Il y a bien des années au début du règne de Sa Majesté Louis II
Alméa d’Estrasie était née un matin où la neige recouvrait encore les pelouses du domaine, faisant taire jusqu’au moindre bruit. On disait que les premiers cris du nourrisson s’étaient perdus dans ce manteau blanc, absorbés par la vieille maison comme un secret de plus à conserver. Le domaine d’Estrasie, avec ses façades de pierre pâle, ses jardins à demi sauvages et ses longs couloirs chargés de portraits, n’était pas une demeure comme les autres. C’était un endroit qui se souvenait. Les regards peints des ancêtres suivaient chaque mouvement, comme pour rappeler à ceux qui vivaient encore là qu’ils n’étaient pas les premiers, et qu’ils n’avaient pas le droit d’oublier. La Maison d’Estrasie avait autrefois été légitime à la couronne. On ne prononçait presque plus ces mots, mais ils restaient en suspens dans chaque conversation qui s’interrompait trop vite. Un vieux oncle, un soir de vin, avait déjà laissé échapper « Nous aurions pu être rois. » Sa sœur s’était empressée de le faire taire d’un regard. Ce passé-là ne se disait pas. Il se devinait. Il pesait dans la façon de se tenir, dans la manière de marcher, dans l’exigence permanente de dignité.
Alméa grandit entre un père qui lui donnait des livres et une mère qui lui donnait des couleurs. Adrien d’Estrasie, grand, sec, les cheveux déjà grisonnants, lui lisait l’histoire des anciennes reines du royaume, celles dont on avait effacé le nom des manuels officiels mais qui, disait-il, avaient « tenu le pays debout quand les hommes se perdaient dans leurs querelles ». Il lui montrait du doigt les tapisseries, expliquait les batailles, les successions, les trahisons, avec cette douleur sourde de celui qui sait que sa lignée a été laissée sur le bord du chemin. Séraphine, elle, posait un chevalet près de la fenêtre et lui apprenait à mélanger la peinture jusqu’à obtenir exactement la teinte du ciel après la pluie ou la couleur du vieux bois du grand escalier. Enfant, Alméa ne parlait pas beaucoup, mais elle regardait tout. Elle avait ces grands yeux sombres qui absorbaient les scènes, les expressions, les silences. Lorsqu’un invité de la cour venait dîner, elle observait la façon dont son père se redressait un peu plus, dont sa mère choisissait la vaisselle la plus ancienne, dont les domestiques devenaient plus rapides, plus précis. Elle comprit très tôt que le monde n’était pas une chose simple. Il y avait ce qui se disait, ce qui se taisait, et ce qui se devinait.
C’est lorsqu’elle avait huit ans qu’on lui annonça l’arrivée d’une autre enfant au domaine, une certaine Élénia Linehart. Elle se souvint encore du jour où la petite carriole officielle s’était arrêtée devant le perron, et où une fillette en était descendue, droite comme un soldat, les cheveux soigneusement attachés, le menton déjà un peu trop haut. Élénia avait dix ans, et était la fille d’un diplomate important. On l’envoyait chez les d’Estrasie « pour lui inculquer les usages ». Elle-même se considérait déjà comme quelqu’un en devenir, et lorsqu’elle croisa le regard d’Alméa pour la première fois, il y eut un moment suspendu, un éclat de curiosité mutuelle. Les premiers jours, elles s’observèrent à distance. Élénia posait mille questions à Adrien sur le royaume, les traités, les frontières ; Alméa l’écoutait, fascinée, assise un peu plus loin sur un tapis, un livre ouvert sur les genoux mais les yeux tournés vers la nouvelle venue. Puis, un après-midi, Élénia avait échappé à la surveillance de sa préceptrice et s’était glissée dans le jardin. Elle avait trouvé Alméa en train de dessiner le vieux cyprès. Elle s’était approchée, s’était penchée sans demander la permission.
« On dirait qu’il pleure », avait-elle dit, en fixant l’arbre sur le papier.
« Il pleure toujours, celui-là », avait répondu Alméa en haussant à peine les épaules.
