- Le cabinet n'est pas ouvert aux consultations privées, vous vous êtes égaré je le crains. Voyez avec le Docteur Antonain si vous désirez prendre rendez-vous.
- Cacendre ? C'est moi.
- Mon Dieu ! Blaise ! Cela fait... des mois qu'on ne t'a pas vu. Dieu mais tu as une mine affreuse, est-ce que c'est bien toi ou un de tes clones ?
- C'est bien moi.
- Assieds toi je t'en prie. Qu'est-ce qui t'amène ici ? Ne te méprends pas, chaton, mais c'est une surprise. On te disait dans les Jardins, ceci dit vu leur réputation... Enfin je suis heureuse de te voir en vie, qu'est-ce qui t'amène à Bourg-Léon ?
- Comment va la vie ici ?
- Oh tu sais, c'est un havre de paix. Avec le projet HARPE il pleut juste assez pour arroser les fleurs et passer quelques soirées mélancoliques. Le reste du temps il fait bon et doux.
- Et à part la météo ?
- Philippe fait un boulot splendide, tout le monde est très content. On ne manque pas de travail, surtout ici au Palais d'Hiver, avec tous ces millénaristes perturbés par le lapin que leur a posé Jésus...
- Bon, tant mieux...
- Tu n'es quand même pas venu me voir pour parler de la météo Blaise ? Qu'est-ce qui te tracasse ?
- Améthyste va signer la reddition de Carnavale.
- Ah oui ? Est-ce que cela va changer quoi que ce soit à nos affaires ?
- Je travaille à ce que ça ne soit pas le cas justement. Et j'aurai besoin de toi pour ça.
- Tu sais, moi je ne suis qu'une simple psychologue. Je ne vais pas faire des miracles.
- Bien sûr que si, sinon tu ne serais pas ici.
- C'est vrai chaton, je suis trop modeste. Alors dis moi, de qui dois-je ravager l'esprit ?
- Ils seront nombreux, il faudra agir d'un seul coup. Tout le gratin.
- Encore un coup d’État ? Je te préviens Blaise je t'aide parce que je t'ai vu grandir et que je t'aime bien mais s'il faut s'attaquer à des gens puissants je veux une augmentation.
- Si tout se passe comme prévu, tu pourrais bien hériter du Palais d'Hiver.
La doctoresse Cacendre Fumée ne répond rien. Elle observe.
- Alors ? Tu es partante ?
- Bien sûr chaton. Tout ce que tu voudras. Juste, la prochaine fois que tu disparais, ne nous laisse pas sans nouvelles. Viens dire bonjour de temps en temps d'accord ?
La psychologue repose sur la table les documents qu'elle lisait.
- Juste ça va ?
- La vie mondaine lui manque un peu.
- C'est vrai que tes Jardins doivent être dépaysants.
- C'est le moins qu'on puisse dire... tu serais curieuse de les visiter ?
- Dieu m'en préserve Blaise, j'aime trop le confort de Bourg-Léon pour aller crapahuter dans ta jungle.
- Ce n'est pas... bon. Pour l'Hôtel d'Eurysie, tu penses que c'est faisable ?
- Chaton, j'ai déjà retourné le cerveau de ce pays pour ton père, je peux le refaire pour toi. C'est juste que tu me prends un peu au dépourvu, une opération de psy-op comme ça... je sais que je suis douée mais je n'aurai pas craché sur un mois ou deux de préparation supplémentaire.
- Désolé, il fallait d'abord que j'arrive à convaincre Améthyste de jouer le jeu. On a besoin des Castelage sur ce coup-là.
- Si tu le dis... Ton père avait mené son jeu dans le dos des Obéron, lui.
- Pervenche se croyait toute puissante, ce n'est pas le cas d'Améthyste. C'est peut-être une banquière mais elle sait entendre raison. Inutile de nous rajouter des ennemis.
- Elle ne m'a pas bluffé par sa lucidité, moi.
- Elle fait le boulot à Carnavale, la Principauté aurait pu faire émerger des monstres bien plus terribles que ceux que nous devons gérer aujourd'hui.
- Quelques marchands d'armes parvenus, des ingénieurs techno-fascistes, des lucifériens, des démocrates... pas de nouvelle religion ?
- Il y a bien eu ce Lion de Dieu mais je ne sais même pas si les gens se sont vraiment exilés, finalement.
- La religion ça marche toujours, crois-en mon expérience. Je leur referai bien le coup si ça ne tenait qu'à moi mais j'ai peur qu'on ait un peu épuisé le potentiel des apparitions célestes et des prophéties de fin du monde pour cette génération.
- Tu sais comment t'y prendre alors ?
- Oui. Oui, je crois. Ce sera un sacré tour de passe-passe mais après tout... Impossible n'est pas carnavalais.
- Tu veux bien me dire ?
- Tu es mon patron Blaise, si tu me le demandes je te réponds mais...
Elle sourit.
- Quoi ?
- Quand je te regarde je revois le petit garçon fan de voiture qui courait partout à Bourg-Léon. J'ai envie de te dire de laisser faire les grandes personnes.
- Je ne suis plus un enfant.
- Non c'est vrai. Mais tu en fais déjà beaucoup alors, si tu te reposais sur nous ? Philippe et moi pouvons très bien nous occuper de la suite. Tu devrais retourner voir Clothilde. Emmène la au cinéma ?
- Ce n'est pas le bon moment pour sortir à Carnavale.
