
- Pays de fou, désert de merde.
Plus d'un an que le professeur Ambroise Crogère exerce à CRAMOISIE©, sur les instructions de son patron, le mystérieux Blaise Dalyoha. Le désert rouge est, pour les plus pauvres et les plus radicaux de Carnavale, un horizon plein de promesses et d'espoir. Une nation à bâtir à partir de rien, loin de la capitale et son ordre social truqué et violent. Mais pour un Carnavalais parvenu, pour un médecin de Grand Hôpital, habitué aux splendeurs de la Cité noire et à la douceur de Bourg-Léon, le désert rouge est une descente aux enfers.
Que fait donc Ambroise Crogère, l'un des plus grands esprits de Carnavale, à CRAMOISIE© depuis un an ? Il supervise l'implantation des cliniques DalyohaTM mais pas seulement. Il est une extension du pouvoir carnavalais, le seul qui vaille et le seul qui compte, celui qui toujours sauva la Cité noire et ses excroissances : la science. Triomphante, quasi magique, divinisée, elle permet ce que personne ne croyait possible et retourne toutes les situations.
Ambroise Crogère n'est pas qu'un simple médecin, il est l'atout de CRAMOISIE©, le cadeau offert par Blaise Dalyoha à la colonie chimique où le PDG a ses intérêts. Ambroise Crogère sera récompensé pour cela, il le sait, mais en attendant il s'emmerde. Il ne manque pas de travail mais le soleil tape trop fort, l'air est trop sec, avec cet arrière goût chimique désagréable qu'a laissé l'agent CRAMOISI et qui tranche si vulgairement avec les nuances toxiques des milliers de polluants qui embaument la Cité noire - à condition d'être connaisseur.
Dans le désert rouge, les cliniques ont fleuri comme des petits pains. Là où il y a des hommes, il y a des cliniques. Le monopole carnavalais sur la médecine est à la fois un héritage colonial et une nécessité. Personne ne sait soigner comme Dalyoha. Personne ne refuserait un IRM dernière génération et une greffe d'organe pour la pisse de chameau que les bédouins se versent sur les plaies en priant pour que la gangrène se résorbe. Personne. Les décoloniaux peuvent toujours se bercer d'illusions sur l'égalité raciale et civilisationnelle mais on ne triche ni avec la science, ni avec la médecine. La différence est dans les chiffres : Dalyoha tu vies, ailleurs tu meurs.
Ambroise Crogère, affable et hypocrite, laisse planer le doute sur l'avenir. "Si les Carnavalais partent, y aura-t-il encore des cliniques ?" difficile d'en être sûr. Monsieur Blaise Dalyoha ne fait pas la charité, le départ des Carnavalais pourrait bien signer le rembarquement des scanners, des radios et des médicaments miracles. Le décolonialisme, oui, mais le décolonialisme sans la science et sans la médecine, c'est le retour à l'âge de pierre. Les Kabaliens ont goûté aux spa, aux toilettes avec jet d'eau tiède et à la climatisation. Le retour aux chameaux sera difficile. Pire : il n'est pas désiré.
Dans les cliniques Dalyoha, on a soigné les lymphomes. On a sauvé des enfants morts-nés. On a amputé des membres et on les a remplacé par des machines plus fonctionnelles encore. Des cœurs battent grâce aux pace-makers, des sondes sont implantées, des gens vivent avec des poches aux reins. Qui va les remplacer ? Qui va faire la maintenance ? La médecine sauve et asservit, on peut se passer de tout sauf de soins. Revenir à la douleur, à la mort, ils étaient des dieux, ils ramperont désormais dans le désert rouge comme les larves qu'ils étaient avant notre arrivée.
Mais une larve ne s'émeut pas d'être une larve. Elle n'en a pas conscience. La chenille ne regrette pas les cieux qu'elle n'a pas connu. Il en va autrement du papillon auquel on a coupé les ailes. Le colonisé redouta le colonisateur. Désormais il redoute son départ.