Elles avaient éclaté de rire en même temps. Ce fut le point de départ. À partir de ce jour-là, elles ne se quittèrent plus. Élénia parlait beaucoup, inventait des scénarios où elles régnaient ensemble sur des royaumes imaginaires ; Alméa suivait, ajoutant des détails, dessinant leurs bannières, leurs palais, les cartes de leurs territoires rêvés. Elles se glissaient dans les couloirs déserts en prétendant espionner un complot, se cachaient derrière les rideaux pour écouter les conversations des adultes, puis se racontaient ce qu’elles avaient compris, dans des versions toujours plus romancées.
La nuit, dans le grand dortoir d’été où on les laissait parfois partager la même chambre, elles se chuchotaient des promesses.
« Moi, je serai conseillère, tu verras. Je parlerai pour le royaume », déclarait Élénia, déjà certaine d’elle.
« Moi, je… je ne sais pas », murmurait Alméa. « Peut-être que je peindrai. Ou que je resterai ici. »
« Non, tu ne resteras pas ici », insistait l’autre. « Tu es faite pour être… regardée. Ceux qui t’écouteront seront forcés de faire attention. Tu ne le vois pas, mais moi, je le vois. »
Ces paroles restèrent longtemps accrochées quelque part dans la poitrine d’Alméa, comme une braise discrète.
Les années passèrent. Élénia repartit vers la capitale, vers ses études, vers le monde. Chaque nouveau départ était un arrachement. Elles s’écrivirent, longtemps, avec application. Les lettres d’Élénia sentaient l’encre et l’ambition. Celles d’Alméa sentaient l’encre et la campagne. Puis les correspondances s’espacèrent. Les devoirs, les examens, les obligations de chacune remplirent l’espace. On se promettait de se revoir « bientôt ». Un bientôt élastique, qui s’éloigna jusqu’à devenir un souvenir.
À dix-sept ans, un nom commença à circuler plus souvent au domaine, Caël Vorence. Il venait parfois dîner, accompagné de son père, pour des discussions avec Adrien sur la politique intérieure. Caël était beau, avec ce genre de beauté polie par le pouvoir, des gestes mesurés, un sourire impeccable, un regard qui savait se faire à la fois chaleureux et pénétrant. Il s’intéressa à Alméa assez vite. Ou plutôt, il remarqua qu’elle ne cherchait pas à se faire remarquer. Il la surprit un soir, dans la bibliothèque, en train de feuilleter un vieux recueil de discours royaux.
« Tu aimes la politique ? » avait-il demandé, amusé.
Elle avait secoué la tête. « J’aime les mots. »
Il avait souri. « Les mots, c’est déjà la moitié de la politique. »
Ils parlèrent longtemps ce soir-là. Puis d’autres soirs. Elle découvrit en lui un homme attentif, qui lui posait des questions et écoutait les réponses avec une vraie curiosité. Il demandait ce qu’elle pensait des décisions du roi, des lois, des rumeurs sur les pays voisins. Elle rougissait parfois, intimidée, mais il ne riait jamais d’elle. Il la rassurait, la mettait en valeur, l’écoutait. Leur mariage, conclu un an plus tard, fut accueilli avec enthousiasme. Les d’Estrasie voyaient là un moyen de revenir dans l’orbite du pouvoir, sans le dire à voix haute. Les Vorence gagnaient une alliance historique avec une maison ancienne. La cour applaudit. On parla d’un « beau signe de réconciliation entre l’histoire et le présent ».
Au début, tout sembla confirmer ces attentes. Caël se montrait prévenant, attentif, protecteur. Il dînait en tête-à-tête avec elle, lui offrait des livres, lui décrivait la vie à la cour, l’avenir qu’ils auraient ensemble. Il se vantait même parfois, avec un sourire doux : « Grâce à toi, ils me regardent autrement. Tu donnes du lustre à mon nom. » Elle ne savait pas si c’était vrai, mais elle avait envie de le croire. Puis, un soir, lors d’une réception, Alméa fit une remarque à table qui fit rire un invité que Caël cherchait à impressionner. La remarque n’était pas méchante, juste un peu naïve, un peu trop honnête. L’invité rit du mauvais côté. Caël le prit mal. De retour chez eux, la voix de son mari se fit plus dure.
« Tu ne peux pas dire n’importe quoi devant n’importe qui », lui reprocha-t-il.
Elle s’excusa.
Il garda le silence une heure entière.
