution Brune avait éclaté en février 2015, il avait d'abord eu peur, peur d'être purgé comme tant d'autres fonctionnaires associés à l'ancien régime, peur que ses années de service soient effacées d'un trait de plume par des révolutionnaires impatients de faire table rase du passé. Mais l'amnistie générale accordée par le Comité de Reconstruction aux fonctionnaires acceptant de continuer à servir l'avait sauvé et il s'était retrouvé à faire exactement le même travail sous un autre intitulé, dans le même bureau encombré de dossiers, avec les mêmes collègues survivants qui comme lui avaient courbé l'échine et juré qu'ils n'avaient jamais vraiment cru à l'ancien système. La République libérale était corrompue jusqu'à la moelle, ils le savaient tous, ils avaient vu de leurs yeux les oligarques piller les ressources nationales, les fonctionnaires supérieurs s'enrichir scandaleusement tandis que les services publics s'effondraient. La Révolution était donc nécessaire, ils en étaient convaincus maintenant avec le recul bienvenu de l'amnésie sélective et s'ils avaient servi l'ancien régime, c'était pas nécessité vitale et non par adhésion philosophique.

Avtandil s'était accommodé de ce mensonge collectif parce qu'il lui permettait de continuer à faire ce qu'il savait faire, parce qu'il avait une femme et deux enfants à nourrir dans un pays où les opportunités d'emploi stable se comptaient sur les doigts d'une main, parce qu'au fond il croyait sincèrement que sa présence dans l'appareil d'Etat nouveau était préférable à son remplacement par un incompétent idéologiquement pur mais techniquement inapte. Les premiers mois après la Révolution avaient étés chaotiques mais pas désespérés, le Comité de Reconstruction avait fait de son mieux avec des moyens limités et même si les décisions économiques étaient souvent discutables d'un point de vue strictement technique, au moins elles partaient d'une volonté sincère de reconstruire le pays sur des bases plus justes. Il y avait eu des rationnements, des pénuries, des files d'attente interminables mais aussi un sentiment diffus que peut-être cette fois les choses seraient différentes, que l'argent du pétrole et du gaz ne finirait pas uniquement dans les poches d'une élite rapace mais bénéficierait réellement à la population. Cette illusion n'avait pas duré très longtemps. Dès l'été 2015, Avtandil avait commencé à remarquer des anomalies dans les rapports d'exportation qui lui passaient entre les mains. Des volumes de gaz naturel déclarés comme consommation domestique mais dont les relevés des centrales de distribution ne confirmaient pas la destination finale. Des cargaisons de pétrole brut quittant les gares ferroviaires kartvéliennes avec des destinations officielles en Estalie mais dont les documents douaniers estaliens qu'il avait pu consulter via les accords de coopération administrative ne mentionnaient pas l'arrivée. Des écarts statistiques qu'on pouvait attribuer à des erreurs de saisie ou à des retards administratifs dans un premier temps mais qui en s'accumulant dessinaient un motif troublant. Il avait d'abord supposé qu'il s'agissait de la corruption habituelle, celle qui avait gangrené l'administration républicaine et qui survivait manifestement au changement de régime, des fonctionnaires intermédiaires détournant quelques pourcents de production pour les revendre au marché noir. C'était répréhensible mais compréhensible, presque banal dans un pays où les salaires officiels ne permettaient pas toujours de vivre décemment. Il avait rédigé des notes de service, signalé les anomalies à sa hiérarchie comme le prescrivaient les procédures, pensant naïvement que le nouveau régime avec sa rhétorique anti-corruption y verrait une priorité. Les réponses avaient été étrangement évasives, on lui avait assuré que des vérifications étaient en cours, que les écarts provenaient de changements dans les procédures comptables liés à la transition vers le nouveau système économique, que tout était sous contrôle. Mais les anomalies continuaient, s'amplifiaient même et Avtandil avait commencé à se poser des questions plus dérangeantes. Ce n'est qu'à l'été 2016, avec l'arrivée massive de l'AFRE sur le territoire kartvélien, que les pièces du puzzle avaient commencé à s'assembler dans son esprit. L'Agence des Forces Révolutionnaires Expéditionnaires s'était d'abord présentée comme une force de soutien militaire, des camarades internationalistes venus aider la jeune Fédération à se défendre contre les menaces extérieures et intérieures mais très rapidement, l'AFRE avait étendu ses tentacules bien au-delà du domaine strictement militaire, s'immisçant dans la logistique, le transport, la gestion des ressources stratégiques...et c'est là que les choses avaient pris une tournure véritablement inquiétante.