- Non c'est vrai, Améthyste essaye encore de t'assassiner ?
- Je lui ai demandé d'arrêter et je crois qu'elle le fera, mais dans le doute.
Cacendre Fumée se lève sous le regard interrogateur de son patron.
- Tu sais ce dont tu as besoin Blaise ? De te détendre. Tu portes trop de choses sur les épaules, je pense qu'un peu de psy-op ça ne te ferait pas de mal à toi non plus.
Blaise, amusé :
- Tu comptes m'hypnotiser ?
- Isolation sensorielle. Quatre heures avec du LSD, recommandation de ta psy. J'ai un caisson au sous-sol. Comme ça tu me laisses travailler et passer quelques coups de fil d'accord ? Tu n'avais rien d'urgent de prévu de toute façon ?
- La vieillesse me va comme un gant c'est vrai ! Le petit Blaise est là ?
- Toujours dans son caisson il en a encore pour trois heures nous avons un peu de temps. Viens entre, assieds toi, je te sers quelque chose ?
- Un café. Sans sucre s'il te plait, à mon âge... je fois faire attention. Et un peu de crystal meth si tu as ?
- Toujours. Je la garde pour quand tu viens.
- Tu es vraiment gentille.
Elle s'installe.
- Blaise Dalyoha à Bourg-Léon, ça doit faire un an que je ne l'ai pas vu... je n'espérais même plus de mon vivant...
- Oh tu n'es pas si âgée que ça Marie ?
- 117 ans en septembre.
- Ah oui quand même. Tiens, je te fais chauffer le bong. Le verre est tout tiède.
- Merci ange.
Elle met ses mains autour de la pipe.
- Le petit Blaise... dire que je l'ai vu naitre. Tu sais que j'étais dans le laboratoire quand
Ding dong.
- Excuse moi Marie ce doit être Vivianne.
- Vivianne Malcrochet ? Je vous croyais brouillées ?
- C'est vrai mais c'est la meilleure dans son domaine.
Elle ouvre la porte.
- Viviiiiiii !
- Ta gueule.
- Toujours aussi chiante. Entre Vivianne, je t'en prie. Oh tu es venues avec ton lapin.
- Dégage je ne te parle pas. Salut Marie.
- Bonjour Vivianne.
Elle s’assoie avec fureur.
- Où est Blaise ?
- Dans un caisson en bas.
- Comme par hasard.
- Tu le verras dans trois heures. Tu veux boire quelque chose Vivi ?
- De l'eau. Froide.
- Je t'apporte ça ma chérie.
Vivianne et Marie se retrouve face à face.
- Elle est bonne ta meth ?
- J'ai l'impression d'avoir vingt an à nouveau !
- Je préfère me faire remplacer les organes, rien de tel pour se sentir fraiche. Je me suis fais greffer la peau d'une gamine de douze ans il y a deux semaines, regarde moi ça : plus aucune ride.
- C'est vrai que tu resplendis. Mais à mon âge, ces opérations deviennent dangereuses. Et puis j'en ai déjà tellement eu... je préfère faire avec ce corps-là.
Cacendre revient avec un verre d'eau.
- Tient Vivianne. Merci à vous deux d'être venues.
- Je ne fais pas ça pour toi mais pour le patron. C'est quoi cette histoire ? On ne le voit pas à Bourg-Léon pendant un an et il débarque du jour au lendemain dans ton cabinet ?
- Ne sois pas jalouse Vivianne, Cacendre a dit que tu étais la meilleure dans ton domaine et Blaise a besoin de nous...
- C'est vrai. On ne sera pas trop de trois sur ce coup-là. Il s'agit de répéter l'opération SUN mais avec des délais beaucoup plus courts cette fois.
Vivianne semble perdue.
- L'opération SUN ?
Marie sourit.
- Songe d'une nuit. L'opération qui a abattu Pervenche Obéron et toute la noblesse.
- Pardon ?
- Explique lui Marie, nous avons un peu de temps et j'ai besoin qu'elle comprenne ce qui s'est passé à Carnavale, la nuit de la destruction d'Estham.
- Prends un peu d’eau, très chère Vivianne, prends un peu d’eau et imagine. Imagine une opération secrète se déroulant sur plusieurs générations. Imagine la lutte intestine de grandes familles. Une lutte qui dure depuis des siècles. Presque la nuit des temps. Dalyoha. Obéron. Castelage. Imagine maintenant ce qui se passerait si, après des siècles de luttes, l’une de ces grandes familles commençait à accumuler les succès et devenait, progressivement, une menace pour toutes les autres ?
- J’imagine que les grandes familles cesseraient de prendre des gants et entreraient en conflit ouvert ? Que cela relancerait un nouveau Chaos ? C’est ce que certains craignent avec la montée en puissance des Castelage.
- C’est ce que certains craignaient avec la montée en puissance du clan Obéron. La prise de Fort-Marin, son avance dans la course à l'espace, la toute-puissance de son complexe militaro-industriel et les ambitions dévorantes de sa matriarche... Rends toi compte Vivianne, si le génie de notre peuple n’avait pas brûlé à Estham, si toutes ces usines n’avaient pas été dédiées à construire des missiles, les rues de Carnavale seraient aujourd’hui pavées de canons. Un torrent ininterrompu d’armes qu’il aurait bien fallu finir par utiliser. Que nous aurions retourné contre nous même, une nouvelle guerre civile, avec les armes du XXème siècle. Nous n'y aurions pas survécu. On dit que seule Carnavale peut vaincre Carnavale. Les missiles Obéron, au moins, ont été détruits avec Estham. Ils ne feront plus de mal à personne.
