Un signal sonore feutré vous tire de vos rêveries. Sur la tablette devant vous pétille un verre d’eau gazeuse. Ou d’eau plate, selon votre préférence, avec un bol de cornichons ou bien un croissant à demi entamé. Vous allongez les jambes dans ce petit avion civil d’une compagnie de luxe fortunéenne, qui vous conduit depuis Rivoli vers Messalie. Ou bien depuis Antrania, Codena ou Santa Leone, selon votre lieu de départ ; dans cette région de l’Eurysie méridionale les moyen-courriers et autres jets de San Yout'Air assurent les correspondances.
L’hôtesse de bord passe auprès de vous. Elle s’assure que tout va bien et vous informe que nous nous apprêtons à descendre sur notre destination. Quelques instants plus tard le pilote confirme l’arrivée au Pierre Freycinet International Airport pour onze heures moins dix. Lâchant le prospectus de tourisme qui brosse un aperçu de la ville, vous jetez un œil par le hublot. Le soleil plein de la matinée fait chatoyer la surface de la mer. La côte se découpe. Vous apercevez au loin la plaine de Damargue, tranchée par une plage où s’échouent de longues vagues. Les collines boisées du massif de l’Estarque apparaissent dans votre champ de vision. Vous soupirez d’aise. Le jour s’annonce radieux et un parfum de vacances vous caresse.
Les minutes passent et l’avion décrit un tour complet au-dessus de la ville qui soudain se manifeste sous vos yeux ; les milliers d’immeubles sont comme une miniature, une maquette où vous apercevez la colline de Notre-Dame-de-Sauvegarde, des parcs, des avenues, le port marchand : ses porte-containers s’alignent comme des tubes. Dans la rade bleu azur un navire de croisière semble figé comme dans une bouteille. Mais ce panorama s’éloigne à nouveau de votre regard. Une sensation légèrement désagréable vous monte dans les oreilles à cause de la surpression d’altitude. Vous vous en étonnez de ce tour complet. Le signal sonore feutré sonne à nouveau. Le pilote crache dans son micro :
— Pour des raisons indépendantes de notre volonté notre atterrissage initialement prévu à Freycinet International Airport est dérouté à l’aérodrome militaire de Phamos. Heure d’arrivée estimée onze heures dix. L’ensemble de notre équipage vous prie de bien vouloir nous en excuser et d’attacher votre ceinture en prévision de l’atterrissage.
L’hôtesse passe dans les rangs clairsemés de cet habitacle confortable. Les quelques autres passagers de ce vol de riches soupirent mais gardent leur contenance. Un homme chauve peste et sollicite l’hôtesse ; vous n’entendez que mal leur conversation, mais vous devinez à ses mouvement de têtes que la jeune femme ne sait pas non plus pourquoi ce déroutage. C’est où l’aérodrome ? Dans le sud monsieur. Votre taxi est prévenu. Excédé il l’en remercie.
Le pneu des trains heurte légèrement la piste qui décélère à vue d’œil par le hublot. Derrière un grillage la garrigue est floue, vert pâle et brune. L’avion finit par s’immobiliser. Dans un instant vous pourrez sortir. Avant que vous vous leviez l’hôtesse arrive vers vous.
— Excusez-moi, c’est bien vous qui avez rendez-vous à la Loterie ?
Vous confirmez. Ce soir se déroule la cérémonie officielle du tirage de la Grande Loterie de Messalie ; à dix-huit heures, début de la soirée en présence des huiles messaliotes ; et à vingt-heures, tirage du loto. Le tout organisé dans une fastueuse demeure de la campagne, le Domaine Sainte-Fortune.
— D’accord. Les organisateurs m’ont demandé de vous informer qu’une visite exceptionnelle avec itinéraire en hélicoptère est prévue pour vous. A cause du déroutage celui-ci va avoir un peu de retard. Il faudra vous adresser à un certain sergent Pomerol qui est en lien avec le pilote.
Vous acquiescez et sortez ; dehors l’air est chaud et souffle dans vos vêtements. Vous tombez la veste. Il souffle et fait frémir les arbres derrière le terrain. Vous comprenez que l’aérodrome est un site militaire. La vétusté de la tour des opérateurs indique que le site semble peu utilisé. Un grillage barbelé l’entoure. Déjà des voitures noires de taxi se profilent sur le parking gardé par deux soldats en treillis. Un troisième se dirige droit vers vous. Sa mâchoire puissante et son crâne d’œuf le désignent comme le sergent Pomerol qui vous asphyxie la main dans sa poigne ferme. Son accent vous frappe.
