
Beauté et folie à Carnavale
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Paul Petit (1783-1842) est un gentilhomme célèbre de son époque. Né à Manticore, dans le royaume de Teyla (voir illustration), il n’y vécut en tout et pour tout que quelques années de sa vie, étant connu pour ses carnets de voyage, quelques romans et sa correspondance publiée à titre-posthume par sa famille. C'était un homme pragmatique et rationnel, du témoignage de ses proches et de son médecin de famille qui l’accompagna pendant la plus grande partie de sa vie. Comme tout être humain non-pathologiquement sociopathe, Paul Petit était bien entendu doué de sensibilité et d’empathie, et portait sur le monde un regard minimalement artistique. Paul Petit était capable de reconnaitre la beauté lorsqu’il la voyait, de désigner du doigt ce qu’il trouvait élégant et ce qui lui paraissait grotesque, d’émettre des avis argumentés sur les vertus ou les défauts de telle ou telle œuvre, de juger l’architecture d’un bâtiment, d’estimer la qualité d’une façade. Paul Petit était également en capacité d’analyser l’état de la société dans laquelle il évoluait et proposa d’ailleurs quelques essais moyennement pertinents sur les mœurs et les pratiques de ses contemporains, comme on le fait souvent lorsqu’on est un gentilhomme de la bonne société teylaise et qu’on a du temps à perdre au début du XIXème siècle.
En 1800, Paul Petit débuta sa carrière militaire dans la marine royale en tant que lieutenant ce qui l’amena très tôt à voyager à travers le monde, dans la Manche Blanche mais aussi dans l’océan d’Espérance. La même année, il fut chargé de diverses activités militaires au large de l’Eurysie et lors de permissions, fut amené à débarquer sur le sol de la Principauté de Vale, un pays qu'il a appris à aimer profondément. A l’époque et bien avant le Chaos de Carnavale, la Principauté rayonnait déjà dans tout le continent pour son apport inestimable aux arts, aux sciences et son obstination à se maintenir toujours à l’avant-garde de tout, avec plus ou moins de succès d’ailleurs déjà pendant ce siècle. Paul Petit eut de multiples occasions de découvrir Carnavale, la Cité noire et capitale de la Principauté de Vale, au point de finir par se considérer comme un « Carnavalais » de ses propres dire. Dès 1804, sa correspondance fournie à nos médecins par sa veuve prouva qu’il se qualifiait déjà lui-même de Carnavalais d’adoption et parlait d’y fonder famille et d’y posséder propriété. Deux ans plus tard, en 1806, Paul Petit quitta la marine et obtint un poste important dans la fonction publique à Teyla, travaillant dans divers domaines exécutifs pour le Royaume à l’étranger, notamment à Carnavale, à Velsna et à Saint-Alban.
Avec la volonté de plus en plus marquée du Royaume d’étendre son influence à l’internationale, Paul Petit eut plusieurs occasions de retourner à Carnavale, et finit par s’y installer en 1814 en tant qu’agent de la Couronne au service des relations diplomatiques avec la Principauté de Vale. Fort de ses nouvelles responsabilités, l’une de ses premières initiatives fut d’entreprendre un grand voyage à travers tout le pays. Au cours de ce voyage, son amour pour la Principauté, ses terres, ses habitants et leurs coutumes grandit de jour en jour et, en 1817, il publia Voyage aux pays des anges, le premier ouvrage dans lequel il signa du pseudonyme de « Ragecarnage ».