Un soir de Novembre 2016, Avtandil était resté tard au bureau pour finaliser un rapport trimestriel lorsqu'il avait reçu par erreur un dossier qui n'était manifestement destiné à son niveau hiérarchique. Le coursier interne, un jeune homme fatigué en fin de service, avait simplement déposé l'enveloppe cachetée sur son bureau en marmonnant un numéro de référence avant de disparaître dans les couloirs sombres du Bureau. L'enveloppe portait le tampon rouge du Conseil de Coordination Economique, une instance nouvellement créée qui faisait office d'interface entre le gouvernement kartvélien et les représentants économiques de l'AFRE. Avtandil aurait dû immédiatement signaler l'erreur et renvoyer le document par les voies appropriées, c'est ce que prescrivaient les règlements, c'est ce qu'aurait fait un fonctionnaire prudent et soucieux de ne pas s'attirer d'ennuis mais la curiosité l'avait emporté, cette curiosité malsaine qui pousse parfois les gens ordinaires à soulever le voile sur des choses qu'ils auraient mieux fait d'ignorer. Il avait ouvert l'enveloppe, en avait extrait une liasse de documents dactylographiés couverts de tableaux et de graphiques et avait commencé à lire. Ce qu'il avait découvert cette nui-là avait changé à jamais sa perception de ce qui se passait réellement en Kartvélie. Le dossier détaillait les accords bilatéraux conclus entre certaines communes kartvéliennes et l'AFRE concernant l'exploitation et l'exportation des ressources naturelles. La commune d'Urmeli et ses gisements de lithium figuraient en bonne place avec un protocole de sécurisation qui accordait à l'AFRE le droit de prélever une quote-part substantielle de la production en échange de services de protection et de logistique. Mais ce qui avait véritablement glacé le sang d'Avtandil, c'était la découverte d'un réseau complexe de sociétés intermédiaires dont il n'avait jamais entendu parler dans ses fonctions officielles. GLOVAR, une coopérative enregistrée en Estalie qui gérait apparemment une partie significative du transport ferroviaire des ressources minières ; TamaRex, une coopérative de transport dont le siège social était situé quelque part dans le sud de la Kartvélie mais qui n'apparaissait dans aucun registre officiel ; Ergons Cooperative, une structure de stockage dont les archives fiscales étaient partiellement classifiées pour des raisons de sécurité nationale. Le dossier contenait des estimations de flux financiers qui donnaient le vertige, des dizaines de millions d'unitas circulant à travers ce réseau opaque, des marges de profit qui araient fait pâlir d'envie les oligarques de l'ancien régime mais surtout, ce qui avait frappé Avtandil, c'était le degré de sophistication du système. ce n'était pas une corruption primitive et désorganisée, c'était une architecture économique soigneusement planifiée avec des couches de légalité apparente qui rendaient difficile toute contestation formelle. Les communes signaient volontairement ces accords, attirées par les promesses de sécurité et d'investissements infrastructurels. Les sociétés intermédiaires opéraient dans des zones grises juridiques où le droit fédéral kartvélien était soit absent, soit inapplicable. Les flux financiers transitaient par des canaux qui échappaient largement au contrôle des institutions kartvéliennes, utilisant le système bancaire estalien ou des mécanismes de compensation directe qui ne laissaient que des traces comptables minimales.