- Ce n’est pas précisément quelque chose de réjouissant.
- Au contraire, il fallait que les Obéron s’épuisent sans quoi leurs milices nous auraient écrasés ici, à Carnavale. Des missiles, ça ne sert à rien quand on s’affronte dans les faubourgs de la Cité noire.
- Tu es en train de me dire que les missiles Obéron étaient une manœuvre pour les occuper ?
- J’y viens Vivianne, j’y viens. Oui, le clan Obéron devenait puissant. Puissant et fertile aussi. De nombreux enfants sont autant de perspectives d’alliances. La noblesse leur mangeait dans la main et les Dalyoha, réduits à un père et son… fils, vulnérables. A la merci du moindre attentat. L’assassinat d’Ambroise l’a d’ailleurs montré. Tôt ou tard, nos maîtres auraient été décapités et Bourg-Léon... Dieu sait ce qui serait arrivé à notre précieuse île et à ses secrets. Les Castelage ne sont que des roturiers, pas un véritable danger pour les Obéron, mais les Dalyoha, la plus ancienne famille de la Principauté, c’était le dernier obstacle sur la route de Pervenche. Ambroise le savait, alors il a frappé le premier.
- Comment ?
- Imagine, chère Vivianne, une réalité dans laquelle, à la demande d’Ambroise Dalyoha, des médecins du Palais d’Hiver, forts de leurs savoirs accumulés sur la conscience humaine, nos psychiatres et nos droguistes mettent en place une conspiration. Un plan sur plusieurs décennies et dont l’objectif serait, pour ainsi dire, de rendre folle une partie de la population au point qu’elle réclame et organise sa propre mort. La pousser, d’elle-même, au suicide. N’est-ce pas le crime parfait ? Le plus massif, spectaculaire et formidable assassinat de tous les temps ? Rayer, en une nuit, de la carte l’ensemble d’une classe sociale devenue parasitaire ?
- Un suicide ?
- Quel meilleur moyen de se débarrasser d’une famille concurrente, ambitieuse et redoutable, que de lui faire dépenser toutes ses forces pour la pousser à se projeter d’elle-même, telle un météore, sur ses ennemis et se détruire dans l’opération ? Entrer si profondément dans son esprit qu’elle finisse par se persuader toute seule que mourir est la meilleure chose à faire ? Voilà l’opération Songe d’une nuit. Une nuit. Et quarante ans. C’est tout ce qu’il a fallu aux Dalyoha pour réduire à néant l’une des plus puissantes et des plus redoutables familles qui ait jamais foulé le sol de cette terre : les Obéron. Et toute la vieille noblesse catholane par la même occasion.
- Je ne suis pas certaine de comprendre. Vous voulez dire que l’Armageddon’t est un plan des Dalyoha pour se débarrasser de la noblesse et des Obéron ? Tout le monde sait que Blaise n’a pas craché son venin sur Carnavale comme l’aurait voulu Pervenche mais de là à y voir une conspiration…
- Installe toi confortablement chère Vivianne et imagine. Imagine un monde où, quelque part au cœur de la Grande Dépression, quelques jeunes docteurs du Palais d’Hiver, à la demande de leur patron, profitent des immenses ressources humaines enfermées dans l’asile pour se constituer une armée de sociopathes, manipulateurs et narcissiques. Des cerveaux complexes et imprévisibles, terrain de jeu de nos tripatouillages, incisions de cortex, choc électriques, privation de sommeil, inoculation de pensées intrusives et obsédantes. Nous avons eu tout le luxe, dans cet endroit sans loi, d’apprendre à façonner des esprits. Nous les avons si bien, si profondément taillés en pointe qu’ils se transforment rapidement en agents dociles, appâtés par le désir de nous plaire ou contre la promesse de pouvoir bientôt exercer à leur tour comme médecins à Bourg-Léon. Des âmes perdues pour l’humanité, prêtes à tout pour bénéficier d’un lieu où exercer leurs plus viles passions et échapper à l’horreur de l’asile. Ambroise Dalyoha ne leur a demandé qu’une seule chose en retour. Une simple chose : la chute de ses ennemis.
- Absurde, il faut être au moins aussi fou que les résidents du Palais d'Hiver pour tenter d'en faire des agents et de penser qu'ils soient capables de discrétion.
- Aujourd'hui sans doute, mais à l'époque notre asile accueillait un vivier de populations tout à fait singulières. Il faut remonter dans le temps, se souvenir, chère Vivianne, de ce qu’était la Grande Dépression. Une décennie entière où la Cité noire, exsangue, se vidait de son sens comme un corps purgé de tout sang. Les lois du Nouveau Monde, les faillites en chaîne, les rations et les émeutes… tout concourait à un même résultat : des milliers d’esprits fissurés, des familles disloquées, des hommes et des femmes que la société n’avait plus les moyens d’héberger, ni même de tolérer. Et Bourg-Léon trônait au milieu de la mer comme un havre de paix. Notre asile devint une promesse de confort et d'espoir. Nous en firent un réservoir. Un vaste entrepôt de misère psychique.