— Le pilote est en route mais il aura du retard impossible de dire combien. Un taxi est là pour vous sinon, c’est à vous de voir.
Derrière l’épaule du sergent, un jeune homme un peu balourd, dans un costume veste noir un peu trop grand, trottine à votre rencontre. La sueur macule son front et sa nuque. Un badge à son cou l’identifie comme mis à votre service par les organisateurs de la Grande Loterie de Messalie et il se présente comme Benjamin.
— Bonjour je suis votre accompagnateur, dit-il essoufflé. Si vous voulez nous pouvons prendre ma voiture tout de suite pour aller à l’hôtel.
La chaleur tombe sur vous. Il va être onze heures vingt à votre montre et un creux vous flotte à l’estomac. Vous vous rafraîchiriez bien un peu pour manger un bout.
— Si ça vous intéresse il y a un petit café typique juste en bas de la colline, déclare votre accompagnateur avec un sourire gauche.
Le sergent Pomerol écarquille les yeux d’une manière un peu méprisante pour signifier que pour lui soit vous attendez l’hélico soit vous partez maintenant ça lui est complètement égal.
Benjamin démarre son taxi, vous vous asseyez derrière. Il manœuvre en faisant de grands gestes. Il paraît assez jeune. Son badge virevolte autour de son cou. Il engage la voiture sur une route étroite qui descend la colline de l’aérodrome.
— Bienvenue à Messalie, au fait, dit-il avec un large sourire.
La sueur brille derrière ses oreilles. Il engage la conversation en vous demandant si vous avez eu un bon trajet. Vous répondez que jusque là oui mais il y a eu un déroutage on ne sait pas pourquoi.
— C’est la grève des contrôleurs, vous informe-t-il.
La campagne se dessine, des immeubles apparaissent, ainsi que des petites maisons de faubourgs. Vous voyez Messalie qui vibre dans le lointain.
— Les contrôleurs aériens. Ils font la grève aujourd’hui. Contre la loterie justement.
Enjoué, Benjamin tout en conduisant vous désigne des éléments du paysage ; le massif de l’Estolie et celui de l’Estarque, plus loin la côte qu’on dit « des peintres », vous verrez en bas c’est un ancien village en fait donc ça fait vraiment ambiance de quartier. Vous dépassez quelques ronds-points pour arriver sur une place que jouxte un parking.
— C’est le café des Platanes, juste là. Je connais bien le patron.
Des gens sont attablés sur la terrasse, devant l’établissement. Un groupe joue à la pétanque sur le carré entouré d’arbres. Votre accompagnateur gare la voiture d’un coup sec de frein à main, et s’éjecte du véhicule. Suivant Benjamin, vous entrez dans le café. Le jeune homme salue un chauve qui derrière le comptoir lui demande comment il va et ce qu’il lui faudra.
— Tu me mets deux panini poulet et un petit jaune pour moi s’teuplé.
Dans la salle, un groupe d’hommes âgés joue aux dominos. Il jettent un œil dans votre direction. A leur table se trouvent un bol de cacahouètes et des petits verres rempli d’une liqueur jaune amande parfumée. Derrière, plus en retrait, un homme assez élégant lit le journal. Une assiette où il ne reste que des miettes et un verre à bulbe trônent devant lui. Le patron s’adresse alors à vous.
Le tenancier met à griller deux paninis et vous indique d’aller vous asseoir où vous voulez. La journée est tiède, il fait beau, Benjamin et vous faites le choix d’aller vous asseoir sur la terrasse. En vous positionnant près d’une table ronde en aluminium, quelqu’un vous hèle. Benjamin s’exclame en l’apercevant. Il va serrer la main à un cinquantenaire en marcel dont le ventre proéminent indique qu’il est un père de famille comblé.
— Patrice, vous déclare ce dernier en vous serrant la main. Enchanté.
Vous répondez réciproquement. Benjamin vous explique :
— C’est mon voisin.
