22/10/2017
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Index du forum Continents Nazum An Hêv 📖 [Journal de Jan Pancar]

Récit de Jan Pancar et découverte de An Hêv

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Entrée I

Ça y est. C’est fait. Je suis un fantôme.
Ils m’ont coupé la langue. Pas avec une lame. Avec du silence.
Mon ardoise, confisquée. Mon stylo, je le garde, mais à quoi bon ?
Je pourrais gribouiller sur les murs de la cabane comme un gosse.
Personne ne regarderait. J’ai juste ce morceau de scorie qui me hante et que j’ai pu garder aussi.

On m’a imposé un gardien, “Sêlya”.
Il se tient près de la porte, immobile, à faire tourner cette putain de croix en bois entre ses doigts.
Il a des muscles sous sa tunique, ce petit con serein.
Il me regarde sans me voir, comme si j’étais un caillou qui devait apprendre à prier.
C’est l’incarnation de la patience.
Un gâchis d'énergie humaine, de la main-d’œuvre non productive, juste pour surveiller ma gueule.
Je le méprise.

La colère. Elle bout. Elle veut casser des choses.
Je veux hurler. Je veux rentrer.

Puis, quelques heures plus tard, “Shîrâ” est arrivée.
Elle n'avait pas l'air d'une geôlière.
Un peu plus jeune que moi, d’un roux resplendissant et d’une féminité naturelle.
Elle fait partie de la famille du vieux, ça se voit et c’est lui qui me l’a assignée.
La même autorité tranquille.
Elle a posé une petite ardoise, et un bâton de craie, sur la table de pierre.
Elle a dit un mot. « Lishana. » La langue.

J’ai détourné la tête. J’ai serré les poings.
Allez vous faire foutre. Je ne suis pas votre singe savant.
Surtout que vous m’avez enlevé l’ardoise mais elle revient avec une.

Elle n’a pas insisté.
Elle a attendu. Le silence, encore.
Un silence qui appuie, qui écrase. Puis, elle s’est levée.
Elle a regardé Sêlya, un signe de tête.
Elle s’est dirigée vers la porte et m’a fait signe de la suivre.
Où ? Pour quoi faire ?

Ma curiosité de merde a été plus forte que ma rage.
Je me suis levé.
Sêlya s’est mis en mouvement derrière moi, une ombre silencieuse.

Dehors. L’air. La lumière du jour.
Ça m’a frappé comme une gifle.
Je respire un peu mieux.
Shîrâ marche, sans se retourner.
Elle ne me conduit pas vers une salle de classe.
Elle m’emmène sur un chemin de terre, qui monte vers les collines.

C’est ça, la leçon ? Une promenade ?

Je regarde autour. Je sors mon carnet.
Mon réflexe. Mon arme.

Shîrâ jette un œil en arrière, voit le carnet, et dit rien.
Elle laisse faire. Alors j’écris.
Je note ce que je vois. Par défi. Parce que c’est tout ce qui me reste.

Ils ne m’ont pas jeté dans un cachot. Ils m’ont mis en quarantaine. Avec deux anges gardiens. Une qui sait tout de moi, un autre qui prie pour mon âme.
Je suis l’ingénieur sans voix. Le problème à résoudre. Leur nouveau projet communautaire. Mon Qurbana, c’est de me laisser transformer. Et je déteste ça.




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Entrée II

La rage est partie.
Il ne reste qu'une frustration froide, une amertume de métal oxydé.

Shîrâ a obtenu ce qu'elle voulait.
Elle m'a forcé à regarder au-delà de la forge, au-delà de mes chiffres.
Debout sur cette crête, avec Sêlya, mon ombre pieuse, tel un vautour silencieux, je vois enfin Kensha.
Et c’est une machine parfaite.
Je sors mon carnet et mon stylo.
Plus d'ardoise pour les plans, mais il me reste la cartographie sociologique.
Je ne trace plus des mécanismes, j'étudie une mécanique humaine.

La population active est là, massive, mais elle n'est pas dans l'acier.
Ils n'étaient qu’une quinzaine à la forge. Ici, c’est une fourmilière. Huilée.