On y entassait les incurables, les agités, les désespérés, mais aussi, tu t'en doutes, et cela fut déterminant, tous ceux qui gênaient : syndicalistes trop vocaux, artistes trop radicaux, personnalités politiques charismatiques, prédicateurs zélés, officiers de milices ambitieux. Les Obérons furent charmés de ce que nous les débarrassions de la chair à canon pourrie des usines. Nous façonnions alors un monde où les critères d’internement se diluaient dans l’arbitraire, où l’on pouvait devenir "fou" pour avoir crié trop fort à un mauvais moment. Bourg-Léon purgeait Carnavale de ses mauvaises humeurs... et se faisant, ce vivier d'humains brisés, malléables, soumis et rancuniers devint une matière première idéale pour les expérimentations du Palais d’Hiver. La Grande Dépression n’a pas seulement créé la pauvreté : elle a mis à brûler le tissu social de Carnavale, les fibres qui relient les êtres humains entre eux. Les Dalyoha nous offrirent ce dont nous avions toujours rêvé : un terreau humain entièrement disponible, prêt à être taillé, sculpté, reconstruit sur-mesure. Une génération entière d’êtres dépouillés jusqu’au noyau, idéale pour le recrutement d'une cohortes d'agents dévoués, parfaitement opérationnels car façonnés à l'image de la Cité noire elle-même.
Ces agents, dont nul ne connait la trace puisque la plupart sont nés dans le Palais d’Hiver, au cœur de la violence et de la folie, furent envoyés dans la Cité noire où ils commencèrent par identifier les chefs religieux les plus influents de la Principauté, issus de différentes confessions : catholane, satanistes, et autres sectes qui, comme tu le sais, sont profuses. Ces leaders charismatiques, respectés et appréciés par leurs fidèles, devinrent les premières cibles de notre vaste opération de manipulation. La première étape de celle-ci commença naturellement par la collecte minutieuse de renseignements sur ces chefs, notamment sur leur vie privée, leurs vulnérabilités afin de constituer leur profil psychologique. Les agents infiltrèrent les communautés religieuses, se faisant passer pour des fidèles dévoués ou de braves gens motivés et engagés en quête de transcendance. La Grande Dépression charriait ce genre de profils par paquet de cent et les églises ne désemplissaient pas. Manipulateurs et dépourvus d’émotions, ils gagnèrent peu à peu la confiance de leurs cibles jusqu'à se retrouver bientôt au cœur des plus grandes congrégations religieuses de la Cité noire.
Une fois la confiance établie, les agents mirent en œuvre toute une série de techniques pour exercer leur contrôle sur ces leaders. Ils commencèrent par des formes légères de coercition : chantage, des secrets personnels ou des scandales inventés et utilisés pour menacer et manipuler. Nous les autorisions également parfois à recourir à des méthodes plus directes, telles que l'administration de drogues psychotropes lors de réunions privées ou de retraites spirituelles, sous prétexte d'améliorer les expériences mystiques ou de soulager le stress. Le tout, bien sûr, était piloté depuis Bourg-Léon, sous la direction personnelle d'Ambroise. Il était si jeune à l'époque... cela ne me rajeunit pas.
- Vous avez donc infiltré ces congrégations juste en vous rapprochant de leurs chefs ?
- Les méthodes utilisées reposaient sur trois piliers : la coercition, les drogues et la manipulation psychologique. Trois domaines privilégiés des Laboratoires Dalyoha, n'est-ce pas. La coercition tout d’abord : la phase initiale consistait en des stratégies de pression subtiles. Les agents ont pu recueillir des informations compromettantes sur les chefs religieux, telles que des irrégularités financières, des relations extraconjugales ou d'autres secrets personnels. En se plaçant au cœur de la congrégation, les agents découvrent des secrets qui échappent même à Commissariat Central et aux espions traditionnellement utilisés par les grandes familles. Ces informations sont ensuite utilisées pour faire chanter les chefs afin qu'ils se soumettent. La menace d'une divulgation publique, de la perte de pouvoir, les craintes du lynchage, du sacrifice ou de conséquences juridiques pousse ces chefs à suivre les directives de leurs manipulateurs. En outre, les agents peuvent manipuler les chefs en tirant parti de leur loyauté envers leur congrégation, en les convainquant que la coopération est nécessaire pour le bien commun ou pour éviter une crise fabriquée de toutes pièces.
Les drogues ensuite : des drogues psychotropes, telles que le LSD, les barbituriques ou d'autres substances psychoactives, sont administrées aux chefs religieux dans des conditions contrôlées. Ces drogues sont souvent administrées à leur insu et sans leur consentement, mélangées à leur nourriture ou à leur boisson lors de réunions privées ou de rassemblements spirituels. Les effets de ces drogues vont d'une suggestibilité accrue et d'états de conscience altérés à des effondrements psychologiques complets. Dans ces états modifiés, les chefs sont plus réceptifs aux suggestions et aux ordres qui leur sont implantés, qu'ils peuvent percevoir comme des révélations divines ou des intuitions spirituelles profondes.
Enfin, le Palais d’Hiver ne manque pas de connaissances sur l’architecture de la psyché humaine, en particulier celle des Carnavalais. Au-delà des drogues et de la coercition, des techniques de manipulation psychologique sont utilisées pour remodeler les croyances et les comportements des chefs religieux. Des séances d'hypnose sont organisées sous prétexte de méditation spirituelle ou de thérapie, au cours desquelles des suggestions profondes sont implantées. Ces séances visent à modifier la perception de la réalité des dirigeants, à aligner leurs messages sur le discours souhaité par les manipulateurs et à créer une dépendance psychologique vis-à-vis des agents. En outre, des techniques telles que la privation sensorielle, l'isolement et la privation de sommeil sont utilisées pour briser la résistance des dirigeants et remodeler leur cadre mental.