Le Patrice en question reporte son attention sur le jeune conducteur. Ils discutent de la santé de sa mère, du nouveau boulot de sa sœur. En apprenant que tout va bien de ce côté le Patrice fait « bon ! » de manière satisfaite. Derrière lui, les joueurs de pétanque croisent les bras. Quelqu’un l’appelle pour lui signaler que c’est à lui de tirer.
— Ah c’est mon tour, s’exclame-t-il alors. Eh, vous faites une partie avec nous après ?
Benjamin vous regarde. Après tout, pourquoi pas ? Le patron du café dépose sur votre table les paninis et les verres de pastis, jaune luisant. Patrice remarque votre choix judicieux et vous en félicite.
— Comme un vrai Messaliote !
En dégustant votre sandwich chaud, vous observez la partie de pétanque. Les hommes – il n’y a que des hommes sur ce terrain – lancent de grosses boules en métal sur le sol sableux pour atteindre le cochonnet, situé à quinze mètres. L’air expert, ceux qui ne tirent pas observent et mesurent avec un grand sérieux la distance qui sépare la boule de l’objectif. Patrice pointe et lance la sphère métallique, qui d’un coup sec dégage celle qui s’y trouvait et lui ravit la première place. Il exulte ; ses adversaires rouspètent. Leurs exclamations résonnent sur la place du village.
— Vous nous rejoignez ?
Vous avez à peine le temps de finir votre repas que vous voilà déjà deux boules dans les mains. Elles sont lourdes. Vous mimez la posture des joueurs. Le pastis et sa saveur entêtante, sirupeuse et anisée vous montent légèrement à la tête. Vous lancez le projectile et ma foi ça n’est pas si mal joué que ça. Vous venez de vous gagner le respect de l’assistance.
La partie continue. Vous entendez les cloches d’une église sonner midi, puis midi trente. La partie s’éternise car vous avez pris goût à ce jeu. Vous aimez particulièrement viser les boules de l’adversaire pour les en déloger. Il n’en est pas ravi mais Patrice vous tape dans la main avec jovialité. Les points pleuvent. Le patron vous offre la troisième tournée de pastis pour fêter votre victoire. Finalement vous vous attablez avec vos nouveaux camarades.
— Ton ami/e joue bien, Benjamin !
Votre accompagnateur sourit un peu bêtement.
— C’est son jour de chance, réagit-il.
Puis il s’explique :
— En fait je le conduis à la Loterie.
Patrice écarquille les yeux comme à la suite d’une révélation. Il se tourne vers vous :
— Ça alors, c’est donc bien vrai… Eh ben vous me ferez le plaisir d’accepter ceci…
Il récupère sa sacoche, l’ouvre, fouille et en sort une enveloppe kraft. Il vous la tend.
— Tenez. Si c’est votre jour de chance, ça sera pas perdu avec vous. Moi, je n’ai pas le temps, et puis ça porte malheur.
Vous découvrez dans l’enveloppe des cartons de loterie ! Benjamin s’exclame. Vous relevez les yeux vers Patrice, incrédule. Celui-ci rejette votre interrogation avec désinvolture :
— C’est un cadeau de mon entreprise. Je préfère pas toucher à ça. Gardez-les, vous me ferez plaisir.
Votre accompagnateur se réjouit avec vous de cette aubaine. Vous venez de gagner 2 cartons de loterie gratuits ! Puis, prenant connaissance de l’heure sur son smartphone, il se redresse vivement et vous déclare :
— Quatorze heures déjà ! On a juste le temps d’aller faire un saut à la Bonne Mère avant que je vous dépose au Domaine Sainte-Fortune.
Vous l’interrogez du regard.
— La Bonne Mère c’est un incontournable de Messalie, avertit-il avec un sourire. Notre-Dame-de-Sauvegarde. Je m’en voudrais de ne pas vous l’avoir fait voir !
Le patron obéit et vous propose de vous asseoir où vous voulez. Pendant qu’il prépare votre en-cas et votre anisette, Benjamin vous suggère une table en salle, située entre le groupe de joueurs de dominos et le dandy qui lit le journal.
Le patron vous amène votre commande. Dans un verre se trouve une liqueur forte dont le parfum de badiane et d’anis vert est entêtant. Un grain de café y flotte. Une petite carafe d’eau fraîche y est adjointe ; d’un geste expert, vous en versez le bon niveau, ni trop ni trop peu, dans le verre qui se remplit d’un liquide jaune pâle.
