Proverbe de l'Althalj
Cette capacite Pharoise à vivre sur la mer, attachés à un rocher ou à une faible masse de terre au milieu de l’océan, n’était plus à prouver. Certains y voyaient un peuple apte à survivre aux challenges de la nature, ses changements et les difficultés qu’elle imposait, d’autres une invasion de l’espace naturel, une impression de chaos de développement général sauvage dont certains squelettes industriels polluaient la faune et flore. Et ce serait se méprendre que de considérer qu’à travers la liberté inconditionnelle Pharoise, le chaos régnait. Il y avait un ordre des choses, un respect de la nature et de l’Homme. L’Océan prodiguait, les Pharois acceptaient. Cette symbiose créait ces ilots sociaux et économiques afin de subvenir aux défis posés par la rudesse de cette vie dans ce Nord Est de l’Eurysie.
Un accès à la mer représentait un lien fort avec la société loin du continent, mais aussi avec la nature et il était par ailleurs indubitable que les Pharois étaient les meilleurs marins de ce siècle.
La femme, dont le manteau ressemblait à un patchwork de tissus rapiécés stylisé, capuche recouvrant la tête, remonta un petit escalier, de ce bois humide qui accepte volontiers quelques végétations glissantes et marcha sur une passerelle longeant un immense entrepôt recouvert de planches et suivi d’une conserverie ancienne d’où fumait une cheminée ancienne au panache sombre, les fondations de la bâtisse reposant sur un immense rocher ; proéminence bienvenue dans ce réseau de pilotis.
Une lampe de mouillage en laiton se balançait de gauche à droite, au grès du vent et tandis que les briques de la conserverie suintaient un amalgame d’eau et d’algues, il était possible d’apprécier la grandeur de cette fabrique. A vrai dire, la conserverie était immense et centrale à l’ensemble de l’organisation alentour. Quais ou pontons vers des entrepôts, dirigés vers la conserverie, quelques rails et treuils à l’arrêt entre les uns et l’autre, et de la conserverie sortaient d’innombrables grues et containers de diverses tailles sur des quais massifs bâtis en dur. Une flottille de bateaux de pêche en tout genre mouillaient non loin et donnaient à la scène nocturne une apparence d’un ancien film en noir et blanc du siècle dernier.
Comme si un nuage s’était abattu sur cette anse, le brouillard étouffait l’espace, qui d’ordinaire humidifie les lèvres et le visage, et accentue les odeurs lancinantes de poisson et de vase omniprésentes.
Les halos des lampes marines figeaient un peu plus l’atmosphère malgré leurs mouvements. La femme vérifia son téléphone mobile à clapet et le ferma d’une seule main pour le fourrer dans une poche recousue d’un sac en toile. Elle se dirigea vers de larges pans coulissants industriels fermés d’où certains rails s’engouffraient et ouvrit la petite porte sur le côté.
Un homme en ciré de pêcheur s’avança, large, et impressionnant par sa taille, et lui parla de sa voix grave. Rapidement elle donna son laisser passer et enleva sa capuche dévoilant un masque en latex noir brillant renforcé par des anneaux métalliques argentés et des lanières de cuir remontant du menton aux oreilles pour former un semblant d’oreilles de diablotin. Elle donna son manteau et sac à l’homme et alors apparut son ensemble accordé avec le masque, en latex dont de multiples coutures en fil, large et blanc, donnaient l’impression d’un rafistolage de membres humains, un Frankenstein dont les courbes sexy et suggestives étaient rehaussées d’un harnais métallique et de lanières en cuir, similaires au masque. Elle changea ses chaussures pour des talons.
La femme s’avança dans la pénombre de la conserverie, vers l’odeur de poissons frais et moins frais. De chaque côté des baies de déchargements avec de multiples treuils prêts à transporter des cargaisons entièrement de poissons vers de lointaines machines à l’arrêt. Un tapis large partait sur la droite, comme pour y vider le poisson et remontait vers un tapis cranté, telle un circuit de manège vers diverses mécaniques et étapes de transformation. Sur le sol, des grilles filtraient presque partout vers un système d’évacuation et la femme fit attention à ne pas coincer un talon dans une ouverture ou rainure malencontreuse.