- Donc des aliénés du Palais d’Hiver ont été utilisés pour infiltrer des congrégations religieuses et se rapprocher de leurs leaders ? Et cela a suffi pour leur faire commettre uu suicide ?
- Laisse-moi t’expliquer. Cela n’a pas été facile et ne crois pas, chère Vivianne, qu’un complot de cette ampleur aurait pu fonctionner dans n’importe quelle époque. Le peuple de Carnavale venait de subir de plein fouet la Grande Dépression suivie de l’Oulipo. Deux ères qui avaient entamé les repères et les certitudes les plus profondes de nos compatriotes, comme si on les avait préparé la Déréalisation. La ville avait appris à considérer l’esprit comme une matière artistique, à tordre la perception, à expérimenter avec le réel comme on manipule de l'argile trop souple. L’Oulipo avait insisté sur la plasticité de la personne, cette idée que l’identité n’est qu’un matériau parmi d’autres. Les jeunes artistes exploraient toutes les limites du possible, disséquant le concept même de soi. Dans leur enthousiasme, ils avaient ouvert une brèche : celle où l’individu cesse d’être une chose certaine et où on se met à douter de sa propre existence.
Puis vint la Déréalisation, qui emporta toute la Principauté dans une psychose douce. Les drogues légales, la science exaltée et ses promesses de transcendance, les visions mystico-ésthétiques, les séances d'hypnose récréatives utilisées pour induire des rêves lucides... tout cela créa une population habituée aux distorsions de la réalité. Prête à tout et sans limites. On ne croyait plus ce que l’on voyait, on voyait ce que l’on croyait, et demain semblait pouvoir être réécrit sur un claquement de doigts. Nous travaillions à l'époque sur une matière meuble : les esprits étaient déjà poreux, ouverts aux suggestions qu'ils accueillaient comme des variations esthétiques. Les frontières entre hallucination et croyance s’effritaient chaque année un peu plus, tous ce dont avaient besoin nos concitoyens était d'un petit coup de pouce. Des figures de confiance pour les précipiter dans l'abîme.
La manipulation des chefs religieux a eu des effets profonds et considérables sur leurs congrégations, pour beaucoup inattendus. Nous avancions à l’aveugle, mais nous avancions. À mesure que ces chefs commencèrent à délivrer des messages et des enseignements modifiés, les principes fondamentaux de leur foi se déformèrent progressivement. Pour commencer, l’érosion progressive de la confiance des congrégations à mesure que les chefs manipulés promouvaient des enseignements incohérents ou contradictoires, la confusion et le doute se répandaient parmi les fidèles. La confiance autrefois inébranlable dans leurs guides spirituels s'éroda, entraînant des conflits internes et des divisions au sein de la communauté religieuse catholane, jadis si puissante. Cette érosion de la confiance affecta non seulement la relation entre les chefs et les fidèles, mais affaiblit également la cohésion globale du groupe religieux. Il s’agit-là d’une première étape cruciale, mais qui en appelle une seconde immédiatement après.
En effet, la confiance sabotée permit d’aboutir à la modification des doctrines : sous l'influence des agents du Palais d’Hiver, les principes du culte et les pratiques religieuses furent subtilement modifiées pour s'aligner sur les objectifs de Bourg-Léon. Ces changements incluaient la promotion d'idéologies politiques orientées dans une direction qui nous était favorable : nihilisme, déréalisation, foi aveugle dans l'au-delà, conviction que la vie sur terre n'est qu'un passage. Dans le même temps nous avons encouragé l’expression de croyances sociales qui divisaient et nous avons soutenu les actions qui servaient les intérêts des nos agents. Au fil du temps, les principes fondamentaux des cultes carnavalais ont été compromis, conduisant à une version corrompue de la foi originelle.
- Le millénarisme catholan ?
- Étonnant qu'il n'existe pas en dehors de Carnavale, quand on y pense. Les gens sont d'un aveuglement, parfois... Orienter la doctrine fut un long travail, mais nous sommes parvenu à insuffler à l'intérieur de l'Eglise de Carnavale les graines d'un schisme. Déjà les catholans se divisent et voilà que renait le manichéisme : Dieu contre Satan, deux entités cosmiques qui se livrent un combat de toute éternité. Un exutoire pour des fidèles en plein doute : plutôt que d'errer encore sur une terre qui a perdu son sens, provoquer la fin des temps. Promesse de paradis ou d'enfer, selon les goûts, s'acheter une âme éternelle et partir en grande pompes. Maître de son destin et de sa mort. Emporter le reste du monde dans la tombe. Après nous le chaos. Très... Carnavalais. Je te l'ai dit chère Vivianne, nous sommes passées maître dans la compréhension de la psyché profonde de nos contemporains.
- Bourg-Léon a donc provoqué le schisme catholan à Carnavale... et ensuite ?