Paul Petit choisit son pseudonyme en référence à l’hôtel particulier Ragecarnage, de la famille du même nom. Il s’agissait d’un superbe bâtiment aujourd’hui encore visitable, bien qu’il soit éclipsé depuis par des immeubles plus prestigieux, aux architectures plus modernes et avant-gardistes du centre-ville. On sait que Paul Petit eut plusieurs occasions de se rendre à l’hôtel Ragecarnage où résidait le Duc de Ragecarnage, personnalité influente de la noblesse carnavalaise et dont la fortune commerciale provenait en partie d’accords passés avec des marchands du Royaume de Teyla. Connu pour ses mondanités, l’hôtel Ragecarnage accueillit de nombreuses festivités excentriques à l’époque où Paul Petit résidait à Carnavale. Les archives princières de la Cité noire font état de réceptions superbes où des animaux exotiques étaient exposés, où on servait des plats traditionnels venus du monde entier et où le luxe frisait bien souvent la luxure. Paul Petit, dans ses correspondances, parle à plusieurs reprises de l’hôtel Ragecarnage et du Duc, de qui il est probable qu’il devint l’un des nombreux amants. Davantage encore peut-être que son propriétaire, l’hôtel fit une très forte impression sur Paul Petit qui décrit avec abondance de détails ses passages secrets, balcons dissimulés, ses jardins intérieurs et l’usage omniprésent du verre teinté qui provoquait, selon l’heure et la saison, des jeux d’ombres et de lumières hypnotiques dans les salons.
Peut-être parce qu’il le côtoya intimement, Paul Petit fit de l’hôtel Ragecarnage le symbole de son amour pour Carnavale, ses artistes et la splendeur de sa noblesse comparable à nulle autre, déjà à l’époque. Au cours de sa vie, Paul Petit voyagea loin à travers les terres, parcourant plusieurs nations : la Loduarie, visitant Fortuna, la Listonie et, à plusieurs reprises, la Gallouèse. Il écrit dans sa correspondance que nul autre pays ne lui fit l’effet ressenti à Carnavale et sa veuve témoigna que Paul Petit fit preuve d’une mélancolie latente tout du long de sa carrière. Il ne retourna dans sa chère Principauté qu'en 1831, lorsqu'il fut nommé chef du consulat de Carnavale pour une période de huit ans. Il continua à voyager à travers la péninsule carnavalaise pendant trois ans supplémentaires, jusqu'à ce qu'il soit contraint de retourner dans son pays natal, le Royaume de Teyla, afin d’y régler des affaires familiales. Il mourut à Manticore le 23 mars 1842, des suites d'un accident vasculaire cérébral.
Le syndrome de Ragecarnage
Ce syndrome a été décrit pour la première fois par le docteur Ambroise Babillage, sur la base de 106 cas de patients étrangers (non Carnavalais) examinés au Grand Hôpital à Bourg-Léon. Ces patients présentaient des symptômes cliniques correspondant à ceux décrits par Ragecarnage (Paul Petit) après sa visite de la basilique Saint-Thomatthieu où se trouve la statue de l’ange (désormais sans visage). C'est pourquoi cette affection est également appelée « syndrome carnavalais » puisqu’il se déclenche fréquemment à Carnavale, mais pas nécessairement face à la statue de l’ange. Tout au long du XIXème puis du XXème siècle, Grand Hôpital fait état de de personnes présentant, après avoir visité Carnavale, des vertiges, une tachycardie, des palpitations cardiaques, un essoufflement et des symptômes psychiatriques allant d'hallucinations visuelles et auditives à des délires de persécution paranoïaques et des troubles de dépersonnalisation. Dans les cas les plus bénins, les personnes font un malaise qui leur passe après quelques jours de repos, dans le pire il peut déclencher des pathologies psychiatriques dormantes, telles que la schizophrénie, des troubles bipolaires ou la psychopathie.
