Un des Nightadders du No.7 Squadron, RAF, avait été détaché spécialement pour l'occasion. On aurait pu envoyer un hélicoptère depuis Sang-Gong et affréter un vol civil là-bas, mais on avait préféré montrer qu'un voyage aller-retour depuis HMCB Gwersyllpore était tout à fait possible pour un appareil militaire caratradais. Le message n'aurait pu être plus clair. Malheureusement, les ramchoures, qui pour la plupart n’avaient de toute manière jamais vu d’avion ou d’hélicoptère, demeurèrent insensible aux formes furtives raffinées de ce bijou technologique. L’appareil embarqua rapidement sa passagère et son entourage, qui ne s’émurent guère du confort spartiate offert par l’appareil. Le retour dura près de 2 heures, durant lesquelles une collation chaude fut offerte aux passagers. On offrit quand même une visite guidée du cockpit à la « reine guerrière », mais les termes techniques manquaient en mandarin pour expliquer rapidement des concepts avancés comme la rotation des moteurs et les hélices contra-rotatives. Si on s’était jusque-là retenu d’offrir des manifestations un peu trop visibles de puissance, le trajet dans l’espace aérien d’Osthaven avait été calculé avec soin pour marquer les ramchoures. L’écart qui séparait la Ramchourie du reste du monde n’avait pas besoin d’être formulé, il suffisait pour le montrer de voler de nuit entre la skyline d’Osthaven et le port gigantesque qui donnait à la ville son nom.

Le Nightadder atterrit quelques minutes après le coucher du soleil à l’héliport de Government House.
On reçut brièvement la souveraine avec tous les honneurs dus à son rang, puis le gouverneur, le Secrétaire royal aux Affaires Étrangères et divers officiels entrainèrent les ramchoures à leur suite. On se réunit autour d’une de ces incontournables longue table de chêne, si courantes dans les demeures coloniales caratradaises. Paradoxalement, plus elles étaient éloignées des forêts de la mère patrie, plus les objets en chêne dyffrynien semblaient nombreux.
À la délégation ramchoure, dont les représentants jugés vraiment importants étaient Mei-Li et son traducteur-interprète Liei Mong-Ji, s’ajoutaient les figures remarquables de Padraig Cunningham, John Verkman (gouverneur d’Osthaven), deux types en costume, Victor Marlowe et Henry Kurtz, dont l’air innocent dénonçait l’appartenance au RIS, ainsi qu’un nombre perturbant de militaires parmi l’audience habituelle d’experts et de conseillers.
Cunningham, arborant un air malicieux, prit enfin la parole :
"-Votre Majesté, vous n’avez pas fait tout ce voyage pour conter fleurette, et moi non plus. Je vais donc me permettre d’entrer immédiatement dans le vif du sujet : l’avenir de nos relations, l’aide que nous pouvons vous apporter, mais surtout l’avenir de votre pays. De tels sujets, comme je dis toujours, doivent être discutés en face à face. Dans les affaires politiques, je suis sûr que vous en conviendrez, la carrure réelle ne correspond pas toujours à celle que l’on s’imagine d’un individu. Comme disait je le crois un sage ramchoure, le diamant ne peut être poli sans friction, tout comme l’homme ne peut être perfectionné sans épreuves. Ce sont ce genre d’épreuves qui façonnent nos perceptions et nos idées, ne pensez-vous pas ? Elles façonnent aussi notre personnalité, et Dieu seul sait comme celle d’un dirigeant est importante, surtout lorsqu’il s’agit de ménager ses amis. Avec le temps, certains oublient votre amitié et les services que vous leur avez rendus, alors que d’autres, les amis véritables, ne vous lâchent jamais, même lorsque les temps sont durs. Ce genre d’amis savent reconnaitre les services rendus, et s’acquittent toujours de leurs dettes, entre amis.