Avtandil avait passé la nuit à photocopier discrètement les documents les plus révélateurs, utilisant la vieille machine bruyante du couloir pendant que les gardiens de nuit faisaient leur ronde ailleurs dans le bâtiment. Il avait ensuite remis l'enveloppe dans le circuit interne avec une note expliquant l'erreur de livraison, espérant que personne ne remarquerait le léger retard ni ne se poserait de questions sur ce qu'il avait fait entre-temps. Les jours suivants avaient été une torture psychologique, chaque regard d'un collègue lui semblait chargé de suspicion, chaque appel téléphonique pouvait être celui qui annoncerait sa convocation pour interrogatoire. Mais rien ne s'était passé, l'incident était apparemment passé inaperçu dans le chaos administratif habituel et Avtandil s'était retrouvé en possession d'un secret qui pesait de plus en plus lourd sur sa conscience. Que faire de cette information ? A qui pouvait-il la transmettre ? Le gouvernement fédéral kartvélien était soit complice soit impuissant, probablement les deux à la fois. Les médias officiels étaient largement contrôlés par l'AFRE ou ses alliés et les rares journalistes indépendants qui osaient poser des questions embarrassantes avaient tendance à disparaître ou à être réduits au silence par diverses formes de pression. Contacter les médias étrangers ? C'était théoriquement possible mais extrêmement risqué, les communications internationales étaient les plus surveillées et un fonctionnaire du Bureau des Finances transmettant des documents sensibles à l'étranger serait immédiatement accusé de trahison et d'espionnage. Les mois avaient passé, Avtandil avait continué à exercer ses fonctions en apparence normalement tout en développant une forme de double conscience schizophrénique. Le jour, il était le technocrate loyal qui traitait les dossiers, rédigeait les rapports, participait aux réunions interminables où l'on discutait de quotas de production et d'allocations budgétaires. Le soir, dans le secret de son appartement exigu, il épluchait les documents qu'il avait réussi à accumuler au fil du temps, croisant les informations, établissant des connexions, cartographiant mentalement ce système de captation économique qui se déployait sous le vernis de la solidarité révolutionnaire.

Il avait découvert l'existence du complexe douanier d'Abekha et son rôle central dans le dispositif. Situé à la frontière entre la Kartvélie et l'Estalie, Abekha contrôlait plus de 40% du fret terrestre transitant entre les deux pays. Officiellement géré conjointement par les douanes kartvéliennes et estaliennes, le complexe était dans les faits largement dominé par les unités de soutien de l'AFRE qui avaient installé des terminaux de gestion parallèle du fret, distincts du système informatique fédéral kartvélien. Un logiciel propriétaire nommé NAYRA, développé en Estalie, gérait l'essentiel des opérations et les douaniers kartvéliens n'avaient accès qu'à une fraction des données transitant par le système. Avtandil avait réussi à obtenir, par l'intermédiaire d'un collègue travaillant au service des douanes et qui ne comprenait pas lui-même l'importance de ce qu'il partageait, des fragments de logs du système NAYRA. Ces logs révélaient l'existence d'une contribution dite volontaire prélevée sur les camions entrant à Abekha, une taxe variante entre 8 et 12% de la valeur déclarée des marchandises. Cette taxe n'apparaissait dans aucun budget officiel kartvélien, les sommes collectées étant directement versées à des comptes gérés par l'AFRE sous prétexte de financement de la protection des convois et de l'entretien des infrastructures de sécurité. En extrapolant à partir des volumes de fret connus et des taux de prélèvement observés, Avtandil avait estimé que cette seule source générait pour l'AFRE entre 4 et 6 millions d'unitas mensuels, sommes considérables qui échappaient totalement au contrôle budgétaire des institutions kartvéliennes et qui finançaient des activités dont personne ne rendait compte publiquement.