Selon les conclusions du docteur Henryves Ventaigue, qui s’inscrit dans les pas des travaux du docteur Babillage, ce tableau clinique pourrait être dû à l'impact majeur que subit le voyageur lorsqu'il est confronté à des prises de conscience existentielles vertigineuses. Sur les plus de vingt-mille personne cliniquement diagnostiquées du syndrome de Ragecarnage, les témoignages font état, comme éléments potentiellement déclencheurs :
- être exposé à une culture et à un mode de vie très différents des siens ;
- être exposé à des œuvres ou architectures particulièrement spectaculaires et ambitieuses qui provoquent l’impression d’évoluer dans un rêve ;
- être exposé à trop de beauté et d’horreur dans un court laps de temps, ce qui empêche le cerveau de mettre en place des mécanismes de compensation et provoque de la déréalisation ;
- être exposé à des individus ayant une vie si flamboyantes ou ayant réalisé des choses si incroyables qu’on en subit une grave crise existentielle et une remise en question profonde de sa propre vie ;
- être exposé à des pratiques si barbares ou si indécentes qu’elles provoquent un effondrement du système éthique et laisse la personne sans repères moraux ce qui remet en question le but même de son existence.
Une autre affection liée à une remise en question profonde et fondamentale de la vision du monde a été observée par le docteur Abraham Ben Hazair et ses collègues. Cette affection, connue sous le nom de « syndrome de Juda », présente des caractéristiques relativement similaires à celles du syndrome de Ragecarnage, avec une moindre extase esthétique liée aux œuvres d’art ou aux bâtiments à l’architecture spectaculaire mais auxquelles s'ajoutent la présence d'idées messianiques et un délire de grandeur général lors de la visite d'une ville considérée dans son ensemble comme la « terre sainte » par plusieurs religions du monde. Des individus qui pénètrent dans Juda sont pris de fébrilité, de suffocations, d’essoufflements et d’une impression de transcendance générale, comme s’ils venaient d’être mis en contact avec des entités ou des forces surpassant largement l’existence humaine.
Le 22 janvier 1817, alors qu'il visitait Carnavale, Paul Petit aka Ragecarnage entra dans la basilique Saint-Thomatthieu dans le quartier des hélicons. Dans cette église, d’une brutalité nue creusée à même la roche, où la statue de l’ange (qui avait encore un visage) domine de plus de quinze mètres les pèlerins venus se recueillir à ses pieds, Ragecarnage vécut un événement qui changea sa vie. Seul visiteur dans la basilique, il se trouva comme hypnotisé par la vision de l’ange et se cru pris à partie par celui-ci. Dans son dos, un moine ouvrit les portes ce qui provoqua un grand bruit et Ragecarnage fut pris de tremblements. Le fonctionnaire teylais s'agenouilla sur un banc de prière et pencha la tête en arrière, émerveillé. Il décrit ce moment dans sa correspondance et pour la première fois fait usage du style littéraire qui le rendit mémorable pour ses compatriotes. Comme si les beautés de Carnavale avaient réveillé au cœur de cet individu médiocre tous les talents cachés, il fut soudain confronté à une force le dépassant si redoutablement qu’elle le submergea et le transforma de l’intérieur.
À propos de cet instant, il écrit ces mots : « Je ne suis plus le même homme. J’allais dans la vie balloté par une éducation qui m’avait appris à respecter la morale, Dieu et mon roi. Soudain je découvre que je ne suis pas inféodé à tout cela, pas moins méritant mais qu’en vérité je les dépasse tous. Fonctionnaire je suis entré dans la basilique et j’en suis sorti dieu vivant. En quittant Saint Thomatthieu, j'avais des battements de cœur tonitruent et d'un rythme chaotique comme une horloge déréglée, la vie me gagnait, je marchais serein et transcendé d'une vérité nouvelle. Rien ne serait plus jamais pareil car je sais désormais, j’ai la conviction chevillée au corps, qu’il y a en tout homme une particule de divin et qu’il me faudra désormais et pour le reste de ma vie la laisser se déployer à travers moi et embraser le monde. »
D’un point de vue bassement clinique, son docteur décrit à propos des troubles qui agitaient Ragecarnage qu’il s'agissait d'une « extase sublime », au cours de laquelle Paul Petit se sentait « proche du ciel » et souffrait d'une tachycardie sévère et d'une dyspraxie de la marche. Cette révélation eut un effet de bouleversement profond sur son caractère et après ce jour Paul Petit fit non seulement preuve d’une confiance en lui-même insoupçonnée jusqu’ici par ses proches, mais aussi d’un talent artistique et littéraire qui le fit entrer au panthéon des grandes plumes de l’humanité.