Aussi, je viens vous proposer une aide concrète, une sorte de programme sur lequel je souhaite ardemment entendre votre opinion. Il est évident que, en l’état actuel des choses, Caratrad ne peut malheureusement pas apporter de solution simple aux problèmes de la Ramchourie. Mais nous pouvons aider énormément dans certains champs bien précis. Il s’agit essentiellement de vous aider à remporter la guerre civile en cours. Je dis bien aider, car nous ne pouvons pas la gagner à votre place, et soyez certaine que nous n’oublierons jamais ce fait.
L’assistance la plus importante et la plus pratique que nous pouvons fournir aux forces armées de Votre Majesté est ce que nous appelons une assistance militaire indirecte. En bref, il s’agit de conseiller et de former des soldats et des officiers aux techniques les plus modernes, afin d’augmenter la qualité, voire la quantité, du capital humain à votre disposition. Dans un premier temps, nous pensons pouvoir assurer la formation de quelques centaines d’officiers et leur qualification en instructeurs, ce qui permettrait de générer un effet de cascade d’expérience, à condition bien sûr que ces officiers bénéficient de conditions adéquates de travail. En marge de ce travail, nous pourrions assurer des formations plus…spécialisées et délicates, en particulier pour les champs relevant de la contre-insurrection.
Dans un second temps, s’il sied à votre majesté, et si vous me permettez l’audace de la proposition, nous pourrions vous donner quelques petits coups de pouce. Certaines opportunités se présentant toujours au mauvais moment et au mauvais endroit dans les conflits, nous pourrions régler quelques problèmes ponctuels de manière discrète, avec une présence militaire et une empreinte minimale.
Dans le cadre de ce soutien, il est évident que des bases arrière seraient requises. Osthaven constituerait un choix parfait, si elle n’était pas aussi éloignée de vos frontières. C’est pourquoi nous aimerions user aussi de nos infrastructures plus proches de Sang Gong, mais pour ces dernières l’accord du gouvernement local serait requis. L’opinion de Votre Majesté à ce sujet sera déterminante.
Je pense que l’aide principale que nous pouvons vous apporter dans le champ militaro-politique demeure l’action du renseignement. Il est évident que la guerre qui se déroule en Ramchourie actuellement est largement archaïque, mais elle est aussi une course à la modernisation. Disposer d’outils modernes, comme le renseignement satellitaire, pourrait littéralement transformer votre lecture de ce conflit. Nous sommes disposés à mettre de tels outils à votre disposition, sous notre contrôle. Aussi, dans un objectif d’efficacité, nous aimerions installer directement une ambassade à Muan. Les deux gentilhommes assis à mes côtés seraient chargés de l’antenne de renseignement de cette ambassade. Si cela vous convient, nous rediscuterons de leur mandat et de ses modalités ultérieurement.
À cette aide « fantôme », nous adjoindrons évidemment une aide officielle au développement économique. Il s’agit ici de poncifs que je vais me contenter de résumer : nous voudrions mettre en place un système d’aides, financières ou en nature, afin de stimuler l’économie ramchoure. Ces aides porteraient comme corollaires des conseillers détachés pour aider à la modernisation de l’économie, des systèmes fiscaux et monétaires ramchoures, et surtout à la mise en place d’une économie de marché. Certaines entreprises caratradaises seraient bien sûr intéressées par des partenariats publics-privés pour aider à cette phase de transition de l’économie ramchoure. Je ne vous détaille pas les plans d’infrastructure, d’agriculture ou d’industrie, mais sachez qu’ils existent et attirent.
Cette question m’amène naturellement à clarifier la position du Gouvernement de Sa Majesté dans le conflit qui agite votre pays. En plus de ce que j’ai déjà évoqué dans ma lettre, remarquez que pour nous, vous représentez l’espoir de voir une Ramchourie moderne sous tous abords s’intégrer à la communauté mondiale…et à son marché. À cela il faut évidemment ajouter que la croissance de ce fléau que sont les communistes et leurs affidés daimonistes nous inquiète au plus haut point, tout comme la radicalité des autres adversaires de Votre Majesté. C’est avant tout car nous avons cru reconnaître dans le gouvernement de Votre Majesté quelque chose de Caratrad que nous sommes ici aujourd’hui. Je pourrais bien sûr continuer assez longuement, mais je pense que le moment est venu de vous faire entendre."