Le secteur énergétique présentait des anomalies encore plus massives. Avtandil avait accès par ses fonctions aux statistiques de production des gisements de gaz et de pétrole, aux données de raffinage, aux relevés d'exportation officiels. En théorie, tous ces chiffres devaient s'emboîter dans un bilan cohérent où la production moins la consommation domestique égalait les exportations avec une marge d'erreur statistique acceptable de quelques pourcents mais lorsqu'il avait tenté d'établir ce bilan pour l'année 2016, les chiffres refusaient obstinément de concorder. Il manquait quelque chose, une quantité substantielle d'hydrocarbures qui disparaissait quelque part entre les puits d'extraction et les destinations finales officielles. Les coopératives mixtes estalo-kartvéliennes qui éraient les exportations fournissaient des rapports agrégés difficiles à vérifier en détail, invoquant régulièrement des questions de confidentialité commerciale ou de sécurité opérationnelle pour refuser l'accès aux données granulaires. Avtandil avait fini par comprendre que ces coopératives mixtes, dominées par des cadres estaliens comme le mentionnaient les documents qu'il avait accumulés, fonctionnaient selon des règles opaques où les intérêts kartvéliens étaient systématiquement subordonnés à d'autres considérations. Les contrats d'exportation étaient conclus à des prix préférentiels, c'est-à-dire inférieurs aux cours internationaux, officiellement pour soutenir l'économie estalienne alliée mais concrètement pour transférer une partie substantielle de la rente énergétique kartvélienne vers l'Estalie. Les mécanismes de mutualisation des recettes, gérés par des institutions où l'influence estalienne était déterminante, redistribuaient ensuite une fraction de ces revenus à la Kartvélie sous forme de prêts, de subventions ou d'investissements infrastructurels mais toujours dans un cadre qui maintenait la dépendance structurelle.

L'ironie de la situation n'échappait pas à Avtandil. Sous la République libérale, les oligarques kartvéliens avaient pillé les ressources nationales pour leur enrichissement personnel, accumulant des fortunes scandaleuses tandis que la population s'appauvrissait. Le système était brutal, cynique, ouvertement prédateur. Mais au moins, il était transparent dans sa corruption, chacun savait qui volait quoi et comment. Le nouveau système était infiniment plus sophistiquée, habillé du langage de la solidarité révolutionnaire et de l'internationalisme, opérant à travers des structures formellement légales et démocratiques. Les communes signaient volontairement les accords de l'AFRE, personne ne les forçait explicitement. Les coopératives mixtes fonctionnaient selon des statuts approuvés par les instances compétentes. Les flux financiers transitaient par des canaux bancaires réguliers. Tout était en ordre sur le papier. Sauf que le résultat final était le même, la richesse produire par le travail et les ressources des Kartvéliens finissait ailleurs et la population locale ne voyait qu'une fraction de ce qui lui revenait légitimement. La différence cruciale était que cette fois, il était presque impossible de protester parce que le système se présentait comme l'incarnation même de la justice sociale et de la libération anticoloniale. Critiquer l'AFRE revenait à se faire accuser de réactionnaire, de nationaliste étroit d'esprit, d'agent de l'impérialisme capitaliste onédien. Le langage révolutionnaire était devenu l'instrument de sa propre négation, un outil de légitimation d'un nouvel ordre extractif aussi efficace que l'ancien mais beaucoup plus difficile à remettre en question. Avtandil avait beaucoup hésité sur la conduite à tenir. Sa formation de fonctionnaire lui dictait de respecter la chaîne hiérarchique, de faire confiance aux institutions, de supposer que les autorités supérieures avaient accès à une vue d'ensemble qui justifiait ce qui lui semblait être des anomalies. Peut-être que ces arrangements complexes avec l'AFRE étaient le prix nécessaire à payer pour la sécurité et la stabilité du pays. Peut-être que dans la grande stratégie révolutionnaire ces transferts de ressources servaient des objectifs légitimes qu'un simple technocrate comme lui ne pouvait pas comprendre. Peut-être que s'opposer à ce système reviendrait à affaiblir la Révolution elle-même et à faire le jeu des forces réactionnaires qui n'attendaient qu'une occasion pour reprendre le pouvoir. Ces rationalisations l'avaient maintenu dans l'inaction pendant de longs mois, lui permettant de continuer à se lever chaque matin et à se rendre au bureau sans avoir l'impression de trahir ses propres valeurs mais cette façade psychologique s'était progressivement fissurée au fur à mesure qu'il accumulait les preuves de l'ampleur du système et qu'il constatait ses effets concrets sur la population. Les promesses de reconstruction et de prospérité tardaient à se matérialiser malgré les années écoulées depuis la Révolution. Les pénuries persistaient, les services publics restaient défaillants, les inégalités se recréaient sous de nouvelles formes. Les communes qui avaient signé des accords avec l'AFRE bénéficiaient certes de certains investissements infrastructurels mais ces investissements étaient toujours orientés de manière à servir prioritairement les intérêts de l'AFRE elle-même, facilitant l'extraction et le transport des ressources plutôt que le développement économique local autonome.