Plusieurs décennies plus tard, en 1889, le docteur Ambroise Babillage publia ses conclusions sur les 106 patients susmentionnés, après une observation longitudinale de plus de 20 ans. Après plusieurs visites à Carnavale, dans ses rues, ses hôtels et ses galeries, la plupart des patients ont souffert de vertiges, de palpitations cardiaques, d'hallucinations, de désorientation, de dépersonnalisation et d'épuisement profond. Plus de la moitié d’entre-deux ont également été frappés de troubles psychiatriques plus ou moins graves et la totalité ont expliqué « ne plus être la même personne qu’avant » après avoir éprouvé le syndrome de Ragecarnage. Beaucoup s’étaient alors reconvertis soit dans l’art, soit dans l’armement, persuadés d’avoir pour mission de changer le monde, par la politique, la guerre ou l’art.
L'histoire nous rapporte de nombreux cas de personnages célèbres qui auraient présenté des symptômes correspondant au syndrome de Ragecarnage. Parmi ceux-ci, quelques exemples frappent l’imaginaire. Caçapava Guárá, commerçante icamienne, aurait abandonné son navire et sa famille pour se faire poétesse à Carnavale où elle signa plusieurs œuvres majeures de la littérature du XXème siècle, dont certains sous le nom de plume d’Ange-Miracle. L’explorateur et artiste aykhanide, Cezzar Hakkıdarî Efendi, a décrit un sentiment intense d'aliénation et de dépersonnalisation lors de sa visite des quartiers de la féerie des Obéron. L'explorateur et scientifique polk, Lukács Vol Drek, a été pris d'une paralysie sévère et d'une absence lorsqu'il s'est trouvé face aux grandes arches superposées du quartier des arsenaux, qu’il a par la suite décrit comme « une architecture impossible, incompréhensible, qui me fit entrevoir un instant la Jérusalem céleste. » L’ingénieur clovanien Charles Clotaire est pris de crise nerveuse devant le spectacle des quarante écluses du quartier de l’Elysée. Inspiré par la prouesse technique, il conçoit La Fistule, l'un des premiers ballons dirigeables au monde, qu’il offre à la Principauté pour la remercier de lui avoir permis d’atteindre la transcendance. C’est dans ce même appareil que la famille princière échappera aux émeutes de chiens de 1851. Le Docteur Hans Equeneur, altrechtois de naissance, diagnostiqué avec une atrophie cérébrale à l’âge de 8 ans, se rend à Bourg-Léon pour se faire soigner à Grand Hôpital. Il tombe en pamoison devant les serres Dalyoha. Obsédé par la Principauté, il revient à Carnavale une fois sa majorité atteinte où il s’illustre comme un brillant ingénieur et travaille pour Cielestin Armateurs dont il est le directeur technique. Son QI a été estimé à 140, ce qui est dans la moyenne carnavalaise et tient du miracle compte tenu de son handicape de naissance.
Dans certains cas, les personnes atteintes du syndrome de Ragecarnage ont complètement abandonné leur ancienne identité, dans un désir obsessionnel de faire corps avec la Cité noire de Carnavale. Certains ont obtenu la nationalité carnavalaise et se sont illustré par divers hauts faits dans l’histoire de la Principauté. Citons pêle-même : l’écrivain Valentin Tamare (de son vrai nom Jacques Mol, Loduarien), l’architecte Auguste Mermerveille (de son vrai nom Marcello di Miraglia, Fortunéen), le sculpteur Hubertrand Oncedepouce (de son vrai nom Antonin Capricetello, Messaliote) ou encore la scientifique Philippine de la Tournetête (de son vrai nom Ceit MacCathail, Caratradaise) qui sont tous devenus des citoyens de la Principauté et ont eu une grande carrière à Carnavale.