Les reproches devinrent plus fréquents avec le temps. Elle parlait « trop doucement », « pas assez », « ou pas comme il faut ». Elle souriait « au mauvais moment ». Elle choisissait des robes « qui n’étaient pas à la hauteur ». Elle commença à douter d’elle-même. Chaque geste lui semblait suspect, chaque phrase potentiellement embarrassante. Elle apprit à mesurer les mots avant de les prononcer, à s’effacer dans les conversations. Il y eut un soir où, en refermant une porte un peu trop fort pour marquer sa colère, Caël la heurta au bras. La douleur fut vive. Elle sursauta. Il se retourna, la regarda, eut l’air réellement surpris.
« Je… ce n’était pas voulu », dit-il. « Tu sais que je ne ferais jamais ça exprès. »
Elle hocha la tête. Elle voulait le croire. Elle avait besoin de le croire.
Mais d’autres « accidents » suivirent. Une fois, il la saisit par le poignet pour l’empêcher de quitter la pièce pendant une dispute. Une autre fois, il la poussa légèrement pour lui barrer la route. À chaque fois, il y avait des excuses, des fleurs le lendemain, une tendresse excessive pour adoucir la veille. Pendant un moment, elle se persuada qu’elle exagérait. Que les choses n’étaient pas si graves. Que les bleus qu’elle voyait sur sa peau étaient la preuve de sa propre maladresse. Ce ne fut qu’avec l’accumulation qu’elle comprit. Non pas d’un coup. Mais comme on comprend qu’on se perd dans une maison où les pièces se referment une à une derrière soi. Caël contrôla progressivement son emploi du temps, ses invitations, ses sorties. Certaines de ses amies furent « écartées » sous prétexte de mauvaise influence. Les lettres de sa famille arrivèrent moins souvent. Lorsqu’elle mentionna un jour Élénia, il eut un sourire un peu raide.
« Tu sais bien qu’elle n’a plus rien à voir avec notre vie. Elle est conseillère, maintenant. Tu crois qu’elle a le temps de repenser à des jeux d’enfance ? »
Alméa se tut. Et quelque chose en elle, ce soir-là, se contracta.
La robe qu’elle portait se fit plus longue au fil des saisons. Les manches plus couvrantes. On la complimentait sur sa « modestie », sur son « élégance pudique ». Elle souriait poliment. Sous le tissu, la peau racontait une autre histoire.
Le soir du Grand Banquet du Solstice, l’air était lourd dès le matin. Une chaleur moite s’infiltrait dans les pièces, même à travers les volets. Caël entra dans leur chambre en ajustant déjà son col, l’air pressé, concentré.
« Ce soir, le roi sera là. Et la plupart des conseillés avec. Il faut que tout soit parfait », annonça-t-il.
Il ouvrit lui-même l’armoire, sortit plusieurs tenues, les posa sur le lit. Alméa les regarda, un peu perdue. La première robe était d’un ivoire délicat, à manches courtes, sublime. Elle eut le réflexe de porter la main à son épaule. La marque jaunâtre n’avait pas encore complètement disparu. Caël suivit son geste, serra la mâchoire.
« Non. Pas celle-là. »
Il la remit sur son cintre avec un peu trop de brusquerie. Il en prit une autre, bleu pâle, au décolleté élégant. Lorsqu’elle l’essaya, le tissu glissa légèrement au niveau de la clavicule, laissant deviner une ombre. Il posa les doigts sur le tissu, comme pour effacer la tache qui se dessinait dessous.
« Non plus », lâcha-t-il.
La troisième robe, couleur champagne, avait des manches trois-quarts. En se penchant pour la fermer, il aperçut un bleu qui mordait encore la peau au-dessus du coude. Il resta un moment silencieux, puis referma la fermeture éclair d’un geste sec.
Sans un mot, il alla chercher, tout au fond de l’armoire, une robe que Séraphine lui avait offerte pour l’hiver précédent. Un velours pourpre, lourd, des manches longues, un col délicatement brodé, mais fermé, trop fermé. Il la lui tendit comme un verdict.
« Celle-là. »
Elle la prit, sentit le poids du tissu entre ses mains. « Caël, il fait très chaud… »
Il s’approcha d’elle, glissa ses doigts sous son menton pour lui relever le visage. Son sourire n’atteignait pas ses yeux.