— Faut que j’aille aux toilettes, dit Benjamin en se tenant le ventre.
Tandis qu’il s’éclipse et qu’on vous sert votre panini, vous songez que cet accompagnateur est un rustre. Vous saisissez les coups d’œil que les hommes âgés assis près de vous lancent dans votre direction. Finalement l’un deux s’adresse à vous, sa main effleurant sa casquette. C’est un moustachu au visage buriné, il porte un veston sur sa chemise et des bretelles à la ceinture.
— S’cusez-nous, monsieur…
Ou madame si vous préférez. Les joueurs de dominos se sont tournés vers vous.
— Pardonnez notre indiscrétion, mais c’est pas tous les jours qu’on voit quelqu’un de votre rang dans ce café.
Le moustachu semble avoir deviné les raisons de votre venue à Messalie. Peut-être est-ce l’étrangeté que vous dégagez aux yeux des autochtones ? Amusé, vous leur répondez poliment que vous êtes en effet là pour assister au tirage de la loterie. Les grands-pères s’en réjouissent avec surprise.
— Ma femme a pas voulu que je joue, vous dit l’un d’eux.
— La mienne non plus.
— Neuf cent statères le carton ! Je préfère encore m’acheter une maison avec ça.
Ils plaisantent avec vous. Vous souriez en comprenant que votre présence a aiguisé leur curiosité, un vilain défaut trop courant chez les Messaliotes. Le moustachu reprend :
— Dites, je vois que vous savez goûter l’anisette.
Il fait référence à votre choix de boisson : c’est rare que les non-initiés fassent le choix de cette liqueur démodée, et qu’ils sachent parfaitement doser l’eau pour que le goût soit équilibré entre le fade et le sucré. Lorsqu’il vous demande si vous êtes déjà venue à Messalie, vous lui faites une réponse d’usage. S’ensuit un petit jeu de questions-réponses entre vous et le groupe, qui multiplie les devinettes.
— Quel est le sport préféré des Messaliotes ?
— La pétanque.
— Quel est le chiffre porte-bonheur des Messaliotes ?
— Le chiffre 7.
L’un des papis vous demande alors ce que vous avez prévu de visiter pendant votre séjour. Vous répondez que vous n’êtes là que très peu de temps, et que d’ailleurs vous êtes attendus à 18 heures pour la soirée de tirage de la loterie. Le moustachu intervient alors :
— Ne partez pas sans avoir vu notre Bonne Mère. S’il y a une chose à voir à Messalie, c’est bien ça !
Vous vous demandez ce qu’il appelle sa « Bonne Mère ».
— C’est l’église tutélaire de la ville. Notre-Dame-de-Sauvegarde. Croyants ou non, elles protège tous les habitants. Promettez-nous que vous y passerez !
Vous leur faites une réponse convenue. Benjamin revient des toilettes ; les joueurs de dominos vous remercient pour la conversation et vous laissent tranquille à présent. Votre accompagnateur s’est trempé la chemise, comme s’il s’était éclaboussé en se lavant les mains. Entamant vos en-cas, ses renâclements de bouche vous titillent l’oreille. Vous songez que sa compagnie commence à vous être désagréable. Dès la fin du repas, il vous propose de reprendre la route pour vous déposer à l’hôtel, puis vous filerez au Domaine Sainte-Fortune.
— Un poulet, un jambon-fromage, c’est parti ! Installez-vous, j’arrive.
Vous choisissez une table en salle, côté lumineux, d’où vous pouvez voir la place. Benjamin s’apprête à s’asseoir avec vous lorsqu’il se redresse et déclare :
— Ah, il faut que je passe chez moi, je dois donner quelque chose à ma mère. Je reviens dans dix minutes, OK ?
Avant que vous ayez pu faire une réponse il s’éloigne déjà vers sa voiture. Sans doute habite-t-il dans le quartier. Vous songez qu’en tant qu’accompagnateur personnel désigné par les organisateurs il prend un peu ses libertés. Vous regardez sa silhouette de balourd s’éloigner sur la place ; il salue un joueur de pétanque qu’il connaît visiblement. Votre attention est alors perturbée par le patron qui dépose sur votre table un panini jambon-fromage sur un plateau en plastique, avec un verre de vin blanc.