Il convient de mentionner que les symptômes les plus graves apparaissaient chez des individus notoirement rationnels, cartésiens, connus pour leur sang-froid ou leur vie bien rangée. Il semble en effet que la prise de conscience soit d’autant plus vertigineuse qu’elle contraste avec une existence calibrée et sous contrôle, perçue brutalement vaine devant les merveilles et le potentiel de la vie pleinement vécue des Carnavalais. C’est pourquoi le syndrome de Ragecarnage touche principalement des fonctionnaires, des administrateurs ou des militaires. L'étiologie du syndrome, désormais bien documentée par Grand Hôpital, a été globalement considérée comme le résultat de l'expérience vécue par le visiteur qui se retrouve dans une ville ou un bâtiment lui permettant d'admirer des œuvres d'art merveilleuses, la grandeur du passé et sa perspective historique. Beaucoup de personnes atteintes parlent d’avoir réalisé leur propre potentiel, leur place dans l’univers, au service de la grandeur et de la gloire.
Comme pour la plupart des maladies humaines, il existe des facteurs de risque pour le syndrome de Ragecarnage. Le niveau d'éducation, la situation matrimoniale, l'âge et le stress lié au voyage en font partie. C'est pourquoi il est fortement recommandé aux voyageurs d'être bien reposés, bien hydratés et bien nourris. Il est également fortement recommandé de se protéger du soleil. A Carnavale spécifiquement, Grand Hôpital préconise de ne pas respirer les fleurs des jardins botaniques, de ne pas caresser les animaux sauvages (de manière générale, toujours être à jour de ses vaccins) et de ne pas arpenter seul les rues (ce conseil vaut en particulier dans les bas-quartiers) afin de ne pas subir de décompensation psychique en étant isolé.
Plus généralement, le fait d’avoir une famille, d'arriver à la fin d'un voyage et d'avoir reçu une éducation carthésienne ou marquées par l’athéisme ou le rationalisme sont également des facteurs de risque importants. Chacun de ces points sont intéressants à examiner.
Le fait de posséder une famille au pays peut provoquer un sentiment de perte de liberté, qui entre en contradiction avec l’extase et l’effet de toute puissance ressenti face à une architecture majestueuse ou des exploits civilisationnels suffocants. Cette dissonance cognitive entre ce que peut l’humain et la réalité du quotidien est mal gérée chez certains individus qui en éprouvent un violent dégout d’eux-mêmes, de leur vie passé et des choix d’existence qu’ils ont fait. Plus un individu a de responsabilités, plus il se sent investi d’une mission et plus la vacuité de cette-dernière lui apparait brutalement en découvrant Carnavale.
Ensuite, on peut supposer sans risque que la fin d'un voyage dans une ville au patrimoine culturel aussi riche procure un profond sentiment de tristesse et de mélancolie au voyageur, qui est désormais contraint de retourner dans sa ville d'origine, qui ne peut se comparer aux magnifiques œuvres d'art et à l’architecture splendide de la Cité noire. Le contraste entre la vie morne et celle, riche et fastueuse de Carnavale peut être une source d’angoisse profonde, de refus de revenir à une existence en deçà de l’expérience intense immédiatement vécue.
Enfin, les individus les plus rationnels, les moins romantiques, sont les plus susceptibles d’être persuadés d’être en maîtrise de leur existence. L’approche matérialiste du monde donne un sentiment faux de compréhension de son environnement immédiat, régi par les lois de la physique, sans surprises métaphysique ni transcendance. La vision de l’architecture carnavalaise peut fortement ébranler cette vision rationaliste du monde et plonger des visiteurs en pleine perplexité, menant davantage que chez les mystiques à une remise en question existentielle.
Le syndrome de Ragecarnage est donc une entité polymorphe d'un point de vue clinique et doit donc être abordé de manière individuelle.