Le Coup d'Etat d'août 2017 avait représenté un tournant dans les réflexions d'Avtandil. Lorsque Gleb Markovitch et l'AFRE avaient pris le contrôle officiel des institutions kartvéliennes, suspendant la Constitution et établissant le Conseil Révolutionnaire Provisoire, la façade de normalité démocratique s'était définitivement effondrée. Il n'était plus possible de prétendre que la Kartvélie était un pays souverain dont la population décidait librement de son destin. Le masque était tombé, révélant ce que beaucoup suspectaient déjà, l'AFRE n'était pas une organisation de soutien temporaire mais la véritable structure de pouvoir dans le pays. Cette prise de conscience aurait pu pousser Avtandil à démissionner, à quitter l'administration et à chercher refuge dans l'anonymat d'un emploi quelconque dans le secteur privé qui subsistait encore marginalement mais il avait rapidement réalisé que démissionner reviendrait à abandonner le terrain à laisser le champ complètement libre aux forces qu'il considérait maintenant comme occupantes. En restant à son poste, il conservait au moins un accès privilégié à l'information, une capacité d'observation qui pourrait peut-être servir à quelque chose un jour et puis il y avait cette question lancinante qui le hantait de plus en plus, si lui qui comprenait ce qui se passait choisissait le silence et l'inaction, qui d'autre pourrait témoigner de la vérité ? Les semaines suivant le Coup d'Etat avaient vu le déploiement de l'Opération Consolidation, cette vaste campagne de désarmement et d'intégration des milices communales dont tout le monde parlait. Avtandil avait observé avec un mélange de fascination et d'horreur la manière dont l'AFRE avait méthodiquement établi son contrôle sur l'ensemble du territoire, utilisant alternativement la carotte et le bâton, les promesses économiques et la menace militaire, pour contraindre les acteurs locaux à accepter son autorité. Il tourna la page pour regarder l'auteur : signé par une certaine Tamara Beridze qu'il ne connaissait pas personnellement mais dont il admirait le courage. Elle avait exposé en détail les mécanismes de cette opération. Lisant cet article dans son bureau désert un soir d'octobre, Avtandil avait été frappé par la précision de l'analyse et s'était demandé quelles sources avaient permis à la journaliste d'accéder à autant d'informations normalement confidentielles. Il y avait manifestement au sein de l'appareil de l'AFRE ou de l'administration kartvélienne des gens qui comme lui étaient mal à l'aise avec ce qui se passait et cherchaient des moyens de faire circuler l'information. Cette découverte l'avait à la fois rassuré et inquiété. Rassuré parce qu'elle signifiait qu'il n'était pas seul dans son malaise, qu'il existait une forme de résistance diffuse même au sein des structures de pouvoir. Inquiété parce qu'elle impliquait que les risques de fuite étaient réels et que les services de sécurité devaient être en train de resserrer leur surveillance pour identifier et neutraliser les sources. C'est dans ce contexte tendu que s'était produit l'incident qui allait forcer Avtandil à prendre une décision. Un matin de début octobre, il avait reçu la visite d'un commissaire de l'AFRE accompagné de deux assistants en uniforme. L'homme, la trentaine, visage sévère et regard perçant, s'était présenté comme le nouveau superviseur de liaison chargé d'assurer la coordination entre le Bureau de Coordination des Flux Energétiques et les structures opérationnelles de l'AFRE. Traduction : un contrôleur politique placé là pour surveiller le travail des fonctionnaires et s'assurer qu'aucune information sensible ne fuite vers l'extérieur.