- Ensuite, les Laboratoires Dalyoha ont continué à méticuleusement étendre leur influence aux communautés religieuses de Carnavale. Nous parlons en générations. Mais à mesure que celle-ci progressait, nous avons pu nous autoriser à devenir de plus en plus ambitieux... et de plus en plus intrusifs. Le Palais d’Hiver s’est mis à piloter un grand nombre d'expériences psychologiques sur les croyants afin d'affiner encore davantage nos savoirs. Certaines de ces expériences se sont faites sur le terrain, à l’insu des fidèles. Tu sais comment il est facile de nouer des liens entre gens de bonne foi, se faire inviter, pénétrer les foyers, tout cela était d’une simplicité déconcertante. Les communautés religieuses, souvent caractérisées par des liens sociaux forts et des rituels communs, constituaient un terrain fertile pour de telles expériences. Des opérations secrètes pouvaient être menées lors de rassemblements religieux réguliers, de retraites ou d'événements spécialement organisés par nos agents infiltrés sous prétexte d'améliorer les pratiques spirituelles. Dans ces conditions, nous nous assurions de maîtriser le maximum de variables possibles. D’autres expériences, plus brutales et intrusives, ont naturellement été menées sur des individus enlevés et déportés à Bourg-Léon. Des gens prototypiques, standards je ne sais comment les nommer. Les plus susceptibles d’être représentatifs de la psyché religieuse carnavalaise. Ceux-là ont été enlevés par les milices, comme cela arrive si souvent, et sont venus garnir les rangs des résidents du Palais d’Hiver. Ou plus exactement de ses sous-sols.
- Que cherchiez vous à découvrir ?
- Toutes nos expériences à l’époque avaient pour but de comprendre et de manipuler les mécanismes de la foi, des croyances et des expériences spirituelles.
- Et vous y êtes parvenus ?
- En partie oui. Notre compréhension de l’esprit humain a en tout cas fait un grand bond en avant à cette époque. Alors que nous étions déjà maîtres dans la découverte des secrets du corps humains, l’opération Songe d’une nuit nous a permis de mieux saisir l’union des deux.
- Comment vous y êtes-vous pris ?
- Oh il y aurait à dire…
Vivianne consulte sa montre. Dans deux heures Blaise sortira de son caisson.
- Nous avons encore le temps.
- Nous avons beaucoup travaillé, et bien. Privation sensorielle, hypnose, drogues hallucinogènes… un cocktail des trois bien souvent. La privation sensorielle permettait, en réduisant ou en éliminant les stimuli sensoriels, d'isoler les individus de leur environnement. Pour les résidents du Palais d’Hiver, cela se traduisait le plus souvent par un isolement cellulaire dans des pièces insonorisées et obscures ou par l'utilisation de caissons de privation sensorielle remplis d'eau salée afin d'induire un état d'apesanteur. Nous avons par exemple découvert que les patients soumis à une privation sensorielle prolongée pouvaient souffrir d'hallucinations, d'une anxiété extrême et d'une perception déformée du temps et de la réalité. L'absence de stimuli sensoriels oblige l'esprit à compenser, ce qui conduit souvent à des images mentales vives et incontrôlées qui peuvent être facilement manipulées par des suggestions extérieures. Évidement nous avons utilisé ces connaissances à notre profit pour lobotomiser non-chimiquement certains individus stratégiques de sorte à les rendes plus vulnérables aux différentes techniques de suggestion. L'hypnose en est un bon exemple. Utilisée lorsque les croyants sont dans des états hautement suggestibles, elle permet d’introduire dans un esprit fragile des pensées intrusives ou obsédantes.
- Le suicide.
- Le suicide ou, plus pernicieux, l’obsession d’emporter avec soi un maximum de personnes. Il ne faut pas oublier que Carnavale a une longue habitude des rituels mortifères publics et de la mystique morbide. Tout enfant de la Cité noire en a vu passer au moins un, ces fêtes étranges, carnavalesques : les Jeûnes du Solstice, où les fidèles marchent dans la ville comme des spectres, les saintes-lavandières, ces nuits où on dépose dans les canaux des mannequins enveloppés d'étoffes blanches. Carnavale aime taquiner sa propre fragilité. Elle se joue de ses tabous comme un gosse qui se croit immortel. Elle n'a pas tort ceci dit, car immortelle, je crois bien qu'elle l'est. Notre peuple a fait de la proximité du gouffre un spectacle, mais cette intimité culturelle avec la mort n’est pas seulement esthétique : elle est structurante de notre culture et de notre rapport au temps et à la chair. Les Dalyoha n’ont fait qu'exploiter cela.
C’est une structure mentale complète et cohérente que nous avons refaçonner dans l’esprit de nos patients. Nous pouvons leur faire croire au manichéisme, à un monde juste, à la présence de démons, d’esprits, ou à leur propre condamnation à l’enfer s’ils ne prennent pas de toute urgence des décisions de changement radicaux dans leur vie. Obsédés par la perspective de se diriger droits vers la damnation, tu serais étonnées des trésors d’énergie et d’inventivité que ces jeunes gens déploient pour faire aboutir le seul projet ayant encore du sens à leurs yeux : se sauver, eux et leurs proches. Ou plutôt, sauver la seule chose de valeur. La seule chose qu'on ne peut pas acheter ni vendre. La seule chose véritablement inestimable.
- Leur âme.
- Précisément. Au cours de services religieux ou de séances spirituelles privées, les individus pouvaient être orientés vers cette conviction. A travers des méditations guidées intégrant des techniques hypnotiques, nous avons appris à pénétrer leur esprit grâce à de fines méthodes de manipulation. Une fois dans un état de transe, les sujets sont susceptibles d'être influencés par des suggestions implantées qui modifiaient durablement leurs perceptions, leurs croyances et leurs comportements. Les séances d'hypnose étaient souvent présentées comme des méditations spirituelles intimes, tournées vers le bien-être et la quête de soi, ou des expériences transcendantes, susceptibles de produire des dérangements internes. Nos cobayes en ressortaient transformés, certes, mais il s'y attendaient et cela rendait la manipulation plus acceptable et moins détectable pour eux.