Dans certains cas rares, les individus atteints du syndrome de Ragecarnage ont tenté de détruire l’objet de leur malaise. On a vu certaines personnes s’attaquer à des tableaux ou essayer de briser des statues et les gardiens de musées et personnels de sécurité carnavalais sont entraînés à faire face à ce genre de réactions dangereuses. Quelques œuvres de maîtres ont malheureusement été ravagées dans de telles circonstances.
Après avoir recueilli ces observations, le docteur Henryves Ventaigue a proposé plusieurs présentations cliniques différentes de la maladie. Soixante-six pour cent des patients ont signalé principalement des symptômes neuropsychiatriques, 29% ont présenté des troubles graves de l'humeur et 5% ont présenté des crises de panique et des symptômes de dysautonomie, notamment des troubles cardiovasculaires ressemblant à un infarctus aigu du myocarde ou à des douleurs abdominales aiguës causées par un ulcère gastroduodénal et un reflux acide intense et une dyspepsie.
Par ailleurs, le docteur Henryves Ventaigue a proposé une autre variante clinique de cette affection, très spécifique, liée à la rencontre avec certaines sculptures de nymphes ou de satyres, représentés dans une nudité totale et envoutante. Ces œuvres suscitaient de profonds sentiments de plaisir sexuel, d'agrément esthétique et, fait intéressant, provoquait un profonde désir de copuler avec elles, en raison de leur représentation de la perfection physique. La surreprésentation desdites statues dans la Jardins Botaniques de Carnavale pourrait être une clef d’explication des difficultés rencontrées par les commandos carnavalais envoyés pour repousser la progression des jardins : si les menaces auxquelles font face les humains qui s’y aventurent ne sont pas seulement toxiques ou venimeuses, mais également psychologique, cela pourrait expliquer les échecs successifs par une forme d’impréparation des soldats.
Si le syndrome de Ragecarnage est très spécifique à Carnavale en raison de la splendeur de la ville et de la folie qui semble y régner en permanence, il convient de préciser que d’autres syndromes esthétiques, moins intenses, ont déjà été observés dans des circonstances et des lieux non-urbanisés. Par exemple, en présence de la nature magnifique et toute-puissante, une réponse physiologique critique se produit, ressemblant étroitement à une syncope ou à un orgasme sexuel. Grand Hôpital expérimente depuis quelques années afin de trouver des applications potentielles à ces syndromes esthétiques, dans un but médical, mais également pour stimuler le plaisir chez les êtres humains. « L’art et la beauté comme sex toy » pouvait-on lire en titre de la note d’intention du département d’expérimentation et de recherche sur la joie, le bonheur et les plaisirs à l’assemblée générale de 2011.
Précisons pour finir que le syndrome de Ragecarnage ne s’observe pas chez les Carnavalais natifs, habitués à évoluer dans un environnement riche en stimulations esthétiques et sensorielles. Certains travaux menés en histoire de l’art et en psychologie ont toutefois émis l’hypothèse que la beauté fascinante de Carnavale pouvait expliquer l’extrême exode rurale que connu la Principauté dès le début du XVIIème siècle, de plus en plus de populations fascinées choisissant de s’installer dans la Cité noire pour y vivre, incapables de retourner à leurs campagnes boueuses et austères. Les nombreux pieds-à-terres de la noblesse dans la capitale expliquent certainement la profusion d’hôtels particuliers, garçonnières, maisons de maîtres et châteaux urbains qu’on y trouve. Incapable de s’en retourner durablement dans l’arrière-pays, la noblesse fit de Carnavale un lieu cloisonné du monde, qu’elle n’aurait jamais à quitter.