En examinant la boisson translucide embuée de fraîcheur, vous apercevez le client au journal, qui vous fait un clin d’œil en touchant son verre.
— Sontay !
Lisez-vous sur ses lèvres. Comme vous ne comprenez pas exactement ce que ce quidam vous veut, il réitère de façon plus explicite :
— A votwe sontay !
C’est visiblement un touriste d’Eurysie du Nord. Sa face rouge et son poil clair le désignent Caratradais ou Menkelt, peut-être Tanskien. Ayant compris qu’il trinque avec vous car il a comme vous devant lui un verre de blanc, vous lui faites un signe de tête en prenant une lampée de vin. Acide, légèrement rocailleux. Pour peu que ça veuille dire quelque chose.
Le touriste reporte son attention sur son journal, dont il passe avec empressement une des larges pages encombrantes. Vous constatez qu’il lit un quotidien de langue locale ; malgré son mauvais accent il a l’air assez familier du lieu ; quel touriste prendrait une pause déjeuner dans ce café de faubourg typique ? Un frottement venant du sol vous attire, vous constatez qu’un papier quadrillé vient de glisser de sa table vers le dessous de la vôtre. Il ne s’en est pas rendu compte ; vous vous baissez pour le ramasser. C’est un damier imprimé de quelques symboles ; au verso est inscrit un règlement et des indications des Casinos Nérème.
Vous glissez le carton dans votre poche. Un coup d’œil vers le touriste eurysien vous indique qu’il n’a rien remarqué. Non visa, non capta. Vous poursuivez tranquillement votre repas. Après vingt minutes votre chauffeur reparaît dans votre champ de vision. Impossible de dire s’il était bien chez sa mère ou ailleurs, mais vous haussez les épaules. A son arrivée vous vous levez pour lui signifier que vous souhaitez désormais partir. Il roule des yeux, un peu agacé d’être pressé par le temps de cette manière. Il s’empare de son panini froid, s’enfile son verre de pastis tiède dans le gosier, et déclare :
— Vous voulez aller quelque part ?
Il est à peine midi, vous avez l’après-midi devant vous avant le début de la soirée au Domaine Sainte-Fortune.
Vous ramassez le carton de loterie, et en vous redressant vous attirez l’attention de l’étourdi. Le touriste eurysien lève des yeux bleu pâle vers vous et, en comprenant que vous venez de ramasser son carton, un sourire éclaire son visage :
— Oh, thank you very much !
Il prend le carton et le recale dans son portemonnaie ; vous pensez que c’est la meilleure manière de le perdre à nouveau. Pensant un instant à si vous devez le lui signaler, il replie son journal pour s’adresser à vous.
— Je joue à la loterie ce soir, et vous ?
Vous acquiescez. Heureux d’être tombé sur un camarade de jeu, il se présente en vous tendant la main de façon un peu solennelle. Il s’appelle Emery Willers, il est un journaliste westalien basé à Messalie. Spécialiste en politique et questions internationales. Cela fait bientôt six ans qu’il est là – yes indeed.
— Mais vous m’avez pris pour un touriste, am i right ?
Par politesse vous dites que non. Il se penche vers vous pour vous faire une confidence.
— Je connais très bien cette ville, vous savez.
Il a l’air de celui qui trépigne à l’idée de dire un secret. Votre visage amène l’invite à continuer.
— Vous savez, il y a quelque chose qui ne tourne pas rond avec cette idée de Grande Loterie.
Vous froncez un sourcil.
— Vous êtes arrivé ce matin ? vous demande-t-il.
— Oui, en avion.
— Vous n’avez rien remarqué de bizarre ?
— A part un atterrissage dérouté en raison d’un problème à l’aéroport principal, rien de spécial.
Il se tape dans les mains, trop content de savoir quelque chose que vous ignorez. Il se fait alors mystérieux :
— C’est la grève. Elle commence. Elle va s’étendre.
Ses yeux roulent comme s’il venait de vous lâcher une révélation majeure.
— Ce pays est une cocotte-minute sociale. Un rien, une étincelle, et pouf ! Ça sera l’incendie.
Impassible, mais souriant poliment, vous acquiescez sans rien répondre. Vous apercevez alors, de l’autre côté de la place, la silhouette gauche de votre accompagnateur qui revient.