Pas l’agitation désordonnée du Neved. Pas la foule hargneuse d’Estuarenn.
C’est un mouvement fluide. Hommes, femmes, enfants. Tous occupés.
Pas d’aboiement, pas de gens aux téléphones qui te bousculent.
Pas de bousculade parce que monsieur est plus occupé que toi, non, c’est calme.
Aucun geste inutile. Un calme... effrayant. Une efficacité de meute.

Shîrâ s’est arrêtée près d’une femme qui tressait des fibres végétales pour en faire un cordage.
Elle l’a pointée, puis son propre cœur. “Nâfesh”.
La personne, l’âme. Puis ses mains en action. “Avûdâ”.. Le travail.
L'individu est défini par son utilité. Pas de place pour le parasite.
Le message est clair.

Elle m'a enseigné le vocabulaire de la Nécessité.
Le Lishana Denova n'a pas de mots pour le luxe. Seulement pour la survie commune.
Lahhmâ : La nourriture. Pas un plaisir. Un carburant.
Mâyâ : L'eau. Un circuit, pas une ressource.
Yâhhâbh : Donner. Un rouage qui tourne, pas un acte de charité.

L'Ancienne que j'ai vue hier au Conseil, Gûlmâ, à la cuisine qui coordonne.
Elle ne fait pas de politique, mais de la logistique vitale, de la survie collective.
Si ce corps s'arrête, la forge meurt en quelques jours.
J’ai noté : la Fraternité est une logistique militaire, un mécanisme huilé avec de la discipline.
Tout le monde fait ce qu’il a à faire, sereinement, épaulé par les autres.

J’observe aussi les champs en terrasses, qui descendent vers la mer.
La production de nourriture est le premier et le plus grand service de l’Abri.
J’ai dessiné les silos. Stockage calculé au plus juste. Pas d'excédent. Pas de perte.
La nourriture n'est pas une richesse, c'est une équation de survie.
Pas dans le profit ni de rendement, simplement ce qu’il faut et ce dont on a besoin.

L'eau, le flux vital. Shîrâ m'indique qu'elle est la connexion qui relie tout.
Pas une ressource à vendre. Il n'y a pas de gaspillage car l'eau est un symbole de leur unité.
Je vois l’efficacité des systèmes de filtration, les latrines.
Tout fonctionne. Une rigueur de machine.

Le rôle des femmes est central dans la gestion de l’éducation, la santé, la distribution.
Les hommes aux travaux de force. Division des tâches.
On appellerait ça du patriarcat au pays.
Ici, c'est de l'optimisation biologique. Le rôle prime sur l'orgueil.
C'est froid. C'est logique.

Plus je dessine, plus je comprends la sentence du Conseil.
Mon ancien monde de la compétition est la maladie qu'ils ont éradiquée et guérie.
Leur Fermeté n'est pas de la politique.
C'est un contrôle social parfait. Ils sacrifient la croissance pour la stabilité.
Ils ont choisi l'équilibre, pas le progrès.

Shîrâ m'a expliqué les quartiers.
Puis les familles, leurs rôles.

J'ai cru voir une méritocratie du service.
J'ai dessiné les sept zones correspondant aux familles du Conseil.
Je commence à comprendre comment fonctionne leur système rigoureux, tout est bien pensé et tout tourne autour de l’organisation.
Un militarisme contrôlé et élaboré pour une vie en communauté.
Chaque famille est un clan, un rouage spécialisé.
J’écrirai ça ce soir au propre, après une explication plus détaillée de mon guide.

Les Tûrbânâ (Défense) près du plateau d’entraînement. Des soldats de naissance.
Sêlya, le grand silencieux... Sa patience n'est pas une vertu.
C'est une formation génétique à l'obéissance.
Il est probablement un Tûrbânâ. Un gardien-né.

Les Dîdâ (Foi) près du Qehilta. Des prêtres de naissance.
J’ai vu la vieille s’occuper des enfants à l’école ce matin.
Elle n’avait pas l’air de faire de récitation biblique ou de l’endoctrinement de masse, elle avait sa croix sous sa tunique.
Mais elle leur apprend à se respecter et à s'écouter. Ça, c’était magnifique à regarder.

Chaque famille assure une fonction vitale.
Et moi, je suis le virus dans cette machine parfaite. Le grain de sable.
Ma seule chance est d'apprendre la langue de son cœur pour comprendre ses failles.
Parce que même la machine la plus parfaite a un point de rupture.




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