Depuis le Chaos, les occurrences de syndromes de Ragecarnage ont diminuées en nombre, mais augmenté en proportions. Le nombre de visiteurs et d’étrangers présents à Carnavale étant plus bas qu’avant la crise, il est normal que les cas soient moins nombreux. Leur proportion a en revanche explosé, approchant de presque 25% de chances de ressentir le syndrome pour les voyageurs non préparés. Cette augmentation s’explique très probablement par la confrontation des étrangers, à la fois avec les merveilles de la Cité noire mais également avec ses horreurs. Rarement on a vu davantage qu’à Carnavale tant de lumières et de ténèbres, de plaisir et de douleur, de folie et de génie, de civilisation et de barbarie, de vie et de mort, de mensonges et de vérités, de grandeur et de médiocrité. Carnavale épicentre de l’humanité, provoquait naturellement chez celle-ci quelque chose de vertigineux, comme un aveugle qui se voit pour la première fois dans un miroir et découvre son nez, sa bouche, et ses ongles rougis de sang.
Posté le : 17 oct. 2025 à 16:39:03
Modifié le : 17 oct. 2025 à 17:21:33
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La Cité noire. Joyau de l’Eurysie occidentale. La couronne noire et ses treize perles comme autant de merveilles du monde rassemblées au cœur d’une seule nation jalouse et avare. Les qualificatifs ne manquent pas pour désigner la capitale de la Principauté de Carnavale, ville spectaculaire, unique par de bien nombreux aspects. Carnavale est de loin le centre urbain le plus peuplé au monde, elle dépassait en 2017 le chiffre de cinquante millions d’habitants dans l’enceinte de la ville elle-même. En comparaison, la plupart des plus grandes agglomérations internationales n’atteignent pas ces chiffres même en incluant la zone urbaine autour. Carnavale est une ruche, une immondice grouillante de crasse et de pollution, où la lumière de l’éclairage public balbutiant peine à chasser l’obscurité générale, projetée dans l’ombre des immeubles immenses et des ponts suspendus. La pauvreté la plus profonde côtoie les délices d’un luxe et d’un raffinement inégalé. Pour ces raisons Carnavale fascine, au point que certains médecins parlent de syndromes de Ragecarnage pour désigner « un ensemble de troubles psychosomatiques (accélération du rythme cardiaque, vertiges, malaises, suffocations, voire hallucinations) survenant chez certains voyageurs exposés à une profusion de beauté et de chefs-d'œuvre en un même lieu dans un même temps. »
Splendeur et décadence, les deux ingrédients d’un cocktail sulfureux. Les montagnes russes de l’émotion. Comment a-t-on pu rassembler dans un seul espace et un seul temps à la fois le pire et le meilleur de l’humanité ? « Qui voit Carnavale peut rentrer chez lui et ne plus jamais sortir de son village » dit un jour Luciurus, homme de lettre Rhêmien, « car il ne verra rien de plus beau au monde et tout autre voyage en devient superflu. » Qui boit à la coupe n’oubliera plus jamais le goût somptueux de l’ambroisie. Désormais, la nourriture a un goût de cendre, et les honnêtes gens portent sur le monde un regard méprisant. Aucun spectacle ne saurait désormais compenser la perte de ne plus avoir Carnavale sous les yeux.
Des âmes médiocres ou naïves, philosophes de salons, parfois au loin s’interrogent : « Comment donc reste-t-il un seul homme dans cet enfer ? Les Carnavalais n’ont-ils pas tous fuit cette péninsule polluée depuis le temps qu’on les y maltraite ? » Le voyageur alors secoue la tête : « Il faut bien n’avoir jamais vu Carnavale pour parler si légèrement, car qui a foulé le sol de la Cité noire jamais ne songe à en repartir et pour toujours désormais son esprit s’envolera vers les rivages ténébreux de la Principauté. » Ils rêvent éveillés, ceux qui ont trempé le doigt dans les eaux troubles de Carnavale, ceux qui se sont baignés dans ce puits chimique n’en remontent jamais et pour toujours prisonniers du Tartare, condamnés à marcher au pas des titans.