— Et lui, vous lui faites confiance ?
Le journaliste westalien vous regarde avec un air de complicité. Vous contemplez Benjamin à qui le badge et la veste trop grande donnent un air un peu bête. Il trébuche sur un pavé. Relevant votre regard vers votre interlocuteur, vous lisez sur ses lèvres un cri muet. Cinq lettres. M-A-F-I-A. Tout rouge de confidence et d’irrépressible excitation, il rouvre son journal pour s’y dissimuler. Benjamin arrive à votre hauteur.
— Bon, vous avez fini votre repas ? vous dit-il. Ça vous dit de visiter la Bonne Mère ou vous voulez passer à l’hôtel avant d’aller à la soirée ?
La Bonne Mère, vous souvenez-vous, est le surnom que les Messaliotes donnent à leur église tutélaire, Notre-Dame-de-Sauvegarde perchée sur la colline.
Benjamin démarre son taxi, vous vous asseyez derrière. Il manœuvre en faisant de grands gestes. Il paraît assez jeune. Son badge virevolte autour de son cou. Il engage la voiture sur une route étroite qui descend la colline de l’aérodrome.
— Bienvenue à Messalie, au fait, dit-il avec un large sourire.
La sueur brille derrière ses oreilles. Il engage la conversation en vous demandant si vous avez eu un bon trajet. Vous répondez que jusque-là oui mais il y a eu un déroutage et vous n’en connaissez pas la raison.
— C’est la grève des contrôleurs, vous informe-t-il.
La campagne se dessine, des immeubles apparaissent, ainsi que des petites maisons de faubourgs. Vous voyez Messalie qui vibre dans le lointain.
— Les contrôleurs aériens font la grève aujourd’hui. Contre la loterie justement.
Après quelques ronds-points, la voiture s’engage sur une rocade rapide. La vue est dégagée ; vous voyez les collines et la ville autour de la rade ; à gauche, sous le soleil, quelques énormes navires de croisière amarrés dans le port sont discernables. Suivant l’itinéraire de son Akaltopos, Benjamin vous conduit bientôt sur l’avenue qui borde la mer, entourée de palmiers alignés. Il ralentit.
— Nous voilà à l’Hôtel.
Un voiturier s’avance ; Benjamin arrête la voiture et s’en extrait ; votre portière s’ouvre, un domestique de l’établissement vous invite élégamment à faire de même. Vous suivez votre accompagnateur, qui escalade les marches de la grande entrée principale de l’Hôtel Nérème.
— Vous connaissiez le Casino, mais c’est aussi un lieu de séjour cinq étoiles !
Les organisateurs vous y ont réservé une chambre et Benjamin se dirige vers le comptoir de l’accueil pour qu’on vous attribue votre suite. Le tapis rouge, vert et noir a une odeur de camphre. Un calme luxueux règne. Vous apercevez un salon lounge dont les baies vitrées donnent sur une terrasse offerte sur la mer. Le grand escalier vieillot ressemble à celui d’un manoir du XIXème siècle. Pendant que les voituriers en livrée prennent en charge la voiture et vos affaires, Benjamin vient d’obtenir la clé de votre chambre. La faim et la soif se réveillent en vous lorsqu’une vague odeur de grillades vous parvient, sans doute portée par le vent depuis l’extérieur. Une employée de l’hôtel au chignon serré et aux cils fardés vous interpelle discrètement.
— Est-ce que votre Excellence souhaite s’installer au patio ? Vous avez accès au bar et aux salles de jeu. Autrement, voulez-vous qu’on vous conduise maintenant à votre suite ?
Vous demandez les clés de votre suite. Un servant d’hôtel en uniforme bleu marine et en gants blancs va vous guider. C’est un jeune homme de dix-huit ans au pas svelte et à la voix suave qui vous entretient de menues questions sur un ton délicieusement hypocrite. Comme il ne porte pas de valise car on vous apportera la vôtre plus tard arrivé à la porte de votre chambre vous ne lui laissez aucun pourboire (faut pas exagérer). Sa politesse mielleuse se transforme en regard noir et il tourne les talons sans vous faire visiter la suite. Haussant les épaules vous entrez dans votre suite impériale.