« Tu mettras celle-là. Tu préfères qu’on voie tes marques ? »
Elle baissa le regard. Elle savait qu’il n’y avait pas de bonne réponse. Elle enfila la robe en silence. Il attacha lui-même les derniers boutons, resserra un peu trop sa taille. Elle dut retenir un souffle. Il se recula, la détailla, hocha la tête avec satisfaction.
« Voilà. Parfaite. Maintenant, écoute-moi bien. Tu souris. Tu restes près de moi. Et tu ne dis rien de… déplacé. C’est clair ? »
Elle acquiesça. « Oui, Caël. »
Le trajet jusqu’au palais se fit dans un silence de verre. Dehors, la ville vibrait à peine, écrasée par la chaleur du soir. Dans la voiture, Alméa sentait déjà la sueur lui coller la robe aux omoplates. Elle fixait un point sur le siège en face, essayant de ne pas penser, de ne pas ressentir, de simplement tenir son rôle.
Le Grand Palais était illuminé comme une constellation, ses grandes marches couvertes de tapis. Des valets, des musiciens, des invités dans des tenues éclatantes. Dès qu’ils franchirent les portes, Caël posa sa main dans le bas de son dos, un geste qui, aux yeux de tous, ressemblait à une marque tendre. Elle, elle sentit la pression légère mais constante qui lui disait : « Reste à ta place. »
Les premières minutes se passèrent comme dans un tableau. Des salutations, des compliments sur la robe (qu’on trouvait « très élégante, très distinguée pour la saison »), des verres qui s’entrechoquaient, des sourires qui n’atteignaient jamais les yeux. Alméa sentait la chaleur monter dans sa nuque, l’air lui manquer légèrement. Caël lui soufflait à l’oreille le nom des gens à saluer, la ponctuation des « enchantée », des « ravie », des « merci ». Puis il aperçut un cercle d’hommes qu’il voulait absolument rejoindre Il resserra donc sa main sur son dos.
« Reste là. Je dois parler avec eux », murmura-t-il. « Tu ne bouges pas. Et tu te tiens droite. »
Il la laissa au bord de la salle, près d’un pilier, comme un élément de décor qu’on pose où il faut.
Les minutes passèrent. Personne ne vint la voir. On lui lança quelques regards distraits, quelques sourires polis, puis on retourna à ses intrigues. La chaleur devenait insupportable. Sous le velours, sa peau brûlait. Elle sentit un vertige. Une coupe de vin passa à portée de main. Elle la prit. Une gorgée. L’alcool lui coula dans la gorge comme une morsure, puis laissa une légère torpeur derrière. Une autre coupe passa. Elle en reprit une. Puis une troisième. Les contours se firent moins nets. Les voix plus lointaines. La robe plus lourde encore.
C’est alors que la porte principale du salon s’ouvrit à nouveau, et que l’atmosphère changea. On ne disait pas qu’Élénia Linehart arrivait. On le sentait. Un léger mouvement parcourut la foule, comme une vague invisible. Les conversations se firent plus mesurées, plus attentives. Les têtes se tournèrent. Elle entra entourée de ses gardes comme une planète entourée de satellites. Quatre silhouettes en uniforme sombre, impeccables, disciplinées, ouvraient la voie. Derrière eux, Élénia avançait à pas mesurés, dans une robe bleu nuit qui absorbait et renvoyait la lumière à la fois. Ses cheveux étaient relevés avec une précision sobre, laissant son visage entièrement visible. Il y avait dans sa manière de marcher une sécurité absolue, ni arrogance, ni timidité. Juste la conscience de sa place.
« La Conseillère Linehart… » murmura quelqu’un près d’Alméa.
« Celle qui fait plier les ambassadeurs », ajouta un autre.
« Regarde son escorte. On dirait une reine. »
Alméa sentit son cœur rater un battement. Elle ne l’avait pas vue depuis des années. Pourtant, elle l’aurait reconnue entre mille. La femme qui traversait la salle n’était plus exactement la fillette qui courait dans les jardins du domaine, mais quelque chose d’elle subsistait dans le pli de sa bouche lorsqu’elle souriait, dans le léger froncement de ses sourcils quand elle écoutait quelqu’un trop attentivement. Alméa sentit un souvenir, un été, une promesse remonter à la surface. Élénia serrait des mains, inclinait la tête, échangeait quelques mots avec les plus hauts dignitaires du royaume. Elle avançait avec une élégance qui forçait le respect. Aucun garde ne touchait les invités, mais leur simple présence créait un espace autour d’elle. On s’écartait. On s’ouvrait. On attendait.