- Pardon mais... je suis curieuse de savoir comment les Laboratoires s'y sont pris.
- C'est là sans doute que le Palais d’Hiver a fait la démonstration la plus éclatante de son génie. Notre chef-d’œuvre, une véritable pièce maîtresse de l'art de la manipulation psychologique de masse, fut la création d’un environnement religieux entièrement contaminé, un paysage rituel où chaque objet, chaque odeur, chaque goutte de liquide sacré était susceptible de devenir un vecteur de suggestion. Car les Laboratoires Dalyoha n’ont jamais cessé, depuis le début de la Grande Dépression, d’améliorer leurs composés psychoactifs, jusqu'à réussir, au cœur de l'Oulipo, à synthétiser la drogue fondatrice du complot. Nous l'avons appelé "le rêve d'Ambroisie".
- Le Songe d'une nuit.
- Carnavale a toujours aimé les fils rouges. Je ne suis pas chimiste mais il s'agissait là d'une substance d’une subtilité inégalée : une drogue à diffusion lente, cumulative, invisiblement persistante dans l’organisme. Nous avons contaminé les lieux et les objets susceptibles de cibler la population catholane en particulier. Les Dalyoha utilisèrent les outils les plus innocents et les plus sacrés du culte : eau bénite, qui circulait dans les bénitiers comme les veines de la communauté. Un millilitre déposé sur le front suffisait à un micro-dosage, une aspersion de masse comme lors du dimanche des rameaux permettait d’inoculer un quartier entier. Je ne te parle même pas des épandages aux canadairs dont étaient friands les Obéron sur la fin... Nous avons contaminé également les encens liturgiques : les catholans brûlaient déjà des encens épais, lourds, saturés d’odeurs entêtantes. Il a suffit à nos agents d’y introduire la drogue sous forme de grains modifiés pour que chaque inspiration dépose des particules sur les muqueuses des fidèles. Le cerveau n’en percevait rien. Le corps s’habituait. La dépendance psychique s’installait. Et puis il y avait...
- Les hosties.
- Les hosties... ah ! Le support le plus pur, le plus symbolique, le plus évident. Nos agents y introduisaient une variante du rêve d'Ambroisie capable de franchir la barrière hémato-encéphalique sans effort. A chaque messe, un nouveau micro-pas vers la suggestibilité. Le génie résidait surtout dans le dosage : les Dalyoha avaient heureusement le monopoles des cliniques capables de réaliser les tests sanguins poussés qui les auraient incriminés, mais ils savaient malgré tout qu’une drogue trop forte exposerait nécessairement le plan à être découvert. Le rêve d'Ambroisie est une drogue qui se dépose, milligramme après milligramme, dans l’esprit collectif. Une molécule qui, sur dix, vingt, quarante ans, modifie subtilement la résistance à la suggestion. Ne nous restait plus qu'à choisir les idées que nous allions leur glisser dans l'esprit.
- Et vous y êtes arrivés...
- Par la chimie, encore et toujours. L'administration de drogues hallucinogènes telles que le LSD ou la psilocybine étaient intégrées dans des rituels religieux sous prétexte d'améliorer les expériences spirituelles. Ces substances induisent de profondes altérations de la perception, de l'humeur et de la cognition, produisant souvent des hallucinations visuelles et auditives intenses. En contrôlant l'environnement et le contexte dans lesquels ces drogues sont administrées, nos agents pouvaient orienter la nature des expériences hallucinatoires afin de renforcer des messages ou des croyances spécifiques. Les états de conscience altérés induits par ces drogues peuvent être confondus avec de véritables visions spirituelles ou révélations divines, influençant profondément la foi et la perception de la réalité des sujets. En conséquences : dépressions nerveuses, perte de foi, expériences religieuses altérées. La tension psychologique liée à ces expériences pouvait entraîner de graves dépressions nerveuses chez les croyants. L'utilisation ciblée de la privation sensorielle et de drogues hallucinogènes sur certains individus bien placés au sein de la haute société carnavalaise pouvait provoquer sur commande une anxiété extrême, de la paranoïa et une dissociation. Une exposition prolongée à ces techniques finissait immanquablement par entraîner des troubles psychologiques chroniques tels que la dépression, le syndrome de stress post-traumatique et la psychose. Les personnes qui subissent ces expériences avaient alors du mal à se réintégrer dans leur communauté religieuse et dans leur vie quotidienne, ce qui peut conduire à l'isolement social et à des crises de santé mentale. En procédant ainsi, nous marginalisions les croyants les plus résistants à la suggestion jusqu'à, pour certains, entraîner une véritable perte de foi et donc une exclusion de leur groupe. À mesure que les expériences manipulées et les états de conscience modifiés deviennent courants, ces croyants se sont mis à remettre en question l'authenticité de leurs expériences spirituelles et des enseignements de leur religion. Cette érosion de foi généralisée accéléra la fragmentation de la communautés catholane au profit d'enseignements plus radicalement athées.
- Lucifériens.