C’est une grande chambre à double fenêtres nimbées de lumière qui s’offre à votre regard. Un lit immense et bouffi de draps soyeux trône au milieu de la chambre ; une salle de bains aux robinets dorés, au papier-cul parfumé et aux miroirs larges est attenante. On sonne à la porte ; c’est votre valise, qui pour une raison qui vous échappe est apportée par Benjamin lui-même et non par le voiturier. Le jeune homme est tout en sueur. Vous subodorez quelque chose.
— Bon, dit-il, j’espère que la chambre vous convient, si ça vous va je repasse à dix-sept heures pour vous conduire au Domaine Sainte-Fortune ?
Votre voix est ferme. Le jeune homme pâlit, mais s’exécute ; il hisse votre bagage sur une banquette de la chambre, en déclipse les deux crans de sécurité et le déploie. Vous vous agenouillez à ses côtés pour vérifier que tout est là : pyjama, veste de soirée, culottes, chemise, gode-ceinture, chaussettes. Mais là n’est pas l’essentiel : vous vous saisissez de l’enveloppe qui contient vos cartons de loterie.
La mort dans l’âme, Benjamin vous regarde ouvrir la pochette, et en sortir… le bon nombre de cartons, et y en a même un en trop ! Vous lancez un regard interrogateur à votre jeune accompagnateur.
— Je… c’est une surprise… j’ai reçu un coup de téléphone des organisateurs, ils m’ont dit de… vous donner un carton supplémentaire… secrètement, en cadeau, voilà comme ça…
Vous observez les documents, mais c’est bien ça, ce sont des vrais. Vous comprenez que vous venez vraiment de gagner un carton supplémentaire.
Bravo vous avez gagné un carton supplémentaire ! Benjamin se tourne vers vous : — Du coup… vous voulez que je vous conduise quelque part cet après-midi, ou bien je repasse à dix-sept heures pour la soirée ?
Benjamin acquiesce et referme la porte de votre chambre. Ses pas disparaissent dans la moquette du couloir ; vous êtes tranquille. Comme elle est grande votre suite ! Et payée par le contribuable messaliote !
Vous faites un tour. Depuis la fenêtre, vous voyez les palmiers qu’une brise marine agite légèrement. La mer est intensément bleue comme si elle avait trop envie de vous accueillir, mais l’écume que le vent ourle à sa surface vous indique qu’il fait un peu trop frais pour se baigner. Quand le vent souffle sur la rade, avez-vous lu dans le prospectus, l’eau se refroidit ; et d’ailleurs le nombre de baigneurs sur la Plage des Hellènes que domine l’hôtel est bien réduit pour un dimanche ensoleillé comme aujourd’hui.
La suite donc se prolonge sur une salle de bain mais surtout sur un petit living room. Deux fauteuils rembourrés de velours se font face, réunis face à une troisième fenêtre. Une cheminée de marbre dont s’échappe une imperceptible odeur de feu de bois semble fonctionnelle en hiver ; c’est charmant. Vous contemplez la toile encadrée qui est accrochée au-dessus d’un boudoir ; elle représente une scène marine. Un voilier quitte la rade par gros vent. Dans l’impression des nuages, le peintre a mis des nuances subtiles ; le navire semble fragile au milieu des écueils qui le guettent. Un détail attire votre attention. Une personne semble hissée à la proue de l’esquif ; elle tient dans ses mains une sorte de petit animal, un chevreau ? un agneau ? c’est un agneau auréolé comme un saint.
Vous laissez à plus tard les conjectures symboliques et entrouvrez un battant de la porte du boudoir. Y scintillent dans la pénombre du recoin des bouteilles en verre. Vous ouvrez grand : c’est une remise à alcools ! Vous en tirez des bouteilles. Whisky d’Achosie ; rhum sylvois ; et même de la vodka de Polkême. De petits verres en cristal ouvragé confirment votre intention de tous les goûter. Mais c’est une fiole particulière qui attire votre regard. Elle contient une eau-de-vie translucide. Vous en attirez l’étiquette sous vos yeux ; une seule inscription y figure, dans une police d’imprimerie surannée, Élixir de Fortune ; un petit symbole surmonte ce titre. C’est un agneau couronné d’auréole. Avant toute conclusion hâtive, vous dévissez le bouchon, qui glisse facilement entre vos doigts. Vous reniflez les senteurs qui s’en échappent.