Puis, leurs regards se croisèrent.
Pendant un instant, la salle disparut. Il n’y avait plus que deux petites filles sur un chemin de gravier, une qui tenait un carnet de dessins, l’autre un bâton en guise d’épée. Élénia s’arrêta net. Les politesses qu’elle s’apprêtait à prononcer moururent sur ses lèvres. Elle eut un sourire surpris, presque fragile.
« Alméa… ? » souffla-t-elle, sans titre, sans formule.
Les verres tintèrent au loin. La musique continua. Mais Élénia venait de briser, l’espace d’une seconde, la barrière entre la conseillère et l’enfant qu’elle avait été.
Alméa, déjà un peu ivre, sentit la gorge lui brûler. L’alcool, la fatigue, la robe, les années, tout se mélangea. Les mots lui échappèrent plus vite que sa raison.
« Élééénia ! » lança-t-elle, un peu trop fort. « C’est toi… ? Vraiment toi ? »
Autour d’elles, plusieurs têtes se tournèrent. Certains sourcils se levèrent. La Conseillère, tutoyée comme une sœur, par une femme que beaucoup dans cette salle ne connaissaient qu’à travers son nom de famille. Il y eut un flottement. Un mince courant de malaise. Élénia, elle, ne sembla pas s’en formaliser. Son sourire s’élargit, sincère, presque ému. Elle fit un pas vers elle. Ses gardes s’écartèrent d’un geste fluide, habitués à suivre ses décisions sans les discuter.
« Ça fait… si longtemps », dit Élénia. « Tu n’as presque pas changé. »
Elle tendit la main, un geste à la fois amical et spontané, pour la soutenir. Alméa vacilla légèrement en voulant s’avancer, ses talons accrochant le tapis. Élénia se pencha pour la rattraper, mais une silhouette sombre s’interposa.
Caël venait d’arriver.
Sa main saisit le bras d’Alméa avec une vitesse et une force qui faisaient contraste avec ses sourires publics. Le geste n’avait rien de tendre. Elle sursauta. La manche de sa robe remonta d’un demi-centimètre. Ce fut suffisant pour qu’Élénia voie ce qu’elle n’aurait jamais dû voir, une bande de peau jaunie, violacée à certains endroits, à la forme qu’aucune chute ne donne. Le temps se contracta. Élénia sentit quelque chose, au fond d’elle, se serrer. Elle ne formula pas encore d’hypothèse. Mais un fil venait d’être tiré.
« Madame la Conseillère », dit Caël avec un sourire impeccable, comme si de rien n’était. « Ma femme a bu un peu trop vite, je le crains. Quelle joie de vous revoir ici. »
Il força légèrement Alméa à se redresser, la tenant bien droit, comme une poupée qu’on repositionne sur une étagère. Elle gardait les yeux baissés, soudain consciente du volume de sa voix quelques instants auparavant. L’alcool, qui la portait encore, se mélangeait à une honte froide. Élénia la regarda. Pas comme on observe une inconnue. Comme on fixe un tableau dont un détail vient de changer, sans qu’on sache pourquoi. Un bleu qui dépasse d’une manche longue. Une robe d’hiver en plein été. Un tutoiement lancé comme un appel au secours.
« Tout va bien ? » demanda Élénia, et cette fois, sa voix avait repris un peu de sa gravité de conseillère.
Alméa ouvrit la bouche, la referma, la rouvrit.
« Oui », dit-elle. « Oui… tout va bien. Je suis juste… un peu fatiguée. »
Le mensonge lui râpa la gorge.
Caël acquiesça, hochant la tête, comme pour clôturer la conversation.