La conserverie semblait avoir été inutilisée depuis un moment et pourtant c’était comme si elle pouvait se remettre en marche à tout instant. Le Pharois savait prendre soin des belles choses. Un autre homme en ciré de pêcheur lui fit un signe au fond de cette salle et il lui ouvrit une porte dérobée, quelconque.
La froidure tout comme le volume sonore aurait pu déconcerter, mais ce n’était pas sa première fois, toutefois son poil se hérissa sous ce latex fin et moulant.
De la pénombre, elle passa dans une ambiance d’halogènes bleutés. D’immenses et magnifiques thons jaunes s’alignaient, pendus à des crochets sur un plafond haut de plusieurs mètres. Les poissons étaient givrés, tout comme les murs de l’espace. Elle s’avança esquivant les premiers couples et individus dansant entre les thons figés. Tous habillés de manière similaire à la sienne, latex, cuir, masque en bois ou fer, accessoires divers comme une chaine à la main, des plumes ou un martinet, toutes et tous dansaient au même rythme à son niveau ou sur des passerelles grillagées un peu plus loin.
Elle bifurqua sur la gauche dans une autre salle a l’ambiance infrarouge, telles ces lumières pour développer d’anciennes photos argentiques. Ici des calmars géants pendaient, à moitié éventrés, certains s’adonnant à quelques libertés charnelles contre le mur ou dansant la tête renversée en arrière, épuisés ou en transe.
Connaissant son chemin, elle sortit par l’équivalent d’une porte de bateau ancienne, arrondie avec un hublot et la ferma derrière elle. Ici le son était très fort. Un DJ levait les bras sur un espace réservé au centre de l’immense entrepôt, la passerelle surplombant l’espace, retenue par de lourdes chaines, tel un bateau amarré. La foule était dense et il était presque difficile de discerner les individus, étant tous habillés de noir et très proches les uns des autres. Un trombinoscope rompait la pénombre par moment, figeant la foule dans des positions de danse enivrée par une musique Pharoise percutante. Sur les murs de l’entrepôt de gigantesques banderoles et drapeaux noirs, aux motifs blancs, rappelaient les mythes et légendes Pharois.
Non loin, des fauteuils suspendus dans le vide, à plusieurs mètres de hauteur, au-dessus d’une ouverture donnant en contrebas sur l’océan venant s’écraser par vagues sur des rochers soutenant la structure. Les fauteuils tenaient par de longues lanières en cuir et des anneaux entrelacés et permettaient à quelques personnes de s’isoler et discuter en privé. Il devait y avoir presque trois cents personnes dans cette salle.
La femme se faufila dans la foule, les corps se frottant les uns aux autres, le latex glissant ou s’agrippant. Une femme dont le masque en fer souriait de manière étrange lui fit un signe qu’elle reconnut et alors toutes deux se suivirent vers les fauteuils suspendus.
Un homme habillé en ciré de pêcheur, sans manches cette fois-ci, prit une longue perche et attrapa la lanière en cuir d’un fauteuil bien choisi et libre et invita la femme à s’y installer, qui enleva ses talons et les laissa sur le rebord. Une fois bien confortable, l’homme aux muscles saillants, laissa doucement le fauteuil suspendu reprendre sa position naturelle, au-dessus du vide donnant sur de lourdes vagues percutant la roche, en face d’un autre fauteuil, lui, occupé.
En face de la femme, l’homme, habillé en cuir rouge, était le seul à disposer d’un habit de couleur dans l’ensemble de la conserverie. Son masque représentait celui d’un poulpe en furie, le kraken assurément. Sa posture décontractée ne changea pas d’un poil de l’accoutumé et il joua de ses doigts créant une vague de son auriculaire à son index avec dextérité et enjoint son invitée d’un mouvement de la main à parler.
Ces fauteuils étaient une merveille, un cocon antibruit pour l’extérieur et qui disposait d’un amplificateur de son a l’intérieur. Alors que la musique hurlait dans toute la salle, ils pouvaient se parler sans problème et sans avoir à forcer la voix. Les Pharois disposaient de technologies et design très ingénus.
A travers le masque de latex et cuir de diablotin, les yeux dorés de la femme ne mentaient pas.
47 containers, 470 tonnes.