29/04/2018
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Bourg-Léon et ses fantômes

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Bourg-Léon

Comme dans une scène de film, trois Carnavalais se tiennent au bord de la falaise de l'île de Bourg-Léon. Ils font face à une cabine bleue posée au milieu de la pelouse. Le vieil homme, son majordome nain, et le portrait. Les derniers vestiges authentiques, si l’on peut dire, de ce qu'avait été autrefois l’entourage, ou la cour, d’Ambroise Dalyoha, père de Blaise, patriarche du clan désormais réduit à son unique héritier. Et quel héritier. Une chair si précieuse qu’on la multiplie en laboratoires de peur de la perdre pour toujours. Des héritiers, le clan Dalyoha en a un, un et des milliers. Il suffit de piocher dans la cuve et d’en sortir un embryon, l’élever soigneusement, le dresser, et vous avez un Blaise, fonctionnel et efficace aux tâches qu’on désire lui confier. Il existe une infinité de Blaise, tous plus compétents les uns que les autres, certains jetables, d'autres sont irremplaçables. Toute sa vie, le vieux professeur Basilic de Brouille les a accueilli dans son domaine où il les a initié aux secrets du monde et de Bourg-Léon, comme il l'a fait avec leur père Ambroise, et le père d'Ambroise avant lui.

Basilic de Brouille regarde sa montre. Dans les sous-sols de l'île, une capsule d’ascenseur est en train d'être projetée à toute vitesse vers eux. Elle arrivera à 11h pile. La scène est troublante, carnavalesque. Un vieillard appuyé sur sa canne, un majordome agité dont les bagues d’or et d’argents brillent au soleil, le grand écran d’Alexandrame de Brouille, où elle apparait de pied en cape, à taille humaine. C’est une vieille dame, telle qu’elle présentait un peu avant sa mort. Apprêtée, élégante. Un esprit digitalisé, un modèle de langage sur un avatar virtuel disent les mauvaises langues. Peut-être que ce n’est que ça. Peut-être. Trois êtres, deux de chair, un de pixel, venus attendre l’arrivée de l’héritier.

Ils se tiennent en silence, jusqu’à ce que la femme s’adresse au vieil homme :

- Mon ami, vous êtes tout décoiffé, et votre foulard est de travers. Septembre, occupe-t-en.

- C'est le vent, ma douce, c'est le vent.

Alors que le majordome se hisse sur la pointe des pieds pour réajuster le col de son maître, ce-dernier semble ailleurs. Il avait passé la matinée entière à suivre les préparations d’Alexandrame pour l'arrivée de leur hôte mais n'avait presque pas dit un mot. Appuyé avec force sur sa canne plantée dans le sol moelleux de Bourg-Léon, un vin deux fois centenaire dans le creux de son autre main, il semblait absent, désinvesti.

- J'espère que vous saurez vous montrer un peu plus aimable avec le petit Blaise, mon ami. Je vous trouve un peu abattu ces derniers jours et ce n'est pas le moment du tout. Cet enfant a besoin d'une éducation solide, je n'ai pas besoin de vous rappeler ce que nous a expliqué Géminéon, et je n'ai aucune envie d'accueillir une espèce de petit diable adorateur d’étrangers à la maison s'il n'est pas capable de se tenir, fut-il de sang Dalyoha.

Basilic de Brouille fronça les sourcils. Ce que lui avait décrit son cousin de la situation du jeune Blaise était en effet préoccupant. Il n'était pas rare - surtout à leur époque - que de jeunes clones fassent défection de leurs devoirs. Les tentations étaient nombreuses et à Bourg-Léon, il fallait mener la chasse constante aux plus indisciplinés, malgré tout l’illustre perfection de leurs gènes, qui s'écartaient du droit chemin pour répondre à quelque mode, quelque esprit de groupe qui les avilissait.

Bien que les de Brouille eux-mêmes n'aient pas été exempts de ce genre de moutons noirs, que Géminéon lui envoie le dernier né de la dernière fournée indiquait indiscutablement du sérieux de la situation. Pour autant et malgré les réticences d’Alexandrame, il ne parvenait pas complètement à voir cette arrivée d'un nouveau membre de la famille au Domaine. Ce n’était qu’un clone de plus, et jeune qui plus est, comme il en avait élevé tant et plus, un simple passage, le temps d'être remis dans le droit chemin. Mieux valait cela qu’envoyer son enfant dans un centre de correction ou pire, à l’incinérateur des projets avortés.