« Nous allons prendre l’air. Profitez bien de la soirée, madame la Conseillère. Votre présence honore le royaume. »
La formule était parfaite, polie, irréprochable. Mais dans ses yeux, il y avait autre chose. Une alerte. Une hostilité. Comme si, en une poignée de secondes, il avait mesuré la menace que représentait cette femme qui ne se laissait pas impressionner par son sourire. Il entraîna Alméa vers la sortie avec une précipitation mal dissimulée. Elle trébucha presque sur un tapis, se rattrapa à son bras. Élénia fit un pas pour l’aider, mais se retint. À ce moment précis, elle comprit l’importance de ne pas se précipiter. Elle observa. Elle grava tout.
Le couple disparut par la grande porte. Les conversations reprirent, un peu trop vives, comme pour recouvrir la brève dissonance. La musique monta d’un ton. On parla de vin, de commerce, de guerre, de tout sauf de ce qui venait de se passer. Élénia resta un moment immobile au centre de la salle, les mains croisées devant elle, son regard errant là où Alméa avait été quelques instants plus tôt. Elle n’avait pas l’habitude de se laisser déstabiliser. Mais quelque chose avait bougé. Une fissure avait creusé sa certitude que tout était à sa place dans ce royaume. Elle se détourna brusquement et se dirigea vers le fond de la salle, là où les domestiques s’affairaient en silence. Deux femmes de chambre rangeaient des verres derrière un long rideau, à l’abri des regards. Elle les aborda sans hausser la voix, mais quelque chose, dans sa posture, dans son aura, fit qu’elles se raidirent immédiatement.
« Vous travaillez ici depuis longtemps ? » demanda-t-elle.
« Oui, madame la Conseillère », répondit l’une en baissant la tête.
« Vous avez déjà servi le couple Vorence, je suppose. »
Une seconde. Un battement de cœur. Un regard échangé entre les deux femmes. L’une se mordit la lèvre, l’autre serra son plateau si fort que ses jointures blanchirent.
« Oui, madame », finit par dire la plus âgée.
« Et… tout va bien pour eux ? » demanda Élénia, d’un ton parfaitement neutre.
Le silence qui suivit fut plus parlant que n’importe quelle phrase. La plus jeune déglutit. La plus âgée détourna les yeux. Il n’y avait pas de réponse simple à cette question, et elles le savaient.
« Nous ne sommes que des domestiques, madame », murmura finalement la plus jeune. « Nous n’avons pas… à juger la vie des grands. »
Ce n’était pas une réponse. C’était une fuite. Une protection. Un aveu déguisé.
Élénia les regarda quelques secondes, puis inclina légèrement la tête.
« Merci », dit-elle simplement.
Elle s’éloigna, le cœur lourd. Chaque détail de cette soirée s’additionnait, la robe d’hiver, le bleu, le tutoiement, le geste de Caël, le silence des femmes de chambre. Rien, pris isolément, n’était une preuve. Ensemble, cela dessinait la silhouette d’une vérité qu’elle refusait de laisser s’enfouir. Elle ne retourna pas dans le cercle des diplomates. Elle se dirigea vers la sortie, ses gardes se levant instantanément pour la rejoindre, comme si la salle elle-même se réajustait autour de sa décision. Les invités s’écartèrent d’instinct lorsqu’ils la virent approcher, formant un couloir humain sur son passage. Certains s’inclinèrent légèrement. D’autres se contentèrent de baisser les yeux. L’air extérieur lui frappa le visage comme une douche froide. Sur le parvis, son cortège attendait : deux motos, une voiture de tête, sa berline, et une autre voiture de soutien. Les emblèmes du Royaume brillaient sur les portières noires. C’était plus qu’un moyen de transport. C’était un symbole. Celui de son rang.
Elle jeta un dernier coup d’œil à l’entrée du palais. Au loin, elle crut distinguer les feux arrière d’une voiture qui quittait la cour à vive allure.
« C’est eux ? » demanda-t-elle à un garde.
« Oui, madame la Conseillère. Le véhicule Vorence vient de partir. »
Elle inspira profondément, sentant l’air lourd lui remplir les poumons.
« Nous les suivons », dit-elle.
Le chauffeur acquiesça. Les moteurs rugirent. Les motos s’élancèrent les premières, ouvrant la voie. La berline d’Élénia suivit, glissant derrière la voiture des Vorence comme une ombre silencieuse.
La nuit de Finejouri, dehors, ne savait pas encore qu’elle allait changer de couleur.
La Survivante du Silence. Prochaine tête couronnée ?!