- Précisément. L'homme tout puissant, émancipé par Prométhée. Jolie métaphore et alors que les rationalistes sortent de la foi, n'y reste que les plus vulnérables. Ceux que l'on pourra, avec assez de suggestions, emportés par la foule, pousser à mettre fin à leurs jours. Pour ceux-là qui continuent à pratiquer leur foi, toutefois, la nature de leurs expériences religieuses en fut fondamentalement altérée. Les expériences hallucinatoires induites et les suggestions hypnotiques permettaient de créer de nouvelles interprétations déformées des enseignements et des pratiques du culte. Les conflits internes à la communauté, le sentiment de dissonance ou de décalage, tout cela chez des individus vulnérables permit de provoquer des réactions émotionnelles exacerbées, des visions étranges et un sentiment de détachement par rapport aux cadres religieux traditionnels. Les personnes manipulées finirent par développer de nouvelles croyances non conventionnelles qui s'écartaient considérablement de leur foi d'origine, ce qui conduit à l'émergence de groupes dissidents et de nouveaux mouvements religieux intégristes, de plus en plus opposés les uns aux autres.
- Et c'est comme ça que vous avez poussé les satanistes et les catholans à la guerre civile ?
- Pas la guerre civile. A la fin du monde. Certains adeptes, exposés à des enseignements manipulés et éventuellement soumis à une manipulation psychologique indirecte par leurs dirigeants, se sont mis à connaître des effondrements mentaux et spirituels. L'introduction de drogues ou de techniques psychologiques dans les pratiques spirituelles peut entraîner des problèmes de santé mentale généralisés, une désillusion et une crise de foi. Les conseils spirituels qui apportaient autrefois réconfort et sens à la vie deviennent une source d'anxiété et de confusion. Nous avons progressivement et méticuleusement fait monter le niveau de violence au sein de ces communautés précis au point que le corps-objet devienne dépourvu de valeur. Il s’agissait de populariser l’idée que la chair n’est qu’un véhicule dont on se débarrasse au moment opportun. Le terreau carnavalais est fertile, la suggestion ne fut pas très compliquée à implanter dans tant de cervelles égarées…
L'impact social et culturel d'une telle manipulation s'étend au-delà des congrégations individuelles, bien sûr. Nous n’avons que faire de quelques fanatiques, notre ambition était de transformer la société si profondément qu’elle se façonnerait à l’image que nous voulions lui donner. Une société démente, folle, exaltée. Suicidaire. À mesure que les communautés religieuses se fragmentaient et que la confiance dans les institutions spirituelles déclinait, le tissu social de la société s'affaiblissait. La manipulation des chefs religieux nous a été précieuse pour polariser et contrôler des segments plus larges de la population, influençant ainsi l'opinion publique et les comportements d'une manière qui servait nos intérêts à longs termes.
- Combien de temps ?
- Des décennies. Je ne te cache pas que ce fut un test à grandeur nature mais Carnavale est un excellent terrain de jeu pour ce genre de manipulations de masse. La société n’est pas exactement raisonnable et les idées extrêmes y sont plus naturellement acceptées qu’ailleurs. L’avantage d’avancer masquer et prudemment était que nos erreurs pouvaient aisément être dissimulées. Un agent trop bavard, un chef religieux réfractaire… la criminalité est un vrai fléau à Carnavale et on y attrape si facilement des maladies. Les plus rationnels disparurent. Ne restèrent que les fous, et la folie est contagieuse.
- Je n'arrive pas à croire que les Obéron se soient laissés berner ?
- Il est tragique, presque comique, de constater à quel point ils se sont rendus vulnérables en croyant devenir invincibles. Leur obsession pour l’armement, tu le sais, était une fièvre. Une manie. A la fin ils forgeaient des missiles plus vite que d’autres ne font cuire leur pain. Ils misaient tout sur la force mécanique et la domination industrielle pour tenir les Castelage et les Dalyoha sous leur joug. Ils pensaient triompher par l'accumulation d'armes et n'ont pas vu le coup venir. Ils croyaient que la puissance résidait dans ce qui se voit, dans ce qui tonne. Mais, chère Vivianne, une société ne tombe jamais à coups de bombes. Elle tombe lorsqu’on lui vole ses rêves. Il est amusant de voir que l'OND répète les mêmes erreurs aujourd'hui. Quoi qu'il en soit, les Obéron n’ont jamais compris cela. Contrairement à nous ils n’ont jamais vraiment étudié les mécanismes de la psyché carnavalaise, préférant former des ingénieurs et des techniciens plutôt que des psychologues. Comment leur en vouloir ? Une science si molle... pour eux l’esprit était un luxe, une faiblesse tandis qu'ils ne pensaient qu'à transcender leur âme. Ils ont méprisé les sciences de la conscience au profit de la foi, déléguant aux Dalyoha les hôpitaux, les laboratoires, les asiles comme on se débarrasse de déchets encombrants. Ils craignaient nos armes chimiques, c'est vrai, mais sans réaliser que le coup ne viendrait pas d'un gaz ou d'une maladie. En laissant Bourg-Léon devenir une forteresse opaque nous avons pu travailler dans l'ombre. La chute des Obéron n’aura finalement pas été le résultat d’une défaite militaire. Elle fut la conséquence d’un déficit métaphysique. Ils ne savaient rien du royaume intérieur, ils combattaient avec des armes dans un monde où nous combattions avec des idées.
C’est cela, chère Vivianne, la grande ironie de l'Armageddon't. Les Obéron, réputés invincibles, étaient vulnérables précisément là où ils n’avaient jamais songé à regarder : dans la zone d'ombre de leur propre esprit.