« Je suis en enfer, je suis prisonnier mais pour rien au monde je ne m’évaderai. »
Carnavale, Ô Carnavale. Cité noire. Joyau de l’Eurysie occidentale. J’erre dans tes rues agar, somnambule déboussolé, hypnotisé par un charme qui remonte de la terre elle-même, car sous mes pieds s’engouffrent des profondeurs vertigineuses et au-dessus de moi c’est le ciel infini que Carnavale a conquis. Ange parmi les anges, Titan parmi les titans, la Cité noire me fait halluciner des ailes mécaniques.
Il y a à Carnavale quantité de belles choses et quantité de choses affreuses. Ce qui frappe l’esprit est qu’elles cohabitent si bien ensemble et tant partout qu’à chaque instant on passe de l’une à l’autre et de l’autre à l’une. Comme le soleil et la lune sans cesse en éclipse, les ombres que cela provoque troublent nos repères et les halos de lumière de l’astre brûlent périodiquement le fond de nos yeux. Jeu de lumières et d’ombres, fantômes partout, spectres toujours, rien dans les vapeurs toxiques qui remontent des égouts ne saurait faire autant halluciner que le télescopage onirique des choses belles et des choses odieuses.
Je vois la mort à chaque pas. Les cadavres pavent ma route, chaque bâtiment dégouline du sang des travailleurs, métaphoriquement, ou pas. Pourtant partout les plus belles statues enguirlandées de tripes, des tableaux de maître sont autant de fenêtres sur des mondes fantasmés. Il y a dans les lampadaires de la poudre d’or et l’électricité peine à réchauffer les marmites des indigents. Ce vertige d’injustice est aussi concret que celui qu’on peut ressentir penché au-dessus des gouffres d’aération qui sont le souffle des boyaux de la Cité noire. Pourquoi les inégalités sociales seraient-elles moins violentes qu’un abime creusé jusqu’au centre de la terre ? Je contemple à Carnavale la puissance et la cruauté du genre humain. Je vois dans ces rues à la fois tout ce qui est possible, et tout ce qui ne se fait pas. Je vois des dieux et des morts-vivants, je vois l’avenir, le passé et le présent, tout ce que nous pouvons faire et tout ce que nous ne ferons pas. Carnavale est le miroir du monde, son reflet déformant nous autorise à rêver et songer : ce qui est pourrait ne pas être, ce qui n’est pas pourrait advenir. Rien n’est impossible, rien n’est interdit, voilà la promesse, voilà le vertige.
Humain de chair et de sang, partout sans cesse la Principauté me renvoie à ma propre médiocrité et à mon potentiel. Je pourrai être tant et plus et pourtant je ne suis rien. Les idéologies molles, la morale d’esclave, les rituels sociaux sont autant d’entraves à la toute-puissance de mon corps. Des chaînes sur la splendeur sublime de mon esprit.
Ils ne comprennent pas, alors qu’ils voient. Qu’ils viennent et découvrent, qu’ils comprennent en portant leur regard sur ce qu’ils ne sont pas, qu’ils pourraient être tant et plus.
Folie qui guette : dans l’ombre de mon âme je contemple mon potentiel. Je suis au bord du vertige, un pas de plus et je peux être un dieu. Pourquoi alors est-ce que je reste un esclave ?
Et tandis que j’avance sous les ordres du sergent, pas à pas dans la Cité noire, venu pour violer la catin splendide, je comprends soudain que je ne suis qu’un ver et que mon micropénis ne saurait lui tirer le moindre sursaut de plaisir. Émasculé par ma hiérarchie, par mon éducation, par moi-même je découvre avec horreur ce qu’un homme peut faire lorsqu’il laisse libre court à sa volonté de puissance. J’en vomis, j’en pleure, j’enrage. J’ai goûté à la lie, j’ai effleuré la transcendance. Il n’y a plus de retour possible. Je suis corrompu, ne reste que la fuite. Je ne retournerai pas au pays. Je ne vivrai pas un jour de plus comme un rat. Je me fondrai dans la Cité noire et mon corps et mon âme deviendront l’un de ses rouages poisseux de mon sang.
Je suis mort c’est vrai, mais moi au moins je suis vivant.