Le commissaire avait expliqué d'un ton neutre mais ferme que désormais tous les rapports produits par le bureau devraient être soumis à une révision de sécurité avant transmission aux instances supérieures ou à d'autres départements. Cette révision visait officiellement à protéger les informations commercialement sensibles et à prévenir tout risque d'espionnage économique de la part d'entités hostiles. Dans les faits, cela signifiait qu'un représentant de l'AFRE aurait un droit de regard et de veto sur tout ce que produisait le bureau, avec le pouvoir de censurer ou de modifier tout contenu jugé problématique. Avtandil avait poliment acquiescé, sachant qu'il n'avait aucun moyen de s'opposer à cette mesure sans se signaler immédiatement comme élément suspect. Le commissaire et ses assistants s'étaient installés dans un bureau adjacent, séparé par une cloison vitrée qui leur permettait d'observer en permanence les allées et venues dans le service. L'atmosphère de travail s'était immédiatement alourdie, les collègues d'Avtandil adoptant instinctivement une attitude de prudence extrême, pesant chaque mot, évitant toute discussion qui ne soit pas strictement professionnelle. C'était comme si une chape de plomb était tombée sur le service, étouffant toute spontanéité, transformant chaque interaction en performance calculée destinée à ne pas éveiller les soupçons. Cette surveillance rapprochée avait paradoxalement renforcé la détermination d'Avtandil. L'installation de ce système de contrôle démontrait que les autorités étaient conscientes des risques de fuite et cherchaient activement à les prévenir, ce qui signifiait que l'information qu'il détenait avait réellement de la valeur et du potentiel subversif. Si le régime se donnait tant de mal pour empêcher que certaines vérités ne soient connues, c'est que ces vérités constituaient une menace pour sa légitimité. Avtandil devait agir.
8305
Tbilgorod, ville divisée :

Désespoir m'habite dans l'espérance de jours meilleurs.



Qui sommes-nous ?
⮕ (Re)construire son identité.


Je prends le tramway numéro 12 tous les matins et tous les matins, je traverse quatre pays différents en quarante minutes. Le tramway part de chez moi, dans le quartier d'Avlabari à l'est de la capitale. A six heures, il fait encore nuit en cette période hivernale. Les réverbères ne fonctionnent que par intermittence, créant souvent des îlots de lumière jaune dans l'obscurité. Les gens qui montent avec moi dans le tramway ont tous le même regard, celui qui ne se pose nulle part et qui traverse les choses sans les voir. On se connaît tous, on habite dans les mêmes immeubles depuis des années mais on ne se parle jamais. Avlabari est un de ces quartiers où le silence règne en maître ; pas un silence paisible de recueillement mais plutôt celui de la gorge serrée, comme si on vous étranglait inlassablement pour vous empêcher de vous exprimer. La nuit dernière encore, quelqu'un avait tagué "DEHORS" en lettres rouges sur le mur de la boulangerie du coin. Ce matin, une couche de peinture grise l'a recouvert. Demain, ce tag réapparaîtra, sûrement au même endroit, ou peut-être ailleurs. C'est un peu notre façon de respirer ici, avec des graffitis qui naissent et meurent puis qui ressuscitent pour mourir de nouveau. Mais dans le tramway, personne ne parle, personne ne s'exprimer, personne ne lit le journal ou parle des nouvelles. Il n'y a plus qu'un seul journal qui traîne en ville de toute façon et tout le monde sait déjà d'avance ce qu'il contient.