Philippe Géminéon ne l'avait pas explicitement dit mais l'art de l’horticulture savante semblait quelque peu perdu de son côté de Bourg-Léon et il comptait sur Basilic pour transmettre certains savoirs à Blaise. De Brouille, lui, soupçonnait également une part d'intérêt pour l'héritage virtualisé de la famille et surtout l'immense collection de d’esprit digitalisés du Domaine, collection qu’Ambroise avait mise de côté le temps que son fils soit prêt à reprendre le flambeau. Les de Brouille avaient pour mission, depuis l’arrivée de leur premier ancêtre à Carnavale, de garder le plus intact possible la grande œuvre de la famille Dalyoha sous forme de portraits, un temps sous formes de peinture et de codex, puis d’avatars virtuels dans lesquels s’incarnaient la mémoire vivante de la plus vieille famille noble de Carnavale. Il s’agissait à la fois de préserver cet héritage intact, de le passer aux nouvelles générations et d’empêcher que des indésirables mettent la main dessus. Un secret de plus à ajouter à la longue liste des mystères de Bourg-Léon.

Pour ces raisons, Basilic de Brouille avait consenti à accueillir le petit Blaise, dernier louveteau de sa portée. C'était la voie de la raison davantage que celle de Géminéon qui dictait cela et il n'était pas assez sénile pour voir qu'il était plus que temps d'envisager avec sérieux un passage de flambeau. Pour autant, alors que la date d'arrivée du garçon se rapprochait, le vieil homme s'était progressivement senti envahi d'un sentiment nouveau et plus intime, dont il n'avait pas encore fait part à sa femme.

Ce n'était pas tant la peur de voir ses petites habitudes bouleversées par la venue d'un nouveau membre dans la famille, mais comme si le poids de la responsabilité de cet enfant s'était soudain plus concrètement fait sentir. Basilic de Brouille avait passé une vie entière à surveiller et tenter de discipliner les rejetons de la famille Dalyoha à Bourg-Léon, mais ce Blaise... il serait sans doute son dernier. Sa mission prenait une dimension nouvelle, aux allures de testament, d'autant plus que Géminéon et ses équipes concédaient à demi-mot avoir eux-mêmes échoué dans son éducation.

L'espace d'un instant, Basilic de Brouille avait senti un souffle sur sa nuque, et le sentiment inexplicablement tangible que la survie de sa propre lignée et de ses traditions atteignait maintenant un point de non-retour.

- Les voilà mon ami. Mais enfin, vous êtes encore décoiffé !

Le vent du Golfe de Carnavale ne laissait guère de répits à la chevelure clairsemée du professeur. Devant eux trois, la cabine s'était mis à trembler et le temps d'un sifflement de piston, s’alluma de l’intérieur avec un petit ding sonore. La porte s’ouvrit, dévoilant deux nouvelles personnes à l’intérieur.

Alexandrame sourit - c'était une femme grisonnante, mince, au nez aquilin et aux épaules anguleuses mais qui gardait malgré son air austère une forme de malice froide qui donnait envie de l'avoir dans son camp. Septembre, le majordome, se tordit les doigts d'anxiété tandis que Basilic s'avançait d'un pas, toujours appuyé sur sa canne pour ne pas perdre l'équilibre malgré le vent.

- Bienvenue à toi Géminéon et à toi aussi Blaise.

- C'est un plaisir de vous accueillir ici !

- En effet, en effet. Vous pardonnerez le mauvais temps, nous aurons de l'orage ce soir, je le crains. Septembre va prendre les affaires de Blaise. Géminéon, vous prendrez quelque chose à boire ou vous devez nous quitter tout de suite ?

Le regard du professeur allait du jeune clone au directeur de Grand Hôpital, comme un balancier. Parcouru d'une étrange métamorphose, à l'instant où le garçon était apparu devant lui, il semblait s'être soudainement ressaisi et même redressé. Certes, ce n'était pas un enfant comme les autres, mais cela ne rendait ses devoirs que plus grands encore et comme toujours, il se montrerait à la hauteur. Quelque en soit le prix.
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