Une puissante odeur de lavande, de thym, de garrigue envahit vos narines. Floue et diffuse, l’émotion vous saisit, vous enflamme puis vous laisse. Un sentiment de nostalgie et de bonheur flotte dans votre esprit, avant de s’atténuer. C’est quoi ce truc ?
Par prudence, par raisonnement, vous vous dites que ce n’est pas l’heure de boire de l’alcool et encore moins de goûter cet étrange breuvage dont le parfum vous a enivré d’une émotion déstabilisante.
Vous vous relevez, et décidez de passer votre après-midi dans la salle de jeux des Casinos Nérème.
Le cœur palpitant de curiosité, l’esprit brouillé par une vague impression, vous attirez la bouteille à vos lèvres, oui le goulot aux lèvres comme une pirate car vous êtes toute étourdie. L’eau-de-vie glacée trempe votre langue et coule dans votre gorge. Vous reposez la bouteille. C’est un feu tout doux, presque une caresse, qui vient chatouiller des endroits de votre être qui ne l’ont pas été depuis longtemps. Vous percevez dans les arômes qui s’esbaudissent sur vos papilles des images d’oliviers en fleurs, de pluie matinale, de cavalcade de chevaux sur une prairie pleine de sauterelles et de papillons. Vous en fermez les yeux et choyez sur l’un des fauteuils du living room. Une douce mélodie comme de la harpe ou du piano monte en vous.
Vous flottez dans une atmosphère de rêve. Vous voyez une colline où règnent les cigales. Entre les arbres tordus sous le soleil se faufilent des bêtes. Un berger conduit ses moutons. Vous vous envolez au-dessus de la garrigue et apercevez, au sommet de ce relief, une petite masure. En vous approchant vous discernez la silhouette trapue d’une chapelle minuscule. Vous voilà à taille humaine : la chapelle scintille. Devant la chapelle, une jeune femme portant une toge antique et des lunettes de soleil est assise sur la pierre ; en vous apercevant elle vous sourit. Un agneau de trois semaines se tient faiblement sur ses petites pattes et joue sous son regard. Une poule aux plumes colorées va et vient d’un côté et de l’autre, piquant le petit agneau de manière inoffensive : les deux amis, la poule et l’agneau, jouent ensemble auprès de la jeune femme. Un désir de parler vous vient aux lèvres. Qui est-elle ? Quel est son prénom ? Où est ce tableau bucolique ? A demi-allongée sur la pierre, elle relève ses lunettes de soleil. Ses yeux dorés vous aveuglent, le rayon étincelant de son âme immaculée vous traverse comme une épée. C’est la Vierge Marie, elle-même, Sainte Marie mère de Dieu, dans sa beauté et sa gloire. Vous tombez à genoux et éclatez en sanglots. Des larmes de joie coulent sur vos joues.
Il est dix-sept heures trente-huit lorsque vous ouvrez les yeux. Vous êtes dans le fauteuil. La lumière du jour décline et tout doucement l’ombre s’avance. La fête va commencer dans vingt-deux minutes au Domaine Sainte-Fortune. Vous réalisez que vous avez dormi d’un sommeil de plomb pendant tout l’après-midi.
Vous vous redressez. Votre tête tourne un peu, mais c’est un flottement délicieux. D’un point inconnu de votre conscience jaillit une connaissance surnaturelle : ce que vous avez vu, c’est la chapelle de la Myrte, au-dessus du village de Saint-Victor, sur le massif de l’Estolie qui domine la ville. C’est là que vous étiez et, vous en êtes désormais sûr, c’est là qu’on vous attend.
— Y a quelqu’un ? Vous m’entendez ?
Vous reconnaissez la voix inquiète de Benjamin, qui vous parvient depuis le couloir. Il tape à la porte de votre suite. Vous vous levez, traversez la pièce et lui ouvrez. Son visage déconcerté apparaît sous vos yeux. Avant qu’il ne dise quelque chose, vous déclarez d’un ton calme et ferme :
— Calme ton angoisse, Benjamin, digne serviteur. Je sais qu’il est trop tard pour nous rendre à Sainte-Fortune. Il est encore temps cependant pour toi d’accomplir une dernière mission : celle de me conduire à la chapelle de la Myrte, au-dessus de Saint-Victor que domine l’Estolie. C’est là que nous allons, car c’est là qu’est ma place.