Le tramway grimpe vers le quartier de Saburtalo. Ici, les immeubles sont plus hauts mais aussi plus gris, alignés comme des sentinelles fatiguées. Des femmes montent, des hommes en costume élimé. Ils portent des mallettes, des sacs de courses déjà remplis bien que les marchés ne soient pas encore ouverts, signe qu'ils ont fait leurs courses hier soir, qu'ils planifient, qu'ils économisent. Saburtalo, c'est le quartier connu des professeurs, des médecins, bref des gens qui lisent des livres et discutent régulièrement de politique en temps normal. Aujourd'hui, ce quartier est devenu un aquarium, les gens y évoluent lentement, prudemment, en évitant de faire des vagues. Une femme d'une cinquantaine d'années monte à l'arrêt Paliashvili. Je la reconnais, elle enseignait à l'université, je crois. Elle se tient droite, menton relevé mais ses mains tremblent légèrement en tenant la barre métallique. Son fils était étudiant en journalisme. On ne l'a plus vu depuis Novembre au moins. Personne ne pose la question après tout. Dans l'appartement d'à côté du sien, quelqu'un a certainement eu les oreilles qui traînaient. Saburtalo a appris à vivre avec ses fantômes, il faut dire. Les cafés sont ouverts mais restent vides, les librairies ont remplacé les essais politiques par des livres de cuisine. On ne refait plus le monde à Saburtalo, comme auparavant, on se contente de survivre à celui-ci.

Le tramway descend vers le centre. Le centre-ville, c'est carrément une autre planète. Les rues sont propres, les lampadaires fonctionnent tous, les façades des immeubles ont été repeintes dans des tons ocre et beige. Des hommes en costume noir descendent de voitures estaliennes, des uniformes de l'AFRE patrouillent en trinôme. Les terrasses des cafés sont occupées dès sept heures du marin par des gens qui boivent du café importé et parlent à voix basse en consultant des tablettes. Ils ont l'air de gens qui dorment bien, qui ne sursautent pas quand on frappe à leur porte. Le centre-ville est un peu une forme de mise en scène, un décor construit pour démontrer au monde que tout va bien, que l'ordre règne, que le pays se reconstruit. J'y travaille, dans un de ces ministères aux couloirs interminables. Je tape des rapports que personne ne lit, j'assiste à des réunions où l'on parle de quotas et de plans de relance et où les commissaires de l'AFRE hochent la tête pendant que des fonctionnaires kartvéliens expliquent pourquoi les objectifs n'ont pas été atteints, faisant mine de comprendre ce qu'on essayait tant bien que mal de leur expliquer. Le centre-ville est un peu une bulle de verre. De l'intérieur, on ne voit pas le reste de la ville et puis bon, c'est pas comme si on voulait le voir.

Le soir, quand je reprends le tramway en sens inverse, je fais un détour par le quartier de Samgori, vers le sud de la capitale. Je n'ai aucune raison d'y aller mais à vrai dire, j'aime observer cet endroit. Samgori, c'est un peu le seul endroit de Tbilgorod où les gens semblent encore bien vivants. Les chantiers de construction y bourdonnent jusqu'à la nuit tombée, des hommes en gilet orange travaillent sous des projecteurs. Les cafés ouvriers sont bondés, bruyants et on y rit, on y gueule, on y joue aussi, j'ai rarement vu autant de jeux d'argent sur les tables des cafés. Les murs sont couverts de fresques révolutionnaires, des ouvriers aux muscles saillants qui y brandissent des outils et des armes comme une forme de mise en scène de construction collective. Au fond, personne ne les regard vraiment, elles font partie du décor d'ensemble comme pouvait l'être les panneaux publicitaires avant la Révolution. Les hommes qui travaillent ici touchent trois fois ce qu'ils gagnaient il y a un an...enfin, quand ils gagnaient quelque chose. Ils ne posent généralement pas de questions sur qui paie, d'où vient l'argent, ce que ça signifie à long terme. L'important, pour eux, c'est que les enfants mangent, c'est tout ce qui compte à leurs yeux. Mais un jour, j'ai vu un contremaître engueuler un superviseur estalien, les ouvriers s'étaient arrêtés de travailler pour réclamer des casques de sécurité qu'on leur avait promis depuis plusieurs semaines. Le superviseur hurlait qu'ils sabotaient le projet mais les ouvriers refusaient de bouger d'un pouce. Un commissaire politique de l'AFRE est arrivé, il a écouté, il a promis. Les casques sont arrivés deux jours plus tard. Ce n'était rien, c'était un incident tout à fait mineur mais j'y pense souvent en me disant qu'ici, la loyauté achetée reste une loyauté conditionnelle.

Le tramway file vers l'ouest de la capitale, vers le quartier de Vake où se situe le campus universitaire. Je descends parfois là-bas pour marcher dans les allées désertes entre les bâtiments de pierre. L'université est un tombeau, à mon sens. Les salles de cours sont à moitié vides, les cafétérias sont silencieuses et les étudiants que je croise ont souvent tendance à marcher la tête baissée, pressés, comme s'ils ne voulaient pas être ici mais ailleurs. Avant, je me souviens qu'il y avait dans ce campus des groupes qui discutaient sous les arbres, des tracts universitaires circulaient régulièrement et des débats en assemblée générale étaient régulièrement organisés sur l'avenir du pays. Quand je pense que Vake a été le berceau du courant de pensée libertaire kartvélien, ça devient presque dramatique de constater qu'aujourd'hui, les conférences politiques sont désertes, les professeurs semblent donner leurs cours sans aucune énergie. J'ai un ami qui enseignait la littérature qui m'a dit qu'il partait. "Je ne peux plus faire semblant", m'a-t-il dit. "Faire semblant de quoi ?", j'ai demandé. Il n'a pas répondu. Il est parti en Estalie le mois dernier. Je ne lui en veux pas.

Quand le tramway arrive au terminus, à Didube, tout au nord de la capitale, le cercle du tramway est bouclé. Didube ressemble beaucoup esthétiquement à Avlabari. Ce sont les mêmes immeubles décrépits, les mêmes rues mal éclairées et les mêmes visages minés d'aliénation et de dépression que je croise habituellement dans mon quartier. Mais Didube a une petite particularité à elle : c'est là que partent les bus pour les régions, les grands cars qui vont vers l'aéroport international ou vers le sud, vers l'Estalie. Chaque jour, des gens montent dans ces bus avec des valises, des ballots et des enfants endormis, ne revenant généralement jamais. Didube est un peu le dernier endroit qui voient encore des gens partir. C'est une gare de triage pour les exilés volontaires, ce qui ont décidé que Tbilgorod n'était plus vivable ou que la Kartvélie n'avait plus d'avenir et qu'il valait donc mieux tenter sa chance ailleurs. Pourtant, qui les prendrait ? Beaucoup de pays se méfient des immigrés kartvéliens, possibles agents doubles communalistes tandis que d'autres ne veulent juste pas se mettre en mauvais termes avec l'Estalie compte tenu de la présence d'opposants politiques souvent nationalistes parmi les réfugiés. Les seuls qui avaient un avenir, c'était ceux qui partaient en Estalie, où beaucoup avaient déjà décidé d'en faire leur nouveau foyer. Mais si tout le monde part en Estalie, qui reste à la maison pour reconstruire le pays ? Pourquoi se plaindre de l'absence d'avenir de la Kartvélie si ces personnes n'y participent déjà pas et préfèrent laisser la tâche à ceux qui n'ont ni le luxe, ni les moyens, ni le souhait de partir de leur terre natale ? C'est incompréhensible pour moi. Je remonte dans le tramway. Demain, je referai le même trajet. Je traverserai le même pays, je verrai les mêmes visages. Tbilgorod n'est plus vraiment une ville à mes yeux mais un archipel de solitudes qui coexistent sans se toucher. Le centre prospère ne regarde pas vers des quartiers comme Avlabari qui résiste en silence, Saburtalo se terre dans ses appartements, Samgori construit des immeubles pour oublier sa situation, le campus de Vake se vide et Didube voit partir ceux qui ne croient plus en la cause. Une ville divisée ne tient que par l'habitude dans le fond. On se lève, on prend le tramway, on fait semblant. Un jour, peut-être, quelqu'un refusera de monter dans ce maudit tramway. Et ce jour-là, quelque chose basculera...ou peut-être pas. Peut-être qu'on continuera à tourner en rond, quartier après quartier, pays après pays, jusqu'à qu'il n'y ait plus de tramway du tout. Je descends à mon arrêt, la nuit est tombée. Les réverbères clignotent. Demain, le graffiti sera revenu sur le mur de la boulangerie.
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